Mœurs des diurnales/2/01

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 129-134).


SECONDE PARTIE








DES LIEUX COMMUNS


C’est un ânonnage de ceux qui prônent l’éducation classique de dire que l’homme ne vit pas de pain seul, mais surtout de lieux communs, et que les Grecs et les Romains les ont tous développés bien avant nous ; comme ce que dit Platon de la mort, ou Cicéron des devoirs, ou Thucydide de la patrie, ou Sénèque de la vieillesse ; tellement que vous ne sauriez parler des feuilles qui tombent à l’automne, des embarras de voitures, de l’immortalité de l’âme, ou des vices contre nature, sans qu’ils vous allèguent tout aussitôt un vers de l’Odyssée, une satire d’Horace, une page du Phédon, ou le roman de Pétrone. Voilà qui est excellent pour un article de critique, où on est toujours sûr d’affirmer son autorité sur un auteur nouveau en lui opposant les anciens. « Il ne faut pas réveiller les morts du Dante ; » on ne refait pas Shakespeare ; Molière a toute votre scène ; ah, si Racine n’avait pas écrit Phèdre, ou l’abbé Prévost Manon Lescaut, ou Sophocle Œdipe roi ; et même on peut affirmer sans grands risques que le sujet était mieux traité dans les contes de Boccace ou dans ceux des Mille et une nuits, attendu que le lecteur n’y ira point voir, et que si l’auteur répondait, vous n’avez qu’à vous moquer purement de lui ; d’ailleurs, il ne s’y frottera pas, crainte que vous lui en fassiez porter la peine lors de son œuvre suivante. Mais la critique est un genre de journalisme tout spécial.

Ne craignez pas, au contraire, d’exprimer votre pensée librement, sans forcer votre originalité, chaque fois que vous trouverez une idée générale. Rien ne se crée ; mais, dans la mémoire du public, tout se perd. La Bruyère a beau écrire : « Tout est dit, et l’on vient trop tard, depuis six mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » Votre lecteur n’a pas six mille ans et tel de vos « lieux communs » aura pour lui tout l’attrait de la nouveauté, si vous prenez le soin, toujours nécessaire, de le mettre à sa portée, et d’y glisser, de temps à autre, un rien d’imprévu :


Sur l’art :

Pour faire une œuvre d’art, la matière première ne suffit pas : il faut un artiste.

(Le Gaulois, 10 novembre 1903.)


Sur la sincérité de l’œuvre d’art :

Avec sa conscience ordinaire, l’artiste tient à faire une œuvre sincère. Dans ce but, il a désiré peindre ses portraits d’après nature.

(Le Figaro, 23 octobre 1902.)


Sur la vérité :

Il faut concentrer sa vue sur la scène, et, pour l’illusion, il faut oublier qu’on est dans une salle de spectacle, disent les partisans des salles sombres. La vérité est peut-être dans le « milieu ». C’est d’ailleurs la place qu’elle préfère.

(Le Gaulois, octobre 1902.)


Sur les devoirs filiaux :

Et, songeant a la Course au flambeau, j’ai presque envie d’ajouter que les parents n’ont d’ailleurs pas grand’chose à attendre de leurs enfants.

(Le Figaro, 11 novembre 1902.)


Sur la folie :

Quand on est la femme d’un fou, on n’est jamais sûre de ne pas être étranglée.

(Le Figaro, 11 novembre 1902.)


Sur la banalité :

Voici un nouveau crime. Il est banal, car, même dans l’horrible, il y a de la banalité.

(L’Écho de Paris, 2 décembre 1902.)


Sur le mariage :

Ainsi le mariage, dans lequel on entre à larges portes, n’a pour ceux qui y étouffent d’autre issue qu’une grille d’égout.

(Le Temps, octobre 1902.)


Sur l’avenir de la jeunesse française :

Voilà, décidément, la jeunesse française qui se remue. Alors, comme dit l’autre, « il y a du bon ».

(gabriel hanotaux. — Le Journal, 17 novembre 1902.)


Ces quelques exemples suffiront aisément à vous guider.