Mémoires historiques/Appendice 5

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Volume III Appendice II
Annexe au chapitre XXV. Troisième Traité : Les tuyaux sonores
Des rapports de la musique grecque avec la musique chinoise
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Volume III appendice II (101)

Des rapports de la musique grecque
avec la musique chinoise


p.630 Dans son célèbre traité De la Musique des Chinois (102), le P. Amiot arrive à cette conclusion que les Grecs ont dû emprunter aux Chinois les principes de leur art musical,

« Il pourrait bien être, dit-il (p. 173), que le fameux Pythagore, qui voyageait chez les nations pour s’instruire, et qu’on sait sûrement avoir été dans les Indes, fût venu jusqu’à la Chine, où les savants et les lettrés, en le mettant au fait des sciences et des arts en honneur dans le pays, n’auront pas manqué de lui faire connaître celle des sciences qu’ils regardaient comme la première de toutes, je veux dire la musique ; et que Pythagore, de retour en Grèce, aura médité sur ce qu’il avait appris en Chine sur la musique, et en aura arrangé le système à sa manière d’où sera venu ce qu’on appelle le système de Pythagore.

L’abbé Roussier, qui a publié et annoté le mémoire du P. Amiot, et qui faisait lui-même autorité en matière de musique ancienne, se prononce en faveur de la même opinion (p. 9, note i).

Cette manière de voir s’est conservée jusqu’à nos jours. En 1890, M. J. A. Van Aalst écrivait encore (Écho musical, 1890, p. 258-259)

« Il n’est pas douteux que les vues émises par Pythagore ne soient d’origine asiatique, et il se pourrait très bien qu’il ait pris les idées de sa philosophie, correspondant à celles des Chinois, chez ces zélés observateurs des phénomènes matériels de la nature.

Ne pourrait-on pas, avec plus de vraisemblance, soutenir la thèse p.631 contraire et dire que les Chinois ont emprunté aux Grecs certains éléments de théorie musicale? C’est la question que je me propose de discuter.


I


Le P. Amiot avait retrouvé chez les auteurs chinois la description d’un système de tuyaux sonores qui formaient une progression de douze quintes justes ramenées dans l’intervalle d’une seule octave et touchant ainsi successivement les douze demi-tons d’une gamme chromatique non tempérée. C’est là proprement le principe sur lequel est fondée la gamine pythagoricienne. Le P. Amiot, qui prenait ses informations dans des compilations chinoises modernes, n’ point recherché quels étaient les textes originaux où était exposée cette théorie ; il acceptait sans hésitation les dires des écrivains indigènes qui assignaient l’invention des tuyaux sonores au fabuleux Hoang-ti ; le seul auteur antérieur à notre ère dont il cite expressément le témoignage (p. 118-120) est Hoai-nan-tse, mort en 122 avant J.-C. ; or il se trouve précisément que Hoai-nan-tse supprime toutes les fractions dans les nombres qu’il donne comme dimensions des tuyaux sonores ; par suite la théorie est chez lui tout à fait fautive (103). Nous avons à faire le travail critique qui a été négligé par le P. Amiot et à citer les textes les plus anciens où soit mentionné le système dont nous voulons déterminer l’origine.

Se-ma Ts’ien qui écrivait un peu avant l’an 100 avant notre ère, nous apprend (p.315-316 Tableau III) que les longueurs proportionnelles des douze tuyaux sonores sont exprimées de la manière suivante :

(Formule I) : 1, 2/3, 8/9, 16/27, 64/81, 128/243, 512/729, 1024/2187,

4096/6561, 8192/19683, 32768/59049, 65536/177147.

Quelles seraient les notes rendues par des tuyaux dont les longueurs respectives seraient proportionnelles aux fractions ci-dessus? Ce seraient (puisque, toutes choses égales d’ailleurs, la longueur d’un tuyau est toujours en raison inverse du nombre des vibrations de ce tuyau) des notes dont les rapports seraient exprimés par les nombres : p.632

(Formule II) : 1, 3/2, 9/8, 27/16, 81/64, 243/128, 729/512, 2187/1024,

6561/4096, 19683/8192, 59049/32768, 177147/65536.

Ces notes formeraient une progression par quintes successives, ramenées à la même octave. En effet, faire monter une note d’une quinte, c’est multiplier le nombre de ses vibrations par 3/2, et tel est le rapport de la seconde note à la première. En montant encore d’une quinte, on aura 3/2 x 3/2 = 9/4, ou, en abaissant cette note d’une octave pour la faire rentrer dans la même octave que les deux premières, 9/8, et tel est le rapport de la troisième note à la première. Le rapport de la quatrième note à la première sera exprimé par la fraction 27/16 qui est égale à 9/8 x 3/2. Mais il est à remarquer que Se-ma Ts’ien commet une erreur en croyant qu’il suffit de ramener la note à l’octave seulement de deux quintes en deux quintes ; en effet, la progression étant supposée commencer par le fa (104), en allant du mi au si, on passera à l’octave supérieure, et en allant du si au fa dièse on passera encore une fois à l’octave supérieure ; il faudra donc deux fois de suite opérer la réduction à l’octave. Par conséquent, dans la formule II, il faut écrire que le rapport du fa dièse au son fondamental est 2187/2048, et non 2187/1024 ; par suite aussi, il faut écrire 19683/16384 au lieu de 19683/8192, et 177147/131072 au lieu de 177147/65536 (105). Si nous reportons ces corrections dans la formule I, p.633 les longueurs proportionnelles des douze tuyaux devront être exprimées de la manière suivante :

(Formule III) : 1, 2/3, 8/9, 16/27, 64/81, 128/243, 512/729, 2048/2187,

4096/6561, 16384/19683, 32768/59049, 131072/177147.

La fraction qui suivrait 131072/177147 serait 131072/177147 x 2/3 = 262144/531441 ; mais il faut admettre, dans ce système, que cette fraction est équivalente à 1/2, ou, en d’autres termes, que la douzième quinte nous mène à l’octave du son fondamental (106). Si on ajoute ce treizième tuyau dont la longueur est moitié de celle du premier, et si on suppose que le premier tuyau rende la note fa, les tuyaux dont les longueurs proportionnelles sont exprimées par la formule III rendront les notes suivantes :

fa, ut, sol, , la, mi, si, fa dièse, ut dièse, sol dièse, dièse, la dièse, mi dièse

(= fa).

Si on range ces notes suivant l’ordre de l’octave, on obtient exactement la gamme chromatique non tempérée

fa, fa dièse, sol, sol dièse, la, la dièse, si, ut, ut dièse, , dièse, mi, fa.

p.634 Des longueurs proportionnelles des tuyaux exprimées dans la formule III on peut déduire leurs longueurs réelles si on connaît la longueur du tuyau fondamental. Cette longueur est, d’après Se-ma Ts’ien, de 81 dixièmes de pouce ; la longueur du second tuyau sera de 81 x 2/3 = 54 dixièmes de pouce ; la longueur du troisième tuyau sera de 81 x 8/9 = 72 dixièmes de pouce. En multipliant ainsi 81 par chacune des fractions de la formule III, on obtient les longueurs réelles suivantes pour les douze tuyaux :


(Formule IV) 81, 54, 72, 48, 64, 42 2/3, 56 8/9, 75 23/27, 50 46/81,

67 103/243, 44 692/729, 59 2039/2187.

Ces longueurs sont déduites théoriquement par nous de la formule III et sont rigoureusement exactes. Les longueurs réelles indiquées par Se-ma Ts’ien comportent des fractions moins compliquées ; elles sont cependant suffisamment exactes, si on a soin d’introduire dans les Mémoires historiques les corrections de texte (107) indiquées par Ts’ai Yuen-ting (1135-1198) ; voici en effet quelles sont ces dimensions :

(Formule V) : 81, 54, 72, 48, 64, 42 2/3, 56 2/3, 75 2/3, 50 2/3,

67 1/3, 44 2/3, 59 2/3.

Si Se-ma Ts’ien expose avec plus de détails qu’aucun autre écrivain de l’antiquité le système de la progression par quintes, il n’est pas cependant le plus ancien auteur qui en parle et nous en retrouvons la mention chez Lu Pou-wei  (108) qui mourut en 235 avant J.-C. p.635 Mais, comme le texte de Lu Pou-wei est fort concis, nous sommes obligés de donner au préalable quelques explications qui aideront à le faire comprendre.

Nous avons vu que, dans le système de la progression par quintes, on ramène la note à l’octave toutes les fois que cela est nécessaire. Or, élever une note à la quinte, puis abaisser la note ainsi obtenue à l’octave, c’est la même chose que si on abaissait à la quarte la note originale. D’autre part, élever une note à la quinte, c’est multiplier le nombre de ses vibrations à la seconde par 3/2 ; l’abaisser à la quarte, c’est multiplier le nombre de ses vibrations à la seconde par 3/4 ; comme les longueurs des tuyaux sont en raison inverse du nombre de vibrations qu’ils rendent, le tuyau qui donnera la quinte de la note donnée par un autre tuyau aura pour longueur les 2/3 de la longueur de ce tuyau ; le tuyau qui donnera la quarte basse de la note donnée par un autre tuyau aura pour longueur les 4/3 de la longueur de ce tuyau.

Nous écrivons ci-après la liste des douze tuyaux et des notes qu’ils rendent en indiquant dans la dernière colonne l’intervalle qui sépare chacune de ces notes de celle qui la précède : p.636

Nom du tuyau Longueur
proportionnelle
longueur réelle
en dixièmes
de pouce
Note
correspon-
dante
Note
chinoise
Intervalle
hoang tchong 黃 鐘 fa kong
lin tchong 林 鐘 ut tche quinte
t'ai ts'eou 太 簇 sol chung quarte
nan lu 南 呂 yu quinte
kou sien 姑 洗 la kio quarte
yng tchong 應 鐘 mi quinte
joei pin 蕤 賓 si quarte
ta lu 大 呂 fa dièze quarte
i tao 夷 則 ut dièze quinte
kia tchong 夾 鐘 sol dièze quarte
ou i 無 射 ré dièze quinte
tchong lu 仲 呂 la dièze quarte

Voici maintenant le texte de Lu Pou-wei (Lu che Tch’oen ts’ieou, chap. VI, section yn lu) : p.637

« Le hoang tchong produit le lin tchong ; le lin tchong produit le t’ai ts’eou ; le t’ai ts’eou produit le nan lu ; le nan lu produit le kou sien ; le kou sien produit le yng tchong ; le yng tchong produit le joei pin ; le joei pin produit le ta lu ; le ta lu produit le i tso ; le i tso produit le kia tchong ; le kia tchong produit le ou i ; le ou i produit le tchong lu. Aux trois parties du générateur on ajoute une partie pour faire la génération supérieure ; aux trois parties du générateur on retranche une partie pour faire la génération inférieure ; le hoang tchong, le ta lu, le t’ai ts’eou, le kia tchong, le kou sien, le tchong lu, le joei pin appartiennent à la génération supérieure ; le lin tchong, le i tso, le nan lu, le ou i, le yng tchong appartiennent à .la génération inférieure.

Les douze tuyaux sont énumérés dans ce texte suivant l’ordre qu’ils occupent dans la progression par quintes ; chacun d’eux est dit être produit par celui qui précède ; la raison de cette production est un principe mathématique que Lu Pou-wei expose en disant : Quand un tuyau a pour longueur les 4/3 de la longueur du tuyau générateur, c’est la génération supérieure ; quand un tuyau a pour longueur les 2/3 de la longueur du tuyau générateur, c’est la génération inférieure. Il y a donc génération supérieure toutes les fois que la note est abaissée d’une quarte ; il y a génération inférieure toutes les fois que la note est élevée d’une quinte. Les tuyaux dont la note est la quinte de la note produite par le tuyau précédent sont le lin tchong, le i tso, le nan lu, le ou i et le yng tchong ; cela est rigoureusement exact, comme on peut le voir dans le tableau de la p. 636 ; Lu Pou wei ne tombe pas dans l’erreur que commet Se-ma Ts’ien (cf. p. 632) et il sait que le joei pin et le ta lu, quoique successifs, appartiennent tous deux à la génération supérieure, ou, en d’autres termes, qu’il y a dans la progression deux quartes successives. Quant au tuyau initial le hoang tchong, c’est avec raison que Lu Pou-wei le rattache à la génération supérieure ; en effet, le premier tuyau est conçu comme engendré par le douzième p.638 tuyau, le tchong lu, qui rend le la dièse ; or il faut abaisser le la dièse d’une quarte pour retrouver le fa (ou le mi dièse considéré comme son équivalent) qui a servi de point de départ à la progression.

Ainsi, c’est vers le milieu du troisième siècle avant notre ère que la littérature chinoise nous présente la mention la plus ancienne, en même temps que la plus exacte, des douze tuyaux sonores dont les notes sont rangées suivant une progression par quintes et ramenées dans l’espace d’une seule octave. Ce même système musical avait été exposé par les Grecs plus de deux siècles avant l’époque où les Chinois le connurent. N’est-ce pas aux Grecs que les Chinois l’ont emprunté ? Nous allons examiner à quelles objections se heurterait une réponse affirmative et de quelles raisons on pourrait l’appuyer.


II


Les tuyaux sonores sont désignés par les Chinois sous le nom générique de lu. Or, des textes du VIe siècle avant notre ère parlent soit des douze lu, soit de tel ou tel lu désigné par son nom particulier. Ne doit-on pas voir ici la preuve que les douze tuyaux sonores existaient en Extrême-Orient bien avant la date de l’expédition d’Alexandre, et, par conséquent, bien avant l’époque où l’on peut légitimement admettre que les sphères d’influence grecque et chinoise sont entrées en contact?

Si on examine de près les passages auxquels nous faisons allusion, on s’aperçoit que le mot lu désigne, non des tuyaux, mais des cloches. Les commentateurs sont unanimes sur ce point ; les textes d’ailleurs ne laissent place à aucun doute.

Dans le Tso tchoan (109), à la date de la 19e année du duc Siang (554 av. J.-C.), on apprend que Ki Ou-tse avait fabriqué une cloche lin-tchong avec les armes qu’il avait prises au pays de Ts’i et qu’il avait fait fondre ; il avait gravé sur cette cloche une inscription qui commémorait les exploits de l’armée de Lou.

Dans le Tso tchoan (110), à la date de la 21e année du duc Chao (521 av. J.-C.), et dans le Kouo yu (111), section tcheou yu, p.639 3e partie, on lit la mésaventure du roi King qui voulait fondre une cloche ou-i pour en faire une cloche ta-lin, et qui n’y réussit point. Dans le Kouo yu, le musicien Tcheou Kieou tient à ce sujet un discours où il énumère les douze lu avec les noms qu’ils ont conservés jusqu’à nos jours ; mais tous ces lu sont des cloches.

Dans le Tso tchoan, à la date de la 4e année du duc Ting (506 av. J.-C)„ on voit mentionnées les cloches ta-lu et kou-sien.

Quelques-unes de ces cloches antiques ont été conservées ; parmi celles dont les archéologues chinois nous ont donné la description, on remarque une cloche (112) du royaume de Tcheng (806-375 av. J.-C.) sur laquelle sont écrits les mots qui sont l’équivalent de joei-pin. Le critique Yuen Yuen  (113) s’efforce de démontrer que la longueur de cette cloche est à peu de chose près égale à la longueur du tuyau joei-pin. — De l’époque des Tcheou on possède aussi une cloche (114) appelée, d’après l’inscription qu’elle porte, « la précieuse cloche lin de Chou-ting », et une cloche (115) appelée « la cloche ta-lin de Kouo-chou ; cette dernière pesait 66 livres et mesurait 1 pied 8 pouces et 5 dixièmes de haut. Dans les noms de ces deux cloches, le mot [] est l’équivalent du mot lin et nous retrouvons ici la dénomination p.640 de lin tchong qui s’applique à l’un des tuyaux sonores. Si des tuyaux ont été appelés « la cloche jaune hoang-tchong », « la cloche de la forêt lin-tchong », « la cloche correspondante yng-tchong », « la cloche resserrée kia tchong », c’est parce que ces noms s’appliquaient, à l’origine, à de véritables cloches.

Les érudits chinois, qui ne sont pas des physiciens consommés, croient volontiers que les cloches de l’antiquité avaient des dimensions proportionnelles aux longueurs des tuyaux qui leur succédèrent. Yuen Yuen (116) énonce même une prétendue loi en vertu de laquelle la cloche devrait avoir en hauteur deux fois et demie la longueur du tuyau correspondant. Mais le problème est en réalité beaucoup plus compliqué ; lorsqu’il s’agit d’une cloche, il faut tenir compte d’une infinité d’éléments divers pour prévoir théoriquement le son qu’elle rendra. Pour ma part, je me refuse à croire que les Chinois aient été assez habiles pour fabriquer à volonté, dès le VIe siècle avant notre ère, des systèmes de douze cloches rangées suivant la progression par quintes.

Si d’ailleurs on fait abstraction de tout ce que les commentateurs surajoutent aux textes, il semble bien résulter des passages que nous avons signalés dans le Kouo yu et le Tso tchoan que les cloches étaient indépendantes les unes des autres. Dans le Kouo yu, la même note kong est attribuée successivement aux cloches i-tso, hoang-tchong, t’ai-ts’eou et ou-i (117) ; ces quatre cloches pouvaient donc rendre la même p.641 note, tandis que, dans le système des tuyaux, c’est le hoang-tchong seul qui émettra la note kong. D’autre part, dans le texte du Tso tchoan (506 av. J.-C.) où il est question des cloches ta-lu et kou-sien, on voit que ces cloches sont conférées par le roi à deux seigneurs distincts ; chacun d’eux n’a qu’une seule cloche, ce qui prouve tout au moins que les cloches ne formaient pas un ensemble indivisible comme celui des douze tuyaux.

Ainsi donc, les lu de la haute antiquité sont des cloches ; ces cloches sont indépendantes les unes des autres ; si elles sont au nombre de douze, c’est parce qu’elles symbolisent les douze mois de l’année ; chez le roi, qui les possédait toutes, on les rangeait peut-être en série suivant le plus ou moins de gravité de leur son, mais rien n’autorise à penser que cet ordre fût celui de la progression par quintes. Brusquement, au IIIe siècle avant notre ère, le sens du mot lu est changé, cette dénomination s’applique à des tuyaux sonores et nous trouvons énoncée par Lu Pou-wei la loi de la progression par quintes ; il semble qu’un système musical tout nouveau soit venu se substituer aux carillons rudimentaires auxquels la Chine s’était jusqu’alors complue. Et, comme ce système est exactement celui des Pythagoriciens, comme il fait son apparition en Extrême-Orient après l’expédition d’Alexandre, on doit être porté à croire qu’il fut un apport de la civilisation hellénique en Chine.

D’autres considérations tendent à la même conclusion. Les Chinois p.642 ne se sont jamais ingéniés à former des airs musicaux avec la gamme de douze demi-tons non tempérés que leur fournissait la progression par quintes. Ils ont en général borné la mélodie aux cinq notes kong (fa), tche (ut), chang (sol), yu (ré), kio (la), auxquelles ils ont parfois, mais rarement, ajouté le pien-tche (si) et le pien-kong (mi), le caractère tapageur et monotone de leur musique est d’ailleurs bien connu. En pratique donc, ils n’ont pas su appliquer la merveilleuse découverte qu’ils avaient connue dès le IIIe siècle avant notre ère. Faut-il dire avec le P. Amiot que les Chinois modernes sont dégénérés et qu’ils ont perdu le sens des inventions de leurs ancêtres? ou plutôt ne faut-il pas penser que la théorie de la progression par quintes est un emprunt érudit qui fut fait à l’étranger et qui ne fut jamais bien compris par les artistes indigènes ?

Les théoriciens même de la musique en Chine, tout en discourant sur les douze lu, ne paraissent pas avoir saisi l’importance et la précision du principe mathématique qui règle leurs dimensions. Quand le prince Tsai-yu a prétendu en 1596 (cf. Amiot, op. cit., p. 33, n° 2) déterminer les longueurs exactes des lu, il a simplement cherché à diviser l’espace d’une octave en douze demi-tons absolument égaux ; il y a d’ailleurs réussi, s’il faut en croire M. V. Mahillon qui a fait construire des tuyaux (118) sur les mesures indiquées par le P. Amiot d’après Tsai-yu. Mais ce n’est plus mathématiquement, c’est expérimentalement qu’ont pu êtres ainsi fixées les dimensions exactes des douze tuyaux qui rendent une gamine chromatique rigoureusement tempérée ; le principe de l’octave est seul en jeu et celui de la progression par quintes n’y a plus aucune part.

? Enfin, dans la légende par laquelle les Chinois ont voulu assigner une haute antiquité à leurs douze tuyaux sonores, on entrevoit 1’aveu que ces tuyaux eurent une origine étrangère. Lu Pou-wei, mort en 235 avant J.-C., écrit :

« Autrefois Hoang-ti ordonna à Ling-loen (119) de fabriquer les tuyaux sonores. Ling-loen alla de 1’ouest du Ta-hia au p.643 nord du Yuen yu pour prendre des bambous dans la vallée de la rivière Hie. Le nom du Yuen-yu ne se retrouve pas dans la littérature chinoise ; mais tous les auteurs qui ont répété ce témoignage ont substitué à ce nom celui du Koen-loen ; or, le Koen-loen désigne le massif de hautes montagnes qui sépare le Turkestan chinois du Turkestan russe, et, dès lors, il est évident que, pour ces écrivains, le Ta-hia n’est autre que la Bactriane située au-delà de ce massif (120). Lieou Hiang (80-9 av. J.-C.) dit :

« Hoang-ti ordonna à Ling-loen de fabriquer les tuyaux sonores. Ling-loen alla de l’ouest du Ta-hia au nord du Koen-loen pour prendre des bambous dans la vallée de Hie. Yng Chao (mort vers 195 ap. J.C.) dit à son tour :

« Autrefois p.644 Hoang-ti envoya Ling-loen de l’ouest du Ta-hia et du nord du Koen-loen prendre des bambous dans la vallée de Hie. La phrase ainsi stéréotypée est reproduite de siècle en siècle par tous les écrivains chinois qui traitent des tuyaux sonores. Ce récit ne s’incorpore dans la légende de Hoang-ti qu’au moment où la théorie de la progression par quintes fait elle-même son apparition et où il devient nécessaire d’en expliquer la venue ; le souvenir du Ta-hia, de la Bactriane, d’où avaient été apportés les douze tuyaux, était alors trop présent à l’esprit des narrateurs pour qu’ils pussent le négliger ; aussi firent-ils figurer auprès de Hoang-ti, le mythique souverain qui règne au début des temps, ce nom géographique dont les Chinois n’ont guère pu avoir connaissance qu’au IIIe siècle avant notre ère, et cet anachronisme formidable fait éclater aux yeux de tous l’artifice de cette fable qui reste précieuse cependant par le certificat d’origine que fournit le nom du pays de Ta-hia. Aussitôt après Alexandre, l’hypothèse de relations entre la Chine et le monde grec cesse d’être invraisemblable. Si Mégasthène put être envoyé en ambassade à Pâtaliputra de 311 à 302 avant J.-C., et si les princes de la dynastie Maurya furent en rapports suivis avec les Séleucides, on ne voit pas pourquoi l’influence grecque qui rayonnait si loin dans le sud, n’aurait pas pu, vers la même époque, trouver du côté de l’ouest sa voie jusqu’en Chine. Il faut d’ailleurs considérer que, si on repousse l’idée d’un emprunt fait à la Grèce, il faudra ou revenir à l’opinion du Père Amiot que les Grecs ont été chercher en Chine les principes de leur art musical, ou admettre que la théorie de la progression par quintes fut inventée par l’ancienne Chaldée et se propagea en Grèce à l’occident, en Chine à l’orient. Cette dernière supposition est gratuite et je ne la croirai digne d’être prise en considération que lorsqu’on l’aura renforcée de quelques arguments positifs. Quant à la thèse soutenue par le P. Amiot, l’examen des textes suffit à démontrer que, des Grecs et des Chinois, ce ne sont pas ces derniers qui ont eu la priorité.

Sur la lourde vague de civilisation que l’expédition d’Alexandre avait fait déferler aux pieds des Pamirs surnagèrent les douze roseaux en qui chantait la gamme de Grèce ; cette fille ailée du génie hellénique erra jusque chez les Chinois qui furent émerveillés de sa beauté, mais qui ne surent pas lui conserver sa pureté native ; c’est chez les vieux chroniqueurs du Céleste Empire que nous retrouvons le souvenir de ce qu’elle était lorsqu’elle vint, dans sa simplicité mathématique, p.645 attester en Extrême-Orient l’harmonie des nombres pythagoriciens. Et cette hypothèse ne me parait pas être un conte (121).

Notes

a32.(101. ) Cet appendice se rapporte au XXVe chapitre des Mémoires historiques, et plus spécialement aux pages 313-316 de la présente traduction.

a32.(102. ) Dans les Mémoires concernant l’histoire, les sciences... des Chinois, tome VI, pp. 1-254.

a32.(103. ) Cf. la note de l’abbé Roussier, op. cit., p. 120-121.

a32.(104. ) Nous admettons, avec le P. Amiot, que la note kong des Chinois correspond à notre fa. Cette équivalence est contestable, et il semble que la note kong rendue par le tuyau hoang-tchong ait correspondu à notre (cf. van Aalst, Écho musical, 1890, p. 262) ; dans la présente discussion, comme il est indifférent qu’on prenne pour point de départ le ou le fa, nous nous conformerons à l’usage suivi par tous ceux qui se sont occupés de la musique chinoise et nous conserverons l’équivalence de la note kong, avec notre fa.

a32.(105. ) Il est à remarquer que l’erreur de Se-ma Ts’ien est reproduite par tous les auteurs chinois qui se sont occupés de musique ; on la retrouve notamment dans la planche XV du traité du P. Amiot, planche qui doit être tirée de quelque compilation chinoise moderne ; cette erreur est d’ailleurs à la base de la distinction des douze tuyaux en six lu qui se rapportent au principe yang et six lu qui se rapportent au principe yn ; en réalité, puisqu’on est obligé de ramener deux fois de suite la note à l’octave, les douze tuyaux doivent être distingués en un groupe de sept tuyaux et un autre groupe de cinq tuyaux.

a32.(106. ) A vrai dire, les auteurs anciens ne s’expliquent jamais nettement sur ce point ; ils ne parlent que de douze tuyaux sonores, et non de treize. Cependant je ne crois pas altérer le système en disant que les Chinois donnaient au treizième tuyau une longueur qui était exactement la moitié de celle du premier et que, par conséquent, ils admettaient l’équivalence du mi dièse avec le fa. Dans le texte que nous citerons plus loin de Lu Pou-wei, le premier tuyau, le hoang-tchong, est dit appartenir à la génération supérieure, ce qui ne se comprend que si l’on admet que la note rendue par ce tuyau est la quarte basse de la note rendue par le douzième tuyau, ou, en d’autres termes, que le la dièse a pour quarte basse le fa de la même octave.

a32.(107. ) Ces corrections sont imprimées dans les notes critiques de l’édition de K’ien-long, à la fin du chapitre XXV des Mémoires historiques ; ce sont de simples corrections de texte et Ts-ai Yuen-ting n’a point prétendu modifier le fond même du système exposé par Se-ma Ts’ien. — M. Chalmers (China Review, vol. VIII, p. 333 et 336) a soutenu que les dimensions ainsi corrigées étaient exactes pour des cordes, mais non pour des tuyaux ; cette assertion, qui contredirait toutes les lois de la physique, ne me paraît pas exacte.

a32.(108. ) Le livre attribué à Lu Pou-wei est un recueil de documents très divers ; Lu Pou-wei n’est sans doute le plus souvent qu’un compilateur ; son ouvrage doit bien être cependant de l’époque à laquelle on le rapporte ; la manière dont y est exprimée la date de 239 avant J.-C. ne peut avoir été usuelle que pour un auteur antérieur au IIe siècle avant notre ère ; cf. Appendice III, § 8.

a32.(109. ) Cf. Legge, Chinese Classics, vol. V, p. 483.

a32.(110. ) Cf. Legge, Chinese Classics, vol. V, p. 521.

a32.(111. ) Cf. de Harlez, dans Journal asiatique, janvier-février 189. 4, pp. 61-83.

a32.(112. ) Tsi kou tchai tchong ting i k’i k’oan tche, chap. III, p. 2 v° et suiv.

a32.(113. ) Tsi kou tchai ..., chap. III, p. 3 r°.

a32.(114. ) Tsi kou tchai ..., chap. III, p. 6 r° et suiv.

a32.(115. ) Tsi kou tchai ..., chap. III, p. 11 r° et suiv.

a32.(116. ) Tsi kou tchai ..., chap. III, p. 13 r°.

a32.(117. ) Voici ce texte (Kouo yu, section Tcheou yu, 3e partie) :

« Le roi Ou, au deuxième mois, au jour koei-hai, pendant la nuit rangea son armée en bataille ; avant qu’il eut fini, la pluie se mit à tomber ; au moyen du kong supérieur du i-tso, il acheva (de ranger son armée en bataille). A l’heure tch’en, la conjonction se faisait au-dessus du signe siu, c’est pourquoi il déploya le kong supérieur du i-tso et donna (à cette musique) le nom de yu 1 (plume, aile), car c’est ce par quoi il protégea, abrita et régla bien son peuple. Le roi au moyen du kong inférieur du hoang-tchong, répandit ses soldats dans la campagne de Mou ; c’est pourquoi il appela (cette musique) li (exciter, animer), car c’est ce par quoi il excita les six corps d’armée. Au moyen du kong inférieur du tai-tseou, il répandit ses commandements dans (le pays de) Chang, il fit éclater la vertu (du roi) Wen ; il examina à fond les nombreux crimes de Tcheou ; c’est pourquoi il appela (cette musique) siuen (publier, proclamer), car c’est ce par quoi il proclama la vertu des trois rois (ses trois ancêtres, T’ai-wang, Wang-ki et le roi Wen). A son retour quand il arriva à Koei-yoei2, au moyen du chang kong du ou-i, il répandit ses ordres et distribua ses bienfaits parmi les cent familles ; c’est pourquoi il appela (cette musique) Koei-loan (la règle de Koei) car c’est ce par quoi il donna généreusement le calme et la tranquillité au peuple.

a32.(118. ) Ces tuyaux se trouvent au Musée du Conservatoire de Bruxelles ; et. J. A. Van Aalst, Écho musical, p. 1890, p. 274.

a32.(119. ) On pourrait traduire ainsi : « Le musicien Luen ». Dans le texte A du Kouo yu que nous avons cité plus haut, le mot [] désigne « un musicien. » Le mot loen lui-même a le sens de « règle, régler » ; le nom tout entier de ce personnage paraît fictif.

a32.(120. ) Si le Koen-loen ne se trouvait pas mentionné dans ces textes, on pourrait hésiter à reconnaître dans le Ta-hia la Bactriane ; en effet, le nom de Ta-hia peut s’appliquer à une partie du Chan-si ; cf. tome II, n. 06.278 ; dans cette note, j’ai dit que, au temps de Ts’in Che-hoang-ti, les Chinois ne connaissaient pas le Ta-hia bactrien ; les textes que je cite maintenant à propos de Ling-loen et de ses tuyaux sonores me semblent prouver que, dès l’époque de Lu Pou-wei et de Ts’in Che-hoang-ti, les Chinois eurent connaissance du pays de Ta-hia situé près du Koen-loen, c’est-à-dire du pays qui devint plus tard le royaume gréco-bactrien et qui, dès cette époque, était pénétré d’influences grecques.

J’ajouterai que, dans tous les textes où figure le Ta-hia qui est une partie du Chan-si, ce pays est cité comme la limite de l’empire au nord ; au contraire, dans les textes où il est question de Ling-loen, le Ta-hia est donné comme un pays occidental, et aller à l’ouest du Ta-hia, c’est aller dans l’Extrême-Occident.

a32.(121. ) Peut-être faut-il voir aussi une trace de l’influence hellénique dans les notions alchimiques que nous trouvons exprimées en Chine dès l’an 113 avant J.-C. avec une singulière précision (cf. n. 28.329. ). Enfin la constitution du calendrier chinois (cf. Appendice III) rappelle à maint égard la constitution du calendrier grec.



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