Les Métamorphoses (Ovide, Nisard)/Livre 10

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Traduction par auteurs multiples.
Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 418-434).


LIVRE DIXIÈME


ARGUMENT. — I. Descente d’Orphée aux enfers. — II. Métamorphose d’Attis en pin ; de Cyparisse en cyprès. — III. Ganymède enlevé dans l’Olympe. — IV. Métamorphose d’Hyacinthe en fleur. — V. Des Cérastes en taureaux ; des Propétides en pierres. — VI. De la statue de Pygmalion en femme. — VII. De Myrrha en arbre. — VIII. D’Adonis en anémone ; d’Atalante en lionne, et d’Hippomène en lion.


I. De là, par les champs de l’espace, Hyménée, couvert de tissus éclatants, s’élance vers les rives de l’Hèbre. Il vient : Orphée l’appelle, mais il l’appelle en vain. Le dieu parut, il est vrai, mais il n’apporta ni paroles sacrées, ni visage souriant, ni fortunés présages. La torche même qu’il balance pétille, et ne jette que des flots de cuisante fumée ; Hymen l’agite sans pouvoir en ranimer la flamme.

C’était le prélude d’un plus affreux malheur ; car tandis que la nouvelle épouse, accompagnée de la troupe des Naïades, court au hasard parmi les herbes fleuries, la dent d’un reptile pénètre dans son pied délicat. Elle expire. Quand le chantre du Rhodope l’eut assez pleurée à la face du ciel, résolu de tout affronter, même les ombres, il osa descendre vers le Styx par la porte du Ténare, à travers ces peuples légers, fantômes honorés des tributs funèbres ; il aborda Perséphone et le maître de ces demeures désolées, le souverain des mânes. Les cordes de sa lyre frémissent ; il chante :

« Ô divinités de ce monde souterrain où retombe tout ce qui naît pour mourir, souffrez que laissant les détours d’une éloquence artificieuse, je parle avec sincérité. Non, ce n’est pas pour voir le ténébreux Tartare que je suis descendu sur ces bords. Non, ce n’est pas pour enchaîner le monstre dont la triple tête se hérisse des serpents de Méduse. Ce qui m’attire, c’est mon épouse. Une vipère, que son pied foula par malheur, répandit dans ses veines un poison subtil, et ses belles années furent arrêtés dans leur cours. J’ai voulu me résigner à ma perte ; je l’ai tenté, je ne le nierai pas : l’Amour a triomphé. L’Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L’est-il de même ici, je l’ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n’est pas une fable, vous aussi, l’Amour a formé vos nœuds. Oh ! par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, mon Eurydice !… de grâce, renouez ses jours trop tôt brisés ! Tous nous vous devons tribut. Après une courte halte, un peu plus tôt, un peu plus tard, nous nous empressons vers le même terme… C’est ici que nous tendons tous… Voici notre dernière demeure, et vous tenez le genre humain sous votre éternel empire. Elle aussi, quand le progrès des ans aura mûri sa beauté, elle aussi pourra subir vos lois. Qu’elle vive ! c’est la seule faveur que je demande. Ah ! si les destins me refusent la grâce d’une épouse, je l’ai juré, je ne veux pas revoir la lumière. Réjouissez-vous de frapper deux victimes ! »

Il disait, et les frémissements de sa lyre se mêlaient à sa voix, et les pâles ombres pleuraient. Il disait, et Tantale ne poursuit plus l’onde fugitive, et la roue d’Ixion s’arrête étonnée, et les vautours cessent de ronger le flanc de Tityus, et les filles de Bélus se reposent sur leurs urnes, et toi, Sisyphe, tu t’assieds sur ton fatal rocher. Alors, pour la première fois, des larmes, ô triomphe de l’harmonie ! mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides. Ni la souveraine des morts, ni celui qui règne sur les mânes ne peuvent repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle était là parmi les ombres nouvelles, et d’un pas ralenti par sa blessure, elle s’avance. Il l’a retrouvée, mais c’est à une condition. Le chantre du Rhodope ne doit jeter les yeux derrière lui qu’au sortir des vallées de l’Averne : sinon la grâce est révoquée.

Ils suivent, au milieu d’un morne silence, un sentier raide, escarpé, ténébreux, noyé d’épaisses vapeurs. Ils n’étaient pas éloignés du but ; ils touchaient à la surface de la terre, lorsque, tremblant qu’elle n’échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l’abîme. Il lui tend les bras, il cherche son étreinte, il veut la saisir ; elle s’évanouit, et l’infortuné n’embrasse que son ombre. C’en est fait ! elle meurt pour la seconde fois : mais elle ne se plaint pas de son époux. Et de quoi se plaindrait-elle ? Il l’aimait. Adieu ! ce fut le dernier adieu, et à peine parvint-il aux oreilles d’Orphée : déjà l’Enfer a reconquis sa proie.

Orphée demeure glacé. Perdre deux fois sa compagne ! Il est là, comme ce berger pusillanime à la vue des trois têtes de Cerbère enchaîné. La terreur n’abandonne l’infortuné qu’avec la vie. Son corps se transforme en pierre. Tel encore cet Olénus qui appela sur sa tête le châtiment de ton crime, ô Lethæa, trop fière de ta malheureuse beauté(1). Cœurs naguère tendrement unis, vous n’êtes plus que des rochers insensibles au sommet humide de l’Ida ! Il prie ; il veut en vain repasser l’Achéron. Le nocher le repousse. Et pourtant, sept jours entiers, couvert de poussière, sevré des dons de Cérès, il reste sur la rive du fleuve, immobile, se repaissant du trouble de son âme, de sa douleur et de ses larmes. Il accuse de cruauté les dieux de l’Érèbe. Enfin, il se réfugie au haut du Rhodope, de l’Hémus que battent les Aquilons. Trois fois, sur les pas du Soleil, les célestes Poissons avaient fermé le cercle de l’année, et nulle femme n’avait ramené à Vénus son cœur indocile, soit prudence, soit fidélité. Plusieurs cependant brûlaient de s’unir au chantre divin ; plusieurs essuyèrent la honte d’un refus. Même, à son exemple, les peuples de la Thrace apprirent à s’égarer dans des amours illégitimes, à cueillir les premières fleurs de l’adolescence, ce court printemps de la vie.

II. Une colline s’élevait, et sur cette colline, le sol, mollement aplani, nourrissait une herbe verte et touffue : mais l’ombre manquait en ces lieux. Sitôt que, se reposant à cette place, le chantre fils des immortels toucha les cordes sonores, l’ombre y vint d’elle-même. Soudain parurent et l’arbre de Chaonie, et les Héliades du bocage, et le chêne au feuillage superbe, et le gracieux tilleul, et le hêtre, et le laurier virginal. On vit paraître en même temps le coudrier fragile et le frêne guerrier, et le sapin sans nœuds, et l’yeuse courbée sous le poids de ses glands, et le platane ami de la joie, et l’érable aux nuances variées, et le saule des fleuves, et le lotus des eaux, et le buis toujours vert, et les bruyères timides, et les myrtes à deux couleurs, et le tinus aux baies d’azur. Vous accourûtes à l’envi, lierres dont les pieds se tordent ; vignes chargées de pampres, ormeaux que la vigne décore, frênes sauvages, arbres résineux. Puis vinrent l’arboisier couvert de fruits rouges, le palmier flexible, prix glorieux de la victoire, le pin, dont la tête se hérisse d’une âpre chevelure, le pin cher à Cybèle, à la mère des dieux. Car son Attis, dépouillé de la forme humaine, est là enfermé dans sa prison d’écorce. On vit, au milieu de cette foule empressée, le cyprès pyramidal, arbre désormais, jadis enfant aimé du puissant dieu qui fait résonner à la fois la corde de l’arc et celles de la lyre.

Carthée(2) vit errer dans ses campagnes un beau cerf consacré aux nymphes de ses bords. Un bois large et spacieux s’élevait sur son front qu’il ombrageait de son éclatant ramure dorée. Le long de ses reins flottaient des colliers de perles suspendues à son cou arrondi ; sur son front une bulle d’argent, retenue par des liens délicats, s’agitait, et deux anneaux semblables, d’un airain poli, brillaient à ses oreilles autour de ses tempes étroites. Libre de toute frayeur, affranchi de sa timidité naturelle, il fréquentait les demeures des hommes, et ne craignait pas d’offrir son cou aux caresses d’une main étrangère.

Cependant, par-dessus tous, ô le plus charmant des fils de Cos, tu l’aimais, toi, Cyparisse ! C’est toi qui le menais paître l’herbe nouvelle, toi qui l’abreuvais au courant des sources limpides. Tantôt tu parais son bois de testons fleuris ; tantôt, monté sur sa croupe, tu chevauchais çà et là, pressant d’un frein de pourpre sa bouche obéissante.

L’été régnait : c’était vers le milieu du jour ; brûlé par les feux du soleil, le Cancer recourbait ses bras douloureux. Étendu de lassitude sur la terre moelleuse, le cerf goûtait la fraîcheur à l’ombre de son épaisse ramure. L’imprudent Cyparisse lance un trait acéré ; le trait vole, perce son ami d’une atteinte cruelle ; l’enfant le voit mourir, et il veut mourir lui-même. Que de consolations lui prodigue alors Phœbus ! C’est un léger malheur qui ne mérite pas tant de plainte. Il l’encourage ; Cyparisse n’en gémit pas moins. La dernière faveur qu’il demande aux dieux, c’est de verser des larmes éternelles. Déjà ses pleurs intarissables ont épuisé tout son sang : une teinte livide se répand sur ses membres ; ces cheveux qui tout à l’heure pendaient sur son front de neige, ces beaux cheveux se dressent ; ils deviennent raides, et leur pointe aiguë menace le ciel étoilé. Le dieu gémit, et, plein de tristesse : « Toi que je pleurerai toujours, dit-il, tu seras l’arbre du deuil et le symbole des regrets. »

III. Parmi ces arbres qu’il attire, parmi les habitants des bois et des airs, qui forment son cortège, le chantre était assis. Il essaie du doigt les cordes émues, et jugeant que de la variété des accords résulte une parfaite harmonie, il rompt le silence, il élève sa voix pure :

« À Jupiter, muse qui m’as donné le jour ! tout reconnaît son empire suprême : à Jupiter le début de mes chants ! Jupiter ! j’ai souvent célébré son pouvoir. J’ai chanté sur des tons hardis et les géants et les plaines de Phlégra sillonnées de ses foudres victorieuses. Aujourd’hui, sur une lyre plus légère, chantons les enfants chéris des immortels, et ces vierges coupables, égarées, dont les flammes monstrueuses ont attiré le courroux céleste.

Jadis le roi des dieux brûla d’amour pour Ganymède, le jeune Phrygien, et un être se rencontra dont Jupiter put envier la forme. Il se change en oiseau, mais c’est l’oiseau qui porte son tonnerre. Soudain frappant l’air d’une aile empruntée, il ravit le pâtre du Scamandre. Maintenant encore Ganymède remplit sa coupe, et Jupiter, en dépit de Junon, reçoit le nectar de sa main.

IV. Toi aussi, fils d’Amyclès, Phœbus t’aurait placé dans l’Olympe, si les destins sévères eussent permis ton apothéose. Du moins il te fait une sorte d’immortalité, toutes les fois que le printemps détrône l’hiver ; toutes les fois que le Poisson cache, au retour du Bélier, son étoile pluvieuse, tu renais, bel Hyacinthe, tu refleuris sur ta tige verdoyante. Toi, plus qu’un autre, tu fus cher à l’auteur de ma vie. Au centre du globe, les trépieds de Delphes réclamaient sa présence, tandis qu’aux bords de l’Eurotas, le dieu fréquente Lacédémone, ceinte de vivantes murailles. Sa lyre, ses flèches, tout l’importune, il s’oublie lui-même, rien ne le rebute, ni filets à porter, ni meutes à conduire, ni montagnes aux cimes escarpées à franchir avec toi ; une longue habitude entretient sa flamme.

Le soleil était au milieu de sa course, à distance égale de la nuit qui vient et de la nuit écoulée. Les cieux amis se dépouillent de leurs vêtements ; la liqueur onctueuse de l’olivier assouplit leurs membres ; ils s’apprêtent au rude combat du disque. Phœbus commence ; le disque, balancé par sa main, part, vole dans les airs, fend la nue qui s’oppose à son essor, et retombe longtemps après sur la terre, qu’il ébranle de son poids. Ainsi le dieu fait voir sa vigueur et son adresse. Imprudent Hyacinthe ! l’ardeur du jeu l’emporte. Soudain, pour saisir le disque arrondi, il s’élance ; mais, repoussé par le sol élastique, le palet bondissant se relève et frappe le front d’Hyacinthe, ce front si beau ! L’enfant pâlit ; non moins pâle lui-même, le dieu reçoit dans ses bras ce corps défaillant… Il essaie de le ranimer. Tour à tour, ô douleur ! il étanche le sang qui coule de la blessure, ou à l’aide de plantes salutaires il retient l’âme fugitive. L’art est sans vertu ; la blessure est sans remède. Ainsi meurent les violettes ; ainsi, dans un frais jardin, meurent les pavots et les lis, brisés par le pied du passant. Vainement la fleur reste-t-elle unie à sa tige languissante et décolorée. Elle penche aussitôt sa tête appesantie, elle ne se soutient plus, et son front s’incline vers la terre. Ainsi, la mort sur les traits, tombe le jeune Hyacinthe. Ses forces l’abandonnent ; son cou fléchit sous le poids qui l’accable et roule sur son épaule.

« Tu meurs, fils d’Œbalie, et ta riante jeunesse est moissonnée, dit Phœbus ; je vois ta blessure et mon forfait ; tu causes ma douleur et mes remords ; ma main te priva de la lumière ; oui, qu’on le grave sur mon front ; je suis l’auteur de ton trépas !

« Et quelle est ma faute pourtant ? Ah ! l’on ne peut flétrir un jeu du nom de crime, si du nom de crime on ne flétrit aussi nos amours. Que ne m’est-il permis de donner pour toi ma vie ou de mourir avec toi ? Mais une loi fatale m’enchaîne ; du moins tu vivras toujours dans mon cœur ; ma bouche te voue un culte fidèle : tu vivras et dans mes chants et dans les plaintes de ma lyre ; fleur nouvelle, tu porteras l’empreinte de mes gémissements, et un temps viendra que, pour rehausser ta gloire, un guerrier magnanime écrira son nom sur les feuilles de l’hyacinthe. »

Tels sont les mots que profère Apollon d’une bouche véridique. Et déjà le sang répandu sur la terre, le sang dont la trace avait souillé l’herbe, s’efface et n’est plus du sang. Plus brillante que la pourpre de Tyr, une fleur éclôt. La forme qu’elle emprunte est celle du lis, mais la pourpre la colore, le lis est argenté. Ce n’est pas assez pour Phœbus ; car c’est à Phœbus que son ami doit cet honneur : lui-même il grave sur les feuilles le cri de ses regrets. Aï ! Aï ! ces lettres revivent sur la fleur qui reproduit la funeste syllabe. Non, bel Hyacinthe, Sparte n’a pas à rougir d’être ta mère. Ton culte dure encore de nos jours, et selon l’usage antique, solennel, chaque année ramène les fêtes pompeuses d’Hyacinthe.

V. Mais interrogez Amathonte, la cité aux mines opulentes ; avoue-t-elle la naissance des Propétides ? Elle les renie comme ces monstres dont naguère une double corne surmontait le front hideux, ces infâmes Cérastes(3), dont le nom rappelle la difformité. Devant leurs portes s’élevait l’autel de Jupiter hospitalier, sinistre autel, monument de barbarie ! À le voir teint de sang, l’étranger pouvait croire que l’on égorgeait sur cet autel les tendres génisses et les brebis d’Amathonte. La victime, c’était lui-même. Indignée de ces épouvantables sacrifices, la bienfaisante Vénus s’apprêtait à déserter ses villes bien-aimées et les campagnes d’Ophiuse. « Mais, dit-elle, ces demeures chéries, ces îles fidèles, de quoi sont-elles coupables ? Quel crime ont-elles commis ? Ah ! plutôt que l’exil me venge d’une race abhorrée ; l’exil ou la mort, que sais-je ? Entre la mort et l’exil n’est-il pas un châtiment ; et ce châtiment que peut-il être, sinon la perte d’une forme qu’ils déshonorent ? »

Tandis qu’elle hésite sur leur métamorphose, les cornes de leurs fronts attirent ses regards. De tels attributs peuvent rester leur partage ; soudain ces monstres gigantesques se transforment en taureaux farouches.

Toutefois les impures Propétides osent refuser leur encens à Vénus. Mais en butte au courroux de la déesse, les premières elles trafiquèrent, dit-on, de leurs corps et de leurs baisers. Femmes sans pudeur, leur front s’est endurci à la honte ; pierres, elles n’ont fait que changer d’endurcissement.

VI. Témoin de leurs fureurs criminelles, et révolté des vices sans nombre qui dégradent le cœur des femmes, Pygmalion vivait libre, sans épouse, et longtemps sa couche demeura solitaire. Cependant son heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l’ivoire éblouissant une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l’artiste s’éprend de son œuvre. Ce sont les traits d’une vierge, d’une mortelle ; elle respire, et, sans la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir ; tant l’art disparaît sous ses prestiges mêmes. Ébloui, le cœur brûlant d’amour, Pygmalion s’enivre d’une flamme chimérique. Plus d’une fois il avance la main vers son idole ; il la touche. Est-ce un corps, est-ce un ivoire ? Un ivoire ! non, il ne veut pas en convenir. Il croit lui rendre baisers pour baisers ; tour à tour il lui parle, il l’étreint ; il s’imagine que la chair cède à la pression de ses doigts ; il tremble qu’ils ne laissent leur empreinte sur les membres de la statue. Tantôt il la comble de caresses, tantôt il lui prodigue les dons chers aux jeunes filles, coquillages, pierres brillantes, petits oiseaux, fleurs de mille couleurs, lis, balles nuancées, larmes tombées du tronc des Héliades. Ce n’est pas tout, il la revêt de tissus précieux ; à ses doigts étincellent des diamants ; à son cou, de superbes colliers ; à ses oreilles, de légers anneaux ; sur sa gorge, des chaînes d’or qui pendent : tout lui sied, et nue, elle semble encore plus belle. Il la couche sur des carreaux que teint la pourpre de Sidon ; il l’appelle la compagne de son lit ; il la contemple étendue sur le duvet moelleux : il croit qu’elle y est sensible.

C’était la fête de Vénus. Cypre tout entière célébrait cette fameuse journée. L’or éclate sur les cornes recourbées des génisses au flanc de neige qui, de toutes parts, tombent sous le couteau ; l’encens fume : Pygmalion dépose son offrande sur l’autel, et debout, d’une voix timide : « Grands dieux, si tout vous est possible, donnez-moi une épouse selon mon cœur. » Il n’ose pas nommer la vierge d’ivoire ; mais, dit-il, « qu’elle ressemble à la vierge d’ivoire. » Vénus l’entend ; la blonde Vénus, qui préside elle-même à ses fêtes, comprend les vœux qu’il a formés ; et, présage heureux de sa protection divine, trois fois la flamme s’allume, trois fois un jet rapide s’élance dans les airs.

Il revient, il vole à l’objet de sa flamme imaginaire, il se penche sur le lit, il couvre la statue de baisers. Dieux ! ses lèvres sont tièdes ; il approche de nouveau la bouche. D’une main tremblante il interroge le cœur : l’ivoire ému s’attendrit, il a quitté sa dureté première ; il fléchit sous les doigts, il cède. Telle la cire de l’Hymette s’amollit aux feux du jour, et, façonnée par le pouce de l’ouvrier, prend mille formes, se prête à mille usages divers. Pygmalion s’étonne ; il jouit timidement de son bonheur, il craint de se tromper ; sa main presse et presse encore celle qui réalise ses vœux. Elle existe. La veine s’enfle et repousse le doigt qui la cherche ; alors, seulement alors, l’artiste de Paphos, dans l’effusion de sa reconnaissance, répand tout son cœur aux pieds de Vénus. Enfin ce n’est plus sur une froide bouche que sa bouche s’imprime. La vierge sent les baisers qu’il lui donne ; elle les sent, car elle a rougi ; ses yeux timides s’ouvrent à la lumière, et d’abord elle voit le ciel et son amant.

Cet hymen est l’ouvrage de la déesse ; elle y préside. Quand neuf fois la lune eut rapproché ses croissants et rempli son disque lumineux, Paphos vint à la lumière, et l’île hérita de son nom. Tu naquis du même sang, ô malheureux Cinyre, toi que l’on eût compté entre les plus fortunés mortels, si tu n’avais pas été père.

VII. Je vais chanter un crime odieux. Arrière, jeunes filles. Pères, fuyez, retirez-vous ! Que si mes accents trouvent le chemin de vos cœurs, puisse ma voix ne frapper que des oreilles crédules, ou si vous croyez au forfait, croyez également à la punition.

Ah ! la nature permet-elle d’ajouter foi à la réalité d’un tel crime ! Ô Peuples de l’Ismarie, ô mes frères, je vous en félicite ; j’en félicite la terre que nous habitons ; nous sommes loin des lieux maudits, théâtre de ces épouvantables scènes. Le précieux amome, le cinname, le nard embaumé, l’encens que distille un bois aride, peuvent orner le sein de la fertile Arabie. Eh ! ne produit-elle point l’arbre de Myrrha ? C’est payer trop cher une nouvelle parure.

Non, ce n’est point l’amour qui te blessa de ses traits ; il s’en défend, Myrrha. Sa torche n’est point complice de ta flamme incestueuse. Non, c’est un brandon du Styx qui l’alluma en toi ; non, c’est la bouche empoisonnée de l’une des furies qui le souffla dans ton sein ! On est criminel de haïr un père : mais un tel amour ! c’est un forfait bien plus détestable que ta haine. Toute une élite de princes est là qui recherche ta main ; toute la jeunesse de l’Orient se dispute l’honneur de partager ta couche ; choisis entre tous, Myrrha, prends l’un d’eux ; prends, mais excepte quelqu’un dans le nombre.

Myrrha le sent bien : elle combat cet horrible amour. « Hélas ! dit-elle, ou laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ? Ô dieux ! que j’implore, ô Piété, ô droits sacrés de la nature, prévenez un tel attentat. Souffrirez-vous un si grand crime ? Mais est-ce un crime en effet ? Non, le sang ne condamne point les feux dont je brûle. Eh ! les animaux ne s’assemblent-ils pas sans choix ? Est-ce une honte pour la génisse de s’unir avec son père ? Le coursier prend sa fille pour compagne, le bélier rend féconde la brebis qui l’a mis au jour, l’oiseau dépose dans le sein maternel le germe qui doit le reproduire. Heureux privilège ! l’homme s’est fait des lois bizarres dont la jalouse rigueur défend ce que la nature autorise ; et pourtant, on l’assure, il est des contrées où le fils et la mère, le père et la fille, enchaînés par un double lien, voient l’amour accroître leur tendresse. Hélas ! que ne suis-je née en ces lieux ! C’est le hasard qui m’opprime, le hasard de la naissance. Mais pourquoi retomber dans mes funestes pensées ? Loin de moi, désirs illégitimes ! Oh ! il mérite d’être aimé, mais d’être aimé comme un père. Eh quoi ! si je n’étais pas la fille de Cinyre, du noble Cinyre, je pourrais dormir dans ses bras. Ainsi donc c’est parce qu’il m’est tout qu’il ne m’est rien. Tout mon malheur est de lui tenir de trop près. Une étrangère serait plus heureuse.

« Ah ! fuyons, quittons les champs de la patrie ! Étouffons mon crime et mon amour ! Mais une illusion décevante me retient. Être là, auprès de Cinyre, le voir, le toucher, lui parler, sentir sa bouche sur la mienne, c’est beaucoup à défaut d’autre espérance. D’autre espérance ! Et que peux-tu prétendre au delà, fille impie ? Quoi ! ces noms, ces droits que tu profanes, ne les connais-tu pas ? Dis, seras-tu la rivale de ta mère, la fille de ton amant, la sœur de ton fils, et la mère de ton frère ? Ne crains-tu donc pas les sombres serpents qui sifflent sur la tête des furies, ces torches vengeresses, menaçantes, qu’elles agitent devant les yeux des coupables épouvantés ? Ah ! puisque ton corps est exempt de souillure, interdis au crime l’accès de ton âme. La nature a des lois souveraines ; ta flamme monstrueuse en violerait la sainteté. Crois-tu qu’il se rende à tes vœux, lui, ton père ? Jamais ; il est trop pur, trop fidèle au devoir. Oh ! comme je voudrais qu’il partageât mon égarement ! »

Elle dit. Cependant Cinyre, qu’une foule d’illustres prétendants fait hésiter sur le choix d’un gendre, les nomme à sa fille, et lui demande quel époux elle préfère. Myrrha se tait d’abord. Les yeux attachés sur son père, elle rougit, et des pleurs viennent mouiller ses paupières brûlantes. Cinyre voit dans ces larmes le trouble d’une vierge pudique. Il sèche les pleurs, il essuie les joues de Myrrha, et sa bouche lui donne un baiser pour elle trop plein de délices. Il l’interroge de nouveau. « Quel est l’époux que tu désires ? — Un époux comme toi, » dit-elle. Cinyre approuve la réponse : il n’a pas compris. « Bien, ma fille, conserve toujours une piété si tendre. » À ce nom qui te reproche ton crime, tu baisses la tête, ô vierge infortunée !

La nuit avait fait la moitié de sa course, et dans l’âme des mortels la douleur s’était endormie. Mais la fille de Cinyre veille. En proie à l’indomptable feu qui la consume, elle roule des pensées frénétiques. Tantôt elle désespère, tantôt elle veut tout affronter ; elle craint, elle désire tour à tour. Que faire ? Elle l’ignore. Ainsi, blessé par la cognée, chancelle un grand arbre ; le dernier coup va l’abattre : où tombera-t-il ? On ne sait, mais de toutes parts on craint sa chute. Ainsi l’âme de Myrrha, ébranlée par maint assaut, penche, hésite, balance ; âme légère qui ne trouve en elle-même ni ressorts ni contre-poids. Nul terme, nul remède à son amour que la mort. La mort ! Elle s’y résigne. Elle se lève. Un lacet terminera sa vie ; elle l’a juré. Déjà sa ceinture est fixée au lambris. « Cher Cinyre, adieu ! puisses-tu devenir la cause de ma mort ! » Et pâle, elle nouait à son cou le lien funeste.

Ces accents confus parvinrent, dit-on, aux oreilles de la nourrice de Myrrha. Gardienne attentive, elle reposait au seuil de son élève. La vieille sort de sa couche, ouvre la porte, et le premier objet qui s’offre à ses yeux, c’est l’instrument de trépas. Pousser un cri, se meurtrir le sein, déchirer ses vêtements, arracher, mettre en pièces le lacet homicide, tout cela est l’ouvrage d’un instant. C’est alors, c’est à la fin qu’elle donne un libre cours à ses larmes, qu’elle embrasse la jeune fille, qu’elle veut connaître la cause d’un tel désespoir.

La jeune fille se tait ; muette, immobile, elle regarde la terre. Hélas ! pourquoi l’a-t-on surprise ? Pourquoi ces longs apprêts ont-ils retardé sa mort ? La vieille insiste. Par ses cheveux blancs, par ses mamelles qu’elle découvre, ses mamelles arides, par le berceau de Myrrha, par les soins qu’elle prit de son enfance, elle l’adjure de lui confier le secret de ses douleurs. Vaines prières ! Myrrha se détourne et ne peut que gémir. La nourrice redouble d’instances. Elle lui promet plus que de la discrétion. « Parle, dit-elle, accepte mes faibles secours ! Oh ! je ne suis pas engourdie par la vieillesse. Est-ce trouble d’esprit ? je sais qui te guérira avec des paroles et des plantes. Est-ce quelque sort malin ? on te purifiera d’après les rites de la magie. Est-ce colère des dieux ? un sacrifice apaise le courroux céleste. Que penser ? La fortune nous sourit, la maison est florissante, tout va bien ; tu as encore ta mère et ton père. »

À ce nom de père, Myrrha tire un soupir du plus profond de son cœur. La nourrice ne craint pas encore un crime ; mais elle soupçonne un amour malheureux. Décidée à pénétrer ce mystère, quel qu’il soit, elle prie son enfant de lui tout révéler ; elle la soulève pleurante sur son sein flétri de vieillesse, et la pressant ainsi dans ses bras débiles : « Je comprends, dit-elle, tu aimes ; mais, va, rassure-toi, mon zèle peut te servir en cela : ton père ne s’en doutera jamais. » Myrrha s’est arrachée de ses bras ; furieuse, elle imprime ses dents sur sa couche. « Éloigne-toi, par pitié, épargne ma misère et ma honte ; n’insiste pas ; va-t’en, ou cesse, ajoute-t-elle, de me demander ce que je souffre… Ce que tu veux savoir, c’est un crime. » La vieille frissonne ; elle lui tend ses mains, ses mains que l’âge et la crainte ont rendues tremblantes ; elle tombe aux pieds de son élève, et là, suppliante, prosternée, elle implore tour à tour les caresses et les menaces. Elle saura tout, sinon elle ira tout confesser, lien fatal, projet de mort : que Myrrha lui confie son amour, elle lui promet son assistance.

Myrrha lève la tête, et les larmes dont elle est baignée inondent le sein de sa nourrice. Elle s’efforce de parler : sa voix expire. Enfin, couvrant d’un voile la rougeur de son front : « Oh ! dit-elle, que ma mère est une heureuse épouse ! » Elle s’arrête, suffoquée de sanglots. La nourrice a deviné ; dans ses membres, jusqu’au fond de ses os, pénètre le frisson de l’horreur, et sur sa tête blanchie tous ses cheveux se hérissent et se tiennent droits d’épouvante. En vain pour étouffer, s’il est possible, cet horrible amour, la vieille s’épuise en remontrances. Myrrha sent la justesse de ses conseils ; mais c’en est fait, elle mourra si elle n’a pas celui qu’elle aime. « Vivez donc, dit la nourrice, vous aurez votre… » Elle n’ose dire votre père ; elle se tait, mais elle prend les dieux à témoin de sa promesse.

C’était l’anniversaire des fêtes de Cérès, de ces fêtes solennelles où, revêtues d’habits éclatants de blancheur, les femmes portent à la déesse, en guirlandes dorées, les premiers fruits de la moisson. Pendant neuf jours elles se refusent à Vénus, aux joies de l’hymen que la chasteté condamne. Au milieu d’elles, la reine Cenchréis, éloignée de son époux, célèbre les pieux mystères. Or, tandis que l’épouse fuit la couche nuptiale et ses légitimes plaisirs, la nourrice que son zèle égare, trouvant Cinyre échauffé par l’ivresse, lui peint sous un faux nom l’amour, hélas ! trop réel, d’une jeune fille dont elle lui vante les attraits. Cinyre demande son âge : « L’âge de Myrrha, » dit la nourrice. Elle reçoit l’ordre de l’amener et court en hâte rejoindre son élève. « Bonne nouvelle, ma fille, victoire ! » L’infortunée Myrrha ne livre pas son âme à une entière allégresse ; un sinistre pressentiment l’accable, et toutefois elle se réjouit, tant le cœur est plein de contradiction.

Voici l’heure du silence. Parmi les étoiles de l’Ourse, le Bouvier dirige obliquement le timon de son char. Myrrha va consommer son crime. La lune s’enfuit. Elle voile son front argenté. Les astres obscurcis se couvrent de sombres nuages. La nuit éteint ses flambeaux. Le premier de tous, Icare dérobe sa face à la pieuse trigone que l’amour filial immortalise. Coupable Myrrha ! Trois fois elle chancelle sans retourner en arrière ; trois fois le hibou répète à son oreille son lugubre avertissement. Elle va… La nuit, les profondes ténèbres affaiblissent encore un reste de pudeur ; d’une main elle tient la main de sa nourrice, de l’autre elle tâte l’ombre et interroge l’obscurité. Déjà elle touche au seuil nuptial ; déjà la porte s’ouvre ; déjà elle pénètre dans l’enceinte. Mais ses genoux tremblants fléchissent ; pâle, glacée, ses forces l’abandonnent en chemin. Plus l’instant fatal avance, plus elle frémit d’horreur, plus elle se repent d’avoir osé. Que ne peut-elle, sans être connue, revenir sur ses pas ! Elle hésite. La vieille l’entraîne par la main ; elle la pousse vers le lit pompeux, et, la livrant à Cinyre : « La voilà, dit-elle, elle est à vous ; » et d’horribles embrassements les unissent.

Cinyre reçoit la fille de ses entrailles dans sa couche incestueuse. La jeune fille tremble ; il la rassure, il apaise son effroi. Peut-être usant des droits de l’âge, il l’appelle mon enfant, peut-être répond-elle « mon père. » Rien ne doit manquer au crime, rien, pas même les noms.

Myrrha sort du lit paternel. Ô forfait ! elle est mère ! Elle porte dans son flanc le gage d’un amour odieux, elle a conçu de l’inceste ! La nuit du lendemain renouvelle sa honte, et cette nuit n’est pas la dernière. Mais enfin Cinyre veut connaître son amante, après tant de doux plaisirs ; un flambeau la montre à ses yeux : il voit sa fille et son déshonneur. La parole expire sur sa bouche ; furieux, il saisit son épée suspendue aux parois. Le fer brille hors du fourreau. Myrrha s’enfuit dans les ténèbres ; la nuit sombre la dérobe à la mort. Seule, errante dans les vastes campagnes, elle abandonne les palmiers de l’Arabie et les plaines de Panché. Neuf fois le retour du croissant nocturne avait éclairé ses courses vagabondes, lorsque, brisée de fatigue, elle se laisse tomber sur la terre de Saba. Hélas ! son flanc portait à peine le fardeau de la maternité ; alors, ne sachant quels vœux former, partagée entre la crainte de la mort et le dégoût de la vie, voilà les prières qu’elle adresse aux dieux : « Ah ! si le repentir vous désarme, entendez-moi, dieux justes ! Oui, j’ai mérité mon sort et j’en accepte la rigueur ; mais épargnez aux morts comme aux vivants l’opprobre de ma présence ; bannissez-moi de l’un et de l’autre séjour ; changez mon être, et que la mort et la vie me soient également refusées. » Le ciel, que le repentir désarme, bénit les vœux suprêmes de Myrrha. Elle parle encore, et déjà la terre recouvre ses pieds, ses ongles se divisent ; il en sort des racines tortueuses, solide appui du tronc qui s’allonge ; les os deviennent bois, et la moelle y circule toujours ; le sang a formé la sève ; les bras sont les grands rameaux ; les doigts, les branches légères ; la peau se durcit en écorce ; déjà l’arbre s’élève : il presse le sein que le crime a fécondé ; la gorge est ensevelie : le cou même va disparaître. Myrrha n’attend pas son destin ; elle prévient le bois qui la gagne, et s’affaissant sur elle-même, elle se plonge au fond de son tombeau. Mais tout en perdant, avec sa forme, le sentiment de ses douleurs, elle pleure encore, et l’arbre qui l’emprisonne distille goutte à goutte de tièdes et précieuses larmes ; cette liqueur embaumée, c’est la myrrhe qui conserve son nom, et qui perpétuera sa mémoire jusque dans les siècles futurs.

VIII. Cependant le fruit de l’inceste a crû sous le bois maternel, et cherche à se dégager des liens qui le captivent. L’arbre en travail s’enfle, se tend. Le fardeau de l’amour déchire ses flancs douloureux, et la voix manque à l’expression de la souffrance. Myrrha ne peut invoquer le secours de Lucine ; mais elle semble prête à enfanter. Elle se recourbe, elle pousse des soupirs profonds, et des larmes roulent sur son écorce humide. L’indulgente Lucine accourt : elle touche de la main les rameaux gémissants et prononce les paroles libératrices. L’arbre s’entr’ouvre, l’écorce fendue rend à la vie son tendre dépôt. L’enfant crie : les Naïades le reçoivent, le couchent sur l’herbe molle, et l’arrosent des pleurs de sa mère. Sa beauté forcerait le suffrage de l’envie elle-même. Telle, oui, telle est la gracieuse nudité que le pinceau prête aux Amours. Adonis leur ressemble : pour qu’il ne manque rien à la ressemblance, ou donnez-lui leurs flèches légères, ou ôtez-les à ses rivaux !

Le temps coule insensiblement ; il s’envole d’une aile rapide, et rien n’est si prompt que la fuite des années. Cet enfant qu’un arbre enfermait naguère et qui voit à peine le jour, cet enfant, hier le plus beau des enfants, le voilà dans l’adolescence, le voilà jeune homme, le voilà plus beau qu’il n’a jamais été, le voilà qui plaît même à Vénus et qui venge les infortunes de sa mère. Car tandis que l’Amour donne un baiser à Cypris, par malheur, une flèche, sortant à demi du carquois, effleure le sein de la déesse. Vénus, blessée, repousse son fils de la main. L’atteinte était profonde : la déesse se trompa d’abord à l’apparence, mais bientôt, éprise des charmes d’un mortel, Vénus oublie Cythère et ses rivages ; elle ne fréquente plus Paphos dont la mer forme la ceinture, Cnide aimée des pêcheurs, Amathonte aux mines opulentes. Elle abandonne le ciel même ; le ciel ne vaut pas Adonis. Elle s’attache à ses pas ; elle est sa compagne assidue. Jadis, sous de frais ombrages, tout entière à l’indolence, elle se livrait sans réserve aux soins de sa beauté. Maintenant les monts, les bois, les roches buissonneuses la voient errer, la jambe nue, la robe relevée à la manière de Diane ; elle anime les chiens, mais contre de douces et d’innocentes proies. Les animaux qu’elle poursuit, c’est le lièvre rapide, le daim, le cerf à la superbe ramure. Prudente, elle évite le sanglier féroce, le loup ravisseur, l’ours armé de griffes cruelles, le lion qui se gorge du sang des troupeaux.

Toi-même (et puisses-tu profiter de ses conseils !) elle t’engage à les craindre, ô Adonis ! « Sois brave, dit-elle, mais contre de timides adversaires : l’audacieux s’expose en se mesurant à l’audace. De grâce, ô mon jeune amant ! ne sois pas téméraire, au péril de mon bonheur ! Ces monstres qui tiennent de la nature des armes redoutables, oh ! ne va pas les affronter, ta gloire pourrait me coûter trop cher. Non, crois-moi, ni ton âge, ni ta beauté, rien de ce qui sut toucher Vénus ne pourrait attendrir les lions, les sangliers hideux : comme leurs yeux, leur âme est farouche. Les sangliers ! ils sont terribles ; leurs défenses recourbées, c’est la foudre ! Et les lions au poil fauve ! leur colère est impétueuse et sans borne ; c’est une race qui m’est en horreur. Tu me demandes pourquoi ? Écoute le merveilleux récit de l’antique châtiment qu’ils subirent : mais encore mal aguerrie, je suis déjà épuisée de fatigue ; voici l’ombre de ce peuplier qui nous invite et nous sourit ; le gazon nous offre une couche verte, je veux m’y reposer avec toi. » Et ils se reposèrent tous deux, et, pressant à la fois l’herbe et son amant, appuyant sur le sein du jeune homme sa tête gracieuse, elle parle, et des baisers se mêlent à ses paroles souvent interrompues.

« Une femme, tu l’as peut-être entendu raconter, surpassait à la course les hommes les plus agiles. Ce n’est pas une fable, un vain bruit, elle les surpassait tous, et l’on ne savait qu’admirer le plus en elle, ou sa vitesse incomparable, ou son éclatante beauté. Elle consulte un jour l’oracle : « Doit-elle prendre un époux ? — Un époux ? répond le dieu ! garde-t’en bien, ô Atalante ! Fuis les lois de l’hymen ; mais non, tu ne pourras t’en affranchir, et, sans cesser de vivre, tu cesseras d’être toi-même. »

Effrayée de cette réponse prophétique, c’est dans les forêts sombres que la vierge fait sa demeure. Une foule de prétendants la poursuit de ses vœux : elle les repousse avec dureté. « Non, dit-elle, non ; pour me posséder, il faut d’abord me vaincre à la course : luttez avec moi de vitesse ; ma main, mon lit seront le prix de la victoire ; le vaincu paiera de sa tête : telle est la loi du combat. »

La loi était cruelle ; mais la beauté a tant de puissance ! cette foule d’amants ne craint pas d’en affronter la rigueur.

Hippomène était là, spectateur de cette lutte barbare. « Quoi ! dit-il, courir de si grands dangers pour une femme ! » Et, dans son cœur, il blâmait l’amour de ces jeunes insensés. Il la voit, elle a rejeté les tissus qui la couvrent ; il la voit telle que je suis, ou telle que tu paraîtrais toi-même sous la forme d’une jeune fille. Il s’étonne, et, levant les mains : « Pardonnez, s’écrie-t-il, vous que j’accusais tout à l’heure ! Ah ! je ne connaissais pas le noble prix de vos efforts. » Il s’exalte à vanter ce qu’il admire. « Pourvu qu’un de ces jeunes hommes ne la devance pas à la course ! » Il désire, il tremble, il est jaloux. « Mais pourquoi, dit-il, ne tenterais-je pas aussi les hasards du combat ? Qui m’arrête ? Osons ! le ciel même protège l’audace. »

Tandis que ces pensées occupent l’esprit d’Hippomène, la vierge s’élance et vole comme l’oiseau ; moins rapide est la flèche qui part d’un arc de Scythie, et pourtant, aux yeux du jeune Aonien, elle n’en semble que plus belle. Il l’admire plus encore ; sa légèreté même est un charme qui l’embellit. Le vent joue avec sa robe flottante, que repoussent ses pieds agiles ; avec ses cheveux, qui voltigent sur ses épaules d’ivoire ; avec la frange de sa tunique, arrêtée sous le genou qu’elle dessine ; la blancheur virginale de ses joues s’anime d’un vif incarnat ; tel, sur les blanches tentures de l’atrium, un voile de pourpre jette une ombre qui les colore.

Hippomène reste absorbé ; mais c’en est fait, l’espace est franchi, et l’orgueilleuse Atalante couronne sa tête du laurier de la victoire. Les vaincus poussent un gémissement, et se soumettent à la loi fatale.

Le sort de ces infortunés n’épouvante pas Hippomène. Il paraît dans la carrière, et, les yeux attachés sur la jeune fille : « Pourquoi, dit-il, chercher un facile renom dans un triomphe sans honneur ? Mesurons-nous ensemble ; si la Fortune me donne l’avantage, un vainqueur tel que moi ne te fera point rougir de ta défaite, car j’ai pour père Mégarée, le fils d’Onchestus ; Neptune est l’aïeul de mon père : je suis, moi, l’arrière-petit-fils du roi des eaux. Ma valeur ne le cède pas à la noblesse de ma race ; si je succombe, Hippomène vaincu assure à ta mémoire une glorieuse immortalité. »

Il dit, et la fille de Schœnée le regarde avec des yeux pleins de douceur ; elle se trouble. Que doit-elle préférer, d’une victoire ou d’un revers ?

« Ah ! dit-elle, quel dieu jaloux de sa beauté le précipite à sa perte et le contraint, au péril de ses précieux jours, à rechercher ma triste alliance ? Oh ! je ne vaux pas tant à mes yeux ! Ce n’est pas sa grâce qui me touche, et pourtant cela aussi est fait pour m’attendrir mais c’est qu’il est encore si jeune ! C’est son âge, et non lui qui m’intéresse. Et puis, c’est qu’il est plein de courage, c’est que son âme est insensible à la mort, c’est qu’il rapporte son origine au souverain des mers, c’est qu’il m’aime, enfin, et qu’il tient à ma possession jusqu’à la mort, si le Destin sévère anéantit son espérance.

» Tu le peux encore, fuis, étranger, renonce à un hymen sanglant ; ma couche nuptiale est une couche funèbre. D’autres ne refuseront pas de te donner leur main : tu peux charmer le cœur de toute jeune fille sensée. Mais d’où vient l’intérêt qu’il m’inspire, après la mort de ses rivaux ? Il le veut, il mourra puisque le sort de tant de victimes n’a point découragé son audace, puisqu’elle le pousse au dégoût de la vie.

» Il mourra donc, et son crime est de vouloir me consacrer ses jours. La mort ! voilà l’indigne prix de sa flamme ! Oh ! l’Envie n’aura pas à se désoler de ma victoire ! Mais la faute n’en est pas à moi ; plût aux dieux qu’il abandonnât son entreprise, ou du moins, que n’a-t-il plus d’agilité ! Mais quels traits enfantins ! c’est le visage d’une jeune fille… Malheureux Hippomène, pourquoi m’as-tu connue ! Tu méritais de vivre ; si, plus heureuse, les destins ennemis ne s’opposaient pas à mon hymen, c’est toi, c’est toi seul que je choisirais pour partager ma couche. »

Elle dit, et naïve encore, blessée d’une première atteinte, elle aime, et, dans son ignorance des choses, elle ne se doute pas de son amour.

Cependant, peuple, monarque, tous demandent la course accoutumée. Alors, d’une voix tremblante, le rejeton de Neptune, Hippomène, invoque mon appui : « Ô belle Cythérée ! de grâce, viens, dit-il, seconder mon périlleux dessein ! Ces feux, tu les allumas, daigne les protéger. » Le zéphyr, sur son aile docile, m’apporta ses ferventes prières. Je me sentis émue, je l’avoue, et le secours ne se fit pas attendre.

Cypre possède, dans le plus fertile de ses cantons, un champ que les habitants de l’île ont nommé Tamase ; leurs aïeux me l’ont consacré naguère : ils en ont doté mes autels. Au milieu s’élève un arbre fastueux, à la chevelure d’or ; l’or éclate sur ses rameaux bruissants. Je venais de cueillir par hasard trois de ses pommes précieuses ; ma main les tenait encore ; invisible à tous, et présente à lui seul, j’aborde Hippomène et lui enseigne l’art d’en faire usage.

La trompette a donné le signal ; penchés en avant, tous deux s’élancent de la barrière, et leurs pas légers touchent à peine le sable uni qu’ils effleurent : sans se mouiller, leurs pieds raseraient les flots humides ; sans courber la tête des épis, ils voleraient sur la blanche moisson. De toutes parts on encourage Hippomène : ce sont des cris flatteurs, des paroles qui l’exaltent : « Bien ! bien ! redouble, jeune homme ! hâte-toi ! rassemble toutes tes forces ! Point de relâche ! À toi la victoire ! » Qui sait ? le rejeton de Neptune est peut-être moins charmé de ces vœux que la fille de Schœnée. Oh ! que de fois, pouvant le passer, ne suspend-elle pas son essor ! Elle contemple longtemps le visage d’Hippomène, et ne s’en détourne qu’à regret.

Mais il s’épuise, un souffle haletant s’échappe de sa bouche aride, et le terme est bien loin encore. Dans cette extrémité, le fils de Neptune lance un des fruits séducteurs ; la vierge s’étonne, la pomme l’éblouit et l’attire ; elle s’écarte, elle s’empare de l’or qui roule ; Hippomène la devance ; le cirque retentit d’acclamations. Atalante s’est oubliée ; d’une course légère, elle regagne le temps qu’elle a perdu, et le jeune homme est laissé derrière elle. Une seconde pomme arrête son élan ; une seconde fois elle a ressaisi l’avantage. Restait un faible intervalle à franchir. « À moi ! s’écrie-t-il ; à moi, déesse tutélaire ! » Et afin de la retarder plus encore, il lance obliquement, de toute la force de sa jeune main, cet or qui roule vers l’un des côtés de l’arène(4) ; la vierge semble hésiter ; j’aiguillonne son envie, elle y cède, et je rends la pomme plus pesante dans ses mains. Tout la ralentit, le détour, le poids qui l’accable. Enfin, pour ne pas allonger mon récit plus que la course elle-même, Atalante est vaincue ; le vainqueur fait son épouse de sa conquête.

Dis-moi, sa reconnaissance, ne la méritais-je pas, Adonis ? ne méritais-je pas son encens et ses vœux ? La reconnaissance, il l’abjure ; l’encens, il ose me le dénier. Soudain, ma bonté se change en colère ; indignée de ses mépris, je veux qu’un exemple prévienne de nouveaux affronts ; je m’anime à châtier le couple profane.

Il est un temple que le noble Échion voua jadis à la mère des dieux, et qui se cache au fond d’un bois sombre. Comme ils passaient un jour en ces lieux, la fatigue d’une longue route les invite au repos. Un amoureux désir s’empare d’Hippomène ; c’est moi qui lui souffle cette intempestive ardeur.

Éclairé d’un faible demi-jour, près du temple s’ouvrait un réduit en forme de grotte, que la nature a creusé de ses mains. Là, dans cet asile des vieilles croyances, le prêtre avait rassemblé les images de bois des divinités antiques. Ils entrent, et leur flamme impure a souillé le sanctuaire ; les dieux se détournent d’horreur ; la déesse au front couronné de tours se demande si elle ne plongera point les coupables dans l’onde stygienne ; mais c’est un châtiment trop léger à ses yeux. Soudain, leur cou de lis disparaît sous une crinière fauve, leurs doigts s’arment de griffes recourbées, leur corps se ramasse sur lui-même, et la poitrine en supporte tout le poids ; leur queue traîne sur la poudre, qu’elle sillonne ; la fureur éclate dans leurs regards, leur voix est un rugissement sourd, leur demeure un antre sauvage ; terribles à l’homme, mais dociles à Cybèle, ils mordent de leurs dents de lion le frein qu’elle leur impose.

Fuis-les, cher Adonis, fuis avec eux toute cette race féroce qui jamais ne montre le dos au chasseur, mais qui fait toujours front à l’attaque ; fuis-les ! Crains que ta valeur ne nous soit fatale à tous deux ! »

Tels sont les conseils de Vénus. La déesse, attelant les cygnes de son char, s’élève dans les airs. Mais les conseils timides ne font que révolter la valeur ; forcé dans sa retraite, un sanglier, dont les chiens ont suivi la trace fidèle, s’apprêtait à sortir du bois, lorsqu’un dard oblique part de la main du fils de Myrrha, et le perce. Soudain, le monstre à la hure effrayante secoue le javelot teint de son sang ; furieux, il poursuit le jeune homme, lui plonge dans l’aine ses défenses tout entières, et le jette mourant sur la terre rougie.

Le char léger de Cythérée voguait dans la plaine des airs, et ses coursiers à l’aile d’albâtre n’avaient pas encore atteint les rivages de Cypre ; de loin, elle a reconnu les plaintes de son Adonis expirant ; elle dirige vers lui le vol de ses blancs oiseaux, elle descend des hauteurs du ciel, elle voit… Quel spectacle ! Adonis, glacé, qui nage dans les flots de son sang. Elle s’élance, elle arrache, elle déchire ses voiles, ses cheveux, tout, et d’une main désespérée, elle meurtrit ses appas.

« Ah ! cruels destins ! non, tout ne sera pas soumis à vos lois, dit-elle ; non, mon Adonis devra l’immortalité aux monuments de ma douleur ! Chaque année ramènera des solennités funèbres, emblèmes animés de mort et de regrets : son sang produira une fleur délicate. Quoi ! naguère Menthe(5), la belle Nymphe, ne s’est-elle pas vue transformée en herbe odorante par la jalouse Perséphone ; et toi, fils de Cinyre, ta métamorphose trouverait des envieux ? » Elle dit, et sa main verse un nectar embaumé sur le sang qui d’abord frémit et bouillonne. Telles, quand le ciel se fond en pluie, des bulles transparentes s’élèvent à la surface des eaux. Une heure ne s’est pas écoulée, et voici qu’une fleur naît du sang qui la colore ; on dirait la fleur de l’arbuste qui recèle une graine féconde sous l’écorce de son fruit, l’éblouissante grenade. Mais son éclat ne dure qu’un instant ; trop frêle, trop légère, elle tombe, et le vent qui lui donne son nom la détruit et la brise.


(1) Olénus et Léthæa étaient deux époux : Léthæa osa préférer sa beauté à celle des déesses. Olénus prit sur lui le crime de sa femme et tous deux furent transformés en rochers.

(2) On peut comparer ce passage d’Ovide à la peinture du cerf apprivoisé que l’on trouve au septième livre de l’Énéide.

(3) Le nom de Cérastes vieillit du grec κέρας, corne.

(4) L’adverbe juveniliter n’a point d’équivalent dans notre langue. Il signifie que la pomme fut jetée au loin et avec force.

(5) Menthe fut une nymphe, aimée de Pluton, et que Proserpine, par jalousie, métamorphosa en une plante de son nom. La menthe servait aux embaumements ; voilà sans doute l’origine de cette tradition fabuleuse.