Mœurs des diurnales/2/15

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Loyson-Bridet ()
Mœurs des Diurnales : Traité de journalisme
Société du Mercure de France (p. 187-190).


L’AUTRE


Il n’y a plus (vous le savez bien, petites rosses) ni génies ni esprits. M. de Voltaire, le pharmacien Homais (qui en 1857 prit la suite de ses affaires) et Max Nordau, dont la concurrence a tué la maison, vous l’ont assez prouvé. Toute l’inspiration d’Ézéchiel[1] n’était que de manger, sur l’ordre prétendu de Dieu, force grandes tartines de m—e ; voilà pour les prophètes ; l’intéressant stréphopode fut scientifiquement opéré, au mépris des pratiques mystérieuses et surannées des sorciers de campagne ; voilà pour les crétins ; et l’on sait (sans plus faire de façons) comment le génie vient aux hommes. Coprophagie, leucocytose, syph — s ; lyrisme, idiotie, épilepsie ; hallucination, aliénation, suggestion, hystérie, inversion sexuelle, pathologie et psychopathie ; vous m’entendez assez. Dégénérescence. La cause aussi est entendue. Ce qu’il fallait démontrer. Basta, en espagnol.

Mais il y a l’Autre. Vous le connaissez bien ; nous en parlons toujours ; nous n’y pensons jamais. Celui dont nous disons « comme dit l’autre » et que nous n’avons jamais vu. Le journal a son secret ; la phrase a son mystère. L’Autre n’a pas de nom ; c’est l’Autre. Quand vous l’invoquez, il vous secourt. Criez à l’aide : il est là. Tout ce que vous ne savez pas, il le sait ; ce que vous savez, il ne le sait pas. C’est votre double ; il vous ressemble comme un frère. Entre minuit et une heure, si votre plume s’arrête — hélas — invoquez-le. Il vous parlera. Tenez ; voici qu’il est tard ; je suis seul, et entouré de noirceur et de silence : je l’appelle — et je vous le jure, moi, Loyson-Bridet, il me fait peur. Écoutez ses mots étranges, inarticulés : tiens bon mon vieux experto crede roberto c’est tapé chi lo sa much ado about nothing alors il y a du bon quos ego j’aimerais mieux autre chose eurêka ejusdem farinæ voilà le chiendent to be or not to be se non e vero ah que j’ai pouffé goddam vulgum pecus attends voir s’ils viennent a giorno et nunc erudimini méli mélo currente calamo shocking in anima vili sœur Anne ne vois-tu rien venir rara avis chi va piano va sano bone Deus all right couci couça hic jacet lepus il ne faut qu’un coup pour tuer le loup tu quoque in naturalibus ça se décroche de omni re scibili le pourceau d’Épicure proh pudor c’est chouette rien ne sert à rien that is the question stultorum numerus est infinitus…

Halte, je le tiens celui-là ! Il est dans mon petit dictionnaire Larousse, page 835 :

« Paroles de Salomon dont on peut encore faire l’application. »

Est-il donc Salomon ? Est-il Shakespeare ? Est-il Dante ? Romain, Grec, Hébreu, Italien ou de mon pays de veaux ? Est-ce un sans-patrie ? Est-ce Dieu ? Est-ce la déesse Raison ? Est-ce le buisson enflammé qui me dicte les nouvelles tables de la loi ? ou contemporain de Iahweh, des Elohim, est-ce le vénérable roi Hammourabi ? Est-ce Gavroche, Prudhomme, La Palisse, Mayeux, — ou, proh pudor ! Notre Maître lui-même ? Quelle est cette ombre inspiratrice des lieux communs éternels, cette sagesse des nations polyglotte, cette Babel du sublime éculé, cette savetière de l’idéal qui rapetasse nos articles ?

C’est l’Autre. Il n’a point de nom que ce nom contraire. Il est celui qui est, celui qui sait, par opposition à vous qui n’êtes ni ne savez. Adorez-le, mes frères, et invoquez-le souvent, à l’exemple de Notre Maître. Son origine est inconnue ; sa fin est obscure. Ne cherchons pas à le comprendre. Redisons seulement avec ferveur les mystérieuses paroles du premier dictionnaire de l’Académie Française :

« Comme dit l’autre : pour citer en général sans nommer personne. Car, comme dit l’autre, il faut bien, etc. »



  1. Ce raseur d’Isaïe traite des questions qui manquent vraiment trop d’actualité.

    Comment s’intéresser à ses histoires ? Jugez-en par ce passage, que je cite au hasard : « Alors, Eliakim, Shebna et Joach dirent à Rabskaké : — Parle à tes serviteurs en langue araméenne, car nous l’entendons, et ne nous parle pas en langue judaïque aux oreilles du peuple qui est sur la muraille. »

    Et Rabskaké répond : « Est-ce vers ton maître ou vers toi que mon maître m’a envoyé, pour dire ces paroles ? N’est-ce pas vers les hommes qui se tiennent sur la muraille, pour dire qu’ils mangeront leurs excréments et boiront leur urine avec nous ? »

    Il est dégoutant, Rabskaké. En voilà une conversation ! Est-ce donc ainsi qu’on composait les menus du temps d’Isaïe ?

    (Le Matin, 7 mai 1903.)