Maître Pied

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Calmann Lévy, éditeur (p. 147-168).

MAÎTRE PIED


À Monsieur Guy de Maupassant.


Bien résolu, cette fois, en vue de faire fortune, à devenir ce que le monde appelle un homme terre à terre, je sentis le besoin d’un Mentor. Et quel choisir, d’un conseil à la fois plus substantiel et plus subtil, que l’ex-notaire de ma famille, Me Pied, le juriste réputé le plus pratique de Normandie ?… Je me rappelais l’avoir contemplé en des soirées de jadis, dans cette grosse ville de province où mes inscriptions prises furent suivies de si peu d’exactitude au cours de droit ; — j’évoquais en pensée sa face froide aux lunettes d’or, son regard toujours baigné d’une sage indifférence, son menton de prognat, la matité de sa parole précise, son flegme taciturne, son front fuyant et pâle, et plus je songeais, plus je sentais que sa consulte me serait, dans l’espèce, d’un souverain secours.

Toutefois, une assez contrariante circonstance tempérait quelque peu, je l’avoue, l’élan qui me portait à rechercher son intime et familière fréquentation : — les gazettes de ces récents mois m’avaient appris qu’il s’était fait condamner à perpétuité. — Mon ombrageux naturel m’induisant aux désillusions trop promptes, la gravité de cette soudaine mauvaise note, la qualité de l’impair qu’elle supposait, auraient sensiblement amoindri, je crois, l’estime — jusque-là presque aveugle où je tenais la supériorité pratique de Me Pied, — n’eussent été deux détails du procès, lesquels m’avaient donné à réfléchir :

1o Le caractère — inexplicable chez lui, selon moi, de son « crime » ;

2o Ce fait que, veuf et venant de céder son étude au comptant depuis moins d’un semestre, il était advenu qu’au cours des assises, les plus retors de nos limiers judiciaires avaient fini par s’avouer hors d’état de lui découvrir la propriété d’une pièce de cinq francs, — tellement il avait su placer, à l’étranger, d’une façon secrète et sûre, le large demi-million qu’on lui savait.



Ah ! cette cause célèbre !… Comment, au lu des débats, du réquisitoire et du verdict, persister à me croire éveillé ?… Il en ressortait, en effet, l’énigmatique résumé suivant. — En Bretagne, l’Avril passé, Me Pied, par un hasard de villégiature, s’était trouvé, depuis deux jours, l’hôte de notre vieux et cher baron des Gauds-d’Argental, un de ses plus anciens clients, un ami. Le second soir, une discussion de dessert s’étant élevée, Pied, — si réservé d’habitude, avait tout d’un coup stupéfait les convives en se révélant comme grand mangeur de prêtres et de rois. On s’était échauffé et, par instants, il avait donné à ses auditeurs interdits l’impression d’un Robespierre… Puis, il s’était retiré dans sa chambre après avoir notifié, pour le lendemain matin, son départ — devenu nécessaire, d’ailleurs… Or, en vérité, c’est ici que les choses tournent à l’invraisemblable !… Au milieu de la nuit, se relevant en sursaut, Pied, — comme en proie à quelque maladive crise de perversité, de frénésie rancunière, de démence vindicative, absolument inconcevable chez l’homme que tous avaient, jusqu’alors, connu en lui, — s’était dirigé, brandissant un flambeau, vers la grange encombrée de fourrages qui attenait à l’habitation.

Des gens de ferme l’avaient vu mettre le feu ! — En un moment, la toiture éclata sous les flammes. — Heureusement, la proximité d’un puits réduisit le sinistre à de simples pertes matérielles. — Sur des rapports de témoins, la gendarmerie accourue avait arrêté l’incendiaire. — À l’instruction, Me Pied nia d’abord, jouant l’égarement, puis excipa d’accès de somnambulisme auxquels il était sujet. — Mais le plus étrange fut son attitude aux assises, où cyniquement il osa soutenir « qu’après tout, ce n’était pas un bien grand forfait d’avoir porté la torche dans la pigeonnière d’un sénile et arriéré talon rouge qui prétendait imposer à son siècle des idées politiques et religieuses déjà démodées sous Louis le Gros. »

Cette sortie lui valut l’examen médical. Les docteurs l’ayant déclaré pleinement responsable et de sang-froid, le procès suivit son cours. — Peuh ! l’on s’attendait à quelque trois ou cinq ans. Soudain, voici qu’au moment du délibéré, le prévenu, travaillé sans doute par une rechute, se mit à fredonner ces vers, — de plus en plus contradictoires non seulement avec tout son passé, mais avec l’expression distraite et sceptique de sa figure :


Oui, je voudrais, sans Dieu ni maîtres,
Usant de légitimes droits,
Des boyaux du dernier des prêtres
Étrangler le dernier des rois.


Pour le coup, les plus rassis de ses intimes ébauchèrent une grimace : le défenseur, abasourdi, réclama, devant l’évidente indisposition de son client, l’indulgence de la cour. — Vains efforts ! le jury breton, composé de bien-pensants, sortit exaspéré, pour ne rentrer, une minute après, que sur des conclusions entraînant l’application du maximum, — et tout fut dit.

Grâce à d’officielles influences, dont ses secrets mandataires surent voiler les concussions, il lui fut accordé, de haut lieu, de subir jusqu’à nouvel ordre sa peine (et ceci pour raisons de santé) en un pénitencier du Centre — où les douceurs salariées de l’infirmerie le reçurent : — depuis quatre mois, il y attendait les amnisties d’usage.

Malgré l’arrêt glaçant qui sanctionnait cette histoire, je persistais — fort de l’impression laissée en mes esprits par son déconcertant héros — à la trouver assez… mystérieuse.

Mais, à quoi bon, désormais, perdre le temps à l’approfondir ? Pied n’était plus qu’un homme à la mer.

L’essentiel était de savoir s’il avait recouvré, dans le calme de sa captivité son fonds de mérite et de clairvoyance. Que m’importait le reste ? La détention lui créant des loisirs, n’était-ce pas le moment de l’aller sonder et d’en apprendre, si possible, l’infaillible « Sésame, ouvre-toi ! » de la réussite, en affaires positives, le « mot qui suffit » à se guider vers la Fortune ? — M’étant donc fait recommander au ministre par une danseuse de mes amies, j’obtins de celui-ci, pour le directeur de la maison d’arrêt de C***, une lettre à faire battre aux champs devant mon domestique ; et, sur les trois heures de relevée, l’autre lundi, j’arrivai, valise au poing, à C***. Une fois le seuil franchi de son énorme prison, je remis ma lettre. — Le Directeur lui-même vint me prendre, avec affabilité : on traversa les cours. — Dans un angle du préau, cerné de massives murailles, un poêle, entouré de bancs, chauffait un abri de planches, un poste de surveillants. Le directeur m’y conduisit et m’y laissa seul, m’ayant prié d’attendre que le détenu me fût amené.

Bientôt parut, entre deux gardiens et vêtu de la bure grise des prisonniers, l’ex-notaire. Rien de changé, en sa rectiligne personne !… Une fois seuls, nous nous saluâmes : il m’indiqua l’un des bancs ; je m’assis, et, m’ayant imité, il m’offrit un havane, en me disant :

— Vous êtes le seul qui soyez venu me visiter. En quoi puis-je vous être utile ?

Devant pareil accueil, et fort de mon extrême jeunesse, je lui signifiai, sans ambages ni détours, à cœur ouvert, ma soif de conquérir une aisance dorée. Je lui avouai la foi que la lucidité de ses vues en affaires me suggérait toujours, et le grand espoir que, malgré sa mésaventure, j’avais fondé sur sa direction. Jusqu’à ce jour, mes goûts intellectuels m’avaient entraîné vers le culte des Lettres : écrire un beau livre me semblait encore un moyen de me créer une influence sociale et de parvenir, par suite, à la dignité du pain viager, la seule sérieuse en ce siècle.. M’étais-je fourvoyé ? Devais-je continuer ? et dans quelle ligne ?

— Cela dépend, répondit-il. — Si votre cerveau ne sécrète que du Beau convenu, si vous êtes né bon démarqueur, doué d’une écriture souple, d’une médiocrité… distinguée… Au fait, avez-vous publié quelque chose ?

Je tirai, de la poche de ma houppelande, mon unique volume, un recueil de vers intitulé : Loisirs d’un Contribuable.

Il le prit et, sous l’horrible jour du préau, se mit à le parcourir. Nous fumions en silence. Au bout de cinq minutes, il me le rendit avec une inoubliable expression de dédaigneuse tristesse.

— Le titre m’avait fait espérer mieux, dit-il, et j’en déplore l’ironie. Ces pages décèlent un souci constant de Beau pur, — et de qualité désintéressée ; on y sent frémir, sous le voile de vos vingt-cinq ans, le Mens divinior, le goût du rare, la recherche d’intégrité dans l’expression, l’éclair créateur. — Or, vous êtes pauvre ; voici donc votre inévitable avenir : — Dilution forcée de vous-même en menues productions obligatoires, impossibilité d’écrire l’œuvre vraie et puissante, mépris final de tous et de vous-même ; vieillesse précoce et sans ressources ; agonie sans les yeux au ciel de vos « Confrères », grabat d’hôpital ou de garni pour l’ultime soupir — et, sauf la sépulture par souscription, la probable fosse commune de tous les Mozart du monde. — Puis, une statue, peut-être, en un square, où votre ombre de bronze, sempiternellement entourée de bonnes d’enfants, semblera bénir le larbinisme humain, dont les demi-sourires poursuivront votre mémoire et dont vous aurez été le dindon.

À ces âcres paroles, je sentis une lueur me passer dans les yeux.

— Diantre ! grommelai-je, mais… si l’Art puissant, voyant et viril, conduit à cette fin sombre, — et si la science pratique de la vie conduit… où vous êtes, — que choisir ?

Cette fois, Pied fit un haut-le-corps et son visage glacé s’anima comme d’une surprise.

— Quoi ! s’écria-t-il, — vous n’avez rien deviné, à mon sujet, de plus que les autres — et, ce nonobstant, vous êtes venu ici d’instinct ?… Ma foi, cela mérite une confidence, rien, d’ailleurs, ne pouvant plus me nuire :

Et, me regardant au blanc des yeux, il reprit d’une voix plus basse :

— Ainsi vous, qu’une… fée… a doté de la faculté maîtresse, le flair, vous avez pu supposer qu’un homme aussi pondéré que moi pouvait s’être laissé entraîner à des… absences ?… Ah ! poète ! En quelle année pensez-vous donc vivre ? En 1452 ? En 1865 ?… Mais, nous mangeons un siècle par an, ce jourd’hui, mon cher novateur ! — et vous êtes en retard. — Sachez-le donc bien : de nos jours, ce n’est pas d’être au bagne, même à perpétuité, qui compromet l’avenir ; ce serait bien plutôt d’avoir écrit un livre empreint de votre genre de Beau idéal. Cela, nul ne s’en relève, — le monde pardonnant tout, — excepté l’âme. Poète, je suis ici parce que je sais ce que je veux et ce que je fais, et qu’ayant un but fixe, je sais me conformer au meilleur moyen de l’atteindre vite et d’un pas infaillible. Je suis au bagne parce que, — chacun ayant ses petites faiblesses, — j’ai soif de considération vraie ! officielle ! cotée !

» Certes il est d’autres façons de l’obtenir, mais j’ai dû choisir la plus brève et la plus sûre. — Oui, parce que j’ai soif du pouvoir en un mot ? — Vos prunelles se dilatent ? Voyons ! un peu de calme : rappelez-vous, et comparez. Socialement, qui étais-je, hier ? J’étais maître Pied, ancien notaire, trente mille francs de rente. Certes, c’était fort bien déjà ; mon nom m’ouvrait toutes les portes ; il est bref, terre à terre, témoigne d’une race prudente et ne porte ombrage à personne ; il est donc bien évident qu’aujourd’hui ce nom, — mis en relief par un acte d’importance, — pouvait me conduire à tout.

» Mais quel acte accomplir ? C’était là le problème. À quel titre eussé-je brigué, par exemple, les cinquante ou cent mille suffrages qui poussent à la Chambre et, par suite, si l’on sait son monde, au banc ministériel ? Remarquez bien qu’il me le fallait banal, cet acte, ce moyen, — (car je répugne à l’extraordinaire), — banal, mais d’une valeur pratique, s’étayant sur des précédents hors de conteste.

» Eh bien, un très attentif examen des affiches électorales de ces quinze dernières années me convainquit, bientôt, de cette vérité — devant l’évidence de laquelle s’inclinerait M. de la Palisse, — qu’entre les candidats dûment élus et validés, ceux qui se bornèrent à faire valoir, sur les murailles, les simples titres politiques (lesquels en valent bien d’autres), d’anciens forçats, d’incendiaires et d’échappés de bagne (en ajoutant « sous le feu des sentinelles », ce qui, attestant la vigilance de l’État, n’est jamais démenti) furent ceux qui, — j’en ai la liste — obtinrent, pour la plupart, de l’enthousiasme populaire, des ballots de bulletins.

» À cette découverte, je résolus de m’appeler Pied… tenez, tout bonnement comme on s’appelle Pyat.

» En effet, — si l’on ne bute pas contre un de ces cas d’engouement, où tout un peuple vote quand même pour l’homme en qui s’incarne l’idée du jour, et devant lesquels il n’y a rien à faire, — ces titres à la législature sont les plus irrésistibles aux yeux des masses radicales, — pour peu, surtout, qu’on les espace par des bouts de phrase tels que : « Martyr de la cause sociale, ayant bravé le jury, insulté et nargué les juges, fait acte d’homme « à poigne », et j’atteste qu’aucune capacité ne vaut ces titres, et ne prévaudrait contre eux. — S’étant raréfiés, toutefois, cette année, faute de sérieux titulaires, celui qui, comme moi, peut les rénover, offre donc d’indiscutables chances d’apparaître comme l’homme attendu. Bref, mon évasion, dût-elle me revenir à quelque cinquante mille francs, l’affaire pour moi demeure excellente.

» Ah ! qu’il doit être amusant de faire des lois — qui seront appliquées par ces mêmes juges vous ayant condamné aux travaux forcés. — Quand je pense à ce cher baron d’Argental ! M’a-t-il assez pris pour le spectre rouge, — moi, qui, si je cédais à l’enfantillage de me parquer dans une opinion, serais, sans doute, Jérômiste ! Un jour, je lui dirai combien il m’en a coûté d’accomplir le nécessaire sous son digne toit… Mais l’instant de mon « Vive la Pologne !… » étant sonné, je devais tout sacrifier à l’occasion. Mon plan l’exigeait, — et je me sens, ce soir, le but si bien en main, qu’entre ce chausson de lisière, que j’achève, et le portefeuille, je ne fais d’autre différence que celle de la fleur au fruit.

» Laissons cela. C’est assez parler de moi, mon avenir étant magnifique et tout tracé. Causons du vôtre. Maniez-moi, désormais, de l’or et non des mots. Plus de Beau idéal, plus d’Art, plus d’âme, plus de fumisteries ! — ou gare le grabat, la voirie, et les bonnes d’enfants sous votre bronze.

» Dès demain, louez-moi, dans Paris, un bureau, trois chaises, un fauteuil, deux bancs pour l’antichambre, un domestique en livrée neutre et sévère, et que sur votre porte soit clouée une large plaque de cuivre avec ce mot : banquier. Ce titre est d’un si intrinsèque prestige, il est à ce point magique, voyez-vous, que si tel mendiant, tel famélique loqueteux, osait l’inscrire au fronton de son échoppe, le passant, qui viendrait de lui jeter deux sous, lui confierait peut-être sa fortune. La leçon subie d’une faillite de quinze cents millions confiés au premier venu, n’est-elle pas oubliée déjà ? Les deux milliards qui viennent de s’évaporer entre les deux Amériques ont-il appris quelque chose ? Rien. Rien. Rien.

» Pénétrez-vous de cette vérité, en y conformant vos actes, — mais en criant au paradoxe, si des clients vous la redisaient ! Vous n’avez point d’or ? Feignez d’en manier ! L’or est comme les femmes, il vient vite à qui s’en occupe toujours. Quant aux « artistes », peignez-vous la tête de leur souvenir. — Fuyez les humbles et les tristes, et les Pauvres : ils sont contraires à la lumière de l’or.

» Bref, rappelez-vous chaque matin le mot du vieux Laffitte mourant, et disant à ses fils : « Comment j’ai fait pour gagner mes millions ?… En ne fréquentant jamais que des gens heureux !  » Sur ce, bonsoir, jeune homme !… Une fois au pouvoir exécutif, si je vois que vous avez renoncé aux rêves et suivi mon conseil, et bien, en retour de votre confiance et de votre visite, la veille de quelque conversion, je vous ferai signe. C’est reçu. »

Ce disant, Pied m’ayant salué, sortit. — Là-bas deux surveillants le réintégrèrent dans la prison. — Je m’enfuis.



Je dus m’aliter quelques jours à l’hôtel, — cet entretien m’ayant très fortement impressionné.

De retour à Paris, ce 27 janvier 1889, que vois-je sur tous les murs ? Les affiches électorales du citoyen Pied ! Son évasion officielle !… Ah ! comme il fait valoir ses titres ! Quelles géniales fautes de français ! Son triomphe est assuré. — Et cette image où, dans une barque, sous le feu des batteries d’un fort lointain, le voici voguant vers un soleil levant au ras des flots, ayant derrière lui deux femmes en tuniques blanches, l’une couronnée d’épis, l’autre tenant un glaive ! — Je cours bien vite aux urnes voter pour lui, talonné de près, je l’espère, par ceux les plus éclairés de mes lecteurs. Me Pied n’a-t-il pas, sur tous les Honorables qu’il a réellement égalés, l’immense supériorité d’avoir su, au moins, ce qu’il faisait ?

Mais, j’y songe ! Pourvu que ce candidat modèle ne se heurte pas, inopinément, contre l’un de ces engouements de la foule pour un inconnu qui passe… — engouements mystérieux devant lesquels, prévisions, calculs, sentences, deviennent de la fumée sous une rafale — et qui semblent allumer, tout à coup, au front de ce passant, comme la lueur d’un destin[1] !



  1. Ici se terminait la première version de ce conte ; sur une copie postérieure, Villiers de l’Isle Adam ajoutait les lignes suivantes :

    « Heureusement, je n’aperçois, sur les murs, que les affiches d’un certain boulanger nommé Jacques — et je ne présume pas que ce compétiteur puisse l’emporter sur un homme d’une valeur aussi convenue que notre digne et si clairvoyant incendiaire. »