Mariage en Sardaigne

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MARIAGE EN SARDAIGNE.

Lorsqu’un jeune paysan sarde désire épouser une villageoise du Campidano, il cherche d’abord à obtenir le consentement de son père ; celui-ci, après l’avoir accordé, se rend tout seul chez les parens de la jeune fille, et leur annonce dans un langage figuré l’alliance projetée entre les deux familles. « Vous possédez, dit-il, une génisse blanche et d’une beauté parfaite ; permettez-moi de l’emmener dans mes pâturages, car c’est elle qui doit faire la gloire de mon troupeau et la consolation de mes vieux ans. » On lui répond dans le même style ; le dialogue devient de part et d’autre symbolique et bizarre. On demande si la génisse pourra librement errer dans de vastes et fertiles prairies, si sa litière sera fraîche et souvent renouvelée. Quelquefois, feignant de ne pas bien saisir l’objet de la proposition, les parens de la jeune fille appellent leurs enfans qu’ils présentent l’un après l’autre à l’étranger en lui disant : « Est-ce là ce que vous demandez ? » Enfin, après avoir paru chercher long-temps, ils reviennent, amenant comme par force la jeune fille. Alors celui-ci se lève, et s’écrie en frappant des mains : « Réjouissons-nous, car j’ai trouvé ma génisse, voilà bien celle qui fera la gloire de mon troupeau et la consolation de mes vieux ans. »

Si la demande est favorablement accueillie, on règle sur-le-champ les affaires d’intérêt, on fixe même la valeur des cadeaux (segnali), et le jour auquel on fera l’échange.

Lorsque ce jour est arrivé, le père de l’époux choisit parmi ses parens et ses amis ceux qui doivent remplir les fonctions de paralymphes[1], et marchant à leur tête, il les conduit en grande pompe vers la maison de la future. On n’a pas manqué d’en fermer et d’en barricader toutes les portes. Les paralymphes frappent à plusieurs reprises, attendent long-temps, puis ils tournent autour de la maison, en visitent soigneusement toutes les issues, tentent successivement de se les faire ouvrir, appellent à grands cris les habitans, témoignent autant d’impatience qu’ils avaient d’abord conservé de gravité ; ils feignent enfin de vouloir se retirer. Ce n’est qu’à ce moment que les parens de la jeune fille commencent à leur répondre : « Que voulez-vous et qu’apportez-vous ? » — Ondras e virtudis (honneur et vertu), s’écrient les paralymphes. À ces mots, la porte s’ouvre, le maître de la maison vient au-devant d’eux, les accueille avec cordialité, et les introduit dans la chambre de réception où s’est réunie d’avance toute la famille, parée de ses vêtemens les plus somptueux.

C’est alors qu’il se fait un échange de présens entre le père de l’époux et la future ; chaque paralymphe offre également ce qu’il était chargé d’apporter, échange et reçoit à son tour un léger cadeau ; ensuite on sert un repas, et les parens des deux époux se placent à la même table. Le mariage ne suit pas toujours immédiatement cette cérémonie. Souvent on attend, pour le contracter définitivement, que les époux aient réuni ce qui leur est nécessaire pour monter leur ménage[2]. Quand tout est prêt, le mariage est annoncé à l’église pendant trois dimanches consécutifs, et huit jours avant la bénédiction nuptiale, on procède à l’importante et solennelle cérémonie du su portu de sa robba (le transport du trousseau).

L’époux, au milieu d’une nombreuse cavalcade que forment ses parens et ses amis, suivi d’une quantité de chariots proportionnée au nombre des objets à transporter, arrive à la maison de sa future. Les parens lui remettent le trousseau ; il le vérifie pièce à pièce, et quand tout a été successivement inspecté et placé sur les voitures, il donne le signal, et l’on se dispose à retourner à la nouvelle habitation. Deux des plus habiles joueurs de launedda[3] ouvrent la marche et exécutent des airs champêtres. Un groupe de jeunes garçons et de jeunes filles, parés de leurs plus beaux vêtemens, porte sur les épaules et sur la tête les vases ou les meubles les plus fragiles : celui-ci soutient avec grâce un large miroir à corniche dorée, celui-là se plaît à faire remarquer à la foule les couleurs vives et tranchantes des tableaux des deux saints patrons destinés à orner le lit nuptial ; d’autres sont chargés de vastes corbeilles, où sont élégamment disposés des tasses de porcelaine, des pots à fleurs en verre bleu, des carafes, des verres, etc. Immédiatement après marchent de front un nombre égal de jeunes filles, ayant chacune sur leur tête plusieurs oreillers garnis de fleurs, de feuilles de myrte et de rubans couleur de rose. La cruche de bronze ou de porcelaine dont la mariée doit se servir pour aller puiser de l’eau, repose sur un bourrelet écarlate, placé sur la tête de la plus belle fille du lieu. Ce vase a presque toujours une forme antique très-élégante ; il est aussi décoré de rubans et rempli de fleurs naturelles. Des enfans portent ensuite divers ustensiles de ménage ; en un mot, on fait parade de tout ce qui doit meubler la nouvelle maison.

À cette avant-garde assez bruyante succède une grave et silencieuse cavalcade, au milieu de laquelle l’époux se fait remarquer par l’éclat d’un habillement entièrement neuf et par le riche équipement de son cheval[4]. Bientôt après le cri perçant des essieux et le son des nombreux grelots annoncent le départ des chariots ; ils sont traînés par des bœufs, dont les cornes sont entourées de bandelettes, et portent une orange à l’extrémité. Sur les premiers chariots sont placés des matelas qui s’élèvent en pile carrée, les bois de lit et tous leurs accessoires, des pyramides de chaises, couvertes de branches de laurier et de myrte ; viennent après les tables et les bancs, puis deux immenses commodes, dont l’une contient le linge du ménage, et l’autre les habillemens de l’épouse. Deux chariots sont occupés par l’attirail de la cuisine et plusieurs ustensiles au nombre desquels on remarque une ample provision de fuseaux et de quenouilles, garnies de leurs touffes de lin et prêtes à être filées.

Trois ou quatre chariots, chargés de blé, forment les premières provisions du nouveau ménage ; le dernier porte la meule et tout ce qu’exige en Sardaigne la fabrication du pain. Enfin, le patient molentu, attaché par une longue corde à la meule qu’il doit bientôt faire mouvoir pour la première fois, ferme la marche d’une manière assez plaisante. La queue et les oreilles ornées de myrte et de rubans, ce pacifique animal attire sur lui les derniers regards d’une multitude déjà fatiguée du long spectacle qu’elle vient de contempler ; l’hilarité qu’il excite fait une agréable diversion à la pompe sérieuse qui l’a précédé. Le cortége est ordinairement suivi de près par trois ou quatre tracché[5] dans lesquels se trouvent plusieurs jeunes filles amies ou parentes de l’épouse ; elles sont chargées de meubler la maison, et de mettre en ordre le trousseau de la future. Leur costume dans ce jour de fête est plein de grâce et extrêmement brillant.

Lorsque tout le monde est arrivé, on procède au déchargement des chariots. L’époux donne l’exemple, en chargeant le premier sur ses épaules un des matelas du lit nuptial ; mais les jeunes gens lui barrent le chemin de la chambre, et bien souvent jettent sur lui tous les autres matelas, et l’en accablent, pour faire allusion sans doute au fardeau qu’il va s’imposer. Les jeunes amies de l’épouse rangent tous les meubles avec le plus grand soin, garnissent chaque pilier de fleurs qu’on laisse sécher et tomber d’elles-mêmes.

Enfin arrive le jour du mariage ; il est célébré à la paroisse de la fiancée. L’époux, accompagné d’un ecclésiastique de son village, de ses plus proches parens et des paralymphes, se rend en grand cortége à la maison de sa future ; dès que les mugliacheri (gens de la noce) paraissent sur le seuil de la porte, la jeune fille se précipite aux genoux de sa mère pour lui demander sa bénédiction ; celle-ci la bénit, la console, et la confie au prêtre de l’autre village, tandis que l’époux est remis à celui de la mariée. Les deux troupes séparées s’acheminent vers l’église au son des doubles flûtes, au bruit du carillon des cloches et de la mousqueterie[6]. On se réunit pour le repas chez les parens de la femme ; c’est là que les deux époux, assis pour la première fois l’un à côté de l’autre, doivent manger un potage dans la même écuelle et avec la même cuillère.

Bientôt, à un signal donné, on arrache l’épouse des bras de ses parens pour l’asseoir sur un cheval richement enharnaché qui doit la porter en pompe à sa nouvelle habitation. Les joueurs de launedda précèdent la mariée de quelques pas ; celle-ci, dont un homme à pied tient le cheval par la bride, occupe la place d’honneur à droite de l’époux, qui se tient toujours sur la même ligne. Les parens et amis, formant une longue file, marchent aussi deux à deux, les femmes à droite et derrière l’épouse, et les hommes à gauche. Si le mariage a lieu dans une saison où l’on redoute l’influence fâcheuse des rayons du soleil, les femmes ajoutent à leur riche costume un chapeau rond de feutre, qu’elles empruntent ordinairement pour cette seule occasion, et qu’elles ornent de plumes, de galons, de rubans et de fleurs.

Aussitôt que le son des flûtes et les cris de joie de la foule annoncent l’arrivée de la troupe, la belle-mère de l’épouse ou sa plus proche parente se prépare à la recevoir, tenant à la main un verre d’eau et un plat contenant du blé, du sel et des dragées. Elle s’avance à leur rencontre jusqu’à l’entrée de la cour ; dès qu’elle les aperçoit, elle répand l’eau et leur jette quelques poignées de ce mélange, pour marquer l’abondance qu’elle leur souhaite ; c’est ce que l’on appelle distribuer la grazia (la grâce)[7]. L’épouse est alors conduite sous le vestibule, près d’une table couverte d’un riche tapis, auprès de laquelle est placé un petit tabouret servant de marche-pied. C’est là que, selon l’étiquette, l’épouse doit descendre de cheval ; transportée sous le péristyle, elle baise la main de ses nouveaux parens, en signe de respect et de soumission, et elle est ensuite introduite dans la chambre nuptiale, nommée sa domu e lettu (la chambre du lit). Dans quelques cantons de l’île, ce n’est qu’au moment de cette introduction que la belle-mère lui jette la grazia.

Pendant le festin, les deux époux mangent de nouveau dans le même plat et avec la même cuillère ; un bal termine la journée.

D…
  1. On voit que ce mot est le paranumphos des Grecs, il n’a souffert qu’une légère altération, celle de l’n en l.
  2. Tout le mobilier doit être entièrement neuf ; c’est l’épouse qui le fournit. L’époux s’occupe de la maison, et, s’il ne peut en faire bâtir une neuve, il a soin qu’elle soit blanchie et nettoyée avec le plus grand soin. C’est encore lui qui apporte tous les instrumens aratoires et ceux de sa profession. En cas de décès de la femme, tout ce qu’elle a mis dans la communauté, étant considéré comme sa dot, doit être rendu à sa famille, à moins qu’il n’y ait eu donation réciproque. Cette mesure de prévoyance est, du reste, beaucoup plus généralement adoptée par les campagnards et surtout les gens de petit emploi, que par les habitans des villes.
  3. Instrument composé de trois ou quatre tuyaux percés de trous comme une flûte. Le son ressemble à celui d’un orgue.
  4. On se sert ordinairement de harnais fort riches, que les grands seigneurs se font un plaisir de prêter aux époux.
  5. C’est un chariot garni de matelas, et que l’on couvre d’une toile. Les femmes s’en servent beaucoup dans la Sardaigne méridionale.
  6. En Corse, on continue à tirer des coups de fusil, même dans la maison et pendant le repas de noces, surtout lorsqu’on porte des santés ; alors on va souvent jusqu’à tirer des coups de pistolet sous la table.
  7. La grazia rappelle les noix que les Romains jetaient en pareille occasion. Le verre d’eau est un reste du rite hébreu.