Mœurs des diurnales/2/14

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 178-186).
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DE LA LECTURE


Joseph Scaliger dit dans les Scaligerana : « Monsieur l’Ambassadeur (du roi de France, M. de Buzenval) lit ses livres sans être reliés pour la plupart, comme faisoit Turnèbe, et estudioit couché sur le ventre à terre. Ego non soleo legere libros nisi compactos. » Voyez du rat de bibliothèque. Et cet autre, qui écrit : « Le plus haut plaisir du lecteur, comme de l’auteur, est un plaisir d’hypocrite qui essaie de jouer les personnages qu’il s’imagine… Le vrai lecteur construit presque autant que l’auteur : seulement il bâtit entre les lignes. Celui qui ne sait pas lire dans le blanc des pages ne sera jamais bon gourmet de livres. » Ah, l’amateur Tartufe, le petit Jésuite ! Et plus loin : « Lire dans son lit est un plaisir de sécurité mêlée de bien-être. Mais il change de nature avec l’âge. Souvenez-vous de la page la plus intéressante du roman que vous dévoriez après coucher le soir, vers quinze ans, dans le moment où elle se brouille, s’assombrit, s’efface, tandis que la bougie brûlée à fond crépite, palpite bleu, fait craquer la bobèche, et s’éteint. Et du petit livre appuyé sur l’oreiller pour recevoir la première pauvre lumière du jour : couché sur le ventre, le menton soutenu par les mains, les coudes écartés, j’aspirais tous les mots. Jamais je n’ai lu plus délicieusement. Il n’y a pas longtemps que j’ai essayé de reprendre ma vieille position de l’aube. Elle m’a paru insupportable. Une charmante dame slave se plaignait un jour devant moi de n’avoir jamais trouvé la position « idéale » pour lire. Si on s’assied à une table, on ne se sent pas en communion avec le livre. Si on s’en approche, la tête entre les mains, il semble qu’on s’y noie parmi une sorte d’afflux sanguin. Dans un fauteuil, le livre pèse vite aux mains. On se couche ; on se met sur le dos, et, pour lire, on prend froid aux bras. Souvent la lumière est mauvaise ; il y a de la gêne pour tourner les pages ; si on se met sur le côté, la moitié du livre échappe : ce n’est plus la véritable possession. Voilà pourtant où il faut se résoudre. « C’est détestable pour les yeux », disent les bonnes gens. Ce sont de bonnes gens qui n’aiment point lire. Seulement l’âge diminue le plaisir de l’acte défendu où on ne sera pas surpris et de la sécurité où toutes les audaces de la fantaisie peuvent danser à l’aise. Restent la solitude douillette et tiède, le silence de la nuit, la dorure voilée que donne aux idées et aux meubles la lampe et l’approche du sommeil, la joie sûre d’avoir à soi, près de son cœur, le livre qu’on aime. Quant à ceux qui lisent au lit « contre l’insomnie » ils me font l’effet « de pleutres admis à la table des dieux et qui demanderaient à prendre le nectar en pilules ». Vous verrez qu’il ne parlera pas du journal. Ailleurs il vous dira le plaisir de « lire en chemin de fer, sous le demi-globe de la lampe, avec le tac-tac, tan-tan du train, et les couples de lumières jaunes et d’ombre par les vitres des portières, jusqu’à la lueur rose et grise du matin » ; de la joie « de se cloîtrer et de se calfeutrer contre le dehors : car nous voulons être en sécurité, et pouvoir serrer contre nous toutes nos pensées ». Du journal il ne soufflera mot. Mais il vous expliquera que « certains livres ne peuvent être séparés de leur premier aspect quand nous les avons connus », et il vous dévoilera « son goût infâme pour le livre pouceté, sali, annoté, crayonné, du cabinet de lecture, avec le profond mystère des pages déchirées »… Et le journal ? Tarare. Il vous confessera « le danger de vouloir trop connaître un livre, et de se fondre en lui, comme en la femme qu’on aime, et qu’on veut fondre en soi : quand on possède dans son âme la femme et le livre, on ne voit plus la femme, et on ne connaît plus le livre. Il faudrait toujours se réserver quelque surprise ». Il parle de la lecture, comme Stendhal de l’amour. Mais il ne lit pas son journal. S’il le lisait, il ne serait point ainsi.


Et il aurait l’avantage d’être plus semblable aux autres. Car le journal a créé le public. M. Bourdeau nous l’explique dans les Débats du 3 Janvier 1903, d’après M. Tarde.


La presse, comme le remarque M. Tarde, dans son livre l’Opinion de la foule, plein de vues aussi ingénieuses que profondes, a créé un groupement nouveau, le Public ; ce n’est plus par le lien des corps, comme dans les foules assemblées, mais par le lien des esprits, créé par le journal, que les idées cheminent à travers l’espace. Chaque journal est une paroisse, un diocèse ; les intérêts et les passions s’y trouvent idéalisés, sublimes en des théories. Le journal répond à un besoin croissant de sociabilité distincte et diverse.

Dialogue de chaque jour entre l’intelligence individuelle et l’intelligence publique, l’action qu’exerce la presse soulève le problème de psychologie le plus délicat.


Les inappréciables avantages qu’on peut tirer d’un tel dialogue ! Écoutez le Temps du 12 décembre 1902.


La sensibilité morale s’endurcit comme la sensibilité physique. Le journal nous apporte, tous les soirs et tous les matins, des récits effrayants : accidents, crimes, suicides, souffrances affreuses endurées par des populations entières ; expéditions militaires, brigandages, naufrages et le reste. Quelle est la jeune femme qui, en prenant son petit déjeuner, n’apprenne ainsi chaque jour vingt catastrophes, dont la moindre serait de nature à nous faire dresser les cheveux sur la tête, si nous avions le temps de nous la représenter avec le cortège de douleurs et de misères qu’elle traîne après soi ? Cela ne fait perdre à notre jeune femme, ni son appétit, ni sa belle humeur, ni son goût du plaisir. Cela ne dérange en rien l’ordre de sa journée telle qu’elle l’a combiné la veille, à supposer qu’elle soit du nombre des rares personnes de son sexe qui savent la veille ce qu’elles feront le lendemain ? On est blasé. La presse remplace l’expérience. Il fallait, jadis, avoir fait ses caravanes, pour porter dans sa poitrine un cœur de bronze. Il suffit aujourd’hui d’être abonné à un journal. On disait jadis d’un homme, pour expliquer qu’il demeurât indifférent, là où d’autres montraient de l’émotion ; il en a tant vu ! Nous disons aujourd’hui, pour excuser notre dureté : j’en ai tant lu !


De quels plaisirs vous vous privez donc, ô tristes chercheurs d’infini, lecteurs hypocrites, mes frères ! Hypocrites, puisque vous lisez les journaux. De toute nécessité vous les lisez. On ne peut pas vivre, si on ne les lit. Un homme sans journal est comme un aveugle sans bâton, un âne sans croupière, une vache sans cymbales. Ôtez-moi mon journal, et jusqu’à ce que vous me l’ayez rendu, je ne cesserai de crier après vous, comme un aveugle qui a perdu son bâton, de braire comme un âne sans croupière et de bramer comme une vache sans cymbales. Omnis diurnalis diurnabilis in diurnario diurnando diurnans diurnativo diurnare facit diurnaliter diurnantes. Ego habeo diurnales. Ergo gluo. Je connais mes auteurs : je vous les rends. Les cloches à Notre-Dame (vous m’entendez assez) les journaux au public. Vous en êtes ; j’en suis ; le journal nous a créés public. Il nous faut des journaux. L’homme ne vit pas de pain seul. Panem et diurnales ! Torture inconcevable que d’être sans journal ! Privez-moi plutôt de tabac, ou d’eau ou de pain. Lisez plutôt : « Nous n’imposerions aux détracteurs de la presse d’autre châtiment que de les sevrer pendant quelques semaines de la lecture des journaux ; on les verrait aussitôt venir à résipiscence » (J. Bourdeau, les Débats, 3 Janvier 1903). Qu’en dites-vous ? Celui-là n’est pas dans le Jardin des Supplices. Il est inédit, il est moderne, il est européen.

Et savez-vous comment il faut lire les journaux ? Il y a plusieurs méthodes. M. Secrétan, directeur de la Gazette de Lausanne, en lit certains pour se reposer : « Moi, dit-il, qui par devoir professionnel lis, tous les jours, beaucoup de journaux, de tous pays, je prends un journal de Paris quand, au bout de ma laborieuse journée, je veux ou me distraire ou me reposer. » (Revue Bleue, décembre 1902.)

Mais M. George Fonsegrive les lit entre ses repas. « Il est une heure ou quatre heures de l’après-midi… vous êtes bien éveillé, votre digestion ne vous trouble pas, vous prenez la feuille ou les feuilles, et, tout en faisant sauter les bandes, vous vous dites : « Attention ! » (Comment lire les journaux. 1 vol., Lecoffre).

Oh le fâcheux ! Il veut qu’on fasse « attention » à l’outrance ou à la discrétion des réclames, à la façon de résumer ou de couper les discours, aux chiffres qui sont faux, aux articles qui sont désintéressés, à la « manière légitimiste de présenter une histoire de chien écrasé ». Est-ce l’heure de jouer les Père Malebranche, et de se mettre à la recherche de la vérité ? Où la critique va-t-elle se nicher ? Porter « attention » à la lecture des journaux, des bons journaux, des amusants journaux, des journaux quotidiens, de notre pain quotidien que nous achetons pour un sou, pour un pauvre sou ! Et, comme dit l’Écho du 7 Janvier 1903, « il a eu son utilité, ce sou qui est l’étalon de la trésorerie populaire : il paie le petit pain de l’employé, le lait de la vieille femme, le bouquet de violettes de l’humble amoureux, et aussi le journal, bible et bibliothèque de l’homme moderne ». Attention ! Douter de ma bibliothèque, douter de ma Bible ? Ah, mécréant, on voit bien que vous n’avez pas la foi !