Marie-Didace/06

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Beauchemin (p. 57-69).

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L’été des Sauvages !

À tout moment les hommes, la pipe au bec et le nez méprisant, se rendaient sur la grève prendre l’erre de vent : cette paix assoupie entre les chaumes roux… ce ciel azur et blanc sans menace de pluie… ce souffle irrespirable à force de douceur, ne leur disaient rien de bon. Mais les belles journées tiraient au reste. Déjà les rats d’eau bâtissaient leur ouache. En effet, çà et là, des buttes de joncs émergeaient de la rivière.

Il fallait hâter les besognes au dehors. Les femmes, à la suggestion de la grande Laure Provençal, prirent prétexte d’une corvée de savon pour se réunir une après-midi sur la grève, près du gros orme, en face de la maison des Beauchemin. Le père Didace avait fait un feu, avant l’arrivée des voisines. L’Acayenne regardait au loin. Il s’approcha d’elle :

— Ce que tu vois là-bas, vieille, c’est l’Île Plate, avec ses arbres, quasiment tous des saules, couchés par la glace. L’eau passe par-dessus, à chaque printemps. Plus loin, la Queue-de-Rat, à la fin des Îles aux Sables. À côté, t’as la plus belle petite île en forme de lune !

Ses yeux s’allumèrent de plaisir :

— Je chasse là des fois. Plus loin encore, t’aperçois les Îles de la Girodeau, avec l’Île à la Cavale parmi. Là, on se met à l’abri, tard, l’automne, quand les gros vents nous poignent pendant qu’on chasse ou ben donc qu’on pêche sur les battures. La mer qui lève sur le lac, dans les tempêtes, c’est pas disable. Ça fait peur !

Un sourire indulgent passa sur les lèvres de l’Acayenne : elle qui avait navigué sur l’Atlantique, qui avait rencontré des tourmentes, avec des vagues hautes comme des montagnes.

— Il y en a des îles, dit-elle, un peu plus tard.

— S’il y en a ? Je saurais pas les compter.

— Mais il y a pas grand’côtes, par exemple.

Le père Didace crut qu’elle partageait son culte du paysage sorelois. Il redressa la tête :

— Non, l’œil accroche pas nulle part. Il voit… tant qu’il veut voir.

Elle ne bougea point. Sa figure vigoureuse tendue à l’air, elle restait là, à humer l’odeur d’eau douce qui flotte, molle, sur la peau qu’elle exaspère seulement, et à regretter l’odeur forte de l’eau salée, des cales lestées dru, du poisson saur et de la marée, qui pénètre les chairs.

— Quoi c’est que t’attends ? lui demanda le père Didace, soudainement impatient de la voir ainsi immobile et distraite. Avance !


* * *


L’Acayenne se montra serviable comme pas une. Elle aida à clarifier la graissaille, à peser l’arcançon, à agiter la cuite. Bien que plusieurs, de leurs allusions, l’eussent poussée à jacasser, elle laissa les langues aller leur train, sans échapper elle-même une parole de trop.

Le travail achevé, comme le jour baissait, Laure Provençal, dépitée, allait se retirer avec les voisines lorsqu’une exclamation leur fit dresser la tête :

— Zarovitch ! cria Bernadette Salvail.

Perdu dans ses vêtements, voûté sous le faix, un ballot au dos, une valise à chaque main, le colporteur, un Juif roumain, tournait le coin de la maison.

On le connaissait de longue date, au Chenal du Moine. Des années il y faisait deux, trois visites. D’autres, il n’y passait même point, assuré de retrouver son territoire intact.

— Ça fait ben proche deux ans qu’on t’a pas vu dans le pays ?

Le juif leva deux doigts, tout en cherchant des yeux quelqu’un dans l’assemblée. Il zézayait :

— Dzeux ans !

— Ouvre vite tes valises. Montre-nous si tu nous apportes de quoi de beau.

Mais le Juif, désappointé de trouver là tant de femmes, fit signe que non. Il alla déposer ses valises le long de la maison. D’un mouchoir de fil rouge et bleu il s’épongea le front. Puis, il demanda à la ronde :

— La femme ?

Phonsine s’avança vers lui.

— Pas la tit-femme ! La femme !

Quand il eut appris la mort de Mathilde, ses yeux se posèrent sur l’Acayenne qu’il ne connaissait pas.

— L’autre femme ?

Au silence qui accueillit sa question, il comprit qu’il avait deviné juste.

Le groupe se dirigea vers le fournil. Une fois la lampe allumée, les jeunes filles surtout, de leurs paroles cajolèrent le colporteur afin de le gagner à déballer sa marchandise.

La figure maigre, les cheveux collés au front, le chapeau derrière la tête, ses yeux mordorés tranchant à peine sur son teint basané, le colporteur, perplexe, restait debout au milieu de la pièce. Il gardait les bras près du torse, les genoux serrés, comme s’il eût craint de perdre la moindre chaleur de son corps.

— Quiens ! Zarovitch ? T’es pas mort ? demanda le père Didace qui entrait en compagnie d’Odilon et d’Amable. Il alla s’asseoir à côté de sa femme.

— Il a le grain fin, le peddleur, lui murmura l’Acayenne en souriant.

Zarovitch céda à la prière des femmes, sans empressement toutefois. À mesure qu’il étalait de menus articles de pacotille, il les énumérait sur un ton de litanie :

— des couteaux à ressort… des épingles à couches… des bretelles… belles bretelles…

Il les étira. On comprenait difficilement sa voix faible à prononciation trop douce :

… des scaipulaires… des chaipelets… des peignes de corne… des peignes fins…

Clignant de l’œil vers les autres, Bernadette Salvail lui demanda :

— As-tu encore de ces beaux petits peignes de côté, comme t’avais la dernière fois, il y a deux ans ?

Le colporteur s’immobilisa. Il parut chercher en lui-même avant de fouiller dans sa valise. Sa figure s’illumina :

— Des petits peignes de faice ?

Tout le monde s’esclaffa. David Desmarais et Pierre-Côme Provençal passaient sur la route. Attirés par les rires, ils entrèrent.

— Aïe, Dâvi ! demande donc au peddleur de te montrer ses peignes. Ça te ferait ben, un de chaque côté de la face, avec un beau coq sur le dessus de la tête.

… des peignes de faice… répéta le colporteur, satisfait de la bonne humeur de chacun, exagérant à dessein sa prononciation comique.

Le rire repartit à fuser.

Dans un coin, les deux petits Salvail examinaient un couteau à ressort dont ils faisaient claquer les lames. Les femmes formaient un cercle, à double rangée de têtes par endroits, autour du colporteur. Seule l’Acayenne s’en tenait éloignée.

— Approche-toi, vieille, approche, lui dit Didace. De ta place tu vois pas.

— Je suis ben icitte, répondit l’Acayenne. J’ai pas besoin de rien.

Elle continua à se bercer sans se soucier des regards furtifs qu’on lui jetait de temps à autre.

… Une harmonica…

— Oh ! s’exclama Bernadette Salvail, v’là la belle musique à bouche d’une piasse et demie !

D’une année à l’autre le colporteur trimbalait avec la marchandise l’instrument qui n’était pas à vendre. Sitôt que quelqu’un faisait mine de vouloir l’acheter, il retournait l’harmonica à l’étui, ou bien il en haussait le prix.

— … Une har-mo-ni-ca, singea un enfant.

— Il parle bon français, dit Rose-de-Lima Bibeau.

Les femmes l’approuvèrent.

— Il a toujours eu un beau langage, admit Laure Provençal. On voit qu’il a parcouru les vieux pays. Il soigne son langage.

Pierre-Côme s’indigna :

— Regardez-les donc, toutes pâmées, devant un étranger qui a même pas été baptisé ! Et parées à lui donner notre dernière cenne. Quand on a, dans la paroisse, un commerçant alerte qui passe à la porte, deux fois la semaine, qui nous fait du bon, qui vend à crédit au besoin. Et toujours une belle façon ! Une histoire attend pas l’autre…

Sourd à leurs propos, le colporteur réchauffa entre ses mains, puis contre sa joue, l’instrument dont les côtés d’étain étincelèrent un instant. Il ferma les yeux. Ses lèvres humides, d’un rouge ardent luirent sous les moustaches tombantes. Puis il commença à jouer lentement, péniblement, comme s’il arrachait un morceau de son cœur, un air si langoureux, si nostalgique, que chacun pausa croyant entendre la plainte de sa propre nostalgie.

Lorsqu’il eut terminé, on fit le saut d’apercevoir Joinville Provençal, nu-tête et éméché, la chemise à moitié déboutonnée. La veille, il avait disparu du Chenal. Personne ne savait d’où il revenait.

— As-tu fini tes garouages ? lui demanda Pierre Côme, d’une voix sévère.

Sa mère s’approcha lui criant :

— Boutonne-toi vite ! Si c’est pas une vraie honte ?

Mais elle se pencha et lui dit plus bas :

— Tu vas prendre du mal. As-tu faim ? Veux-tu de quoi manger ?

Les yeux agrandis, Angélina le regardait. De loin, le père Didace l’observait aussi. Il se dit : « Il cherche à singer le Survenant, comme si, en prenant ses défauts, il pourrait lui ressembler. L’autre avait assez de qualités pour se faire pardonner ses défauts. Mais, lui ? Jamais de la vie. »

Sans faire cas de qui que ce soit, Joinville écarta les enfants et il s’agenouilla sur le plancher. Les doigts passés dans l’anneau de fer, il tentait vainement de lever la trappe de cave.

— Quoi c’est qu’il fait là dans le monde ? demanda une des femmes.

L’Acayenne riait aux larmes. Les chairs lui tremblaient de gaieté. À tout moment elle devait essuyer son visage en chaleur. Le père Didace, un étonnement enfantin dans le regard, l’admirait.

— Que j’suis donc ricaneuse ! lui dit-elle. Il faut pas que je rie trop, parce que quand je ris de même, on dirait que la pointe du cœur m’enfle.

Odilon Provençal releva durement Joinville, par les épaules, et partit avec lui.

— J’vas vous dire, expliqua Catherine Provençal, il se pense chez-nous.

— Comment ça ? demanda Bernadette Salvail.

— Ben, l’autre samedi, il est revenu de Sorel ben chaud, pas rien que chaudasse, ben en fête. Mon père l’attendait. Comment, s’il l’attendait ! En l’apercevant, il lève la porte de cave et l’envoie réfléchir à la fraîche. Il pensait de le punir comme il faut. À c’t’heure, quand mon Joinville arrive en boisson, la première chose qu’il fait, de lui-même, il va s’enfermer dans la cave. T’as vu ?

— Pareil à la chatte à mon oncle Barthélémy, dit Bernadette Salvail. Quand elle commettait une malpropreté sur le plancher, mon oncle la faisait sortir par le châssis pour la corriger. Après, aussitôt qu’il y arrivait malheur, ho donc ! elle se garrochait dehors, toute seule, le yâble était pas pire !

— Venez pas rire, protesta Rose-de-Lima Bibeau qui avait un penchant pour Joinville. Il se pense fin en faisant son Survenant. Lui !

— Aie jamais le malheur de prononcer ce nom-là devant ma mère.

— Le grand-dieu-des-routes fait pourtant p’us grand’poussière au Chenal du Moine, observa Bernadette.

— Tu trouves pas qu’il en a fait assez ? demanda Geneviève Provençal.

À l’autre extrémité du cercle, les femmes causaient :

— Joinville boit-il encore ? questionna tout bas la mère Salvail.

— Cher petit maître ! t’es ben la seule à te le demander. Il prend son coup comme un homme.

Le colporteur tirait un éventail plié en accordéon. Il le passa à la ronde. Phonsine l’ouvrit dans sa pleine grandeur. On voyait au fond l’Hôtel Ponce de Léon, et, en avant, des nègres, des palmiers et des crocodiles tous ensemble. Quand l’Acayenne l’eut dans les mains, au lieu de l’examiner, elle se mit à s’éventer à coups rapides avec une aisance que les autres femmes envièrent en secret.

— … du savon d’odeur… du fil… des épingles de couleur…

Phonsine se pâmait devant chaque objet que le colporteur mettait à la vue. À la fin elle en eut les bras encombrés. Mécontent de la voir aussi ambitieuse, croyant qu’elle voulait tout acheter, Didace avertit Amable :

— Tu vas lui faire passer ses fantaisies ? On bûche pas toute l’année rien que pour enrichir le peddleur.

En dernier, Zarovitch sortit les tissus. Les femmes resserrèrent leur cercle. Mais elles ne pouvaient tout palper à la fois : le padoue laineux, la satine, la finette, les valenciennes de différentes longueurs. Puis il étala à part, sur le dossier d’une chaise, un coupon d’alpaca noisette qui miroitait or. Aux exclamations des femmes, l’Acayenne se leva. Elle vit le tissu et le caressa du regard. Le colporteur s’en aperçut. Pressentant une vente, le regard bridé, il se mit à énumérer les qualités de l’étoffe, comme uniquement pour l’Acayenne : double largeur… tout soie… se fripe pas… six verges… pour grosse personne.

Il froissait à dessein le tissu qui reprenait sa forme.

— Ça me ferait une bonne robe, dit Phonsine. Elle songeait au temps prochain où il lui faudrait dissimuler sa taille sous un vêtement plus ample.

— Un coupon de six verges, murmura l’Acayenne au père Didace, c’est pour le coup qu’elle se perdrait dedans.

— Quel prix, le coupon ? demanda Phonsine.

— Bon marché… pas cher… pour rien…

— Combien ? questionna Phonsine.

— Il étendit une main en repliant le pouce, comme s’il ne pouvait compter sans l’aide de ses doigts :

— Quatre piastres, quatre, des piastres.

La jeune femme y renonça. Sa dernière robe ne datait que de trois mois et elle ne voulait point révéler à son beau-père son état de grossesse.

Les voisines remirent leurs emplettes au lendemain. Le colporteur arrêterait à leur maison. Déjà elles avaient échangé avec lui des œillades complices au sujet de tel ou tel article qu’elles voulaient se réserver.

Zarovitch coucha chez les Beauchemin. Le lendemain matin, après le déjeuner, il s’apprêta à partir. Phonsine le regarda replacer la marchandise dans les ballots : un monde de merveilles à ses yeux. Elle n’avait acheté qu’un peigne rond de corne rose, une inutilité, pensa Didace, et un coupon de finette qu’elle destinait à son trousseau de bébé.

Au bras de l’Acayenne luisait le coupon d’alpaca noisette qui miroitait or.

— Vous, l’Autre ! cria Phonsine — dans sa surprise le nom lui avait échappé — vous oubliez de remettre le coupon au peddleur.

— Ben non, répondit doucement l’Acayenne. Le père Didace me l’a acheté en présent.

Phonsine pâlit. Le cœur serré de rancune et de chagrin, elle alla s’asseoir sur la pierre du perron. « De quelle sorte de race de femme était donc l’Acayenne, pour se faire tout donner ainsi du père Didace ? Elle était capable d’avoir inventé quelque chimère. »

Dire que c’était elle, Phonsine, qui portait le prochain Beauchemin et qui ne cédait à aucun caprice. Avec tendresse, elle pressa contre son cœur le petit coupon de finette.

Au large des îlets, de lentes fumées grises se déchiquetaient à la cime des arbres. Au-dessus du chenal, une sarcelle rameuse, égarée du volier, ramait, ramait d’un vol bas, soucieux. Le colporteur, le dos arrondi par le faix, s’éloignait sur la route. Une rafale s’éleva. La poussière s’enroula autour de l’homme et finit par le dérober à la vue.

Didace approchait. Pour ne pas le regarder, quand il passa près d’elle, Phonsine fit semblant de ramasser un objet. La terre, à ses doigts, était chaude comme en plein cœur d’été.