Maître du monde/13

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Hetzel (p. 143-153).

XIII

À BORD DE l’ÉPOUVANTE.


Lorsque je revins à moi, il faisait jour. Une demi-clarté traversait l’épais hublot de l’étroite cabine, où l’on m’avait déposé… Depuis combien d’heures, je n’aurais pu le dire. Mais il me semblait bien, à l’obliquité de ses rayons, que le soleil ne devait pas être très élevé au-dessus de l’horizon.

Un cadre me servait de lit, une couverture était étendue sur moi. Mes vêtements, pendus dans un coin, avaient été séchés. Ma ceinture, déchirée en partie par la patte du grappin, gisait sur le plancher.

Du reste, je ne me sentais aucune blessure. Un peu de courbature seulement. Si j’avais perdu connaissance, je me rendais bien compte que ce n’était pas par faiblesse. Comme ma tête plongeait parfois dans l’eau, lorsque l’amarre me traînait à la surface du lac, j’aurais été asphyxié, si l’on ne m’eût remonté à temps sur le pont.

Maintenant, étais-je seul avec le capitaine et ses deux hommes à bord de l’Épouvante  ?…

C’était probable pour ne pas dire certain. Toute la scène me revenait à l’esprit, — Hart, blessé d’une balle, tombant sur la grève, Wells essuyant un coup de revolver, Walker renversé sur le sol, à l’instant où le grappin s’accrochait à ma ceinture… Et, de leur côté, mes compagnons ne devaient-ils pas penser que j’eusse péri dans les eaux de l’Érié ?…

En ce moment, dans quelles conditions naviguait l’Épouvante  ?… Après avoir transformé son bateau en automobile, le capitaine courait-il les routes des États limitrophes du lac ?… Si cela était, pour peu que je fusse resté sans connaissance de longues heures, l’appareil, à toute vitesse, ne devait-il pas être déjà loin ?… Ou bien, redevenu submersible, poursuivait-il sa route sous les eaux du lac ?…

Non, l’Épouvante se mouvait alors sur une vaste surface liquide. La lumière, pénétrant dans ma cabine, indiquait que l’appareil n’était point immergé. D’autre part, je ne ressentais aucun de ces cahots que l’automobile eût éprouvés sur une route. Donc, l’Épouvante n’avait pas pris terre.

Quant à la question de savoir si elle naviguait encore dans le bassin de l’Érié, c’était autre chose. Le capitaine n’avait-il pu remonter le cours de Detroit-river et gagner, soit le lac Huron, soit le lac Supérieur, à travers cette immense région lacustre ?… Il me serait difficile de le reconnaître.

Cependant, je me décidai à monter sur le pont. Une fois dehors, j’aviserais. Après m’être tiré du cadre, je pris mes vêtements, je m’habillai, sans trop savoir, d’ailleurs, si je n’étais pas sous verrou dans cette cabine.

J’essayai alors de relever le panneau rabattu au-dessus de ma tête.

Le panneau céda à la poussée, et je me redressai à mi-corps.

Mon premier soin fut de regarder en avant, en arrière, des deux côtés, par-dessus la rambarde de l’Épouvante.

Partout, la vaste nappe liquide ! Pas un rivage en vue ! Rien qu’un horizon formé par la ligne du ciel ! Que ce fût un lac ou la mer, je ne tardai pas à être fixé sur ce point. Comme nous filions à grande vitesse, l’eau, coupée par l’étrave, rejaillissait jusqu’à l’arrière, et les embruns me fouettaient la figure.

C’était de l’eau douce, et, très probablement, celle de l’Érié.

Partout la vaste nappe liquide. (Page 144.)

Or, il ne devait pas s’être écoulé plus de sept à huit heures depuis le moment où l’Épouvante avait quitté la crique de Black-Rock, car le soleil se montrait à mi-chemin du zénith. Cette matinée ne pouvait être que celle du 31 juillet.

Aussi, étant donné la longueur du lac Érié, soit deux cent vingt milles, sa largeur, soit une cinquantaine de milles, je n’avais pas lieu de m’étonner si je n’en apercevais point les rives, ni celles de l’est du côté de l’État de New-York, ni celles de l’ouest du côté des territoires canadiens.

À cet instant, deux hommes étaient sur le pont, l’un à l’avant, observant la marche, l’autre à l’arrière, maintenant la barre en direction du nord-est, ainsi que je le jugeai à la position du soleil. Le premier était celui que j’avais reconnu pour un des espions de Long-Street, alors qu’il remontait la grève de Black-Rock.

Le second, c’était celui qui portait le fanal pendant la visite au petit bois.

Je cherchai vainement le troisième qu’ils avaient appelé « capitaine » à leur retour à bord… Je ne le vis pas.

On comprendra le désir que j’éprouvai de me trouver en présence de ce créateur du prodigieux appareil, de ce commandant de l’Épouvante, le fantastique personnage dont s’occupait et se préoccupait le monde entier, l’audacieux inventeur qui ne craignait pas d’entrer en lutte avec l’humanité, et se proclamait Maître du Monde !…

J’allai à l’homme de l’avant et, après une minute de silence, je lui dis :

« Où est le capitaine ?… »

Cet homme me regarda, les yeux à demi-fermés. Il ne semblait pas me comprendre, et je savais, pour l’avoir entendu la veille, qu’il parlait l’anglais.

D’ailleurs, — une remarque que je fis, — il ne parut point s’inquiéter de me voir hors de la cabine. Et, après m’avoir tourné le dos, il se remit à observer l’horizon.

Je revins alors vers l’arrière, décidé à faire la même question au sujet du capitaine. Dès que je fus en face du timonier, celui-ci m’écarta de la main, et je n’obtins aucune réponse.

Il ne me restait donc plus qu’à attendre l’apparition de celui qui nous avait accueillis à coups de revolver, lorsque, mes compagnons et moi, nous halions sur l’amarre de l’Épouvante.

J’eus le loisir alors d’examiner les dispositions extérieures de l’appareil qui m’emportait… où ?…

Le pont et l’accastillage étaient faits d’une sorte de métal dont je ne reconnus pas la nature. Vers le centre, un panneau, demi-soulevé, recouvrait la chambre où les machines fonctionnaient avec une régularité presque silencieuse. Ainsi qu’il a été dit, ni mâture, ni gréement, pas même la hampe d’un pavillon à l’arrière. Vers l’avant se dressait la tête d’un périscope, qui permettait à l’Épouvante de se diriger sous les eaux.

Sur les flancs se rabattaient deux espèces de dérives, semblables à celles de certaines galiotes hollandaises, et dont je ne m’expliquais pas l’usage.

À l’avant s’arrondissait un troisième panneau qui devait recouvrir le poste occupé par les deux hommes lorsque l’Épouvante n’était pas en marche.

À l’arrière, un panneau identique donnait très probablement accès à la cabine du capitaine, lequel ne se montrait pas.

Lorsque ces divers panneaux étaient rajustés sur leur cadre à garniture en caoutchouc, ils s’y appliquaient si hermétiquement, que l’eau ne pouvait pénétrer à l’intérieur pendant les évolutions sous-marines.

Quant au moteur qui imprimait cette prodigieuse vitesse à l’appareil, je n’en pus rien voir, non plus que du propulseur, hélice ou turbine. Tout ce que je constatai, c’est que le bateau ne laissait derrière lui qu’un long sillage plat, dû à l’extrême finesse de ses lignes d’eau, et qui lui donnait toute facilité pour se dérober à la lame, même par mauvais temps.

Enfin, pour n’y plus revenir, l’agent qui mettait cette machine en mouvement n’était ni la vapeur d’eau, ni les vapeurs de pétrole, d’alcool ou autres essences que leur odeur eût trahies, et qui sont le plus généralement employées pour les automobiles ou les sous-marins. Nul doute que cet agent ne fût l’électricité emmagasinée à bord sous une tension extraordinaire.

Alors se posait cette question : D’où provenait-elle, cette électricité, de piles, d’accumulateurs ?… Mais comment ces accumulateurs, ces piles étaient-ils chargés ?… À quelle source intarissable la puisait-on ?… Où fonctionnait l’usine qui la fabriquait ?… À moins qu’elle ne fût directement tirée de l’air ambiant ou de l’eau ambiante par des procédés inconnus jusqu’à ce jour ?… Et je me demandais si, dans les conditions présentes, je parviendrais à découvrir ces secrets…

Puis je songeais à mes compagnons, restés là-bas sur la grève de Black-Rock. L’un d’eux blessé, les autres, Wells et Nab Walker, aussi peut-être !… En me voyant entraîné au bout de cette amarre, ont-ils pu supposer que j’eusse été recueilli à bord de l’Épouvante  ?… Non, sans doute !… La nouvelle de ma mort, M. Ward ne devait-il pas l’avoir reçue par un télégramme de Toledo ?… Et, maintenant, qui oserait entreprendre une nouvelle campagne contre ce Maître du Monde ?…

Ces diverses réflexions s’entremêlaient dans ma tête, en attendant que le capitaine parût sur le pont…

Et il ne paraissait pas !

À ce moment, voici que la faim se fit vivement sentir, justifiée par une diète prolongée pendant près de vingt-quatre heures. Je n’avais rien mangé depuis notre dernier repas, en admettant que ce repas eût été pris la veille… Et, à en croire mes tiraillements d’estomac, j’en étais à me demander si mon embarquement à bord de l’Épouvante ne remontait pas à deux jours… ou même davantage…

Heureusement, la question de savoir si on me nourrirait et comment on me nourrirait fut tranchée à l’instant.

L’homme de l’avant, après être descendu dans le poste, venait de reparaître.

Ce fut bien en face qu’il fixa sur moi son regard. (Page 152.)

Puis, sans prononcer une parole, il déposa quelques provisions devant moi et regagna sa place.

De la viande conservée, du poisson sec, du biscuit de mer, un pot d’une ale si forte que je dus la mélanger d’eau, tel fut le déjeuner auquel je fis honneur. Quant à l’équipage, il avait sans doute mangé avant que j’eusse quitté ma cabine, et il ne me tint point compagnie.

Il n’y avait rien à tirer d’eux, et je retombai dans mes réflexions, me répétant :

« Comment cette aventure finira-t-elle ?… Cet invisible capitaine, le verrai-je enfin, et me rendra-t-il ma liberté ?… Parviendrai-je à la recouvrer malgré lui ?… Cela dépendrait des circonstances !… Mais, si l’Épouvante se tient au large de tout littoral, ou si elle navigue sous les eaux, comment parvenir à la quitter ?… À moins que l’appareil ne redevienne automobile, faudra-t-il renoncer à toute tentative d’évasion ?… »

D’ailleurs, pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… M’échapper sans avoir rien découvert des secrets de l’Épouvante, je ne pouvais me faire à cette idée !… Car, enfin, bien que je n’eusse pas à me féliciter jusqu’ici de ma nouvelle campagne, — et il s’en est fallu de peu que j’y laisse la vie —, bien que l’avenir offrît plus de mauvaises chances que de bonnes, l’affaire avait fait un pas… Il est vrai, si je ne puis rentrer en communication avec mes semblables, si, comme ce Maître du Monde qui est mis hors la loi, je suis hors de l’humanité…

L’Épouvante continuait à se diriger vers le nord-est dans le sens même de la longueur de l’Érié. Elle ne marchait plus qu’à moyenne vitesse, et, d’ailleurs, en la poussant à son maximum, il ne lui aurait fallu que quelques heures pour atteindre la pointe nord-est du lac.

À cette extrémité, l’Érié n’a d’autre issue que la rivière Niagara, qui le relie à l’Ontario. Or, cette rivière est barrée par les fameuses cataractes, une quinzaine de milles au-dessous de Buffalo, importante cité de l’État de New York. Du moment que l’Épouvante n’avait pas remonté Detroit-river, comment abandonnerait-elle ces parages, à moins de prendre les routes de terre ?…

Le soleil venait de passer au méridien. Le temps était beau, la chaleur forte, mais supportable, grâce à la brise qui rafraîchissait l’espace. Les rives du lac n’apparaissaient pas encore, ni du côté canadien, ni du côté américain.

Décidément, est-ce que le capitaine tenait à ne point se montrer à moi ?… Avait-il quelque raison de ne pas se faire connaître ?… Une telle précaution indiquait-elle qu’il eût l’intention de me mettre en liberté, le soir venu, lorsque l’Épouvante aurait atteint le littoral ?… Cela me semblait plus improbable !

Or, vers les deux heures de l’après-midi, un léger bruit se produisit, le panneau central se souleva, et le personnage si impatiemment attendu parut sur le pont.

Je dois le dire, il ne me prêta pas plus attention que ne l’avaient fait ses hommes, et, allant vers le timonier, il prit sa place à l’arrière. Celui-ci, après quelques mots prononcés à voix basse, descendit dans la chambre des machines.

Le capitaine, ayant promené son regard sur l’horizon, et consulté la boussole, posée devant la barre, modifia légèrement la direction, et la vitesse de l’Épouvante s’accrut.

Cet homme devait avoir dépassé de quelques années la cinquantaine, taille moyenne, épaules larges, très droit encore, tête forte, cheveux courts plutôt gris que blancs, ni moustaches ni favoris, une épaisse barbiche à l’américaine, bras et jambes musculeux, mâchoire aux masséters puissants, poitrine large, et, signe caractéristique de grande énergie, le muscle sourcilier en contraction permanente. Assurément, il possédait une constitution de fer, une santé à toute épreuve, un sang aux globules ardents sous le hâle de sa peau.

De même que ses compagnons, le capitaine était vêtu d’habits de mer, que recouvrait une capote cirée, et un béret de laine lui tenait lieu de coiffure.

Je le regardais. S’il ne cherchait point à éviter mes regards, du moins montrait-il une singulière indifférence, comme s’il n’avait pas un étranger à son bord.

Ai-je besoin d’ajouter que le capitaine de l’Épouvante était bien l’un des deux individus qui me guettaient devant ma maison de Long-Street !…

Et, si je le reconnaissais, nul doute qu’il me reconnût pour l’inspecteur principal Strock, à qui avait été confiée la mission de pénétrer dans le Great-Eyry !

Et, alors, en l’observant, l’idée me vint — idée que je n’avais pas eue à Washington — que sa figure si caractéristique, je l’avais déjà vue… où ?… sur une fiche du bureau des informations, ou tout simplement en photographie à quelque vitrine ?…

Mais combien vague, ce souvenir, et n’étais-je pas plutôt le jouet d’une illusion ?…

Enfin, si ses compagnons n’avaient pas eu la politesse de me répondre, peut-être ferait-il plus d’honneur à mes questions ?… Nous parlions la même langue, bien que je n’eusse pu assurer qu’il fût comme moi Américain d’origine… À moins qu’il n’y eût chez lui parti pris de ne pas me comprendre, afin de ne point avoir à me répondre !…

Enfin, que voulait-il faire de moi ? Comptait-il se débarrasser sans plus de façon de ma personne ?… N’attendait-il que la nuit pour me jeter à l’eau ?… Le peu que je savais de lui suffisait-il à faire de moi un témoin dangereux ?… Eh bien, mieux eût valu me laisser au bout de l’amarre !… Cela aurait évité de m’envoyer par le fond !…

Je me relevai, je gagnai l’arrière, je restai debout devant lui.

Ce fut bien en face qu’il fixa sur moi son regard brillant comme une flamme.

« Êtes-vous le capitaine ?… » demandai-je.

Silence de sa part.

« Ce bateau… est bien l’Épouvante  ?… »

À ma question, nulle réponse.

Alors je m’avançai, et je voulus le saisir par le bras…

Il me repoussa sans violence, mais d’un mouvement qui dénotait une vigueur peu commune.

Revenant une seconde fois devant lui :

« Que voulez-vous faire de moi ?… » demandai-je d’un ton plus vif.

Je crus que quelques mots s’échapperaient enfin de ces lèvres, contractées par une visible irritation. Aussi, comme pour s’en empêcher, il détourna la tête. Puis, sa main s’appuya sur le régulateur.

Aussitôt la machine fonctionna plus rapidement.

La colère me prit, et, ne me possédant plus, j’allais lui crier :

« Soit !… gardez le silence !… Moi… je sais qui vous êtes, comme je sais quel est cet appareil, signalé à Madison, à Boston, au lac Kirdall !… Oui ! le même qui court sur les routes, à la surface des mers et des lacs et sous les eaux !… Et ce bateau, c’est l’Épouvante, et vous qui le commandez… c’est vous qui avez écrit cette lettre au gouvernement… vous qui vous croyez de force à lutter contre le monde entier… vous !… le Maître du Monde !… »

Et comment l’eût-il pu nier ?… Je venais d’apercevoir les fameuses initiales inscrites sur la barre.

Heureusement, je parvins à me contenir, et, désespérant d’obtenir une réponse à mes questions, je revins m’asseoir près du panneau de ma cabine… Et, pendant de longues heures, je ne cessai d’observer l’horizon dans l’espoir qu’une terre paraîtrait bientôt.

Oui ! attendre… j’en étais réduit là… attendre !… La journée ne finirait pas sans doute avant que l’Épouvante ne fût en vue du littoral de l’Érié, puisque sa direction se maintenait imperturbablement au nord-est !