Mœurs des diurnales/2/03

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 140-142).


DE L’ART DE TRADUIRE


Le rédacteur à qui aura été confiée la rubrique de l’étranger doit prendre soin de traduire, avec ou sans l’aide du dictionnaire, le plus littéralement qu’il se pourra, et de laisser au langage toute sa tournure étrangère. Il est bon de montrer au public l’ignorance que les étrangers ont tous de la langue française, et de lui faire comprendre que les étrangers écrivent tous mal. De plus, au cas (et il faut toujours le prévoir) où le metteur en pages commettrait une erreur, oublierait le titre, ou transporterait la note de l’étranger aux échos mondains, le lecteur se trouverait averti tout naturellement qu’il est en présence d’un article allemand ou d’un article anglais. Par exemple :


Dans les considérants de la sentence, le tribunal a déclaré considérer comme prouvé d’après les aveux des accusés et aussi d’après des preuves abondantes que les trois hommes ont commis dans trois cas et ont essayé de commettre dans un cas le crime de haute trahison.

(Le Temps, Allemagne. — 10 novembre 1902.)


Dresde, 11 février.

Le jugement prononcé par le tribunal extraordinaire dans l’affaire du prince héritier de Saxe a la teneur suivante :

« Le divorce est prononcé pour cause d’adultère commis par l’épouse inculpée avec le professeur de langues Giron. »

(Le Temps, 11 fév. 1903.)


Grâce à ce procédé, il est loisible à chacun de se charger de la rubrique. En effet, il suffit de chercher chaque mot dans le dictionnaire et de le représenter par son équivalent français, sans le changer de place. Outre les avantages énumérés plus haut, vous trouverez celui d’être fidèle et exact sans vous donner aucune peine. Si, d’ailleurs, un mot avait plusieurs sens dans le dictionnaire, choisissez le premier, qui doit être plus général, partant plus vague. Et si, l’opération terminée, l’ensemble ne paraissait pas clair, soyez sûr que le lecteur n’éprouvera aucune surprise, mais plutôt de la satisfaction, pourvu que vous preniez soin de lui faire bien voir qu’il lit un article en langue étrangère. Vos erreurs (si vous en commettez) passeront ainsi pour les sottises des Allemands ou des Anglais et vous aurez fait œuvre de bon patriotisme[1].

N. B. — La plupart des dictionnaires allemands sont imprimés en caractères latins. Si vous ne pouvez lire la gothique des journaux, il faudra transcrire lettre à lettre, en cherchant dans l’alphabet placé en tête. Un peu d’habitude vous facilitera ce travail. Pour l’anglais, l’italien et l’espagnol, cette difficulté n’existe pas. Vous pouvez, sans courir de risques, refuser de traduire les journaux russes.



  1. Un bon exemple de cette manière de traduire a été donné par l’éminent publiciste anglais Edmund Gosse, dans la vie du poète Donne (The life and letters of John Donne. Londres, 1899, vol. 1, pp. 23 et 24.) Sa traduction de la devise espagnole de Donne Antes muerto que mudado est de tous points excellente. M. Gosse écrit Before I am dead how shall I be changed, c’est-à-dire Avant que je sois mort combien serai-je changé ! Un autre aurait mis : « Plutôt mourir que changer », qui serait évidemment mauvais. Le premier sens de antes dans votre petit lexique est avant : c’est celui qu’il fallait choisir. Qui ne voit, d’ailleurs, que « plutôt mourir que changer » n’est qu’un truisme de proverbe ? Au lieu que la pensée : « avant que je sois mort combien serai-je changé ! » se trouve inscrite sur le portrait de Donne par Marshall, fait en 1591. Donne avait 18 ans et il prévoyait déjà qu’il cesserait un jour d’être courtisan libertin pour devenir doyen de Saint-Paul. Tant une traduction exacte et littérale, faite selon les préceptes indiqués, peut éclairer sur l’histoire d’une âme et d’une vie entière !