Maître du monde/6

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Hetzel (p. 69-79).

Tandis que Grad enlevait le couvert… (Page 72.)

VI

PREMIÈRE LETTRE.


Après avoir quitté M. Ward, je regagnai ma demeure de Long-Street.

Là, j’aurais tout le temps de m’abandonner à mes réflexions, sans être dérangé, n’ayant ni femme ni enfant. Pour tout personnel, une vieille domestique qui, après avoir été au service de ma mère, depuis quinze ans était au mien.

Un mois auparavant, j’avais obtenu un congé. Il devait durer quinze jours encore, à moins de circonstances imprévues, une mission ne souffrant aucun retard.

On le sait, ce congé fut précisément interrompu pendant trois jours, à propos de cette enquête relative au phénomène du Great-Eyry.

Et, maintenant, la tâche ne me serait-elle pas donnée de faire la lumière sur les événements dont la route de Milwaukee, d’une part, les parages de Boston, de l’autre, avaient été le théâtre ?… Je le verrais bien… Mais comment retrouver la piste de cette automobile et de ce bateau ?… Assurément, l’intérêt public, la sécurité des eaux et des routes exigeaient qu’une enquête fût poursuivie dans ce but… Il est vrai, que faire tant que le ou les chauffeurs ne seraient pas signalés et, même en ce cas, comment les saisir au passage ?

Rentré dans ma maison, après déjeuner, ma pipe allumée, je dépliai mon journal… L’avouerai-je ?… la politique m’intéressait peu, ni l’éternelle lutte entre les républicains et les démocrates… Aussi allai-je tout d’abord à la rubrique des faits divers…

Qu’on ne s’étonne pas si mon premier soin fut de chercher quelque information, venue de la Caroline du Nord, sur l’affaire du Great-Eyry. Peut-être s’y trouverait-il une communication, envoyée de Morganton ou de Pleasant-Garden ?… D’ailleurs, M. Smith m’avait formellement promis de me tenir au courant. Un télégramme me préviendrait aussitôt, en cas que l’aire se fût illuminée de flammes. Je crois bien que le maire de Morganton avait, non moins que moi, le désir de forcer l’entrée de l’enceinte et ne demandait qu’à renouveler notre tentative, si l’occasion s’en présentait… Or, depuis mon départ, aucune dépêche ne m’était arrivée.

La lecture du journal ne m’apprit rien de nouveau. Il me tomba des mains sans que j’y prisse garde, et je restai plongé dans mes réflexions…

Ce qui me revenait à l’esprit, c’était cette opinion de M. Ward que peut-être l’automobile et le bateau ne faisaient qu’un… Très probablement alors, les deux appareils auraient été construits de la même main… Et, sans doute, c’était un moteur identique qui les animait de cette excessive vitesse, dépassant du double les records obtenus, à ce jour, dans les courses sur terre et sur mer…

« Le même inventeur », répétais-je.

Évidemment, cette hypothèse ne péchait point contre la vraisemblance. Même, la circonstance que les deux engins n’eussent jamais été signalés ensemble permettait de l’admettre dans une certaine mesure…

Et je me disais :

« Décidément, après le mystère du Great-Eyry, celui de la baie de Boston !… Est-ce qu’il en sera du second comme du premier ?… Ne parviendra-t-on pas à les connaître l’un plus que l’autre ?… »

Je dois noter que cette nouvelle affaire avait un retentissement considérable, attendu qu’elle menaçait la sécurité générale. Seuls, les habitants du district voisin des Montagnes-Bleues couraient des risques si une éruption ou un tremblement de terre venait à se produire… Au contraire, c’était sur n’importe quelle route des États-Unis, c’était dans n’importe quels parages américains que, soit le véhicule, soit le bateau, pouvaient subitement réapparaître et, avec leur réapparition, surgiraient les très réels dangers auxquels serait exposée l’universalité des citoyens…

C’était comme un coup de foudre, et, sans que vous soyez prévenu par l’aspect du temps, qui menaçait de vous atteindre !… Hors de sa maison, tout citoyen risquait d’être surpris par la soudaine arrivée de l’inévitable chauffeur !… Allez donc vous hasarder dans une rue, sur une route sillonnée par une volée de projectiles !… C’est ce que faisaient ressortir des milliers de journaux avidement lus par le public…

Je ne m’étonnais donc pas que les esprits fussent émus par ces révélations, et, en particulier, par ma vieille servante, très crédule en fait de légendes surnaturelles.

Aussi, ce jour-là, après le dîner, tandis qu’elle enlevait le couvert, Grad, carafe d’une main, assiette de l’autre, s’arrêtant et me regardant en face :

« Alors, monsieur, me dit-elle, on n’a rien de nouveau ?…

— Rien, répondis-je, devinant bien à quoi tendait sa demande.

— La voiture n’est pas revenue !…

— Non, Grad.

— Ni le bateau ?…

— Ni le bateau… pas même dans les feuilles les mieux informées !

— Mais… par votre service ?…

— Mon service n’en sait pas davantage !…

— Alors, monsieur, s’il vous plaît, à quoi sert la police ?…

— C’est une question que j’ai eu maintes fois l’occasion de me poser !…

— Voilà qui est rassurant, et, un beau matin, il arrivera sans se faire annoncer, ce maudit chauffeur, et on le verra, à Washington, filer à travers Long-Street, au risque d’écraser les passants…

— Oh ! cette fois, Grad, il y aurait des chances pour qu’il fût arrêté…

— On n’y parviendrait pas, monsieur !…

— Et pourquoi ?…
le public y prenait un intérêt prodigieux. (Page 75.)

— Parce que ce chauffeur, c’est le diable, et on n’arrête pas le diable !… »

Décidément, pensai-je, le diable a bon dos, et je crois bien qu’il n’a été inventé que pour permettre à nombre de braves gens d’expliquer ce qui est inexplicable !… C’est lui qui a allumé les flammes du Great-Eyry !… C’est lui qui a battu le record de vitesse sur la grande route du Wisconsin !… C’est lui qui évolue dans les parages du Connecticut et du Massachusetts !…

Mais laissons de côté cette intervention du malin esprit qui répond, je le reconnais, à la mentalité de certains cerveaux peu cultivés !… Ce qui n’était pas douteux, c’est qu’un être humain disposait actuellement d’un ou de deux appareils de locomotion infiniment supérieurs aux engins les plus perfectionnés sur terre comme sur mer.

Et, alors, cette question :

Pourquoi n’entendait-on plus parler de lui ?… Craignait-il que l’on finît par s’emparer de sa personne et par découvrir le secret de son invention, qu’il tenait sans doute à conserver ?… À moins que, — et, bon gré mal gré, on en revenait toujours à cette solution, — à moins que, victime de quelque accident, il n’eût emporté son secret dans l’autre monde !… D’ailleurs, s’il avait péri, soit dans les eaux du Michigan, soit dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre, comment retrouver jamais sa trace ?… Il aurait passé comme un météore, comme un astéroïde à travers l’espace, et, dans mille ans, son aventure serait devenue légende, au goût des bonnes Grad du trentième siècle !

Pendant quelque temps, les journaux d’Amérique, puis ceux de l’Europe, s’occupèrent de cet événement. Articles s’entassèrent sur articles ! Fausses nouvelles s’accumulèrent sur fausses nouvelles ! Il y eut invasion de racontars de toute espèce ! Le public des deux continents y prenait un intérêt prodigieux, — compréhensible, en somme. Qui sait même si les divers États de l’Europe ne ressentirent pas quelque jalousie de ce que l’Amérique eût été choisie pour champ d’expérience par cet inventeur, lequel, s’il était américain, ferait peut-être bénéficier son pays de son invention géniale ?… Est-ce que la possession d’un tel appareil, obtenu gratuitement par générosité patriotique, ou acquis à un prix si haut qu’il fût, n’assurerait pas à l’Union une incontestable supériorité ?

Et, pour la première fois, à la date du 10, le New York publia un retentissant article à ce sujet. Comparant la marche des plus rapides croiseurs de la Marine de l’État avec la marche du nouvel appareil en cours de navigation, il démontrait que, grâce à sa vitesse, l’Amérique, si elle en obtenait la propriété, n’aurait plus l’Europe qu’à trois jours d’elle, alors qu’elle serait encore à cinq jours de l’Europe.

Si la police avait cherché à déterminer la nature des phénomènes du Great-Eyry, elle éprouvait un non moins vif désir d’être fixée à l’égard du chauffeur dont on n’entendait plus parler. C’était un sujet de conversation sur lequel M. Ward revenait volontiers. Mon chef, je le sais, et non pour me causer le moindre chagrin, faisait parfois allusion à ma mission dans la Caroline, à son insuccès, comprenant bien, d’ailleurs, qu’il n’y avait eu là aucunement de ma faute… Quand les murs sont trop hauts pour qu’on puisse les franchir sans échelle, et lorsque l’échelle manque, il est évident qu’on ne saurait passer… à moins d’y pratiquer une brèche… Cela n’empêchait point M. Ward de me répéter parfois :

« Enfin, mon pauvre Strock, vous avez échoué, n’est-ce pas ?…

— Sans doute, monsieur Ward, comme tout autre eût échoué à ma place… C’est une question de dépense… Voulez-vous la faire ?…

— N’importe, Strock, n’importe, et j’espère qu’une occasion permettra à notre brave inspecteur principal de se réhabiliter ?… Et, tenez, cette affaire d’automobile et de bateau, si vous parveniez à la tirer au clair, quelle satisfaction pour nous, quel honneur pour vous !

— Assurément, monsieur Ward, et qu’on me donne l’ordre de me mettre en campagne…

— Qui sait, Strock ?… Attendons… attendons !… »

Les choses en étaient à ce point lorsque, dans la matinée du 15 juin, à l’arrivée du courrier, Grad me remit une lettre, — lettre recommandée et dont je dus donner décharge.

Je regardai l’adresse de cette lettre, d’une écriture qui m’était inconnue. Datée de la surveille, elle portait le timbre du bureau de poste de Morganton.

De Morganton ?… Je ne mis pas en doute que ladite lettre ne fût envoyée par M. Élias Smith.

« Oui, dis-je à ma vieille bonne, c’est M. Smith qui m’écrit… Ce ne peut être que lui… Il est le seul que je connaisse à Morganton… Et s’il m’écrit, comme nous en étions convenus, c’est qu’il a quelque chose d’important à me communiquer…

— Morganton ?… reprit Grad. N’est-ce pas de ce côté que les démons ont allumé leur feu d’enfer ?

— Précisément, Grad.

— J’espère bien que monsieur ne va pas retourner là-bas ?…

— Pourquoi non ?…

— Parce que vous finiriez par rester dans cette chaudière du Great-Eyry, et je n’entends pas que monsieur y reste !…

— Rassurez-vous, Grad, et, d’abord, sachons de quoi il s’agit. »

Je rompis les cachets de l’enveloppe, faite d’un papier très épais. Ces cachets, à la cire rouge, présentaient en relief une sorte d’écusson agrémenté de trois étoiles.

Je tirai la lettre de son enveloppe. Ce n’était qu’une feuille simple, pliée en quatre, écrite au recto seulement.

Mon premier soin fut de regarder la signature.

De signature, il n’y en avait pas… Rien que trois majuscules, à la suite de la dernière ligne…

« La lettre n’est pas du maire de Morganton… dis-je alors.

— Et de qui ?… » demanda Grad, doublement curieuse en sa qualité de femme et de vieille femme.

Tout en examinant les initiales qui servaient de signature, je me disais :

« Je ne connais personne à qui elles puissent se rapporter, ni à Morganton, ni ailleurs ! »

L’écriture de la lettre était assez forte, les pleins et les déliés très accusés, — une vingtaine de lignes en tout.

Voici la copie de cette lettre, dont j’ai conservé précieusement le texte original, et pour cause, — datée, à mon extrême stupéfaction, de ce mystérieux Great-Eyry :


« Great-Eyry. Montagnes-Bleues, Caroline du Nord.


» 13 juin.


» À Monsieur Strock, inspecteur principal de police. Long-Street, 34, Washington.


» Monsieur,


» Vous avez été chargé d’une mission à l’effet de pénétrer dans le Great-Eyry.

» Vous êtes venu, à la date du 28 avril, accompagné du maire de Morganton et de deux guides.

» Vous êtes monté jusqu’à l’enceinte, et vous avez fait le tour des murailles, trop hautes pour être escaladées.

» Vous avez cherché une brèche, et vous ne l’avez pas trouvée.

» Sachez ceci : on n’entre pas dans le Great-Eyry et, si on y entrait, on n’en sortirait pas.

» N’essayez pas de recommencer votre tentative, qui ne réussirait pas plus la seconde fois que la première, et aurait pour vous des conséquences graves.

» Donc, profitez de l’avis, ou il vous arriverait malheur !

» M. D. M. »