Mémoires (Vidocq)/Chapitre 23

La bibliothèque libre.
Tenon (Tome IIp. 296-306).


CHAPITRE XXIII.


Henry surnommé l’Ange malin. — MM. Bertaux et Parisot. — Un mot sur la Police. — Ma première capture. — Bouhin et Terrier sont arrêtés d’après mes indications.


Les noms de M. le baron Pasquier et de M. Henry ne s’effaceront jamais de mon souvenir. Ces deux hommes généreux furent mes libérateurs ! combien je leur dois d’actions de grâces ! ils m’ont rendu plus que la vie ; pour eux je la sacrifierais mille fois, et je pense que l’on me croira quand on saura que souvent je l’exposai pour obtenir d’eux une parole, un regard de satisfaction.

Je respire, je circule librement, je ne redoute plus rien : devenu agent secret, j’ai maintenant des devoirs sacrés, et c’est le respectable M. Henry qui se charge de m’en instruire : car c’est surtout sur lui que repose la sûreté de la capitale. Prévenir les crimes, découvrir les malfaiteurs, et les livrer à l’autorité, c’est à ces points principaux que l’on doit rapporter les fonctions qui m’étaient confiées. La tâche était difficile à remplir. M. Henry prit le soin de guider mes premiers pas ; il m’aplanit les difficultés, et si par la suite j’ai acquis quelque célébrité dans la police, je l’ai due à ses conseils, ainsi qu’aux leçons qu’il m’a données… Doué d’un caractère froid et réfléchi, M. Henry possédait au plus haut degré ce tact d’observation qui fait démêler la culpabilité sous les apparences les plus innocentes ; il avait une mémoire prodigieuse, et une étonnante pénétration : rien ne lui échappait ; ajoutez à cela qu’il était excellent physionomiste. Les voleurs ne l’appelaient que l’Ange malin, et à tous égards il méritait ce surnom ; car chez lui l’aménité était la compagne de la ruse. Rarement un grand criminel, interrogé par lui, sortait de son cabinet sans avoir avoué son crime, ou donné à son insu quelques indices qui donnaient l’espoir de le convaincre. Chez M. Henry, il y avait une sorte d’instinct qui le conduisait à la découverte de la vérité ; ce n’était pas de l’acquis, et quiconque aurait voulu prendre sa manière pour arriver au même résultat, se serait fourvoyé ; car sa manière n’en était pas une ; elle changeait avec les circonstances : personne plus que lui n’était attaché à son état : il couchait comme on dit dans l’ouvrage, et était à toute heure à la disposition du public. On n’était pas obligé alors de ne venir dans les bureaux qu’à midi, et de faire souvent antichambre pendant des quarts de journées, ainsi que cela se pratique aujourd’hui. Passionné pour le travail, il n’était rebuté par aucune espèce de fatigue ; aussi après trente-cinq ans de service, est-il sorti de l’administration accablé d’infirmités. J’ai vu quelquefois ce chef passer deux ou trois nuits par semaine, et la plupart du temps pour méditer sur les instructions qu’il allait me donner, et pour parvenir à la prompte répression des crimes de tout genre. Les maladies, il en a eu de très graves, n’interrompaient presque pas ses labeurs : c’était dans son cabinet qu’il se faisait traiter : enfin c’était un homme comme il y en a peu : peut-être même comme il n’y en a point. Son nom seul faisait trembler les voleurs, et quand ils étaient amenés devant lui, tant audacieux fussent-ils, presque toujours ils se troublaient, ils se coupaient dans leurs réponses ; car tous étaient persuadés qu’il lisait dans leur intérieur.

Une remarque que j’ai souvent eu l’occasion de faire, c’est que les hommes capables sont toujours les mieux secondés ; serait-ce en vertu de ce vieux proverbe, qui se ressemble s’assemble ? Je n’en sais rien ; mais ce que je n’ai pas oublié, c’est que M. Henry avait des collaborateurs dignes de lui : de ce nombre était M. Bertaux, interrogateur d’un grand mérite : il avait un talent particulier pour saisir une affaire quelle qu’elle fût : ses trophées sont dans les dossiers de la préfecture. Près de lui, j’aime à mentionner le chef des prisons, M. Parisot, qui suppléait M. Henry avec une grande habileté. Enfin, MM. Henry, Bertaux et Parisot formaient un véritable triumvirat qui conspirait sans cesse contre le brigandage : l’extirper de Paris, et procurer aux habitants de cette immense cité une sécurité à toute épreuve, tel était leur but, telle était leur unique pensée, et les effets répondaient pleinement à leur attente. Il est vrai qu’à cette époque, il existait entre les chefs de la police une franchise, un accord, une cordialité qui ont disparu depuis cinq à six ans. Aujourd’hui, chefs ou employés, tous sont dans la défiance les uns des autres ; tous se craignent réciproquement ; c’est un état d’hostilités continuelles ; chacun dans son confrère redoute un dénonciateur, il n’y a plus de convergence, plus d’harmonie entre les divers rouages de l’administration : et d’où cela vient-il ? de ce qu’il n’y a plus d’attributions distinctes et parfaitement définies ; de ce que personne, à commencer par les sommités, ne se trouve à sa place. D’ordinaire à son avènement, le préfet lui-même était étranger à la police ; et c’est dans l’emploi le plus éminent qu’il vient y faire son apprentissage : il traîne à sa suite une multitude de protégés, dont le moindre défaut est de n’avoir aucune qualité spéciale ; mais qui, faute de mieux, savent le flatter et empêcher la vérité d’arriver jusqu’à lui. C’est ainsi que tantôt sous une direction, tantôt sous une autre, j’ai vu s’organiser, ou plutôt se désorganiser la police : chaque mutation de préfet y introduisait des novices, et faisait éliminer quelques sujets expérimentés. Je dirai plus tard quelles sont les conséquences de ces changements, qui ne sont commandés que par le besoin de donner des appointements aux créatures du dernier venu. En attendant, je vais reprendre le fil de ma narration.

Dès que je fus installé en qualité d’agent secret, je me mis à battre le pavé, afin de me reconnaître, et de me mettre à même de travailler utilement. Ces courses, dans lesquelles je fis un grand nombre d’observations, me prirent une vingtaine de jours, pendant lesquels je ne fis que me préparer à agir : j’étudiais le terrain. Un matin, je fus demandé par le chef de la division : il s’agissait de découvrir un nommé Watrin, prévenu d’avoir fabriqué et mis en circulation de la fausse monnaie et des billets de banque. Watrin avait déjà été arrêté par les inspecteurs de police ; mais suivant leur usage, ils n’avaient pas su le garder. M. Henry me donna toutes les indications qu’il jugeait propres à me mettre sur ses traces ; malheureusement ces indications n’étaient que de simples données sur ses anciennes habitudes ; tous les endroits qu’il avait fréquentés m’étaient signalés ; mais il n’était pas vraisemblable qu’il y vînt de sitôt, puisque dans sa position, la prudence lui prescrivait de fuir tous les lieux où il était connu. Il ne me restait donc que l’espoir de parvenir jusqu’à lui par quelque voie détournée, lorsque j’appris que dans une maison garnie où il avait logé, sur le boulevard du Mont-Parnasse, il avait laissé des effets. On présumait que tôt ou tard il se présenterait pour les réclamer ou tout au moins qu’il les ferait réclamer par une autre personne : c’était aussi mon avis. En conséquence, je dirigeai sur ce point toutes mes recherches, et après avoir pris connaissance du manoir, je m’embusquai nuit et jour à proximité, afin de surveiller les allants et les venants. Cette surveillance durait déjà depuis près d’une semaine ; enfin las de ne rien apercevoir, j’imaginai de mettre dans mes intérêts le maître de la maison, et de louer chez lui un appartement où je m’établis avec Annette : ma présence ne pouvait paraître suspecte. J’occupais ce poste depuis une quinzaine, quand un soir, vers les onze heures, je fus averti que Watrin venait de se présenter, accompagné d’un autre individu. Légèrement indisposé, je m’étais couché plus tôt que de coutume : je me lève précipitamment, je descends l’escalier quatre à quatre ; mais quelque diligence que je fisse, je ne pus atteindre que le camarade de Watrin. Je n’avais pas le droit de l’arrêter ; mais je pressentais qu’en l’intimidant, je pourrais obtenir de lui quelques renseignements ; je le saisis, je le menace, bientôt il me déclare en tremblant qu’il est cordonnier, et que Watrin demeure avec lui, rue des Mauvais-Garçons-Saint-Germain, 4 ; il ne m’en fallait pas davantage. Je n’avais passé qu’une mauvaise redingote sur ma chemise : sans prendre d’autres vêtements, je cours à l’adresse qui m’était donnée, et j’arrive devant la maison au moment où quelqu’un va sortir ; persuadé que c’est Watrin, je veux le saisir, il m’échappe, je m’élance après lui dans l’escalier ; mais au moment de l’atteindre, un coup de pied qu’il m’envoie dans la poitrine me précipite de vingt marches ; je m’élance de nouveau, et d’une telle vitesse que pour se dérober à la poursuite, il est obligé de s’introduire chez lui par une croisée du carré ; alors heurtant à sa porte, je le somme d’ouvrir, il s’y refuse. Annette m’avait suivi, je lui ordonne d’aller chercher la garde, et tandis qu’elle se dispose à m’obéir, je simule le bruit d’un homme qui descend. Watrin trompé par cette feinte, veut s’assurer si effectivement je m’éloigne, il met la tête à la croisée ; c’était là ce que je demandais, aussitôt je le prends aux cheveux ! il m’empoigne de la même manière, et une lutte s’engage. Cramponné au mur de refend qui nous sépare, il m’oppose une résistance opiniâtre ; cependant je sens qu’il faiblit ; je rassemble toutes mes forces pour une dernière secousse ; déjà il n’a plus que les pieds dans sa chambre, encore un effort et il est à moi ; je le tire avec vigueur, et il tombe dans le corridor. Lui arracher le tranchet dont il était armé, l’attacher et l’entraîner dehors fut l’affaire d’un instant : accompagné seulement d’Annette, je le conduisis à la préfecture, où je reçus d’abord les félicitations de M. Henry, et ensuite celles du préfet de police, qui m’accorda une récompense pécuniaire. Watrin était un homme d’une adresse rare, il exerçait une profession grossière, et pourtant il s’était adonné à des contrefaçons qui exigent une grande délicatesse de main. Condamné à mort, il obtint un sursis à l’heure même où il devait être conduit au supplice ; l’échafaud était dressé, on le démonta et les amateurs en furent pour un déplacement inutile : tout Paris s’en souvient. Le bruit s’était répandu qu’il allait faire des révélations, mais, comme il n’avait rien à dire, quelques jours après la sentence reçut son exécution.

Watrin était ma première capture : elle était importante ; le succès de ce début éveilla la jalousie des officiers de paix et des agents sous leurs ordres ; les uns et les autres se déchaînèrent après moi ; mais ce fut vainement. Ils ne me pardonnaient pas d’être plus adroit qu’eux ; les chefs m’en savaient au contraire beaucoup de gré. Je redoublai de zèle pour mériter de plus en plus la confiance de ces derniers.

Vers cette époque, un grand nombre de pièces de cinq francs fausses avaient été jetées dans la circulation du commerce. On m’en montra plusieurs ; en les examinant, il me sembla reconnaître le faire de mon dénonciateur Bouhin et de son ami le Dr Terrier. Je résolus de m’assurer de la vérité : en conséquence je me mis à épier les démarches de ces deux individus ; mais comme je ne pouvais les suivre de trop près, attendu qu’ils me connaissaient, et que je leur aurais inspiré de la défiance, il m’était difficile d’obtenir les lumières dont j’avais besoin. Toutefois, à force de persévérance, je parvins à acquérir la certitude que je ne m’étais pas trompé, et les deux faux monnayeurs furent arrêtés au moment de la fabrication : quelque temps après ils furent condamnés à mort et exécutés. On a répété dans le public, d’après un bruit accrédité par les inspecteurs de police, que le médecin Terrier avait été entraîné par moi, et que je lui avais en quelque sorte mis à la main les instruments de son crime. Que le lecteur se rappelle la réponse qu’il me fit lorsque, chez Bouhin, j’essayai de le déterminer à renoncer à sa coupable industrie, et il jugera si Terrier était homme à se laisser entraîner.