Marca/11

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Charpentier (p. 136-149).



CHAPITRE XI


La fin de la saison fut très brillante cette année-là. Il y avait beaucoup de bals ; on dansait chez la baronne Véra toutes les semaines, et Marca s’amusait comme une folle ; à son âge le besoin de mouvement, la joie de vivre, l’ardeur pour tout ce qui ressemble au plaisir sont choses si naturelles, qu’on s’étonne quand on trouve le contraire chez une jeune fille. Marca n’avait pas l’air un peu chétif et pâle des jeunes Parisiennes ; on sentait qu’elle avait été élevée à la campagne ; on aurait pu deviner que du sang de paysans lui donnait son air de vigueur et de belle santé. Sa marraine était contente d’elle, elle prenait plaisir à l’entendre rire, et ses petits succès de jeune fille flattaient son amour-propre. Si Marca eût été laide, gauche, délaissée, Véra, malgré son désir d’être désagréable à sa belle-sœur, n’eût pas déclaré sur tous les tons qu’elle la considérait comme sa fille, son héritière.

Ces déclarations portaient leurs fruits. Plusieurs demandes formelles, beaucoup de démarches à demi officielles, arrivaient jusqu’à Véra, qui ne manquait jamais d’en faire part à la jeune fille.

— Laissez-moi m’amuser, marraine.

— Tu ne veux donc pas le marier ?

Marca rougissait, en répondant qu’elle avait le temps de penser aux choses sérieuses, et de plus, qu’elle voulait connaître et aimer celui qui serait son mari ; puis, voyant le sourire de sa marraine, elle souriait aussi, et s’esquivait, bien persuadée que ce mari qu’elle devait aimer était déjà choisi.

Depuis le jour du vernissage, le baron Jean n’avait pas abordé de question délicate avec sa belle-sœur. Il y avait trêve ; on s’occupait beaucoup de Laure, dont le mariage était décidé et qui jouait à ravir son rôle de fiancée. Le jour de la noce pourtant n’était pas fixé ; un oncle du vicomte, un oncle à héritage bien entendu, se trouvait dans un état de santé inquiétant ; des sentiments d’affection presque filiale empêchaient le jeune homme de songer à un mariage immédiat. En attendant il faisait sa cour ; un bouquet ou une bonbonnière témoignait chaque matin de l’ardeur de ses sentiments.

Ivan était maintenant un peu moins sous le joug de sa belle amie. Son succès avait été grand, incontesté ; on recherchait beaucoup l’artiste dans ce monde parisien toujours en quête de réputations nouvelles. Véra elle-même le poussait à se faire voir ; son amour-propre était flatté de cette gloire naissante. Ivan avait reçu une première médaille, on parlait pour lui de la décoration.

Bientôt toutes les toiles accumulées dans son atelier, jusqu’à ses moindres esquisses, étaient enlevées à des prix fous. Il était étonné de cette popularité subite ; il en était enchanté aussi : c’était le dédommagement de bien des années de privations ; il ne savait au juste que faire de tant d’or, n’ayant jamais été gâté sous ce rapport. Il lui semblait qu’il avait jusqu’alors vécu dans une demi-obscurité, ne voyant le grand jour qu’à travers une fente dans le mur de sa prison : et maintenant le soleil l’inondait, il aspirait l’air libre à pleins poumons ; il était, comme il l’avait dit à Marca devant son tableau, un peu grisé.

Il fit beaucoup de connaissances pendant ces jolis mois de mai et de juin, et ébaucha quelques amitiés. Dans plusieurs intérieurs charmants d’artistes célèbres, il se vit accueilli avec un véritable plaisir.

La maison où il était le plus intime, celle d’un peintre, étranger comme lui, et très à la mode, lui semblait l’idéal de ce qu’un intérieur d’artiste pouvait être. On y était reçu en ami ; on causait à cœur ouvert autour d’une table excellente ; la maîtresse de maison, jeune et charmante, devenue très artiste elle-même par amour pour son mari, donnait la grâce et le bon ton à ces réunions familières ; deux enfants ravissants venaient se faire embrasser au dessert. Ivan s’en retournait, après chacune de ces soirées intimes, le cœur un peu serré ; son logement de garçon, attenant à son atelier, lui semblait alors insupportablement triste et laid ; il cherchait, dans sa solitude, à sentir encore sous ses lèvres ces joues fraîches d’enfants et à entendre leurs voix et leurs rires. La jeune femme marieuse d’instinct, comme toute femme qui a trouvé le bonheur à son foyer, lui parlait mariage.

— Je suis voué au célibat… répondait-il.

— On dit toujours cela ; puis on change d’idée, heureusement. C’est par un vil sentiment d’égoïsme que je vous parle. Notre maison a besoin d’un pendant : votre femme sera charmante, je le sais d’avance, et nous voisinerons.

— Quelle femme charmante voudrait de moi ? je suis gauche, laid, et quelquefois je me sens si vieux…

Elle ne pouvait en tirer plus.

— Bah ! lui disait son mari, il a quelque liaison, et la chaîne commence à lui peser, ou je ne m’y connais pas. Un peu de patience, et elle se cassera d’elle-même, étant déjà très rouillée.

Le tableau de la serre n’avait pas été touché depuis l’ouverture du Salon, et Ivan n’allait plus chez Véra que fort irrégulièrement. D’abord, elle ne s’en inquiéta pas. Elle lui faisait raconter ses soirées, ses succès mondains. Ils se rencontraient dans un certain nombre de maisons, mais le monde artistique, qu’il fréquentait surtout, n’était pas le monde de la baronne. Aussi en était-elle fort curieuse ; elle questionnait, voulait savoir si les femmes étaient jolies, honnêtes ; si ce n’était pas, au fond, toujours la bohème, un peu dorée par le luxe. Peu à peu elle trouva que les réponses manquaient d’abandon ; Ivan, qui jusqu’alors mettait son âme à nu devant elle, avait des réticences, il ne disait que la moitié de sa pensée : il restait quelquefois un peu absorbé et distrait à ses côtés. Certes il l’aimait toujours, il avait encore des élans de passion ; mais elle ne possédait plus son être tout entier, il avait des intérêts, des admirations, des pensées où elle n’était pour rien. Il lui échappait sans s’en rendre compte lui-même.

Alors elle eut peur. Cette femme restée froide très longtemps, avait mis sa vie entière dans sa passion ; toutes ses pensées, toutes ses aspirations, toutes ses ambitions étaient concentrées dans son amant, qu’elle considérait comme sa création, sa propriété. L’idée qu’il pourrait un jour aimer une autre qu’elle ne lui vint pas encore à l’esprit ; mais il menait une vie qui le séparait trop d’elle ; à cela il fallait apporter remède.

Le moyen fut très simple. L’été, avec ses chaleurs, venait à grands pas. Véra, qui avait fait remettre à neuf et agrandir la maison de campagne, résolut de la remplir de monde. Elle eût préféré s’y enfermer avec Marca et Ivan, mais cela n’était guère possible. Elle invita son beau-frère et toute sa famille, y compris le gendre futur. Les de Vignon devaient venir passer une quinzaine au mois d’août ; d’autres amis étaient invités pour des époques différentes. Ivan, promettant de travailler sérieusement à son tableau, consentait à passer la saison entière aux « Ombrages » : c’était le nom de la propriété. Il avait assez flâné, la fièvre du travail le reprenait, et l’idée de la campagne lui souriait.

Tout semblait arrangé pour le mieux et Véra sentit ses inquiétudes sourdes s’apaiser tout-à-fait.

On s’installa à la campagne dans les premiers jours de juillet. Il faisait un temps splendide, le jardin et le parc étaient pleins de verdure touffue et de fleurs : tout le monde semblait disposé à jouir pleinement de la belle saison. Véra, avec un véritable tact, avait laissé à Paris, tout son luxe un peu écrasant ; la maison était meublée avec une simplicité gaie ; les salons étaient tendus de perse, tous les meubles légers et dans les tons clairs, les parquets couverts de nattes américaines, comme dans une maison de planteurs. Les toilettes des femmes étaient rigoureusement simples : de la toile, de la mousseline, beaucoup de blanc bien frais, pas de dentelles, à peine quelques rubans ; on voulait s’amuser et on s’habillait en conséquence.

Ivan sut gré à la baronne de tous ces détails ; ils lui rappelaient cette première saison de leurs amours, où les distances avaient été oubliées, où le pauvre peintre s’était senti l’égal de la grande dame. Ces distances n’existaient plus maintenant, mais cependant il n’avait jamais été tout-à-fait à son aise dans les grands salons du parc Monceau. Aux Ombrages c’était différent. En outre il se sentait heureux dans cet endroit adorable. Le château était situé à mi-côte d’une colline, qui descendait jusqu’à la Seine. Toute la partie inférieure était disposée en jardin ; au bord même de l’eau, quelques beaux saules ombrageaient une petite maison de bain. Au delà de la maison, la colline était très boisée : de petits sentiers montaient tout doucement au sommet, d’où la vue était splendide. La Seine, avec ses jolis détours déroulait son ruban d’argent au milieu de cette ravissante campagne des environs de Paris, pleine de collines, de touffes d’arbres, de champs bien cultivés, de bois sombres. Au loin on apercevait la grande ville à demi noyée dans la vapeur du jour ; quelques monuments seuls se distinguaient ; le soleil touchait le dôme doré des Invalides ; l’Arc-de-Triomphe se dessinait fièrement, et tout le resté s’étendait en une ligne indécise, immense ; on croyait presqu’entendre la rumeur de la ville géante ; son haleine retombait lourdement sur elle-même, l’enveloppant, la voilant à demi aux regards.

Jamais résidence d’été ne fut mieux disposée pour des amoureux en quête de coins mystérieux, d’où l’on pouvait à deux admirer un joli paysage et écouter le chant des oiseaux.

Marca un jour en fit un peu malicieusement la remarque à Laure, qui prenait volontiers de jolis airs de fiancée, surtout quand M. des Granges pouvait la voir ; mais ce jour-là les deux jeunes filles se trouvaient seules : il était inutile de poser. Laure eut un instant de franchise brusque ; elle s’arrêta, regarda sa compagne bien en face et lui dit :

— Tu es drôle avec tes petits coins poétiques ! Ah ! que je voudrais que tout cela finisse ! Être mariée et ne plus y penser. Cette cour forcée m’assomme… Nous jouons une comédie, nous savons que nous ne faisons que répéter nos rôles ; tout le monde le sait autour de nous… Mais il est convenu que nous sommes amoureux ; les grands parents nous regardent la larme à l’œil, songeant à leur jeune temps où ils jouaient aussi dans une comédie de société — et on chuchotte, de façon à être entendu : « Sont-ils gentils nos deux tourtereaux !… »

— Mais il ne faut pas épouser M. des Granges, si tu ne l’aimes pas !

— Est-ce que je sais si je l’aime ou non ! Je saurai cela, après. Maman me dit qu’on aime toujours son mari ; je suppose qu’on trouve cet amour-là caché quelque part parmi les dentelles de la corbeille. En tous les cas, il ne me déplaît pas : c’est la phrase reçue, celle-là ; mais quand, par malheur, nous nous trouvons vraiment seuls, nous n’avons plus rien à nous dire — rien ! Aussi je n’ai que faire de tes coins poétiques et solitaires. Garde-les pour toi, ma chère, puisqu’il te faut le grand orchestre du sentiment. Seulement je te préviens d’une chose, c’est que Maxime est un peu comme moi, il ne croit pas beaucoup à la grande passion ; il change volontiers la pièce d’or contre beaucoup de petite monnaie ; c’est plus utile dans la vie.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Non, sois franche, je l’exige ; tu m’as plus d’une fois dit des choses de ce genre, et j’ai bien le droit de te demander où tu veux en venir.

Marca tenait sa cousine par la main, elle était pâle et ne riait pas ; elle voulait savoir, à la fin ;

— Bah ! tout ce que je veux dire c’est ceci : ne prends pas Maxime trop au sérieux. Je t’assure que je te dis cela en bonne amitié ; tu me déplaisais beaucoup dans les commencements, maintenant je ne te veux pas de mal : je suis casée, moi, et cela me rend indulgente.

— Est-ce Maxime qui t’a chargée de me dire cela, ou ta mère ?

— Ni l’un ni l’autre ; c’est un simple avis que je te donne. Je ne suis pas née aveugle : tu crois aimer Maxime, tu ne demanderais qu’à aller avec lui en quête de jolis coins d’amoureux ; eh, bien ! n’y va pas trop : je crois que ce mariage ne se fera jamais.

Cette fois Laure arracha sa main de celle de Marca et descendit en courant. Marca ne chercha pas à la retenir ; elle resta appuyée contre un arbre, à regarder machinalement le sentier étroit qui descendait en lacets vers la maison, et qui était bordé de violettes attardées qui sentaient bon. Il y a des moments dans la vie où les choses extérieures se mêlent d’une façon singulière avec les pensées ; la forte odeur du bois, cette odeur faite des émanations de la terre, des petites fleurs sauvages, de la puissante verdure des arbres, lui montait au cerveau ; elle écoutait avec une attention presque pénible le tapage de milliers d’oiseaux cherchant leur gîte de la nuit. Au milieu de tout cela, les paroles de Laure : « Je crois que ce mariage ne se fera jamais », se répétaient dans son esprit comme un refrain irritant.

Alors elle se rappela que par elle-même elle n’était rien, qu’elle ne possédait rien, pas même son nom ; elle oubliait cela très souvent, se laissant aller à la joie de vivre, mais de temps en temps la vérité se faisait sentir. Elle était la Cendrillon dont une fée avait changé les haillons en soie et en dentelles, et qui pourrait bien, au coup de minuit, se retrouver pauvre et honteuse ; le prince Charmant ne la reconnaîtrait pas, et tout serait dit. Ses larmes coulèrent sans qu’elle le sut ; elle restait immobile à ce point que deux oiseaux qui se battaient roulèrent à ses pieds, sans s’inquiéter de sa présence. Elle sentait à ce moment, que malgré les défauts de Maxime — et elle ne se cachait plus qu’il avait des défauts — elle l’aimait de toutes ses forces. Si Laure lui avait parlé ainsi, c’est qu’elle se faisait l’écho du sentiment général de la famille : on ne voulait pas d’elle, et elle était trop fière pour songer à s’imposer à qui que ce fût. Cendrillon… Cendrillon… se répétait-elle, et les larmes roulaient de ses yeux.

Le soir venait tout doucement, et Marca ne s’en apercevait pas ; les cris des oiseaux avaient cessé, elle était si bien absorbée qu’elle n’entendait même pas le froissement des feuilles sèches sous le pas d’un homme. Ivan était à ses côtés avant qu’elle se fût doutée de sa présence.

— Vous ici, mademoiselle, seule et — triste.

Il s’arrêta très étonné. Il venait de faire une grande tournée, et portait un attirail de peintre sur le dos ; la poussière de la route couvrait ses vêtements ; il n’était certes pas le prince Charmant dont rêvent les têtes de dix-huit ans. Marca leva les yeux vers lui ; elle sentait que cet homme, qui lui semblait vieux, qui n’était pas beau, qui avait été malheureux, était tout fait pour le rôle de confident.

Elle lui dit, souriant à moitié :

— Je ne suis pas triste souvent, mais quand par hasard je le suis, il me semble que c’est toujours vous qui me consolez, et que vous seul avez ce droit : vous dont la jeunesse a été solitaire et dure.

— Ce n’est pas seulement une tristesse vague qui vous fait pleurer aujourd’hui, dit le peintre ; vous avez un chagrin réel, Marca.

— Oui, répondit-elle simplement, on m’a fait de la peine.

Il aurait voulu lui en demander plus, mais il n’osa pas. Il éprouvait une très grande sympathie pour cette jeune fille, qui n’appartenait en réalité à personne, qu’un caprice avait recueillie, qu’un caprice pouvait rejeter seule dans le monde. Il trouvait que Véra agissait fort à la légère en laissant croire que Maxime devait épouser cette enfant dont il n’était pas digne. Il était toujours très sévère pour Maxime, En ce moment, il était plus que sévère pour lui ; il le détestait cordialement, lui attribuant les larmes de la jeune fille. Il tenait la main de Marca dans la sienne et répétait, sans bien se rendre compte de ce qu’il disait : « Pauvre enfant ; pauvre petite !… », et n’osait lui laisser voir toutes ses pensées.

— Là. Merci, vous m’avez fait du bien, monsieur Nariskine, C’est fini ; il ne faut pas que ma marraine devine que j’ai pleuré ; elle me demanderait la raison de mes larmes, et cela, je ne pourrais le lui dire…

— Ni à moi non plus ?

— Ni à vous non plus… encore moins. Ce n’est pas bien grave, puisque déjà je peux rire ; un peu d’eau fraîche sur les yeux, et il n’y paraîtra plus. Je crois, voyez-vous, que j’ai pris les choses plus au tragique qu’il ne faudrait. Descendons-nous ensemble ?

Ivan garda sa main, comme pour la conduire dans le petit sentier, juste assez large pour deux, et Marca oublia de la lui reprendre ; il lui semblait avoir trouvé un grand frère, très fort et très bon. Véra, d’une fenêtre, les vit rentrer ainsi. Elle quitta brusquement le groupe au milieu duquel elle se trouvait, et alla rejoindre Ivan au moment où celui-ci se disposait à se rendre, chez lui : on lui avait donné comme logement un petit pavillon situé dans le jardin à peu de distance de la grande maison.

— Que faisiez-vous tout à l’heure avec Marca ?

— Je venais de la rencontrer dans le bois où elle pleurait. On lui a fait de la peine ; comment — je n’en sais rien ; j’ai essayé de la consoler et de vous la ramener, rieuse comme d’ordinaire ; ses chagrins ne sont encore que chagrins d’enfant.

Véra le regarda dans les yeux ; il était parfaitement calme, et elle sentait qu’il ne disait que la vérité ; elle se mordit les lèvres, s’en voulant de son moment de jalousie ridicule ; les paroles de Jean n’étaient donc pas oubliées ?

— Ne la consolez pas trop devant les autres, mon cher Ivan, ou l’on croira que vous en êtes amoureux. À tantôt !