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Mabillon, les bénédictins français et la cour de Rome au XVIIe siècle

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Correspondance inédite de Mabillon et de Montfaucon avec l’Italie, accompagnée de Notices, etc., par M. Valery. – Paris, 1846, trois volumes in-8°.

« Le culte vrai et désintéressé de la science s’est affaibli parmi nous. On veut du bruit et du profit, une prompte satisfaction d’amour-propre ou un avantage matériel. La charlatanerie vaniteuse et la spéculation avide tiennent aujourd’hui une grande place dans la littérature, même dans la littérature historique. La science se perdrait, l’esprit humain s’abaisserait honteusement, si une telle disposition devenait générale et dominante. Il faut aimer l’étude pour l’étude, la science pour la science ; à cette condition seulement, elle prospère et charme ceux qui s’y livrent. Tous les grands travaux sur notre histoire ont été exécutés sans aucune vue intéressée, presque sans aucun sentiment d’amour-propre, pour le seul plaisir de rechercher et de publier la vérité sur un objet chéri. » Ces paroles prononcées, il y a quelques années, par M. Guizot, dans une modeste réunion d’érudits de province, expliquent nettement et la faiblesse de tant d’œuvres contemporaines qu’un jour voit naître et mourir, et la grandeur durable de ces monumens de l’ancienne érudition française à l’égard desquels nous sommes injustes peut-être. Il semble en effet que chez nous l’étude du moyen-âge ne date que d’hier ; mais si les historiens contemporains dont nous sommes fiers ont éclairé le passé d’une lumière nouvelle, s’ils ont créé la philosophie, la politique de l’histoire, s’ils ont donné au récit le drame et l’émotion, n’oublions pas que c’est au siècle de Louis XIV qu’appartient, ainsi que l’a dit Voltaire, le mérite tout nouveau « d’avoir tiré de dessous terre les décombres du moyen-âge. » À côté de ces écrivains, cortège immortel du grand roi, qui se mêlent aux bruits du siècle, à ses joies, à ses passions, grands seigneurs, poètes et courtisans, qui meurent, comme Racine, de l’indifférence du maître ; à côté de ceux qui s’agitent, vivent isolés et recueillis d’autres hommes, savans modestes, qui font de l’étude une sorte de pénitence austère et passionnée, et qui travaillent pour édifier, pour instruire leur temps sans lui demander rien, ni la fortune, ni la gloire, pas même un souvenir. Port-Royal, l’Oratoire, la Sorbonne, la congrégation de Saint-Maur, le chapitre de Notre-Dame, donnent tour à tour à l’érudition Launoy, Dupin, Claude Joly, Michel Germain, Thierry Ruinart, Thomassin, Le Nain de Tillemont, Edmond Martène, Mabillon, et, par les efforts réunis de ces hommes dévoués, toutes les antiquités du monde chrétien sortent pour ainsi dire de leurs ruines. Ce que Mabillon et les bénédictins avaient fait pour la société ecclésiastique, Du Cange l’avait accompli pour la société civile ; il avait rebâti l’édifice tout entier pierre par pierre. L’Europe accueillit avec admiration les travaux de ces deux hommes. L’Allemagne et l’Italie donnèrent à Mabillon le surnom de grand. Quant à Du Cange, « les Anglais, dit le Ménagiana, ne pouvaient comprendre qu’il eût fait son dictionnaire, » et, cent ans après, Gibbon disait encore que la studieuse Allemagne n’avait rien à opposer à cet esprit né au milieu de la nation frivole et étourdie des Français. »

Quels que soient cependant les services rendus à la science par les érudits du XVIIe siècle, quelque grande et méritée que soit leur réputation, elle s’est effacée de leur temps même devant l’éclat littéraire des contemporains. Le XVIIIe siècle les dédaigne ou les méconnaît, car il y a entre eux et les philosophes l’abîme de la foi, et Voltaire, éclairé malgré ses préjugés par son admirable bon sens, est à peu près le seul qui leur rend justice. Aujourd’hui, en présence de nos travaux hâtifs et de tant de monumens qui croulent avant que d’être achevés, nous comprenons mieux, par le sentiment même de notre impuissance, tout ce qu’il y avait dans ces hommes d’abnégation, de courage persévérant, de simplicité modeste.

L’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, de la congrégation de Saint-Maur, fut, dans le XVIIe siècle, on le sait, l’asile de l’érudition bénédictine, comme Port-Royal avait été le refuge de la plus haute pensée théologique de cette grande époque. Dom Tassin, un des membres de la congrégation, en a écrit l’histoire littéraire, et en parcourant cette longue galerie ou tous les portraits se ressemblent, où la vie, partagée entre la prière et le travail, est la même pour tous, on ne peut se défendre d’une certaine émotion et d’un sentiment profond de respect ; on se rappelle alors cette phrase écrite par un moine de cette même abbaye à l’un de ses frères, auteur d’une biographie savante et pieuse : « Les morts que vous nous apprenez nous sont des leçons pour mieux vivre ; » et l’on s’arrête surtout avec complaisance devant la figure vénérable de Mabillon.

Nous ne raconterons point ici en détail, après dom Tassin, Thierry Ruinart et de Boze, la vie de ce moine illustre, que Louis XIV appelait l’homme le plus modeste et le plus savant de son royaume : il suffira, pour montrer ce qu’étaient les érudits du XVIIe siècle, d’en rappeler quelques traits, et nous nous arrêterons de préférence à l’un des épisodes les plus marquans, le voyage d’Italie en 1685 et 1686. Le récit de ce voyage, entrepris sur un ordre de Colbert, fut consigné par Mabillon et les bénédictins qui l’avaient accompagné dans le Museum Italicum ; mais, à côté de cette relation tout officielle, il y a la correspondance intime avec les savans français et les savans italiens, et, comme toujours, on trouve dans les lettres ce qu’on chercherait vainement dans les livres, les jugemens sans réticence, les impressions naïves, les confidences aventureuses.

Cette correspondance, long-temps ignorée, a été enfin tirée de l’oubli et mise en lumière, grâce aux investigations de M. Valery, le savant bibliothécaire du palais de Versailles. Les bibliothèques de Rome, de Florence, du Mont-Cassin, ainsi que les dépôts publics de Paris et plusieurs collections particulières, ont fourni à M. Valery plus de quatre cents lettres signées de Mabillon, de Montfaucon, et de la plupart des hommes éminens de la congrégation de Saint-Maur. Ces lettres sont complétées pour ainsi dire par les réponses des savans italiens, et, comme le dit avec raison M. Valery dans une préface remplie d’appréciations judicieuses, elles présentent dans leur ensemble une véritable chronique littéraire de Paris, de Florence et de Rome. Complément désormais indispensable des Nouvelles littéraires et du Journal de Trévoux, elles tiennent sagement le milieu entre la critique des protestans et la critique des jésuites. Elles sont précieuses en ce qu’elles nous font connaître, dans leur intimité bienveillante, ces bénédictins de l’école française, fervens dans leurs croyances comme des moines de la primitive église, mais polis dans leur élégante simplicité comme les grands seigneurs de Versailles, soumis au pape, mais dévoués à leur pays, respectueux pour la tradition, mais toujours prêts à défendre la vérité historique. Elles sont précieuses, car on y voit, trois ans après la déclaration de 1682, la cour de Rome jugée par les prêtres les plus orthodoxes et les plus saints de l’église gallicane. Elles sont précieuses enfin en ce qu’elles montrent quelle était, dans les ordres savans, la vie du cloître au XVIIe siècle. Les individus disparaissent en quelque sorte, et l’on n’y trouve qu’une seule et même famille, disciplinée mieux qu’une armée, qui poursuit sans relâche et sans repos les mêmes études. C’est le chapitre général de l’ordre qui donne les sujets à traiter ; ce sont les abbés qui donnent à chacun sa tâche. Comme le chant perpétuel, la laus perennis des premiers âges chrétiens, le travail ne s’interrompt jamais ; la mort elle-même ne saurait le ralentir, car une génération nouvelle est toujours là pour succéder à la génération qui décline, et, comme sur le champ de bataille, celui qui tombe est aussitôt remplacé. Chacun poursuit son labeur avec calme, avec sérénité, sans empressement et sans passion, comme s’il avait l’éternité devant soi, et, l’œuvre terminée, ces pieux travailleurs n’inscrivent pas même leurs noms sur les volumes dans lesquels ils ont entassé tant de veilles et tant de science. Ils laissent à leur mystique famille le mérite et l’honneur du travail, et signent tous des mêmes mots : les moines de l’ordre de Saint-Benoît.

Mabillon avait cinquante-trois ans lorsqu’il partit pour l’Italie. Né le 23 novembre 1632, à Saint-Pierremont, village du diocèse de Reims, il étudia dans cette ville, prit la tonsure à l’âge de dix-neuf ans, et, en 1658, il fut envoyé à l’abbaye de Corbie pour y occuper la charge de portier et de cellerier, c’est-à-dire de distributeur des aumônes. Tout en remplissant ces humbles fonctions, que relevait sa charité envers les pauvres, il composait pour l’office de saint Adalhard, abbé de Corbie, des hymnes remarquables par leur latinité et qui furent adoptées par l’église. Vers 1661, il passa à l’abbaye de Saint-Denis et fut chargé de montrer le trésor aux étrangers et aux visiteurs. Comme il avait des scrupules sur l’authenticité de certaines reliques, il demanda à quitter cet emploi, alléguant pour raison qu’il n’aimait point à mêler la fable avec la vérité. Le motif n’ayant point paru suffisant, il fut, à son grand regret, maintenu dans sa charge de cicérone ; mais un jour il lui arriva de casser par maladresse un miroir qu’on regardait à Saint-Denis comme l’une des pièces les plus curieuses du trésor, et qui avait, disait-on, servi à Virgile pour se faire la barbe. Mabillon fut immédiatement remplacé et envoyé à Saint-Germain, près de dom Luc d’Achery, pour travailler au Spicilége. Dès ce moment, à côté de la vie monacale commence pour lui la vie scientifique, et cette vie est si fortement disciplinée, tous les instans en sont réglés de telle sorte que les heures en fuyant ne laissent jamais derrière elles un instant qui ne soit rempli. Collaborateur du Spicilége, éditeur des Vetera Analecta, des œuvres de saint Bernard et de Pierre de Celles, Mabillon se montra tour à tour un infatigable érudit, un théologien profond, un grand critique. Dans ces divers travaux, en effet, il ne s’agissait point seulement de reproduire des textes, il fallait souvent reconstituer ces textes mêmes, en trouver l’âge et la date, discerner les pièces authentiques des pièces apocryphes, dresser la chronologie, éclairer les documens originaux d’un commentaire perpétuel, et l’œuvre de l’éditeur ainsi comprise est une création véritable.

Le premier volume des Actes de l’ordre de Saint-Benoît, qui parut en 1668, révéla sous un nouveau jour la science de Mabillon, et l’on peut dire, en toute justice, que les discours qui se trouvent en tête de chaque siècle rappellent souvent l’ampleur majestueuse de Bossuet. Écrire l’histoire de l’ordre de Saint-Benoît, c’était retracer en partie l’histoire de l’église, et la société religieuse dans la première période du moyen-âge est liée si intimement à la société civile, qu’il fallait, dans cette vue générale, aborder de front les hautes questions. Mabillon, qui dirigea les recherches et rédigea en grande partie les discours placés en tête des volumes, resta toujours au niveau de l’entreprise. Dans l’introduction du premier siècle de l’ère bénédictine, qui correspond au Ve siècle de l’ère chrétienne, il trace l’histoire de la diffusion du monachisme en Occident, et, suivant pendant huit cents ans l’église à travers ses périls et ses triomphes, il la montre aux prises avec les traditions païennes, luttant ici contre les Sarrasins, là contre les hérétiques, réglant la discipline des mœurs par les conciles, cultivant le sol et sauvant les lettres par les monastères. Les vues du savant moine, en ce qui touche l’influence du christianisme et des ordres monastiques sur l’organisation de la société, ont été confirmées et développées dans l’Histoire de la Civilisation en France, et c’est là certes le plus sûr éloge qu’on puisse en faire. Des dissertations sur les sujets les plus divers, sur le droit civil et canonique, la liturgie, les mœurs, les superstitions, l’état des lettres, complètent le tableau général ; tout est disposé avec un ordre, une clarté admirables, discuté avec un calme qui n’appartient qu’à des hommes apaisés par la solitude et le renoncement, et on reste surpris, après avoir fermé le livre du bénédictin, de trouver tant de force et d’indépendance dans la critique, tant de soumission dans les choses de la foi, tant de science sans vanité, sans ambition de renommée, et, à côté du savant, le moine qui s’humilie, ne demandant qu’une grace, qu’on rectifie ses erreurs.

Pour tout autre que Mabillon, une œuvre telle que les Actes de Saint-Benoît eût suffi à remplir tous les momens de la vie ; mais, dans ce monde encore nouveau qu’il explorait, les horizons s’agrandissaient toujours, et l’étude des documens l’avait rendu sceptique sur l’authenticité de bien des textes. Avant lui, quelques érudits, long-temps exercés, pouvaient seuls prétendre à discerner l’âge des manuscrits, à en discuter l’authenticité ; mais les plus habiles eux-mêmes n’apportaient, dans cette appréciation, que des lumières incertaines. Mabillon chercha la certitude, et, dans le De re diplomatica, il posa la méthode complète de l’investigation historique. Après avoir examiné au point de vue graphique et purement matériel les divers documens écrits que nous a légués le moyen-âge, il traite du style des chartes, de l’orthographe, des formules de ces documens, et il étudie successivement les actes politiques émanés des rois de France, des empereurs d’Allemagne, des rois d’Italie, de Sicile, d’Angleterre et d’Espagne, ainsi que les actes privés rédigés dans les diverses contrées de l’Europe. La science chronologique est constituée avec la même sagacité que la diplomatique, et il suffit d’indiquer un pareil travail pour en faire comprendre l’importance, surtout à une époque où les archives des monastères et des chancelleries étaient remplies d’actes apocryphes qui donnaient lieu à d’inextricables contestations et aux plus graves erreurs historiques. En portant ainsi l’invention dans la recherche, Mabillon, comme Du Cange, s’est élevé jusqu’au génie par la patience, et il a créé la clairvoyance de l’histoire.

La Diplomatique, éditée en 1681, fut accueillie avec applaudissemens par toute l’Europe savante : une gloire nouvelle s’ajoutait à toutes les gloires du grand règne ; la France avait conquis le premier rang dans l’érudition comme dans les lettres, et Michel Germain, le pieux collaborateur de dom Jean, comme on appelait Mabillon, pouvait dire en toute conscience : « Nous avons d’habiles gens en ce genre d’études, qui feront la loi aux étrangers, quand il leur plaira, aussi bien sur cet article que sur les autres. » Mabillon, qui voulait, ainsi que le dit un de ses biographes, être ignoré dans la solitude, nesciri in solitudine, ne put se dérober à la renommée. Le pape Alexandre VIII lui demanda comme une faveur d’être tenu au courant de ses travaux. Colbert voulut le porter sur la liste des pensionnaires du roi ; il refusa, bien différent en ce point de la plupart des savans de son temps, « qu’on eût accusés, dit la Correspondance inédite, d’avoir mangé trois papes, sans que, pour cela, ils se dépitassent contre la pension du roi. Bien loin de cela, quand trois mois se passent sans qu’ils aient touché (c’est le mot de l’art), ils font ressouvenir tout doucement par leurs amis communs les puissances de leurs services passés et de l’ornement qui manque à leur muse. » Mabillon, au contraire, s’effrayait de ces faveurs du monarque ; il craignait, en les acceptant, d’outrager Dieu et sa propre dignité d’homme de lettres. « Que penserait-on de moi, disait-il, si, pauvre et né de parens pauvres, j’étais venu dans ce cloître pour y chercher ce que le siècle ne m’eût jamais donné ? » Et cette pauvreté, qui faisait sa force et son espérance, il ne l’aimait pas seulement pour lui-même, mais aussi pour ses parens, qu’il aidait de ses aumônes, parce qu’ils étaient peu à l’aise, mais qu’il voulait maintenir dans l’humble état où ils étaient nés. De pareils traits seraient de nature à gagner aux moines les voltairiens les plus endurcis, et, si tous les moines ressemblaient à Mabillon, les économistes eux-mêmes se réconcilieraient avec le cloître, attendu que les bénédictins, Mabillon compris, ne coûtaient, année moyenne, que quatre cent trente-sept livres et quelques sous. Sous plus d’un rapport, on le voit, les temps sont bien changés.

Dom Jean avait refusé les faveurs du roi ; mais, quoique sa santé fût déjà chancelante, il accepta, comme un soldat qui prend un poste d’honneur, la mission d’explorer l’Allemagne pour visiter les archives des villes et des monastères, et il partit au mois de juin 1683, en compagnie de dom Michel Germain. Il parcourut la Bavière, le Tyrol, la Suisse, feuilletant tous les documens, tous les manuscrits, travaillant souvent quinze heures par jour pour copier les plus précieux, et, après cinq mois, il revint à Paris, chargé de dépouilles opimes dont il enrichit la Bibliothèque du roi. Louis XIV, épris des expéditions de la science aussi bien que de celles de la guerre, voulut étendre au-delà des Alpes comme au-delà du Rhin les conquêtes de l’érudition française, et, au mois d’avril 1685, il donna à l’auteur de la Diplomatique une mission nouvelle pour l’Italie.

Mabillon a retracé lui-même, en tête du Museum Italicum, ses impressions de voyage, et rien ne contraste avec la prolixité des touristes modernes et la perpétuelle mise en scène qu’ils font de leur personne comme ce récit simple et calme, où l’écrivain décrit ce qu’il voit sans parler de lui-même. Les bibliothèques et les ruines chrétiennes attirent avant tout son attention ; mais le sentiment que lui inspirent ces ruines ne ressemble en rien au sentiment moderne, et notre admiration pour le gothique contraste étrangement avec l’opinion qu’en avaient les hommes du siècle de Louis XIV. Ainsi, dans son discours de réception à l’Académie française, Fénelon blâme, en termes très précis, l’architecture de la cathédrale de Chartres. Fleury dit à son tour que l’architecture du moyen-âge, « qui est effectivement arabesque, n’est ni vénérable ni plus sainte pour avoir été appliquée à des usages saints, » et il ajoute que ce serait une délicatesse ridicule de ne vouloir pas entrer dans des églises bâties de la sorte, mais que ce serait un aussi vain scrupule de n’oser en bâtir d’un autre style. Telle était l’opinion de Mabillon : ce qu’il demandait avant tout aux monumens de la foi des vieux temps, c’était le souvenir et les saints exemples des morts, et il se rejetait avec d’autant plus de ferveur dans le passé, que les reliques lucratives, les miracles apocryphes, la facilité avec laquelle Rome accordait la canonisation, les pompes sensuelles du catholicisme italien, l’ignorance des prêtres, effrayaient sa science et sa foi. Il cherchait des saints dans les couvens, comme Byron, un siècle plus tard, cherchait des Romains dans Rome ; mais, pour en trouver, il lui fallait descendre dans les catacombes, où il passait souvent plusieurs heures à méditer et à prier. C’est dans ces explorations qu’il reconnut et fut le premier à signaler l’influence des habitudes païennes sur les monumens primitifs du christianisme, idée neuve et hardie pour le temps où elle fut émise, qui lui inspira le traité sur le Culte des saints inconnus, traité que la cour de Rome fit attaquer, mais sans succès, par l’un des plus habiles archéologues de la péninsule, Raphaël Fabretti, inspecteur des catacombes. Ainsi, en même temps que Bossuet proclamait, au nom de l’état, la séparation du pouvoir temporel sans briser avec Rome, Mabillon proclamait, au nom de l’érudition, la liberté du doute historique sans rompre avec la foi.

Tout occupé des antiquités chrétiennes, le pieux bénédictin, dans le Museum Italicum et la Correspondance inédite, semble oublier les païens et les vivans. Il marche à travers la foule, emportant dans son ame le silence de son cloître, et c’est cette absence même de toute espèce de pittoresque transalpin qui fait l’originalité du voyage, car le voyageur ne parle qu’une seule fois du soleil et de la beauté du climat, à propos de Naples, qui lui rappelle ce doux vers de Virgile :

Ver ibi perpetuum…

une seule fois des femmes, en passant à Terracine, pour remarquer qu’elles donnent l’idée de la mort à ceux qui ont le courage de les regarder, et du Vésuve pour s’indigner du nom de lacryma Christi qu’on donne au vin récolté sur ses flancs. Quant à Michel Germain, plus curieux de voir et d’observer, il consigne au courant de la plume, dans les lettres adressées à ses amis de Saint-Germain-des-Prés ou à ses hôtes de l’Italie, les sensations qu’éveille en lui l’aspect de cette terre de Saturne devenue le domaine de saint Pierre. Sa première exactitude est de transmettre des détails sur les découvertes faites dans les archives et les bibliothèques, et il parle à plusieurs reprises de l’étonnement que causait aux Italiens l’ardeur que dom Jean et lui-même apportaient au travail. « Tous nos messieurs, dit-il, qui nous regardaient faire, ne nous considéraient pas autrement que comme des soldats français qui montent à l’assaut. En effet, il y faisait chaud, et l’on me prenait quasi pour un cordelier, tant nos habits étaient gris de poussière. » Malgré sa modestie bien sincère, l’humble et savant bénédictin jouissait comme d’un véritable triomphe de cette surprise des étrangers ; en bon fils de l’église gallicane, il gourmande malicieusement les ultramontains de se laisser dépasser par leurs voisins les Gaulois, et, par un raffinement d’orgueil national, il prend pour confident de ses reproches l’un des hommes les plus savans de l’Italie, le maître de Muratori et de Scipion Maffei, Magliabechi, bibliothécaire du grand-duc de Florence. « Les principales difficultés qui se rencontrent dans chaque siècle sur l’histoire et la tradition de l’église auraient bien de quoi, lui dit-il, faire exercer messieurs vos virtuosi, s’ils avaient le goût tourné à savoir à fond la religion et la doctrine de l’église, comme nous autres Français en faisons nos délices et le capital de nos applications ! Vos grands génies rendraient un service incomparable à l’église, et se rendraient aussi vénérables à toute la terre, s’ils pouvaient se captiver, depuis l’âge de quinze ou seize ans jusqu’à soixante, pour approfondir ces matières, tandis que vos messieurs, payés la plupart pour cela, c’est-à-dire revêtus de gros bénéfices, songent à toute autre chose qu’à soutenir, par ces armes fortes et solides, les intérêts de leur mère qui les a rendus si grands et si illustres. Mais cet avis porte avec soi de la peine, peu d’avantage temporel et la privation des plaisirs de cette vie, chose difficile à persuader à bien des gens. » Dom Michel avait mis le doigt sur la plaie éternelle, le far niente. La haute aristocratie italienne était tombée au niveau de la plèbe de l’ancienne Rome, panis et spectacula : « Peu de bien si on ne peut en avoir beaucoup, mais jouir de ce bien et vivre sans s’incommoder et en prenant toutes ses aises, voilà le génie du pays… Un habile homme est celui qui, comme disait il y a quelque temps un cardinal, sa camminare… Je ne sais, disait-il, ni la théologie, ni l’histoire ecclésiastique, ni, etc. ; mais je sais vivre à la cour. » S’il en était ainsi des cardinaux, qu’était-ce donc des moines ? Dom Michel cite des religieux du Mont-Cassin qui avaient 50,000 livres en bourse, dont ils se servaient « pour avancer dans les charges et pour beaucoup d’autres choses qu’on n’ose pas marquer. » Un procureur de cette congrégation dépensait en dix-huit mois plus de dix mille écus de dîners, et les généraux de l’ordre, en sortant de charge, emportaient de quoi faire bâtir des couvens, des monastères enchantés. Dans un grand nombre de maisons, les religieux disaient matines avant souper, portaient des bas de soie, mangeaient gras, sortaient seuls ; et, s’ils communiquaient volontiers leurs livres aux savans français, ils se gardaient bien de leur faire goûter leur vin, par avarice, et peut-être aussi dans la crainte de se compromettre en montrant leurs caves d’ordinaire bien garnies, ce qui faisait dire à je ne sais quel cardinal, à propos d’un moine de sa connaissance : Bone Deus, hic non potest vivere sine bibere semper. On avait, à différentes reprises, tenté de combattre ce relâchement ; mais il en était alors en Italie de la réforme monacale, comme aujourd’hui de la conversion politique du gouvernement romain : pour l’accomplir, il eût fallu des miracles, car, dès qu’il s’agissait de toucher aux abus, le pape se trouvait en opposition avec son clergé. Ainsi, en 1685, les carmes avaient à choisir un nouveau général : le saint-père porta sur la liste des candidats, en le recommandant, un Flamand des pays nouvellement conquis par le roi de France, le père Séraphin, très honnête homme, dit dom Michel, et très affectionné à la nation française ; mais, comme sa conduite était fort régulière et fort exacte, les Italiens se gardèrent bien de le choisir. S’agissait-il de donner le chapeau à quelque évêque français ; M. de Beauvais, par exemple, était-il sur le tapis : les répugnances du saint-père étaient si vives, et il prenait si peu de soin de les déguiser, que les gens qui s’intéressaient à l’affaire, craignant de voir ajourner indéfiniment les promotions, allaient en pèlerinage faire des vœux pour « aider le bon prélat à entrer au plus tôt en paradis. » Cette animosité, cette dureté du pape à l’égard de la France, irritaient Michel Germain. «  Cela, dit-il, tournera contre sa sainteté et l’église elle-même. » Et, pour faire la leçon sévère et même menaçante, il exalte en toute occasion la supériorité de l’église gallicane, en promettant aux ultramontains qui voudraient l’attaquer par la science ecclésiastique que la France ne manquerait pas d’habiles gens pour leur relever la moustache. La Correspondance inédite n’est pas moins sévère pour les reliques apocryphes, les miracles suspects, l’exploitation effrontée de la crédulité populaire, et ce n’est pas sans raison que quelques plaisans du xviie siècle comparaient Mabillon et ses doctes disciples au docteur de Launoy, ce grand dénicheur de saints, comme l’appelait Bayle, que le curé de Saint-Eustache saluait du plus loin qu’il pouvait l’apercevoir, « de peur, disait-il, qu’il ne m’enlève aussi mon saint, qui ne tient presque à rien. » L’étrange cérémonie qui se faisait à Rome lors de la fête de saint Antoine excitait la verve de dom Michel, qui avait assisté à la fête. « Vive saint Antoine ! dit-il ; la procession des chevaux, des ânes et des mulets, qui vont tous, sans aucune exception, recevoir de l’eau bénite le jour de la fête, vaut plus de mille écus, sans compter dix-sept vieilles bêtes, chevaux et ânes, dont on fit présent à ces bons pères. Tout Rome s’empresse d’aller voir cette cérémonie. Les bêtes chevalines, ornées de rubans, pasen revue devant un révérend père qui est en surplis et étole ; il leur donne de l’eau bénite, et celui qui les mène laisse un cierge, ou de l’argent, ou du fromage, ou de toute sorte de denrées. Les bêtes à cornes ne viennent pas, ce me semble, le jour même, mais durant l’octave. Sans cette dévotion, tout périrait, dit-on ; aussi personne ne s’exempte de ce tribut, non pas même nostro signore, » c’est-à-dire le pape. Les lettres écrites de Rome ne sont pas les moins curieuses du recueil édité par M. Valery ; on remarquera, entre autres, celle qui porte la date du 13 août 1685, et dans laquelle dom Michel Germain rend compte d’une visite qui fut faite par les bénédictins français à la reine Christine de Suède. « Nous portâmes il y a cinq jours, dit-il, le livre De Liturgia Gallicana à la reine. Avant que de nous donner audience, elle voulut voir ce livre pour savoir comme on l’aurait traitée et si on y parlait d’elle. Elle se mit en colère contre le titre de sérénissime, qu’elle prétend déroger à sa dignité. Son bibliothécaire eut bien de la peine à nous faire entendre par trois différentes fois qu’il fallait lui en faire ou dire un mot de satisfaction. Ce fut par là que dom Jean Mabillon aborda sa majesté. Elle témoigna, par quatre fois différentes, être très mécontente de ce qu’il lui avait donné ce titre, qu’on s’avise, dit-elle, de me donner toujours à Paris. Mon nom est Christine, ajouta-t-elle ; puisque je suis reine, je ne veux pas déroger à ma dignité ; mon nom seul fait mon éloge : n’y retournez plus, et avertissez ceux de Paris de ne plus me donner ce titre. Dans la suite, l’entretien fut commode et très agréable. Elle a beaucoup d’esprit ; elle parle français comme si elle avait toujours vécu à la cour. » Christine reparaît encore dans plusieurs autres passages de la correspondance, et partout, jusque dans les moindres choses, sa figure se dessine avec cette fierté hautaine. Elle fait bastonner sans façon les sbires du pape, qui avaient manqué à ses gens, et envoie à Molinos, prisonnier du saint-office, ce qu’on appelait alors des régals, c’est-à-dire de splendides dîners. Dans cette ville, éternel héritage de Saint-Pierre, la haute raison des prêtres gallicans se révolte plus d’une fois, non pas contre le chef de l’église, mais contre le souverain temporel, et ce qui les étonne surtout, c’est de voir, à côté de nostro signore, comme ils disent, trois autres papes aussi grands, peut-être plus grands par le pouvoir : le gouverneur, le général des jésuites, et le commandeur du Saint-Esprit, qui n’avait pas moins de quatre-vingt mille vassaux. La population était réduite, depuis trente ans, de plus de soixante mille individus ; la misère était grande, surtout pour les honnêtes gens ; les estafiers seuls pouvaient espérer encore de faire à peu près leurs affaires, et la chambre apostolique avait grand’peine à remplir ses coffres, quoique le pape ne dépensât par jour que 31 sous de France. Rien ne ressemblait moins à un gouvernement régulier que ce triste gouvernement pontifical : tandis que les campagnes restaient incultes, et que les bandits couraient impunément les routes, le pape rendait des décrets sur la nudité de la gorge et des bras des femmes, et le sacré collége s’enorgueillissait de sa puissance, parce que la reine d’Espagne avait envoyé au nonce une robe avant de la faire coudre, pour lui demander si la coupe en était orthodoxe. C’était surtout vers des objets de cette importance que se tournait l’esprit de réforme, vers l’opéra, par exemple, et en ce point le pape régnant tenait une conduite tout opposée à celle de Clément IX, son prédécesseur. « Celui-ci, dit Michel Germain, ne voulait pas qu’il y eût de cabretti, c’est-à-dire d’eunuques, et ce pour cause, et qu’il n’y eût que des cantarine ; le pape ne veut pas qu’il y ait de cantarine, et qu’il n’y ait que des cabretti. Il se fait du mal par les uns et les autres ; il est plus énorme et peut-être plus ordinaire par les h… que par les f…  » Nous citons textuellement, en conservant la curieuse réticence de la missive. La comtesse Carpegna, malgré ses soixante-dix ans, souffletait en pleine église l’auditeur de la chambre apostolique, et défiait, en se sauvant par les toits, tous les sbires de Rome ameutés à sa poursuite ; mais malheur à ceux qui se laissaient prendre, surtout quand ils étaient accusés d’avoir débité des nouvelles ! « Sa sainteté, dit la Correspondance inédite, fit mettre bien en prison quelques prêtres et autres qui faisaient courir dans Rome quelques nouvelles manuscrites qui disaient des mensonges et des vérités, et ils seront du moins envoyés aux galères. » C’était là en effet le minimum de la peine. Pour les laïques, on était plus sévère encore, et le saint père, entre autres exploits du même genre, fit pendre un jour un malheureux, âgé de plus de soixante ans, parce qu’il avait écrit sous la dictée d’un prêtre espagnol et distribué quelques anecdotes qu’on regardait comme scandaleuses. Le pape voulait absolument qu’on fît aussi mourir le prêtre ; mais le cardinal Spada, gouverneur de Rome, obtint sa grace sur la demande de la confrérie des Confortateurs, et sa mise en liberté fut l’occasion d’une fête publique. La confrérie, toute composée de cardinaux, de princes et de grands personnages, alla le chercher dans sa prison ; il fut rasé, poudré ; on lui mit sur la tête une couronne d’olives argentée, on le revêtit d’une robe de satin rouge, et, dans cet attirail, il fut conduit, un grand cierge à la main, dans l’église de Saint-Jean, escorté de la confrérie, gentilshommes, princes et notables bourgeois, qui marchaient tenant chacun un riche flambeau et la tête couverte d’un capuchon de toile noire percé de trous pour les yeux, la bouche et le nez. Arrivé à l’église Saint-Jean, on dit la messe en actions de grace. « La musique, la symphonie, les pétards, firent office, et on s’en revint aussi content que l’étaient les anciens Romains quand on leur avait accordé circum et escas. Le soir, tous les palais furent pleins d’illuminations, c’est-à-dire de flambeaux de cire blanche allumés deux à chaque fenêtre, et des feux de joie dans les rues, devant les palais. » Les amnisties ont été dans tous les temps assez rares à Rome pour y produire une vive sensation, et même l’enthousiasme. Malgré les rigueurs du gouvernement pontifical, la satire allait toujours son train, et plus ce gouvernement se montrait ombrageux, plus les Italiens se perfectionnaient dans l’art d’en médire : c’est une remarque de nos bénédictins. À propos de l’exécution du vieillard dont nous venons de parler, et des quiétistes qu’on persécutait avec ces raffinemens que la fausse dévotion inspire à la haine, Pasquin fit savoir à Marforio qu’il voulait quitter Rome, attendu, disait-il, que : Chi parla è mandato in galera ; chi scrive è impiccato ; chi sta quieto va al sant’ officio. Quelquefois la censure partait de l’église elle-même, et, dans un livre intitulé du Double martyre des évêques d’Italie, un prélat napolitain représenta au vif « le rabaissement de leur caractère, les bassesses auxquelles on les soumet, les pensions dont on les accable, les jugemens canoniques qu’on leur ôte. » Les examinateurs de l’index, s’imaginant qu’il était question d’évêques et de martyrs de la primitive église, donnèrent leur approbation ; on ne tarda point cependant à reconnaître la méprise ; le livre fut interdit, mais les bénédictins s’empressèrent d’en signaler l’apparition, « certains, disaient-ils, qu’on le verrait en France avec curiosité, et qu’il fournirait, par la comparaison, une ample matière à nosseigneurs les évêques de se féliciter d’être Français. » Les anecdotes sur la personne même du pape ne sont pas non plus épargnées dans la Correspondance inédite. Les ménagemens que le saint père avait pour sa santé et surtout pour son trésor donnaient lieu à de malignes récriminations ; on disait qu’à midi il se croyait mort, qu’à six heures du soir il mangeait comme quatre, qu’il était hydropique à minuit, et bien portant au point du jour. Un humble capucin, le père Recanati, prédicateur apostolique, avait même osé, du haut de la chaire, tancer vertement sa sainteté, par des allusions transparentes, de l’étude exagérée qu’elle faisait de la conservation de sa vie, de sa santé, et il l’avait suivie dans la petite chambre du Vatican où elle s’enfermait entre quatre foyers et sous sept couvertures. Alliée des Vénitiens et de l’empereur contre les Turcs, sa sainteté bénissait volontiers les armes des chrétiens, mais elle ne se souciait guère de payer leurs troupes. En 1685, le comte de Rosemberg vint à Rome annoncer de la part de l’empereur les avantages remportés sur les infidèles et demanda de l’argent. Le pape se montra fort contrarié, disant qu’un courrier pouvait épargner cette dépense, et que, pour de l’argent, « l’empereur et le duc de Bavière montraient bien par leurs actions qu’ils n’en avaient pas besoin, puisque l’un et l’autre avaient fait paraître dans les noces de l’électeur des magnificences qui auraient suffi à nourrir l’armée bien long-temps ; qu’il s’en retournât donc, et qu’il avertît l’empereur d’être plus ménager à l’avenir. » Nos bénédictins paraissent quelque peu surpris de toutes ces choses, mais leur foi n’en est en rien diminuée. C’est en effet un caractère distinctif des croyances du XVIIe siècle de scinder pour ainsi dire la raison humaine, en deux parts distinctes, d’enchaîner l’une et de laisser à l’autre une indépendance entière. Descartes et les gallicans se rencontrent en ce point. Le premier arrache la philosophie à l’autorité théologique, les seconds arrachent la domination temporelle à l’autorité papale ; tous deux dégagent les faits humains, sans que la foi soit mise en question. Les bénédictins agissent de même en ce qui touche la chronique scandaleuse de la cour de Rome ; ils sont catholiques jusque dans la médisance, et ils acceptent avec une merveilleuse docilité cette abstraction dogmatique qui sépare l’homme du pontife, comme le gallicanisme séparait le prince du pasteur. Les relations de la cour de Reine avec l’Europe, et principalement avec l’Espagne, l’Angleterre et la France, occupent aussi plusieurs pages dans la Correspondance inédite. On croirait lire parfois les nouvelles étrangères de nos journaux quotidiens, mais en meilleur style. Les lettres confidentielles ont encore cet avantage sur les journaux, que les bénédictins ne parlent que d’après des informations positives, et qu’ils attendent, lorsqu’ils doutent, que le temps leur en ait appris davantage pour affirmer en toute certitude. Rome, à cette époque, venait de s’allier avec l’Espagne contre les Turcs ; mais, s’il fallait en croire nos voyageurs, c’était moins par dévotion que pour se mettre à couvert de la France et des armes de « notre incomparable monarque. » Les questions d’étiquette d’un côté, l’inquisition espagnole de l’autre, troublaient souvent la bonne harmonie entre les deux états. Les Espagnols voulaient forcer le pape à quitter son appartement pour recevoir l’hommage de la haquenée ; le saint père s’y refusait ; les Italiens regardaient en riant, pour voir, disaient-ils, si le limaçon sortirait de sa coquille. Cette vaine dispute de cérémonial devenait presque un casus belli, et le pape, pour se préparer à la guerre, levait… trois compagnies de milice ! La congrégation romaine de l’index approuvait des livres ou des doctrines que condamnait l’inquisition espagnole, et celle-ci, à son tour, en condamnait d’autres approuvés par Rome. Ces dissidences étaient de nature à compromettre gravement le principe de l’infaillibilité, et Rome se trouvait placée entre ce double embarras : sauver le principe et ménager l’inquisition ; car elle craignait de se commettre avec un tribunal aussi résolu et aussi formidable. C’étaient là sans doute des questions fort secondaires auprès de celles qui s’agitaient au temps de Grégoire VII et de Boniface VIII, mais elles présentent bien aussi un certain intérêt historique, en ce qu’elles montrent la distance qui sépare la papauté du XVIIe siècle de la papauté du moyen-âge. Les diplomates ont remplacé les théologiens ; il ne s’agit plus de dominer l’Europe, mais de s’en faire accepter, et dans les moindres choses on voit percer l’esprit qui depuis deux siècles a dirigé en toute circonstance la politique romaine, cette politique fière dans les mots, timide dans les actes, ménageant tout, excepté ses propres sujets. Rome montrait encore parfois, mais sans oser le tirer du fourreau, le glaive de l’anathème, son arme et son sceptre aux époques de terreur mystique. Elle menaçait, mais en tremblant ; elle avait d’ailleurs laissé surprendre le secret de sa faiblesse, et ceux qui connaissaient son esprit savaient qu’il fallait « crier, se plaindre et se faire craindre, » pour en obtenir quelque chose. L’ambassadeur d’Angleterre, fidèle aux habitudes diplomatiques de sa nation, usait largement de cette tactique, et l’ambassadeur de France, tout en témoignant de grands égards au saint père, ne laissait pas cependant de parler haut et ferme. La déclaration du clergé français, en 1682, avait amené, comme on le dirait de nos jours, un refroidissement entre la cour pontificale et la cour de Versailles, et la Correspondance inédite donne sur cette affaire une foule de détails nouveaux. Les cardinaux romains essayèrent d’abord de rétorquer, avec les seules armes de la science ecclésiastique, ce qu’ils appelaient les prétentions hérétiques de l’église gallicane ; mais les plus hardis eux-mêmes ne combattaient qu’avec timidité, dans la crainte, dit Michel Germain, de faire des pas de clercs ou plutôt d’ignorans à la vue de toute la France ; puis le pieux gallican ajoute : « De même qu’un abbé allemand me disait, il y a deux ans plus ou moins, que le roi, les tenant en exercice, était cause qu’on ne buvait plus, dans son pays, la moitié du vin qu’on y prenait auparavant, — on peut dire aussi que nos différends avec cette cour empêchent les esprits des Romains de croupir dans cette léthargie ou fainéantise, far niente, qui fait une partie de leur bonheur, quand leur intérêt ne trouble pas leur repos par une agitation et une application aux études pesantes. » Malgré leur application, les cardinaux ne fournirent qu’un faible contingent d’argumens et de preuves, et l’histoire de cette querelle offre cela de remarquable, que les plus ardentes défenses de l’ultramontanisme furent écrites en France et par des Français ; pourtant le triomphe resta aux gallicans, qui se tenaient renfermés dans la tradition du droit historique. Du concile de Constance ils remontaient jusqu’au IXe siècle, au concile de Paris, qui le premier, en 829, avait établi, pour le royaume, la séparation des deux pouvoirs ; ils rappelaient la réponse d’Hincmar à la menace qu’avait faite le pape de venir en France excommunier les évêques. Si excommunicaturus venerit, excommunicatus abibit. Ils rappelaient ce mot de saint Bernard à Innocent : Nous sommes plus papes que vous. Enfin ils justifiaient la déclaration de 1682 par la pragmatique de 1268, et Louis XIV par le plus saint de ses aïeux. La question une fois posée de la sorte, on sent de quel poids devait être l’autorité des bénédictins, si bien renseignés sur les faits ; leur vaste érudition devenait l’alliée de la politique nationale, et ils confirmaient par la tradition cette maxime qui, depuis huit siècles, a toujours servi de règle à l’église de France : rester fidèle au catholicisme sans cesser d’être fidèle au pays et à ses lois. Jamais, dans ces querelles, le moindre doute ne leur vient à l’esprit sur la justice de la cause qu’ils soutiennent. « Bien des catholiques, dit à cette occasion Michel Germain, ne sauraient comprendre pourquoi, d’une part, tant de violement des sacrés canons, et, de l’autre, le refus d’accepter la démission d’un évêché à cause de la haine qu’on porte à la France, et perdent une bonne partie de l’estime qu’ils avaient pour la vertu sévère du pape : ce qui est un très grand désavantage à l’église. Mais tout cela me passe, et il vaut mieux se taire et attendre en patience la miséricorde de Dieu. » C’était du reste une véritable guerre de religion sous une nouvelle forme. La plume remplaçait l’épée, mais l’ardeur était encore aussi vive qu’aux jours les plus orageux des antiques querelles du sacerdoce et de l’empire. Les deux partis s’aigrissaient sans cesse par de mutuelles vexations. Le parlement de Toulouse déclarait-il le Traité des libertés de l’église gallicane du docteur Charlas contraire aux lois du royaume, le pape se hâtait de proclamer que ce livre avait été inspiré par le saint esprit lui-même. Rome mettait à l’index les Vies des Papes d’Avignon de Baluze, et Louis XIV accordait aussitôt une pension à l’auteur. D’un côté comme de l’autre, on craignait cependant, malgré la vivacité de la lutte, une rupture officielle, et, sans céder sur les principes, les deux partis reculaient toujours après les premières hostilités. C’est ainsi que le souverain pontife, et ce fut là sa plus grande hardiesse, donna ordre d’effacer toutes les fleurs de lis et tous les portraits de Louis XIV qui se trouvaient sur les portes et les boutiques des Français établis à Rome. Cet ordre fut en partie exécuté ; puis le saint père, effrayé de sa propre audace, fit rétablir, pendant la nuit, les pannonceaux qu’il avait fait enlever pendant le jour. Il en fut de cette querelle comme de toutes les querelles théologiques ; elle ranima les passions haineuses et intolérantes. La cour pontificale, traitée par Louis XIV avec une humiliante hauteur, garda de ces débats une rancune dissimulée, mais profonde. On accusa le monarque de s’avoisiner de l’hérésie ; « ce fut un crime romain d’être Français, » dit la Correspondance inédite, et l’on peut penser, sans forcer l’histoire, que le reproche d’hérésie fut l’un des motifs qui amenèrent la révocation de l’édit de Nantes. Le roi s’était presque révolté contre Rome, il fallait se faire pardonner cette témérité ; et, pour prouver son orthodoxie, il se fit persécuteur. Toutefois la révocation de l’édit de Nantes fut accueillie par la cour pontificale avec indifférence ; le pape y prêta peu d’attention ; les esprits qui cherchaient la logique des événemens ne pouvaient s’expliquer la conduite du roi ; les protestans adressaient au pape des complimens de condoléance sur les vexations dont il avait été l’objet, et la reine Christine écrivait de Rome au chevalier de Terson, ancien ambassadeur de France en Suède : « Croyez-vous que ce soit à présent le temps de convertir les huguenots et de les rendre bons catholiques dans un siècle où l’on fait en France des attentats si visibles contre le respect et la soumission qui sont dus à l’église romaine ?… Jamais la scandaleuse liberté de l’église gallicane n’a été poussée plus près de la rébellion. » Rome n’avait guère moins d’embarras avec les quiétistes qu’avec les gallicans. Les quiétistes, dit la Correspondance, « sont de nouveaux illuminés, qui donnent tout à l’esprit, ne veulent rien refuser au corps et rejettent les prières vocales, les pénitences, les mortifications, etc. » On sait, en effet, qu’ils prêchaient l’amour pur, l’espérance, le silence de l’ame, et que, comme tous les mystiques du moyen-âge, leurs aïeux directs, ils poursuivaient, à travers un rêve inoffensif et doux, la vision béatifique, l’union, dès cette vie, de l’être contingent et de l’être en soi, qui est comme l’idéal suprême de l’aspiration chrétienne. Fénelon s’y laissa prendre ; nos voyageurs n’y voyaient pas grand mal, d’autant plus que le chef de la secte, l’Espagnol Molinos, était irréprochable dans sa conduite : mais Rome n’était pas de cet avis, et, comme la doctrine nouvelle lui portait ombrage, elle envoyait, avant même de l’avoir officiellement examinée et condamnée, nos mystiques faire à loisir, sous les verrous du saint-office, l’oraison de quiétude ; les jésuites eux-mêmes, malgré leur crédit, n’étaient pas plus ménagés que les augustins ou les carmes, et le père Appiani, entre autres, fut condamné, comme disciple de Molinos, à trois ans de prison étroite, c’est-à-dire à ne communiquer avec personne, à n’avoir ni feu ni lumière, à ne jamais franchir, pour quelque motif que ce fût, le seuil de sa chambre, à jeûner au pain et à l’eau les vendredis, et de plus à sept ans de prison ordinaire, ce qui n’empêchait pas qu’on l’estimât fort heureux d’en être quitte à si bon marché. Puisque nous sommes à Rome, il est difficile que nous n’y rencontrions pas les jésuites, et nous les trouvons dans la Correspondance ce qu’ils sont à peu près partout, d’habiles gens, fort occupés de faire avantageusement les affaires de la compagnie. Ici c’est l’histoire d’un jeune homme, riche et de bonne mine, que sa famille envoie dans leur collége, et que les bons pères, toujours habiles à gagner les ames, enrôlent dans la société ou plutôt pêchent à l’hameçon en l’amorçant, comme dit le texte même de la lettre à laquelle nous empruntons ce détail, par des caresses et la terreur, blanditiis terrore mixtis expiscant. Le jeune homme, pour prix de l’héritage céleste qu’on lui promet, abandonne aux jésuites sa part de l’héritage paternel, et ceux-ci, du vivant même des parens du néophyte, ont l’effronterie d’envoyer à Pise, résidence de la famille, un expert pour estimer les maisons, les propriétés qu’ils convoitent, et en porter la valeur exacte dans l’inventaire de leurs biens. En Italie, ils pêchent des successions ; à la Chine, ils pêchent des dignités et au besoin se font astrologues pour devenir mandarins, ce qui fait dire à dom Michel que tout autre qu’un jésuite « aurait beau monter en contemplation jusqu’au troisième ciel avant de parvenir là. » À Rome comme à Pékin, ils étaient puissans, et malheur à ceux qui leur faisaient ombrage ou ne leur cédaient pas le haut du pavé, surtout quand ils étaient en procession ! Il arriva un jour, dans les rues de Rome, que cette procession ne put passer à cause de quelques carrosses qui s’étaient rangés à la file. Il y eut scandale dans l’ordre. On propageait, il est vrai, la doctrine du péché philosophique, on permettait au père Lemoyne de soutenir que Mérope n’avait point péché en tuant son fils, parce qu’elle ignorait qu’il le fût, on permettait à un jésuite de Bruges de dire en chaire qu’il était licite, quand les filles perdues tombaient malades, de leur procurer la mort, pour les empêcher de retourner à leurs désordres dans le cas où elles guériraient, mortem procurare ne in vomitum redeant, si convalescant ; mais on ne souffrait pas qu’un embarras de voitures vint gêner les bons pères dans une cérémonie : d’un crime aussi grave on faisait prompte justice. L’abbé de Caserte, qui se trouvait dans l’une des voitures, était banni pour six ans de l’état de l’église, son cocher envoyé aux galères, et deux dames de qualité, coupables du même délit, « condamnées à avoir leur maison pour prison, sans en pouvoir sortir que les fêtes et dimanches, pour aller entendre la messe dans une église voisine et non ailleurs, et encore à pied et sans pouvoir y aller ni là ni ailleurs en carrosse, et cela jusqu’à… on ne sait. » À la manière dont ces anecdotes et d’autres du même genre sont racontées, il est facile de voir que nos bénédictins, sans se croire hérétiques et même sans être jansénistes, pensaient des jésuites ce qu’en pensaient Pascal et Arnauld. Il est vrai, et cette opinion a bien aussi quelque poids, que Fénelon était d’un avis tout-à-fait différente ; qu’il était même, à ce qu’il paraît, très affectionné aux jésuites, et que ceux-ci, de leur côté, lui rendaient estime pour estime, jusqu’à défendre auprès de la cour de Rome le livre des Maximes des Saints, contre lequel étaient ameutés tous les théologiens du temps. L’impression produite sur les bénédictins français par le gouvernement espagnol de Naples fut toute différente de celle que leur avait fait éprouver le gouvernement romain. « Le vice-roi, dit Michel Germain, gouverne avec une justice, une sévérité et une application qui fait mettre le plus bel ordre qu’on ait peut-être jamais vu. Il est inflexible. Ses meilleurs amis, s’ils font mal, sont les plus rudement châtiés. Il a le don de commander. Ni homme ni femme ne porte aucun or ni argent sur ses habits. Tous les hommes presque sont vêtus de noir, les personnes de l’autre sexe la plupart de même, et dans une très grande simplicité. C’est comme dans les vieux tableaux de la nef d’Amiens. Il y a une si grande sûreté dans la ville et partout ailleurs, jour et nuit, que depuis deux ans et demi on n’a entendu parler que de deux meurtres. » Ce qui flattait surtout les pieux collègues de Mabillon, c’est que les Napolitains ne témoignaient aucune indisposition contre la France, qu’ils en parlaient avec modération, qu’ils étaient pleins du haut mérite du roi, et qu’ils rendaient justice aux grands hommes du grand règne. « Descartes, dit à ce propos la Correspondance, Descartes a les plus beaux esprits de Naples pour sectateurs. Ils sont avides des ouvrages faits pour sa défense et pour éclaircir sa doctrine : nos libraires de Paris en débiteraient s’ils avaient ici commerce. Ces savans ne sont pas jésuites. Tout Italiens qu’ils sont, ils ne les épargnent pas, même en leur présence ; je m’en suis étonné. C’est pourtant ce que j’ai remarqué ici et ailleurs ; c’est peut-être que fin contre fin ne vaut rien à faire doublure. » Nous ne suivrons pas nos bénédictins dans leurs excursions de couvent en couvent, de bibliothèque en bibliothèque ; c’est un soin que nous laissons aux érudits et aux bibliographes curieux d’étudier en détail l’histoire de la découverte d’un manuscrit, de la rectification d’une date, de l’épuration d’un texte. Nous indiquerons seulement pour mémoire aux touristes de l’érudition moderne, comme un guide et comme un spécimen, toute la partie de la Correspondance inédite qui se rattache aux travaux de recherches et de dépouillemens exécutés par nos pieux voyageurs. L’exemple de Mabillon et de ses savans disciples pourra stimuler utilement leur zèle, et il leur sera facile de se convaincre qu’une mission scientifique, au temps de Louis XIV, n’était pas ce qu’elle est trop souvent de nos jours, une affaire de complaisance pour le ministre qui l’accorde, une affaire d’agrément pour le touriste qui la remplit, une charge inutile pour le budget qui la paie. Pendant leur séjour en Italie, qui fut de quinze mois, Mabillon et ses compagnons de voyage avaient feuilleté, collationné, analysé ou copié plus de trois mille manuscrits. Ils rentrèrent à Paris rapportant plusieurs rames de papier de pièces inédites et quatre mille volumes, la plupart d’une grande rareté, qui furent déposés à la Bibliothèque du roi. À voir tant de trésors ramassés en si peu de temps, il semblait, dit un biographe ecclésiastique, que l’antiquité tout entière rajeunît sous ses rides. Ce fut là le dernier voyage de Mabillon. À partir de cette époque, il rentra dans son cloître et s’enferma dans un repos studieux, occupé seulement de servir la religion en éclairant son histoire et de faire refleurir l’antique discipline, qui s’était perdue à travers la barbarie du moyen-âge. Cette pensée, du reste, était celle de tous les hommes éminens de l’église française au XVIIe siècle, et, en étudiant l’esprit de cette église, on y découvre une tendance universelle à se rapprocher du christianisme primitif. À aucune autre époque, le clergé français ne montra une plus grande dignité de mœurs, une plus grande élévation de pensée. De nouveaux ordres s’établissent, basés pour la plupart sur le travail, l’instruction, le soin des pauvres et des malades ; les carmélites de Sainte-Thérèse, les frères de Saint-Jean-de-Dieu, les sœurs de la Visitation, les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, se propagent sur tous les points du royaume, et il s’opère pour ainsi dire une sorte de renaissance de la charité. Rancé rend aux macérations du cloître toute la dureté des premiers âges. On traduit à Port-Royal les Vies des Pères du Désert ; la philosophie, étouffée pendant des siècles sous la scholastique, s’allie de nouveau avec la théologie. La question de la grace se ranime comme au temps de saint Augustin ; les pères renaissent dans Bossuet ; Fénelon rappelle en bien des points les premiers évêques de la Gaule, et les bénédictins cherchent à ramener leur ordre au joug de la règle imposée par leur fondateur. Qu’on ouvre la vie de Mabillon, écrite par son fidèle ami Thierry Ruinart : on croirait lire, dégagée du merveilleux, la légende d’un compagnon de saint Benoît ; c’est la même humilité, le même mépris des biens de ce monde, le même amour de la souffrance et du travail, la même résignation. À chaque ouvrage nouveau qu’il composait, Mabillon portait sur l’autel les premières pages de son livre, pour offrir à Dieu les prémices de son esprit. Quand on froissait par des éloges la seule susceptibilité qui fût dans son ame, celle de la modestie, il se hâtait de changer de discours, et répondait simplement : « J’ignore ces vertus que vous voyez en moi, mais je connais ma faiblesse ; c’est à Dieu qu’il appartient de me juger, il est ma force et mon espérance. Priez-le donc de me rendre tel que vous me croyez. » Malgré de vives douleurs de poitrine et de fréquens maux de tête qui nécessitèrent une opération douloureuse, Mabillon, retiré dans l’abbaye de Saint-Germain, n’en continuait pas moins ses travaux avec une infatigable persistance. Dans le Traité des études monastiques, il posa ce principe, que l’étude doit être, après la prière, la principale occupation des moines, et il montre ce qu’il faut étudier et comment on doit étudier. Pour le cloître, c’était un appendice à la règle, une réforme salutaire et rendue nécessaire par les progrès de la civilisation et des lumières ; pour l’érudition, c’était une méthode. Aussi ce livre fut-il traduit dans toutes les langues de l’Europe, et reproduit en Italie sous le titre de Schola mabilloniana ; mais, quoique inspiré par les sentimens les plus purs, quoique honoré des plus nobles suffrages, il fut pour Mabillon une source de vifs chagrins, en l’engageant malgré lui dans une polémique contre l’abbé de Rancé. Le célèbre réformateur prétendait que recommander aux moines les travaux de l’esprit, c’était irriter leur orgueil ; Mabillon soutenait au contraire que la vraie science conduit à l’humilité. Rancé apporta dans la querelle toute la fougue, tout l’emportement de ses premières années, et il alla même jusqu’à reprocher à son adversaire d’avoir écrit contre sa propre conviction. « Je puis tomber dans l’erreur, répondit le pieux bénédictin, aussi bien que les autres ; hommes, je puis encore tomber dans des contradictions ; mais que j’écrive contre ma propre conviction, j’espère, avec la grace du Seigneur, que cela ne m’arrivera jamais. » Rancé voulut répliquer de nouveau, des amis communs s’interposèrent, et le voyage que fit Mabillon à l’abbaye de la Trappe, en 1693, amena une réconciliation qui est restée célèbre dans l’histoire des querelles littéraires. Voici en quels termes Mabillon lui-même rend compte, dans une lettre adressée à son collègue Estiennot, de l’entrevue qu’il eut avec l’abbé de Rancé : « Je parlai quatre fois à M. l’abbé, la première sans dire un seul mot de notre contestation. À la seconde, M. l’abbé commença par dire qu’il ne savait pas si nous n’aurions pas été fâchés de ce qu’il avait écrit contre moi ; à ces mots, je l’embrassai, et lui, moi, tous deux à genoux, et je répondis que son écrit n’avait donné aucune atteinte au respect et à la vénération que j’avais eus pour lui. Il m’ajouta que, lorsqu’on était pénétré d’une certaine vérité, on disait quelquefois les choses d’une manière un peu vive, mais qu’il me priait d’être persuadé qu’il avait pour notre congrégation, et pour moi en particulier, tous les sentimens d’estime et de cordialité qu’on pouvait avoir, et qu’il était bien aise de faire cette déclaration en présence du père avec qui j’étais. » Huet, Arnauld, Nicole, Fleury, se rangèrent, dans cette querelle, du côté de Mabillon, et, il devait en être ainsi, car, en prenant toujours pour guide sa conscience et sa conviction, le pieux bénédictin portait, dans les questions en apparence les plus indifférentes, une vigueur de raisonnement, une rectitude de critique qui ne laissaient pas la moindre place au doute, et la force de ses convictions, le sentiment de la vérité historique, éclataient avec tant de puissance dans ses moindres travaux, que l’un des prélats les plus distingués de la cour de Rome, le cardinal Aguirre, lui écrivit un jour : « Je vous ai lu lentement, car la langue française ne m’est point familière ; mais j’ai pu dire avec le philosophe : Ce que j’ai compris, je l’approuve ; ce que je n’ai pas compris, je le crois. » En effet, l’érudition, pour Mabillon, n’était point une œuvre de curiosité stérile ; il en faisait, pour les vertus révélées par le christianisme, ce que les anciens avaient fait de l’histoire pour les vertus civiques, une règle et une doctrine, et souvent même il en déduisait des conséquences toutes pratiques. C’est ainsi que dans un passage extrait des Réflexions sur les prisons des ordres religieux, il expose, ainsi que l’a remarqué pour la première fois M. Valery, tout le système de l’emprisonnement cellulaire. « Ne pourrait-on pas, dit-il, à propos de la prison de saint Jean Climaque, ne pourrait-on pas établir un lieu semblable dans les ordres religieux pour y renfermer les pénitens ? Il y aurait dans ce lieu plusieurs cellules, semblables à celles des chartreux, avec un laboratoire pour les exercer à quelque travail utile. On pourrait ajouter aussi à chaque cellule un petit jardin, qu’on leur ouvrirait à certaines heures, pour les y faire travailler et leur faire prendre un peu d’air. Ils assisteraient aux offices divins, renfermés au commencement dans quelque tribune séparée, et après avec les autres dans le chœur, lorsqu’ils auraient passé les premières épreuves de la pénitence et donné des marques de résipiscence. Leur vivre serait plus grossier et plus pauvre, et leurs jeûnes plus fréquens que dans les autres communautés. On leur ferait souvent des exhortations, et leur supérieur, ou quelque autre de sa part, aurait soin de les voir en particulier et de les consoler et fortifier de temps en temps. Les séculiers et externes n’entreraient pas dans ce lieu, où l’on garderait une solitude exacte. Je ne doute pas que tout ceci ne passe pour une idée d’un nouveau monde ; mais, quoi qu’on en dise ou qu’on en pense, il sera facile, lorsqu’on voudra, de rendre les prisons et plus utiles et plus supportables[1]. » La publication des quatre premiers volumes des Annales de l’ordre de Saint Benoît, entreprise à la sollicitation de Renaudot et de Baluze, occupa Mabillon pendant les dernières années de sa vie. Avant de se mettre à l’œuvre, il se rendit en pèlerinage à Clairvaux pour visiter le tombeau du saint, et chaque jour il célébra la messe sur ce tombeau, dans le calice même dont saint Benoît s’était servi. Ce pieux contact avec les morts dont il allait raconter les actions rendait plus saints et plus austères encore à ses yeux ses devoirs d’historien, et il porta dans ce nouveau travail toute l’ardeur de sa jeunesse, la même indépendance de critique, et l’amour de la vérité, noble passion, supérieure, comme tous les grands sentimens de l’esprit, aux passions orageuses du cœur, et qui ne se flétrit pas comme elles sous le poids des années. Les années cependant s’étaient accumulées sur sa tête. Le travail continu de la pensée, la rigoureuse observation de la règle, avaient miné ses forces. La mort approchait ; Mabillon s’absorba tout entier dans la méditation de ce moment suprême, et consigna ses sentimens dans un admirable petit traité de philosophie chrétienne, le traité De morte christiana, qu’il dédia à la reine de la Grande-Bretagne. Le 1er décembre 1707, il ressentit plus vivement les atteintes du mal qui devait l’emporter bientôt. Ce jour-là, il était parti vers six heures du matin, à pied, malgré son grand âge, pour se rendre à l’abbaye de Chelles, à quatre lieues de Paris ; il fut pris pendant la route de vives douleurs de vessie, n’arriva qu’à grand’peine au but de sa promenade, et resta huit jours à Chelles sans qu’on eût reconnu la nature du mal. Un médecin qu’on appela de Paris ne laissa aucun doute sur le danger ; Mabillon accueillit son arrêt avec une sérénité parfaite, et son premier soin fut de demander dom Thierry Ruinart, son collaborateur et son ami. « Il faut nous séparer, lui dit-il en l’apercevant ; » et comme Ruinart répondait par des larmes : « Pourquoi vous affligez-vous ? reprit Mabillon ; n’est-il pas juste que je parte le premier ? n’y a-t-il pas assez long-temps que je suis dans ce monde ? ne faut-il pas aller à Dieu ? » Ruinart n’essaya point de le consoler par ces mots rassurans qu’inspirent les affections humaines à ceux qui vont perdre un être chéri. Cela eût été contraire à la règle ; il lui serra la main et se mit à genoux. À quelques jours de là, Mabillon fut rapporté à Paris dans la litière du cardinal d’Estrées, et, quand sa maladie fut connue de la capitale et de la province, la plupart des évêques ordonnèrent des prières. Les pauvres, les enfans, les curés de campagne, pour qui Mabillon avait toujours eu des sympathies particulières, prièrent dans les hôpitaux, dans les écoles, dans les paroisses de village. Les grands personnages de l’époque envoyaient fréquemment savoir de ses nouvelles. Lui, toujours humble, s’étonnait qu’on s’occupât ainsi d’un pauvre moine ; cet empressement universel autour de sa personne l’effrayait presque, et il craignait d’en concevoir de l’orgueil. Il craignait surtout, au milieu des plus tristes épreuves de la maladie, ces impatiences et ces regrets qu’arrache la douleur, et, dans les opérations délicates qu’exigeait sa situation, il fallait que le chirurgien qui lui donnait des soins l’exhortât à se plaindre lorsque ses souffrances deviendraient plus vives, afin d’éviter de graves accidens. Dans les rares momens de calme que lui laissait la douleur, il discourait, avec ses frères, des devoirs et du but de la vie ; il leur recommandait l’amour de l’étude, la patience dans les arides travaux de l’érudition, le respect de la vérité ; il les exhortait à rester pauvres en tout, même en fait de livres, et leur promettait de ne point les oublier dans ce monde inconnu dont il touchait le seuil. Le spectacle de cette agonie frappa profondément les moines de Saint-Germain-des-Prés ; ceux qui savaient la mort des docteurs du moyen-âge comparaient Mabillon à tous les saints dont lui-même, dans les Actes de l’ordre, avait raconté la vie, à tous ceux dont la légende avait exalté les derniers instans. Si l’approche du moment suprême avait jeté parfois le moribond dans de vagues tristesses, ils avaient toute la tradition chrétienne pour excuser ces terreurs salutaires ; ils savaient que la foi ne comble pas tous les abîmes, et se rappelaient ce cri magnifique poussé par saint Bernard dans les profondeurs du cloître : « Ma chair n’est pas de fer ou d’airain ; je suis homme, sujet au péché, esclave de la mort, et j’ai peur de ma mort et de la mort des miens ; mortem meam et meorum horreo. » Le 27 décembre 1707, vers cinq heures du soir, l’ordre de Saint-Benoît perdit son dernier saint, et la France un de ses plus illustres érudits. La mort de dom Jean fut reçue avec un deuil universel ; les protestans même le pleurèrent ; les moines de Saint-Germain, qui avaient reçu son dernier soupir, frappés de la sérénité de ses traits, racontèrent que ses yeux éteints par la mort s’étaient ranimés tout à coup, et qu’ils avaient brillé d’une lumière céleste. C’est là, d’après les agiographes du moyen-âge, le signe le plus certain auquel on reconnaît les élus. Pendant les deux jours qu’il resta exposé, une foule immense vint baiser ses pieds, couper, pour en faire des reliques, des morceaux de ses vêtemens, et le pape fit écrire par le cardinal Colloredo à Thierry Ruinart que, quoique la règle de Saint-Benoît défendit d’inscrire aucun nom sur la sépulture des moines, il verrait cependant avec plaisir que le nom de Mabillon fût mis sur sa tombe, « car, disait le saint père, on devait au moins pouvoir montrer la place où reposaient ses cendres aux étrangers illustres qui viendraient visiter Paris. » Aujourd’hui, dans Mabillon, nous avons oublié le saint : nous n’avons plus à demander à sa vie l’exemple des vertus monastiques, car, entre son époque et la nôtre, il y a Voltaire et la révolution française ; mais l’Europe savante se souvient de l’érudit, et le cite encore comme le modèle, perdu peut-être, de ces hommes simples et forts qui ont élevé des monumens à jamais durables, en travaillant dans l’unique dessein « de rechercher et de publier la vérité sur un objet chéri. » Tout ce qui se rattache à ces hommes d’élite, au siècle glorieux de Louis XIV, à cette seconde antiquité, qui ne peut que grandir encore par la distance, et surtout par le contraste, nous intéresse à juste titre ; aussi félicitons-nous vivement M. Valery d’avoir rassemblé dans la Correspondance inédite et annoté avec un soin vraiment religieux ces lettres qui sont de véritables reliques pour les amis de notre histoire. La préface de l’éditeur en fait ressortir d’une façon piquante toute l’importance, et, en effet, les érudits et les bibliographes y trouveront d’utiles renseignemens sur les exhumations des textes et les éditions des livres ; ils y trouveront surtout, à côté du dévouement à la science, la simplicité qui en rehausse le prix, une bienveillance inaltérable envers ceux qui s’occupent des mêmes études, et cette urbanité qui fait le charme des rapports et la douceur de la vie ; car, par un contraste remarquable, ces moines, qui ont renoncé à tous les plaisirs, à toutes les joies du monde, adoucissent pour les autres leur austérité ; ils gardent, dans les relations, toute la grace, toute l’élégance de cette société avec laquelle ils ont rompu sans retour, et la politesse la plus exquise est encore pour eux une forme de la charité. Les prophètes ultramontains du néo-catholicisme pourront, ainsi que les savans, tirer quelque profit de la Correspondance ; ils y verront comment les hommes les plus orthodoxes du XVIIe siècle s’exprimaient sur le compte des philosophes, lors même qu’ils désapprouvaient leurs doctrines, comment alors on respectait le pape, en tant que pasteur des ames, sans se croire obligé de l’admirer comme souverain temporel, ce qu’on pensait des jésuites quand on les avait vus manœuvrer dans leur quartier-général, et du saint-office, quand on en connaissait les juges et les prisons. Enfin ceux qui cherchent dans les ruines de l’Italie d’autres souvenirs que les souvenirs de la papauté, ceux qui demandent une nation à cette terre féconde, s’ils parcourent ces lettres arrachées par hasard au secret des confidences intimes, s’arrêteront peut-être avec tristesse sur plus d’une page, étonnés de voir des moines, sujets de Louis XIV, désespérer de l’Italie, s’affliger d’y chercher les marques de l’ancienne liberté, pour n’en retrouver que des apparences, et résumer la vie d’un peuple, auquel cependant à aucune époque n’ont manqué ni les grands esprits, ni les grands courages, par ce mot qu’on peut écrire sur un tombeau : far niente.

Ch. Louandre.

  1. Œuvres posthumes de Mabillon, tome II, p. 334.