Mœurs bureaucratiques

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MŒURS BUREAUCRATIQUES[1].


LETTRE AUX AUTEURS DE LA DÉCADE.
Frimaire an ii (1793).

On a dit que les théâtres attaquaient les vices que les lois ne pouvaient atteindre : n’en pourait-on pas dire autant des journaux, tout de ceux qui, comme le vôtre, citoyens, consacrent toujours un certain nombre de pages à la morale ? Je le crois, et je penserais même qu’il est des vices et des ridicules que le théâtre ne peut pas plus atteindre que les lois ; qui donc en fera justice, si ce ne sont les journaux ? Je vous exhorte, citoyens, à persister dans la carrière que vous avez entreprise : le bien que peut faire un ouvrage périodique estimé, est immense ; vous savez que depuis Addisson jusqu’à nos jours, il en parait à Londres une foule dans le genre du Spectateur, et ceux qui ont voyagé dans ce pays-là (avant la révolution) savent combien les Anglais leur sont redevables. Aussi, quand la paix sera faite, vous adresserai-je un article de l’influence des journaux sur les mœurs anglaises ; article qui contiendra des observations et des faits que vos lecteurs seront bien aises de connaître, et qui j’espère, rectifieront bien des idées. Mais n’oublions pas l’objet principal de ma lettre.

N’avez-vous pas quelquefois eu affaire à des fonctionnaires publics qui abusent de la prééminence que leur donnent sur vous leur place et le besoin que vous avez d’eux, pour se permettre à votre égard des actions ou des paroles qu’ils ne se permettraient certainement pas si, au contraire, ils avaient besoin de vous ? C’est un abus de ce genre que je vous dénonce. Je n’aurai pour cela qu’à vous raconter tout bonnement ce qui m’est arrivé.

Un de mes amis partit il y a peu de temps de Paris, pour s’aller marier dans son pays : quelques jours après son départ, il m’écrit : Mon cher…, je suis désespéré, furieux, contre moi, contre mon étourderie ; mon mariage est sur le point de se conclure ; toutes les difficultés sont levées ; tout est prêt, mais tout est suspendu : on vient de m’avertir qu’il faut que mon mariage soit affiché à Paris, dans la section où je demeurais, pendant trois jours ! Il en faut autant pour que ma lettre te parvienne, autant pour que la tienne m’apporte mes papiers, voilà une mortelle décade à attendre ! Ma future est au-dessus de toute imagination ; cours à mon ancienne section, etc., etc. » Et vite, vite, je vais à la municipalité, de là à la section ; je m’adresse au commissaire de police, je lui remets les papiers pour qu’il les place sous le cadre, et il m’assigne au septidi suivant, pour les reprendre. Le septidi (c’était justement un jour de courrier pour R…, où est mon ami ), je vole, avant onze heures, chez ce commissaire de police. La formalité se réduisait à une misère ; il ne s’agissait plus que de certifier l’affiche ; je n’avais ensuite qu’à faire légaliser la signature du commissaire, puis mettre le tout à la poste. Je me présente chez lui : il était heureusement seul, et devant son bureau ; je demande mes papiers. Lui, de me faire un petit signe de la main pour que je me tinsse tranquille jusqu’à ce qu’il eût achevé ce qu’il faisait. Je me promenai un instant ; tout-à-coup mon homme se lève, et se met à arranger son bureau ou plutôt sa table, et à l’assurer. — « Cette maudite fille, disait-il en parlant de sa servante, il faut qu’elle dérange ma table chaque fois qu’elle balaye la chambre. » — Il fut plus d’un quart d’heure à la tirer, à la pousser, jusqu’à ce qu’elle fût bien d’aplomb ; après quoi, s’apercevant qu’il ne restait pas la place d’une chaise entre la table et une cheminée qui était proche : — « Ho, ho ! dit-il, il faut qu’on puisse s’asseoir là. » — Alors, se relevant, il recommença un arrangement qui me parut bien long, car je sentais que l’heure s’avançait, et que, si les papiers ne partaient pas par ce courrier, ils seraient retardés de plusieurs jours ; cependant je ne voulus rien lui dire, car il voyait bien que j’étais là, et que j’attendais.

Il se remit devant sa table, et je crus bien qu’il allait expédier mon affaire, lorsqu’une jeune femme, dans un négligé fort sale, et que je compris être sa belle-fille, sortit d’une chambre voisine, d’un air évaporé, en disant : « Donnez-moi vite une plume et du papier, que je copie cette chanson. » — Le beau-père répondit, d’un air posé : — « Pouh ! pouh ! une plume et du papier ! et faut-il tout renverser pour cela ! Une plume ; c’est bien aisé à dire ; je n’en ai point. — En voici une, dit la fille en prenant un tronçon de plume. — Elle ne vaut rien, celle-là, dit le père ; tu vas tout renverser sur ma table… Tiens, prends la mienne, et laisse-moi tranquille. — Et où voulez-vous que je me mette à présent ? — Tiens, mets-toi là et dépêche-toi, car j’ai affaire avec le citoyen (en me montrant). » — Il se leva, la fit mettre à sa place, et lui, s’occupa à ranger quelques papiers, à chercher celui qu’il me fallait, qu’il n’eut pas de peine à trouver ; car, heureusement pour moi, les affaires n’étaient pas nombreuses dans cette section.

La jeune femme écrivait toujours ; sa chanson était d’une longueur désespérante ; et de temps en temps, elle s’arrêtait et me lançait des regards satisfaits, pour me faire apercevoir qu’elle avait le goût de la musique et de la littérature, et qu’elle copiait des vers ; ce dont, pardieu, je m’apercevais trop bien, car je songeais à mon ami, qui, quoiqu’à quatre-vingts lieues de moi, attendait son acte, et séchait d’impatience.

Enfin elle finit. Le commissaire, avec le plus majestueux sang-froid, reprit sa place ; mais quand il voulut prendre sa plume. — « Bon dieu ! la voilà toute gâtée ; a-t-on jamais mis une plume dans cet état ? » — Et il fallut la retailler ; mais il y a des gens qui sont une demi-heure à tailler une plume : il était de ces gens-là. Pendant qu’il maniait le canif, il poussa l’affabilité jusqu’à m’adresser la parole. Il me demanda si la personne pour qui je venais retirer cet acte, reviendrait à Paris après son mariage, quel était son état, si j’étais de la même section ; enfin il paraissait ne pas mieux demander qu’à lier conversation avec moi. Je lui répondis poliment ; je ne voulais point l’indisposer, car il était autorisé à me garder mon acte encore jusqu’au soir du même jour, s’il avait voulu ; mais cependant je tâchais de rendre ma conversation ennuyeuse autant que possible, afin de ne pas le détourner. Après bien des essais, bien des jurements entre ses dents, sa plume alla bien. Il prit le papier, et commença à écrire.

Je respirais : il ne me fallait que deux lignes et sa signature ; rien n’égalait ma joie, lorsque sa servante rentra. Elle revenait de la boucherie, d’où elle rapportait un joli morceau de bœuf et une poitrine de mouton. Elle avait un petit air de triomphe. Elle montra toute cette viande dans le plus grand détail et de tous les côtés, à son maître, en lui contant toute la peine qu’elle avait eue, et le temps qu’elle avait perdu pour attendre son tour : enfin elle se lit bien valoir et aussi longtemps qu’elle voulut, car son maître avait l’air de s’intéresser à son pot-au-feu bien plus qu’à mon acte de mariage. — « Ah ça, lui dit-il, comment allez-vous apprêter cette poitrine de mouton ? — Eh, pardi ! je vais la mettre à la broche. — Non pas, Victoire, non pas, je vous prie ; il ne vaudrait rien à la broche, ce morceau-là, rien du tout ; il est trop sec : il faut le mettre en côtelettes. »

Je crus que j’aurais à assister à l’ordonnance du dîner et du souper ; je m’approchai du commissaire, et je lui dis, avec toute la douceur dont je suis capable : « Citoyen commissaire, je vous observe que je suis très-pressé, et que vous me feriez plaisir…— Citoyen, donnez-moi le temps ; ne faudrait-il pas tout quitter pour vous servir ? je n’ai pas perdu une minute. — Voilà bientôt une heure et demie que je suis ici, répliquai-je, d’un ton très-poli. — Si vous êtes pressé, cherchez quelqu’un qui vous satisfasse. » — Ce ton-là, à la suite d’une attente aussi longue, me blessait, et mon air commençait à le laisser apercevoir, malgré le soin que je prenais de me contenir. — Citoyen, lui dis-je, vous savez bien que je ne peux pas m’adresser à un autre ; je ne vous demande que deux lignes et votre signature. — Eh bien, mettez-la vous-même, dit-il impatienté, en jetant sa plume. »

Je vis alors qu’il eût mieux valu, puisqu’il était sur le point d’achever, le laisser faire tranquillement ; que j’avais moi-même ajouté une anicroche à tant d’autres ; et comme je me trouvai sur le point de m’en retourner sans avoir mon papier, je sentis qu’il n’aurait pas fallu lui prouver qu’il ne faisait pas son devoir, et que j’avais eu tort d’avoir raison. Cependant il se radoucit, ou, pour parler plus exactement, d’un air renfrogné, il me délivra mon acte.

Je sortis, bien en colère contre ce commissaire ; et tout en courant pour faire ma lettre à mon ami, je me disais tout bas à moi-même : Dans une République… se jouer ainsi du temps d’un citoyen !… des personnes qui ne sont que les commis du peuple !… payés par lui ! et autres plaintes de ce genre. Mais afin que mes souffrances ne fussent pas perdues pour mes concitoyens, je me promis bien de vous envoyer une relation de cette entrevue ; je me flattais même que ce commissaire de police, qui d’ailleurs n’est point un méchant homme, pourrait peut-être la lire ; et ce n’est pas impossible, car je crois qu’il va prendre son petit verre au café Procope, en face de l’ancienne comédie Française, où l’on reçoit votre Décade. Je ne lui veux point de mal ; mais je ne serai pas fâché qu’il fasse quelques réflexions sur les devoirs des fonctionnaires publics.


LETTRE DE BONIFACE VÉRIDICK
sur la manie des animaux inutiles.

Nivôse an iii (1794).

Je ne vous écris point, citoyens, pour blâmer le penchant qui nous porte à aimer de certains animaux. Qui peut être insensible à l’attachement du chien, à ses touchantes caresses ? Son amitié n’a point cette susceptibilité qui rend si pénible l’amitié de bien des hommes ; et il ne m’appartient pas d’en médire, à moi, qui suis soumis à ses liens : un gros dogue et moi, nous nous aimons depuis plus de sept ans, sans nous être brouillés qu’une seule fois. C’était au sujet d’une épaule de mouton, qui se réchauffait sur un fourneau, et que Thom (c’est le nom de mon ami), s’appropria mal à propos. Il y eut des torts de part et d’autre, ainsi n’en parlons plus.

Il y a quelques années, je visitais fréquemment une famille étrangère, établie à Paris. Indépendamment de l’agrément que je trouvais dans la société du père et de la mère, gens estimables à tous égards, je faisais grand cas du fils aîné, qui était bien le jeune homme le plus sensé que j’aie connu. Il ne savait peut-être pas autant de choses que bien d’autres, mais il avait des idées justes sur tout ce qu’il savait. La jeune fille, quoiqu’au sortir de l’enfance, n’était pas indigne de figurer parmi des gens raisonnables ; je ne l’ai jamais entendue parler de ses


  1. En 1793, au plus fort de la Terreur, J.-B. Say, nouvellement marié, s’était retiré dans un village près de Paris, où il se proposait d’ouvrir une maison d’éducation, lorsque quelques hommes de lettres, au nombre desquels se trouvaient ses amis, Andrieux, Ginguené, Amaury-Duval, vinrent lui proposer de prendre la direction d’un recueil périodique destiné à ranimer en France le goût des lettres, et à défendre les principes de la morale et d’une liberté sagement comprise. Pendant cinq ans, et jusqu’à son entrée au Tribunat, notre économiste a été le rédacteur en chef de la Décade philosophique, littéraire et politique. Il l’a enrichie de beaucoup d’articles ; on se borne à en reproduire quelques-uns, qui, outre le plaisir que peut procurer leur lecture, montreront les tendances de cet ouvrage périodique, et la tournure d’esprit des véritables amis de la liberté et du bien public à cette époque.
    (Les Éditeurs.)