Mémoires de deux jeunes mariées/Chapitre 41

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Mémoires de deux jeunes mariées
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux2 (p. 138-140).


XLI

DE LA BARONNE DE MACUMER À LA VICOMTESSE DE L’ESTORADE.


Paris.

Pauvre ange, Macumer et moi nous t’avons pardonné tes mauvaisetés en apprenant combien tu as été tourmentée. J’ai frissonné, j’ai souffert en lisant les détails de cette double torture, et me voilà moins chagrine de ne pas être mère. Je m’empresse de t’annoncer la nomination de Louis, qui peut porter la rosette d’officier. Tu désirais une petite fille ; probablement tu en auras une, heureuse Renée ! Le mariage de mon frère et de mademoiselle de Mortsauf a été célébré à notre retour. Notre charmant roi, qui vraiment est d’une bonté admirable, a donné à mon frère la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre dont est revêtu son beau-père.

— La charge doit aller avec les titres, a-t-il dit au duc de Lenoncourt-Givry.

Mon père avait cent fois raison. Sans ma fortune, rien de tout cela n’aurait eu lieu. Mon père et ma mère sont venus de Madrid pour ce mariage, et y retournent après la fête que je donne demain aux nouveaux mariés. Le carnaval sera très brillant. Le duc et la duchesse de Soria sont à Paris ; leur présence m’inquiète un peu. Marie Hérédia est certes une des plus belles femmes de l’Europe, je n’aime pas la manière dont Felipe la regarde. Aussi redoublé-je d’amour et de tendresses. « Elle ne t’aurait jamais aimée ainsi ! » est une parole que je me garde bien de dire, mais qui est écrite dans tous mes regards, dans tous mes mouvements. Dieu sait si je suis élégante et coquette. Hier, madame de Maufrigneuse me disait : — Chère enfant, il faut vous rendre les armes. Enfin, j’amuse tant Felipe, qu’il doit trouver sa belle-sœur bête comme une vache espagnole. J’ai d’autant moins de regret de ne pas faire un petit Abencerrage, que la duchesse accouchera sans doute à Paris, elle va devenir laide ; si elle a un garçon, il se nommera Felipe en l’honneur du banni. Un malicieux hasard fera que je serai encore marraine. Adieu, chère. J’irai de bonne heure cette année à Chantepleurs, car notre voyage a coûté des sommes exorbitantes ; je partirai vers la fin de mars, afin d’aller vivre avec économie en Nivernais. Paris m’ennuie d’ailleurs. Felipe soupire autant que moi après la belle solitude de notre parc, nos fraîches prairies et notre Loire pailletée par ses sables, à laquelle aucune rivière ne ressemble. Chantepleurs me paraîtra délicieux après les pompes et les vanités de l’Italie ; car, après tout, la magnificence est ennuyeuse, et le regard d’un amant est plus beau qu’un capo d’opéra, qu’un bel quadro ! Nous t’y attendrons, je ne serai plus jalouse de toi. Tu pourras sonder à ton aise le cœur de mon Macumer, y pêcher des interjections, en ramener des scrupules, je te le livre avec une superbe confiance. Depuis la scène de Rome, Felipe m’aime davantage ; il m’a dit hier (il regarde par-dessus mon épaule) que sa belle-sœur, la Marie de sa jeunesse, sa vieille fiancée, la princesse Hérédia, son premier rêve, était stupide. Oh ! chère, je suis pire qu’une fille d’Opéra, cette injure m’a causé du plaisir. J’ai fait remarquer à Felipe qu’elle ne parlait pas correctement le français ; elle prononce esemple, sain pour cinq, cheu pour je ; enfin, elle est belle, mais elle n’a pas de grâce, elle n’a pas la moindre vivacité dans l’esprit. Quand on lui adresse un compliment, elle vous regarde comme une femme qui ne serait pas habituée à en recevoir. Du caractère dont il est, il aurait quitté Marie après deux mois de mariage. Le duc de Soria, Don Fernand, est très bien assorti avec elle ; il a de la générosité, mais c’est un enfant gâté, cela se voit. Je pourrais être méchante et te faire rire ; mais je m’en tiens au vrai. Mille tendresses, mon ange.