Maria Chapdelaine/3

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J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 39-49).

III


Trois jours plus tard Maria entendit en ouvrant la porte au matin un son qui la figea quelques instants sur place, immobile, prêtant l’oreille. C’était un mugissement lointain et continu, le tonnerre des grandes chutes qui étaient restées glacées et muettes tout l’hiver.

— La glace descend, dit-elle en rentrant. On entend les chutes.

Alors ils se mirent tous à parler une fois de plus de la saison qui s’ouvrait et des travaux qui allaient devenir possibles. Mai amenait une alternance de pluies chaudes et de beaux jours ensoleillés qui triomphait peu à peu du gel accumulé du long hiver. Les souches basses et les racines émergeaient, bien que l’ombre des sapins et des cyprès serrés protégeât la longue agonie des plaques de neige ; les chemins se transformaient en fondrières ; là où la mousse brune se montrait, elle était toute gonflée d’eau et pareille à une éponge. En d’autres pays c’était le renouveau, le travail ardent de la sève, la poussée des bourgeons et bientôt des feuilles ; mais le sol canadien, si loin vers le nord, ne faisait que se débarrasser avec effort de son lourd manteau froid avant de songer à revivre.

Dix fois, au cours de la journée, la mère Chapdelaine ou Maria ouvrirent la fenêtre pour goûter la tiédeur de l’air, pour écouter le chuchotement de l’eau courante en quoi s’évanouissait la dernière neige sur les pentes, et cette autre grande voix qui annonçait que la rivière Péribonka s’était libérée et charriait joyeusement vers le grand lac les bancs de glace venus du nord.

Au soir, le père Chapdelaine s’assit sur le seuil pour fumer et dit pensivement :

— François Paradis va passer bientôt. Il a dit qu’il viendrait peut-être nous voir.

Maria répondit : « Oui » très doucement, et bénit l’ombre qui cachait son visage.

Il vint dix jours plus tard, longtemps après la nuit tombée. Les femmes restaient seules à la maison avec Tit’Bé et les enfants, le père étant allé chercher de la graine de semence à Honfleur, d’où il ne reviendrait que le lendemain. Télesphore et Alma-Rose étaient couchés, Tit’Bé fumait une dernière pipe avant la prière en commun, quand Chien jappa plusieurs fois et vint flairer la porte close. Presque aussitôt deux coups légers retentirent. Le visiteur attendit qu’on lui criât d’entrer et parut sur le seuil.

Il s’excusa de l’heure tardive, mais sans timidité.

— Nous avons campé au bout du portage, dit-il, en haut des chutes. Il a fallu monter la tente et installer les Belges pour la nuit. Quand je suis parti je savais bien que ce n’était quasiment plus l’heure de veiller et que les chemins à travers les bois seraient mauvais pour venir. Mais je suis venu pareil, et quand j’ai vu la lumière…

Ses grandes bottes indiennes disparaissaient sous la boue ; il soufflait un peu entre ses paroles, comme un homme qui a couru ; mais ses yeux clairs étaient tranquilles et pleins d’assurance.

— Il n’y a que Tit’Bé qui ait changé, fit-il encore. Quand vous avez quitté Mistassini il était haut de même…

Son geste indiquait la taille d’un enfant. La mère Chapdelaine le regardait d’un air plein d’intérêt, doublement heureuse de recevoir une visite et de pouvoir parler du passé.

— Toi non plus tu n’as pas changé dans ces sept ans-là ; pas en tout ; mais Maria… sûrement, tu dois trouver une différence !

Il contempla Maria avec une sorte d’étonnement.

— C’est que… je l’avais déjà vue l’autre jour à Péribonka.

Son ton et son air exprimaient que, de l’avoir revue quinze jours plus tôt, cela avait effacé tout l’autrefois. Puisque l’on parlait d’elle, pourtant, il se prit à l’examiner de nouveau.

Sa jeunesse forte et saine, ses beaux cheveux drus, son cou brun de paysanne, la simplicité honnête de ses yeux et de ses gestes francs, sans doute pensa-t-il que toutes ces choses-là se trouvaient déjà dans la petite fille qu’elle était sept ans plus tôt, et c’est ce qui le fit secouer la tête deux ou trois fois comme pour dire qu’elle n’avait vraiment pas changé. Seulement il se prit à penser en même temps que c’était lui qui avait dû changer, puisque maintenant sa vue lui poignait le cœur.

Maria souriait, un peu gênée, et puis après un temps elle releva bravement les yeux et se mit à le regarder aussi.

Un beau garçon, assurément : beau de corps à cause de sa force visible, et beau de visage à cause de ses traits nets et de ses yeux téméraires… Elle se dit avec un peu de surprise qu’elle l’avait cru différent, plus osé, parlant beaucoup et avec assurance, au lieu qu’il ne parlait guère, à vrai dire, et montrait en tout une grande simplicité. C’était l’expression de sa figure qui créait cette impression sans doute, et son air de hardiesse ingénue.

La mère Chapdelaine reprit ses questions.

— Alors tu as vendu la terre quand ton père est mort, François ?

— Oui. J’ai tout vendu. Je n’ai jamais été bien « bon » de la terre, vous savez. Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu d’argent de temps en temps à servir de guide ou à commercer avec les sauvages, ça, c’est mon plaisir, mais gratter toujours le même morceau de terre, d’année en année, et rester là, je n’aurais jamais pu faire ça tout mon « règne », il m’aurait semblé être attaché comme un animal à un pieu.


Charles-Eugène, grand « malavenant » !


— C’est vrai, il y a des hommes comme cela. Samuel, par exemple, et toi, et encore bien d’autres. On dirait que le bois connaît des magies pour vous faire venir…

Elle secouait la tête en le regardant avec une curiosité étonnée.

— Vous faire geler les membres l’hiver, vous faire manger par les mouches l’été, vivre dans une tente sur la neige ou dans un camp plein de trous par où le vent passe, vous aimez mieux cela que faire tout votre règne tranquillement sur une belle terre, là où il y a des magasins et des maisons. Voyons, un beau morceau de terrain « planche », dans une vieille paroisse, du terrain sans une souche ni un creux, une bonne maison chaude toute tapissée en dedans, des animaux gras dans le clos ou à l’étable, pour des gens bien gréés d’instruments et qui ont de la santé, y a-t-il rien de plus plaisant et de plus aimable ?

François Paradis regardait le plancher sans répondre, un peu honteux peut-être de ses goûts déraisonnables.

— C’est une belle vie pour ceux qui aiment la terre, dit-il enfin, mais moi je n’aurais pas été heureux.

C’était l’éternel malentendu des deux races : les pionniers et les sédentaires, les paysans venus de France qui avaient continué sur le sol nouveau leur idéal d’ordre et de paix immobile, et ces autres paysans, en qui le vaste pays sauvage avait réveillé un atavisme lointain de vagabondage et d’aventure.

D’avoir entendu quinze ans durant sa mère vanter le bonheur idyllique des cultivateurs des vieilles paroisses, Maria en était venue tout naturellement à s’imaginer qu’elle partageait ses goûts ; voici qu’elle n’en était plus aussi sûre. Mais elle savait en tout cas qu’aucun des jeunes gens riches de Saint-Prime, qui portaient le dimanche des pelisses de drap fin à col de fourrure, n’était l’égal de François Paradis avec ses bottes carapacées de boue et son gilet de laine usé.

En réponse à d’autres questions, il parla de ses voyages sur la côte nord du golfe ou bien dans le haut des rivières ; il en parla simplement et avec un peu d’hésitation, ne sachant trop ce qu’il fallait dire et ce qu’il fallait taire, parce qu’il s’adressait à des gens qui vivaient en des lieux presque pareils à ceux-là, et d’une vie presque pareille.

— Là-haut les hivers sont plus durs encore qu’icitte et plus longs. On n’a que des chiens pour atteler aux traîneaux, de beaux chiens forts, mais malins et souvent rien qu’à moitié domptés, et on les soigne une fois par jour seulement, le soir, avec du poisson gelé… Oui, il y a des villages, mais presque pas de cultures ; les hommes vivent avec la chasse et la pêche… Non : je n’ai jamais eu de trouble avec les sauvages ; je me suis toujours bien accordé avec eux. Ceux de la Mistassini et de la rivière d’icitte je les connais presque tous, parce qu’ils venaient chez nous avant la mort de « son » père. Voyez-vous, il chassait souvent l’hiver, quand il n’était pas aux chantiers, et un hiver qu’il était dans le haut de la Rivière-aux-Foins, seul, voilà qu’un arbre qu’il abattait pour faire le feu a faussé en tombant, et ce sont des sauvages qui l’ont trouvé le lendemain par aventure, assommé et à demi gelé déjà, malgré que le temps était doux. Il était sur leur territoire de chasse, et ils auraient bien pu faire semblant de ne pas le voir et le laisser mourir là ; mais ils l’ont chargé sur leur traîne et rapporté à leur tente, et ils l’ont soigné. Vous avez connu « son » père : c’était un homme “rough” et qui prenait un coup souvent, mais juste, et de bonne mémoire pour les services de même. Alors quand il a quitté ces sauvages-là, il leur a dit de venir le voir au printemps quand ils descendraient à la Pointe-Bleue avec leurs pelleteries : « François Paradis, de Mistassini, il leur a dit, vous n’oublierez pas… François Paradis. » Et quand ils se sont arrêtés au printemps en descendant la rivière, il les a logés comme il faut et ils ont emporté chacun en s’en allant une hache neuve, une belle couverte de laine et du tabac pour trois mois. Après ça, ils s’arrêtaient chez nous tous les printemps et son père avait toujours le choix de leurs plus belles peaux pour moins cher que les agents des compagnies. Quand il est mort, ça été tout pareil avec moi, parce que j’étais son fils et que mon nom était pareil : François Paradis. Si j’avais eu plus de capital, j’aurais pu faire gros d’argent avec eux… gros d’argent.

Il semblait un peu confus d’avoir tant parlé, et se leva pour partir.

— Nous redescendrons dans quelques semaines, et je tâcherai de m’arrêter plus longtemps, dit-il encore. C’est plaisant de se revoir !

Sur le seuil, ses yeux clairs cherchèrent les yeux de Maria, comme s’il voulait emporter un message avec lui dans les « grands bois verts » où il montait ; mais il n’emporta rien. Elle craignait, dans sa simplicité, de s’être montrée déjà trop audacieuse, et tint obstinément les yeux baissés, tout comme les jeunes filles riches qui reviennent avec des mines de pureté inhumaine des couvents de Chicoutimi.

Quelques instants plus tard, les deux femmes et Tit’Bé s’agenouillèrent pour la prière de chaque soir. La mère Chapdelaine priait à haute voix, très vite, et les deux autres voix lui répondaient ensemble en un murmure indistinct. Cinq Pater, cinq Ave, les Actes, puis les longues litanies pareilles à une mélopée.

« Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort…

« Cœur Immaculé de Jésus, ayez pitié de nous… »

La fenêtre était restée ouverte et laissait entrer le mugissement lointain des chutes. Les premiers moustiques du printemps, attirés par la lumière, entrèrent aussi et promenèrent dans la maison leur musique aiguë. Tit’Bé, les voyant, alla fermer la fenêtre, puis revint s’agenouiller à côté des autres.

« Grand saint Joseph, priez pour nous… »

« Saint Isidore, priez pour nous… »

En se déshabillant, la prière finie, la mère Chapdelaine soupira d’un air de contentement.

— Que c’est donc plaisant de recevoir de la visite, alors qu’on ne voit presque qu’Eutrope Gagnon d’un bout de l’année à l’autre. Voilà ce que c’est que de rester si loin dans les bois… Du temps que j’étais fille, à Saint-Gédéon, la maison était pleine de veilleux quasiment tous les samedis soirs et tous les dimanches : Adélard Saint-Onge, qui m’a courtisée si longtemps ; Wilfrid Tremblay, le marchand, qui avait une si belle façon et essayait toujours de parler comme les Français ; et d’autres… sans compter ton père, qui est venu nous voir quasiment toutes les semaines pendant trois ans avant que je me décide…

Trois ans… Maria songea qu’elle n’avait encore vu François Paradis que deux fois dans toute sa vie de jeune fille et elle se sentait honteuse de son émoi.