Marie-Claire/26

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Eugène Fasquelle (p. 89-93).



Le lendemain, sœur Marie-Aimée s’occupa de nous comme d’habitude. Elle ne pleurait plus, mais elle ne souffrait pas qu’on lui parlât ; elle marchait en regardant la terre et paraissait m’avoir oubliée.

Cependant, je n’avais plus qu’un jour à rester ici. D’après ce que m’avait dit la supérieure, la fermière viendrait me chercher demain, puisque c’était après-demain le jour de la Saint-Jean.

Le soir, à la fin de la prière, lorsque sœur Marie-Aimée eut dit : « Seigneur, prenez en pitié les exilés, et secourez les prisonniers », elle ajouta à voix très haute :

— Nous allons dire une prière pour une de vos compagnes qui s’en va dans le monde.

Je compris tout de suite qu’il s’agissait de moi, et je me trouvai aussi à plaindre que les exilés et les prisonniers.

Il me fut impossible de m’endormir ce soir-là. Je savais que je partirais demain ; mais je ne savais pas ce que c’était que la Sologne. J’imaginais un pays très éloigné où il n’y avait que des plaines toutes fleuries. Je me voyais la gardienne d’un troupeau de beaux moutons blancs, et j’avais deux chiens à mes côtés qui n’attendaient qu’un signe pour faire ranger les bêtes. Je n’aurais pas osé le dire à sœur Marie-Aimée, mais en ce moment, je préférais être bergère plutôt que demoiselle de magasin.

Ismérie, qui ronflait très fort à côté de moi, ramena ma pensée vers mes compagnes.

La nuit était si claire que je voyais distinctement tous les lits. Je les suivais un à un, et je m’arrêtais un peu près de celles que j’aimais. Presque en face de moi je voyais les magnifiques cheveux de ma camarade Sophie : ils s’éparpillaient sur l’oreiller, et faisaient davantage de clarté sur son lit. Un peu plus loin, c’étaient les lits de Chemineau l’Orgueilleuse, et de sa sœur jumelle Chemineau la Bête. Chemineau l’Orgueilleuse avait un grand front blanc et lisse, et des grands yeux doux. Elle ne se défendait jamais quand on l’accusait d’une faute ; elle haussait les épaules et regardait autour d’elle avec mépris.

Sœur Marie-Aimée disait que sa conscience était aussi blanche que son front.

Chemineau la Bête était de moitié plus haute que sa sœur ; ses cheveux rudes rejoignaient presque ses sourcils ; elle était carrée des épaules et large des hanches ; nous l’appelions le chien de garde de sa sœur.

Et tout là-bas, à l’autre bout du dortoir, il y avait Colette.

Elle croyait toujours que j’allais chez Mlle  Maximilienne. Elle était persuadée que je me marierais très jeune, et elle m’avait fait promettre de venir la chercher aussitôt que je serais mariée.

Ma pensée tourna longtemps autour d’elle. Puis je regardai vers la fenêtre : les ombres des tilleuls s’allongeaient de mon côté. J’imaginais qu’ils venaient me dire adieu, et je leur souriais.

De l’autre côté des tilleuls, j’apercevais l’infirmerie ; elle paraissait se reculer, et ses petites fenêtres me faisaient penser à des yeux malades.

Là aussi, je m’arrêtais à cause de la sœur Agathe. Elle était si gaie et si bonne que les petites filles riaient toujours quand elle les grondait.

C’était elle qui faisait les pansements.

Quand on venait la trouver pour un bobo au doigt, elle nous recevait avec des mots drôles ; et, selon qu’on était gourmande ou coquette, elle promettait un gâteau ou un ruban qu’elle désignait d’un vague signe de tête ; et, pendant que le regard cherchait le gâteau ou le ruban, le bobo se trouvait percé, lavé, et pansé.

Je me souvenais d’une engelure que j’avais eue au pied, et qui ne voulait pas se guérir. Un matin, sœur Agathe m’avait dit d’un air grave :

— Écoute, je vais t’y mettre quelque chose de divin, et si ton pied n’est pas guéri dans trois jours, on sera obligé de te le couper.

Et pendant trois jours, j’avais évité de marcher pour ne pas déranger cette chose divine qui était sur mon pied. Je pensais à un bout de la vraie croix ou à un morceau du voile de la Vierge.

Le troisième jour, mon pied était complètement guéri, et quand je demandai le nom de ce remède merveilleux, sœur Agathe me répondit avec un rire malicieux :

— Bête, c’était de l’onguent Arthur Divain.