Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 15

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 61-67).


XV

LOUISE DE CHAULIEU À MADAME DE L’ESTORADE.


Mars.

Ah ! mon ange, le mariage rend philosophe ?… Ta chère figure devait être jaune alors que tu m’écrivais ces terribles pensées sur la vie humaine et sur nos devoirs. Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains ? Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? Nous sommes sorties de Blois parées de toute notre innocence et armées des pointes aiguës de la réflexion : les dards de cette expérience purement morale des choses se sont tournés contre toi ! Si je ne te connaissais pas pour la plus pure et la plus angélique créature du monde, je te dirais que tes calculs sentent la dépravation. Comment, ma chère, dans l’intérêt de ta vie à la campagne, tu mets tes plaisirs en coupes réglées, tu traites l’amour comme tu traiteras tes bois ! Oh ! j’aime mieux périr dans la violence des tourbillons de mon cœur, que de vivre dans la sécheresse de ta sage arithmétique. Tu étais comme moi la jeune fille la plus instruite, parce que nous avions beaucoup réfléchi sur peu de choses ; mais, mon enfant, la philosophie sans l’amour, ou sous un faux amour, est la plus horrible des hypocrisies conjugales. Je ne sais pas si, de temps en temps, le plus grand imbécile de la terre n’apercevrait pas le hibou de la sagesse tapi dans ton tas de roses, découverte peu récréative qui peut faire enfuir la passion la mieux allumée. Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. Nous tournons toutes les deux bien singulièrement : beaucoup de philosophie et peu d’amour, voilà ton régime ; beaucoup d’amour et peu de philosophie, voilà le mien. La Julie de Jean-Jacques, que je croyais un professeur, n’est qu’un étudiant auprès de toi. Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Tu as immolé ta jeunesse en un jour, et tu t’es faite avare avant le temps. Ton Louis sera sans doute heureux. S’il t’aime, et je n’en doute pas, il ne s’apercevra jamais que tu te conduis dans l’intérêt de ta famille comme les courtisanes se conduisent dans l’intérêt de leur fortune ; et certes elles rendent les hommes heureux, à en croire les folles dissipations dont elles sont l’objet. Un mari clairvoyant resterait sans doute passionné pour toi ; mais ne finirait-il point par se dispenser de reconnaissance pour une femme qui fait de la fausseté une sorte de corset moral aussi nécessaire à sa vie que l’autre l’est au corps ? Mais, chère, l’amour est à mes yeux le principe de toutes les vertus rapportées à une image de la divinité ! L’amour, comme tous les principes, ne se calcule pas, il est l’infini de notre âme. N’as-tu pas voulu te justifier à toi-même l’affreuse position d’une fille mariée à un homme qu’elle ne peut qu’estimer ? Le devoir, voilà ta règle et ta mesure ; mais agir par nécessité, n’est-ce pas la morale d’une société d’athées ? Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? Tu t’es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme ! Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. Je t’en supplie, mon noble ange aux yeux noirs, si pure et si fière, si grave et si élégante, pense à ces premiers cris que ta lettre m’arrache ! Je me suis consolée en songeant qu’au moment où je me lamentais, l’amour renversait sans doute les échafaudages de la raison. Je ferai peut-être pis sans raisonner, sans calculer : la passion est un élément qui doit avoir une logique aussi cruelle que la tienne.


Lundi.

Hier au soir, en me couchant, je me suis mise à ma fenêtre pour contempler le ciel, qui était d’une sublime pureté. Les étoiles ressemblaient à des clous d’argent qui retenaient un voile bleu. Par le silence de la nuit, j’ai pu entendre une respiration, et, par le demi-jour que jetaient les étoiles, j’ai vu mon Espagnol, perché comme un écureuil dans les branches d’un des arbres de la contre-allée des boulevards, admirant sans doute mes fenêtres. Cette découverte a eu pour premier effet de me faire rentrer dans ma chambre, les pieds, les mains comme brisés ; mais, au fond de cette sensation de peur, je sentais une joie délicieuse. J’étais abattue et heureuse. Pas un de ces spirituels Français qui veulent m’épouser n’a eu l’esprit de venir passer les nuits sur un orme, au risque d’être emmené par la garde. Mon Espagnol est là sans doute depuis quelque temps. Ah ! il ne me donne plus de leçons, il veut en recevoir, il en aura. S’il savait tout ce que je me suis dit sur sa laideur apparente ! Moi aussi, Renée, j’ai philosophé. J’ai pensé qu’il y avait quelque chose d’horrible à aimer un homme beau. N’est-ce pas avouer que les sens sont les trois quarts de l’amour, qui doit être divin ? Remise de ma première peur, je tendais le cou derrière la vitre pour le revoir, et bien m’en a pris ! Au moyen d’une canne creuse, il m’a soufflé par la fenêtre une lettre artistement roulée autour d’un gros grain de plomb. Mon Dieu ! va-t-il croire que j’ai laissé ma fenêtre ouverte exprès ? me suis-je dit ; la fermer brusquement, ce serait me rendre sa complice. J’ai mieux fait, je suis revenue à ma fenêtre comme si je n’avais pas entendu le bruit de son billet, comme si je n’avais rien vu, et j’ai dit à haute voix : — Venez donc voir les étoiles, Griffith ? Griffith dormait comme une vieille fille. En m’entendant, le Maure a dégringolé avec la vitesse d’une ombre. Il a dû mourir de peur aussi bien que moi, car je ne l’ai pas entendu s’en aller, il est resté sans doute au pied de l’orme. Après un bon quart d’heure, pendant lequel je me noyais dans le bleu du ciel et nageais dans l’océan de la curiosité, j’ai fermé ma fenêtre, et je me suis mise au lit pour dérouler le fin papier avec la sollicitude de ceux qui travaillent à Naples les volumes antiques. Mes doigts touchaient du feu. Quel horrible pouvoir cet homme exerce sur moi ! me dis-je. Aussitôt j’ai présenté le papier à la lumière pour le brûler sans le lire… Une pensée a retenu ma main. Que m’écrit-il pour m’écrire en secret ? Eh ! bien, ma chère, j’ai brûlé la lettre en songeant que, si toutes les filles de la terre l’eussent dévorée, moi, Armande-Louise-Marie de Chaulieu, je devais ne la point lire.

Le lendemain, aux Italiens, il était à son poste ; mais, tout premier ministre constitutionnel qu’il a été, je ne crois pas que mes attitudes lui aient révélé la moindre agitation de mon âme : je suis demeurée absolument comme si je n’avais rien vu ni reçu la veille. J’étais contente de moi, mais il était bien triste. Pauvre homme, il est si naturel en Espagne que l’amour entre par la fenêtre ! Il est venu pendant l’entr’acte se promener dans les corridors. Le premier secrétaire de l’ambassade d’Espagne me l’a dit en m’apprenant de lui une action qui est sublime. Étant duc de Soria, il devait épouser une des plus riches héritières de l’Espagne, la jeune princesse Marie Hérédia, dont la fortune eût adouci pour lui les malheurs de l’exil ; mais il paraît que, trompant les vœux de leurs pères qui les avaient fiancés dès leur enfance, Marie aimait le cadet de Soria, et mon Felipe a renoncé à la princesse Marie en se laissant dépouiller par le roi d’Espagne. — Il a dû faire cette grande chose très simplement, ai-je dit au jeune homme. — Vous le connaissez donc ? m’a-t-il répondu naïvement. Ma mère a souri. — Que va-t-il devenir ? car il est condamné à mort, ai-je dit. — S’il est mort en Espagne, il a le droit de vivre en Sardaigne. — Ah ! il y a aussi des tombes en Espagne ? dis-je pour avoir l’air de prendre cela en plaisanterie. — Il y a de tout en Espagne, même des Espagnols du vieux temps, m’a répondu ma mère. — Le roi de Sardaigne a, non sans peine, accordé au baron de Macumer un passe-port, a repris le jeune diplomate ; mais enfin il est devenu sujet sarde, il possède des fiefs magnifiques en Sardaigne, avec droit de haute et basse justice. Il a un palais à Sassari. Si Ferdinand VII mourait, Macumer entrerait vraisemblablement dans la diplomatie, et la cour de Turin en ferait un ambassadeur. Quoique jeune, il… — Ah ! il est jeune ! — Oui, mademoiselle, quoique jeune il est un des hommes les plus distingués de l’Espagne ! Je lorgnais la salle en écoutant le secrétaire, et semblais lui prêter une médiocre attention ; mais, entre nous, j’étais au désespoir d’avoir brûlé la lettre. Comment s’exprime un pareil homme quand il m’aime ? et il aime. Être aimée, adorée en secret, avoir dans cette salle où s’assemblent toutes les supériorités de Paris un homme à soi, sans que personne le sache ! Oh ! Renée, j’ai compris alors la vie parisienne, et ses bals et ses fêtes. Tout a pris sa couleur véritable à mes yeux. On a besoin des autres quand on aime, ne fût-ce que pour les sacrifier à celui qu’on aime. J’ai senti dans mon être un autre être heureux. Toutes mes vanités, mon amour-propre, mon orgueil étaient caressés. Dieu sait quel regard j’ai jeté sur le monde ! — Ah ! petite commère ! m’a dit à l’oreille la duchesse en souriant. Oui, ma très rusée mère a deviné quelque secrète joie dans mon attitude, et j’ai baissé pavillon devant cette savante femme. Ces trois mots m’ont plus appris la science du monde que je n’en avais surpris depuis un an, car nous sommes en mars. Hélas ! nous n’avons plus d’Italiens dans un mois. Que devenir sans cette adorable musique, quand on a le cœur plein d’amour ?

Ma chère, au retour, avec une résolution digne d’une Chaulieu, j’ai ouvert ma fenêtre pour admirer une averse. Oh ! si les hommes connaissaient la puissance de séduction qu’exercent sur nous les actions héroïques, ils seraient bien grands ; les plus lâches deviendraient des héros. Ce que j’avais appris de mon Espagnol me donnait la fièvre. J’étais sûre qu’il était là, prêt à me jeter une nouvelle lettre. Aussi n’ai-je rien brûlé : j’ai lu. Voici donc la première lettre d’amour que j’ai reçue, madame la raisonneuse : chacune la nôtre.


« Louise, je ne vous aime pas à cause de votre sublime beauté ; je ne vous aime pas à cause de votre esprit si étendu, de la noblesse de vos sentiments, de la grâce infinie que vous donnez à toutes choses, ni à cause de votre fierté, de votre royal dédain pour ce qui n’est pas de votre sphère, et qui chez vous n’exclut point la bonté, car vous avez la charité des anges ; Louise, je vous aime parce que vous avez fait fléchir toutes ces grandeurs altières pour un pauvre exilé ; parce que, par un geste, par un regard, vous avez consolé un homme d’être si fort au-dessous de vous, qu’il n’avait droit qu’à votre pitié, mais à une pitié généreuse. Vous êtes la seule femme au monde qui aura tempéré pour moi la rigueur de ses yeux ; et comme vous avez laissé tomber sur moi ce bienfaisant regard, alors que j’étais un grain dans la poussière, ce que je n’avais jamais obtenu quand j’avais tout ce qu’un sujet peut avoir de puissance, je tiens à vous faire savoir, Louise, que vous m’êtes devenue chère, que je vous aime pour vous-même et sans aucune arrière-pensée, en dépassant de beaucoup les conditions mises par vous à un amour parfait. Apprenez donc, idole placée par moi au plus haut des cieux, qu’il est dans le monde un rejeton de la race sarrasine dont la vie vous appartient, à qui vous pouvez tout demander comme à un esclave, et qui s’honorera d’exécuter vos ordres. Je me suis donné à vous sans retour, et pour le seul plaisir de me donner, pour un seul de vos regards, pour cette main tendue un matin à votre maître d’espagnol. Vous avez un serviteur, Louise, et pas autre chose. Non, je n’ose penser que je puisse être jamais aimé ; mais peut-être serai-je souffert, et seulement à cause de mon dévouement. Depuis cette matinée où vous m’avez souri en noble fille qui devinait la misère de mon cœur solitaire et trahi, je vous ai intronisée : vous êtes la souveraine absolue de ma vie, la reine de mes pensées, la divinité de mon cœur, la lumière qui brille chez moi, la fleur de mes fleurs, le baume de l’air que je respire, la richesse de mon sang, la lueur dans laquelle je sommeille. Une seule pensée troublait ce bonheur : vous ignoriez avoir à vous un dévouement sans bornes, un bras fidèle, un esclave aveugle, un agent muet, un trésor, car je ne suis plus que le dépositaire de tout ce que je possède ; enfin, vous ne vous saviez pas un cœur à qui vous pouvez tout confier, le cœur d’une vieille aïeule à qui vous pouvez tout demander, un père de qui vous pouvez réclamer toute protection, un ami, un frère ; tous ces sentiments vous font défaut autour de vous, je le sais. J’ai surpris le secret de votre isolement ! Ma hardiesse est venue de mon désir de vous révéler l’étendue de vos possessions. Acceptez tout, Louise, vous m’aurez donné la seule vie qu’il y ait pour moi dans le monde, celle de me dévouer. En me passant le collier de la servitude, vous ne vous exposez à rien : je ne demanderai jamais autre chose que le plaisir de me savoir à vous. Ne me dites même pas que vous ne m’aimerez jamais : cela doit être, je le sais ; je dois aimer de loin, sans espoir et pour moi-même. Je voudrais bien savoir si vous m’acceptez pour serviteur, et je me suis creusé la tête afin de trouver une preuve qui vous atteste qu’il n’y aura de votre part aucune atteinte à votre dignité en me l’apprenant, car voici bien des jours que je suis à vous, à votre insu. Donc, vous me le diriez en ayant à la main un soir, aux Italiens, un bouquet composé d’un camélia blanc et d’un camélia rouge, l’image de tout le sang d’un homme aux ordres d’une candeur adorée. Tout sera dit alors : à toute heure, dans dix ans comme demain, quoi que vous vouliez qu’il soit possible à l’homme de faire, ce sera fait dès que vous le demanderez à votre heureux serviteur,

» Felipe Hénarès. »


P.-S. Ma chère, avoue que les grands seigneurs savent aimer ! Quel bond de lion africain ! quelle ardeur contenue ! quelle foi ! quelle sincérité ! quelle grandeur d’âme dans l’abaissement ! Je me suis sentie petite et me suis demandée tout abasourdie ! Que faire ?… Le propre d’un grand homme est de dérouter les calculs ordinaires. Il est sublime et attendrissant, naïf et gigantesque. Par une seule lettre, il est au delà des cent lettres de Lovelace et de Saint-Preux. Oh ! voilà l’amour vrai, sans chicanes : il est ou n’est pas ; mais quand il est, il doit se produire dans son immensité. Me voilà destituée de toutes les coquetteries. Refuser ou accepter ! je suis entre ces deux termes sans un prétexte pour abriter mon irrésolution. Toute discussion est supprimée. Ce n’est plus Paris, c’est l’Espagne ou l’Orient ; enfin, c’est l’Abencerrage qui parle, qui s’agenouille devant l’Ève catholique en lui apportant son cimeterre, son cheval et sa tête. Accepterai-je ce restant de Maure ? Relisez souvent cette lettre hispano-sarrasine, ma Renée, et vous y verrez que l’amour emporte toutes les stipulations judaïques de votre philosophie. Tiens, Renée, j’ai ta lettre sur le cœur, tu m’as embourgeoisé la vie. Ai-je besoin de finasser ? Ne suis-je pas éternellement maîtresse de ce lion qui change ses rugissements en soupirs humbles et religieux ? Oh ! combien n’a-t-il pas dû rugir dans sa tanière de la rue Hillerin-Bertin ! Je sais où il demeure, j’ai sa carte : F., baron de Macumer. Il m’a rendu toute réponse impossible, il n’y a qu’à lui jeter à la figure deux camélias. Quelle science infernale possède l’amour pur, vrai, naïf ! Voilà donc ce qu’il y a de plus grand pour le cœur d’une femme réduit à une action simple et facile. Ô l’Asie ! j’ai lu les Mille et Une Nuits, en voilà l’esprit : deux fleurs, et tout est dit. Nous franchissons les quatorze volumes de Clarisse Harlowe avec un bouquet. Je me tords devant cette lettre comme une corde au feu. Prends ou ne prends pas tes deux camélias. Oui ou non, tue ou fais vivre ! Enfin, une voix me crie : Éprouve-le ! Aussi l’éprouverai-je !