Marina (Abrantès)

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Dumont (p. 149-277).




MARINA.





Dans une province du nord, dans un de ces vieux châteaux où la superstition habitait encore avec toutes ses conséquences, se voyait réunie, un jour d’orage de l’année 1570, autour d’un enfant nouveau-né, une famille empressée de connaître son sort, sur lequel allait prononcer une vieille femme, dont la figure semblait appartenir à la région des esprits de ténèbres. Elle était debout auprès du berceau de l’enfant dans une attitude pittoresque toujours calculée pour imposer aux assistans ; l’enfant nouvellement né était une petite fille, dont la beauté se devinait dans l’avenir sur ses traits à peine formés. Entourée de parfums, d’images consacrées, de liqueurs inconnues servant au charme qu’elle opérait autour du berceau de l’enfant, la vieille sorcière polonaise ressemblait ainsi aux magiciennes de la Thessalie, lorsqu’elles étaient à la grande assemblée des magiciennes, dont Circé était la reine.

Auprès de la sorcière, fameuse dans la province, était un homme de haute taille, à la figure inquiète… au regard incertain… il semblait attendre l’arrêt de la magicienne comme une parole de Dieu. C’était le palatin de Sandomir.

— Eh bien ! Koricka, lui dit-il enfin, qu’espères-tu de ton charme ?

— Vous troublez le mystère, lui dit-elle avec humeur. Que voulez-vous savoir ? le sort de votre fille ? attendez donc qu’il se prononce.

Et, continuant les cérémonies, elle demeura ainsi une partie de la nuit à prononcer des paroles barbares dans une langue inconnue, tandis que le berceau de l’enfant, entouré de vapeurs obscures, semblait demeurer voilé aux regards de tout ce qui prenait intérêt à elle… Le silence régnait dans l’appartement, et n’était troublé que par les murmures de la voix de Koricka et les faibles vagissemens de l’enfant.

Cependant la nuit s’avançait, et le plus terrible orage se formait au-dessus du château de Sandomir. Le tonnerre grondait et menaçait ses vieilles tours. Tous les serviteurs étaient en prières dans la grande salle, priant la Vierge et tous les saints, et croyaient que la colère de Dieu était sur l’habitation de leur maître pour le punir d’avoir appelé dans ses murs une de ces fées qui prédisent l’avenir… La palatine, dont la piété ne reconnaissait d’autre pouvoir que celui de la Vierge mère de Dieu, priait dans son lit devant l’image vénérée de son Bog et une image bénie de Marie, que son père lui avait rapportées de Rome, et un saint Wladimir donné par le saint évêque de Pulavy…

— Ô Notre-Dame, disait Wanda-Mniszech, soyez bonne pour votre servante et pardonnez pour elle à cet homme qui profane l’asile que vous protégez ! Prenez ma fille sous votre sainte égide, et je serai heureuse de vous la vouer pour toujours. Ô vierge sainte ! recevez ce don que vous fait une mère. Sa virginité est à vous, que son cœur soit votre bien, et régnez à jamais sur elle.

Après avoir ainsi combattu ce qu’elle croyait le charme maudit qu’opérait la magicienne dans l’appartement voisin sur la tête de l’innocente créature qu’elle venait de mettre au jour, la palatine fut plus tranquille. Cependant l’orage la troublait. Quelle réponse la reine des cieux faisait-elle à sa prière ? était-elle apaisée ou bien inexorable ? Chaque coup de tonnerre retentissait dans le cœur de la jeune mère, et lui donnait un effroi que la prière ne calmait plus.

Dans la pièce voisine tout était bien différent. Le charme était complet ; il avait réussi, et la magicienne triomphante achevait d’interroger les astres maintenant, avec une entière confiance, sur la destinée future de la jeune Marina. Elle ne put cependant long-temps trouver son étoile, car les nuages la lui dérobaient toujours… Mais pour son art infernal c’était aux convulsions de la nature qu’elle demandait des lumières sur le sort de ses favoris.

Au bout d’une heure passée sur la plate-forme de la plus haute des tours de Sandomir, au milieu des éclairs, des coups de la foudre, et mouillée par une abondante pluie d’orage, Koricka revint auprès du palatin, qui l’attendait avec impatience. La figure de la magicienne était grave mais calme, et tout en elle annonçait que le résultat complet du charme était satisfaisant.

— Georges, seigneur et palatin de Sandomir, lui dit-elle en s’arrêtant auprès du berceau de la petite fille, écoutez l’arrêt de la destinée sur le sort de votre enfant… Elle est destinée à faire la gloire de sa famille.

Le palatin s’inclina.

— Elle est destinée à rendre tout un peuple heureux !…

Le palatin courba la tête encore plus bas devant la magicienne.

— Marina sera reine !…

Le palatin tomba à genoux le front contre terre.

— Oui, Marina sera souveraine, poursuivit la magicienne, souveraine d’un grand peuple ! La couronne ceindra son front avant qu’elle ait accompli vingt ans… Qu’elle soit donc élevée en reine… C’est un front qui doit recevoir l’huile sainte que celui de cette enfant.

Et, dévoilant à tous le berceau, elle montra au palatin ravi et aux femmes de service la petite Marina endormie, dont la beauté radieuse semblait justifier dès à présent la prédiction de Koricka.

— Surtout gardez le secret le plus profond sur cette prédiction, dit-elle au palatin ; seulement communiquez-la à la princesse ; mais qu’elle retienne sa langue, ou je la punirai cruellement. Je sais qu’elle ne croit pas à notre art… à nos prédictions ; mais elle verra que nous savons lire dans les astres, et que rien ne nous est caché dans la nature. Je connais le passé comme l’avenir, voilà ce qu’elle doit se dire et même se répéter souvent, si elle ne veut pas se faire une ennemie de moi… Adieu, dit Koricka au palatin, je pars… Je suis attendue à l’extrémité de l’Europe, sur les côtes d’Espagne… Si vous aviez besoin de moi, seigneur, voici un anneau constellé ; ne le quittez jamais. Si vous vous trouviez dans un péril pressant, frottez-le trois fois en m’appelant et vous tournant à chaque appel vers l’une des quatre parties du monde. Quelle que soit celle que j’habite, j’accourrai aussitôt ; si ce n’était pas sur l’heure, ce serait toujours dans la journée, car je pourrais être occupée à rendre service à quelque grand prince que je ne pourrais abandonner.

Et donnant au palatin un anneau d’acier bruni où l’on voyait différens caractères dans une langue inconnue, tracés en or sur l’acier, la magicienne disparut en laissant après elle une vapeur parfumée qui parut se condenser comme un nuage au-dessus du berceau de Marina.

Le palatin, aussitôt après son départ, passa dans l’appartement de la palatine. Son visage radieux changea aussitôt d’aspect à la vue de sa femme, qui, toute en larmes, était agenouillée sur son lit et priait avec ferveur devant le Bog et les saintes images placées au-dessus de son chevet. En voyant son mari, la jeune femme essuya promptement ses pleurs et se recoucha tremblante, car elle craignait beaucoup celui qu’elle ne pouvait aimer.

— Qu’est-ce à dire, Wanda ? dit le palatin en fronçant le sourcil à la vue de ce visage désolé, qu’avez-vous donc appris qui puisse ainsi vous affliger, lorsque je vous apporte surtout les plus gracieuses nouvelles devant lesquelles une bouche de femme ait jamais souri ?…

Wanda releva sa tête abattue et regarda son mari.

— Qu’avez-vous donc à m’apprendre, seigneur ? Est-ce le retour de ma fille, de ma petite Marina ? Hélas ! depuis hier au soir, je ne l’ai pas aperçue, je ne lui ai pas donné mon lait !… Où est-elle ? qu’est-elle devenue ?… rendez-la-moi !…

Et la jeune mère fondait en larmes… Son lait, qu’elle n’avait pu donner à l’enfant, lui faisait mal et elle souffrait à la fois et du corps et du cœur.

— Vous allez revoir votre fille, répondit le palatin, vous allez la revoir avec un titre de plus à votre amour. Je vais déposer un grand secret dans votre sein, Wanda ; gardez-le au péril de votre vie !… ou bien…

— Vous m’effrayez, Georges… Ce secret concerne notre fille !… que lui est-il arrivé ?… mon enfant !…

— Silence !… écoutez-moi donc au lieu de vous lamenter sans sujet… Notre fille, Wanda !… notre fille sera reine !…

Wanda demeura quelque temps immobile devant ces paroles, qui lui révélaient une si belle destinée pour son enfant bien-aimée. Le premier moment fut rempli par une joie admirable, telle qu’un cœur de mère pouvait la sentir. Mais, revenant bientôt à son bon sens naturel, elle se dit comment le voile de l’avenir s’était levé pour montrer celui de son enfant… et tout aussitôt le sourire qui avait entr’ouvert sa bouche rosée disparut, et sa tête retomba sur sa poitrine.

— Qui vous a dit ainsi les secrets du Seigneur, Georges ? Vous ne pouvez les connaître sans avoir été impie ? Ô mon Dieu !… Vierge sainte ! pardonnez-lui !… mais vous empêcherez le mal…

Et Wanda se mit en prière pour conjurer ce qu’elle regardait comme un sortilège infâme.

— Wanda, lui dit le palatin en s’approchant d’elle et lui serrant la main avec colère, je savais d’avance que vous seriez incrédule… celle qui sait tout me l’avait bien dit !… Mais elle m’a dit aussi qu’il me fallait vous ordonner de croire à ses paroles, et qu’elle ne voulait vous donner d’autres preuves de son savoir qu’en vous avertissant que Koricka savait le passé comme le présent et l’avenir.

Au nom de Koricka, Wanda devint pâle et immobile. On eût dit que la magicienne avait placé dans ce nom un charme puissant qui disait à la jeune femme d’obéir et de se taire. En effet, le charme que renfermait le nom de Koricka était bien fort !… c’étai un souvenir !… et un souvenir du cœur…

— Je crois à tout, Georges, à tout ce que vous voudrez me faire croire… mais ma fille… ma petite Marina !… ne la verrai-je plus ?…

— On va vous l’apporter, dit le palatin désarmé par la douceur angélique de sa femme. Il était nécessaire pour la réussite du charme qu’elle fut loin de vous, mais, grâce au pouvoir de celle qui l’a prise, et à sa puissante protection, elle n’a plus souffert de cet éloignement.

Dans ce moment on ouvrit la porte de l’appartement, c’était le berceau de la petite Marina, dans lequel l’enfant reposait endormie… En la voyant, sa mère oublia tout ce qui s’était passé : elle revoyait sa fille, son enfant, son premier enfant, sa première née !… Oh ! qui peut rendre ce qu’elle éprouva en sentant encore une fois les lèvres pures de sa fille presser son sein en souriant !… Wanda pleura encore, mais, cette fois, ce fut de joie. Vers le soir elle prit la petite dans son lit, tout auprès d’elle, pour la sentir encore plus près de son cœur. En la levant de son berceau, l’une des femmes de service trouva sous le petit oreiller de la jeune princesse de riches tablettes en ivoire, d’un travail précieux et fermées par un cadenas d’or dont la petite clef pendait à une chaîne délicatement travaillée. Sur l’ivoire de la tablette était écrit :

— Pour la palatine.

Wanda fut la seule qui vit ces caractères ; ses femmes, ignorantes comme les esclaves de cette époque, ne savaient pas ce que pouvaient signifier ces caractères se détachant en noir sur le blanc de l’ivoire !… Aussitôt que Wanda fut seule, elle ouvrit ces tablettes et tressaillit à la lecture de ce qu’elles contenaient.

« Wanda, reconnais-tu ces caractères ? Oui, n’est-il pas vrai ?… Eh bien ! sois docile à ce qu’on te dira, et je pourrai encore te pardonner le mal que tu m’as fait !… Adieu, Wanda, adieu !… tu ne m’as jamais aimé, Wanda !… non jamais !… et moi… je meurs pour n’avoir aimé que toi !…»

Wanda demeura immobile devant ces caractères, qui lui rappelaient toute une vie d’innocence, d’amour et de paix. Qu’était-il donc arrivé pour qu’en un jour cette paix et ce bonheur fussent détruits pour toujours ? Ah ! c’était un terrible mystère que celui-là !… Wanda le connaissait, et maintenant il lui fallait trembler devant le partage du secret, car une autre le possédait aussi.

— Ah ! dit enfin Wanda en serrant dans son sein les précieuses tablettes. Il y a donc au monde encore un être qui s’intéresse à moi !… Wlodomir !… tu m’accuses… moi !… Ah ! ma sainte patronne ! parlez-lui de mon innocence, et il me plaindra et pleurera avec moi !…

Et la jeune femme pleurait en effet, et souffrait au cœur de cette douleur qui tue lentement, mais qui tue et fait mourir au printemps de la vie.

À partir de ce jour, elle garda un silence profond sur tout ce qui avait été dit sur la petite Marina. Elle était résolue à tout supporter pour ne pas laisser soulever le voile du sanctuaire de son cœur…

Marina s’éleva ainsi doucement jusqu’à l’âge de huit ans. À cette époque, étant un jour avec sa mère dans la grande salle du château de Sandomir, elles virent tout-à-coup au milieu d’elles une femme dont les vétemens et la physionomie étaient étranges. Cependant ses traits étaient beaux, et son sourire n’avait rien de farouche. En la voyant ainsi apparaître au milieu d’elles, la mère et l’enfant furent effrayées et Marina voulut fuir en entrainant sa mère.

— Demeurez, enfant, dit la femme en arrêtant Marina par la main, demeurez… Il y a entre vous et moi des liens puissans que vous ne pouvez rompre, voyez-vous… Il existe des rapports mystérieux qui ne peuvent que se fructifier, loin de s’affaiblir. Demeurez, Wanda, et écoutez-moi toutes deux.

— Marina, tu dois être reine un jour… Ecoute-moi, et sois attentive…

La jeune fille regarda sa mère, qui baissa les yeux en silence, car son cœur en se serrant lui avait nommé Koricka… Celle-ci sourit, mais sans une expression menaçante. Il y avait, au contraire, des larmes dans la physionomie de la magicienne.

— Marina, reprit-elle après le premier silence qui avait suivi ses premières paroles, Marina, tu dois être reine d’un grand royaume, tu dois gouverner un grand peuple. Sois donc ce que réclame une telle destinée ! Sois une femme grande et courageuse ; que ce front qui ceindra la couronne soit assez beau pour n’avoir pas à rougir de la porter… Que ta mère me seconde dans mon entreprise poursuivit-elle en se rapprochant de Wanda… qu’elle me seconde, et elle aura en moi une amie.

Wanda se recula par un mouvement involontaire.

— Ah ! ne me parlez pas !… Je ferai… j’obéirai… Mais laissez-moi… Que me voulez-vous ?

— Te sauver de toi-même, car une grande douleur t’attend, pauvre Wanda !… Tu crois avoir de la force, et tu n’es qu’une faible femme… Si je ne ménageais ta frêle nature, tu tomberais à mes pieds… Mais moi aussi j’ai pleuré, je sais ce que c’est que les larmes, et je sais que le cœur d’une femme souffre bien quand il souffre… et surtout quand une douleur est concentrée, et que cette douleur ne trouve rien qui lui réponde autour de nous, et que notre rang et notre splendeur n’est qu’un motif de plus pour être misérable… Je sais tous les mystères de l’âme, je les connais, Wanda, et j’apprécie ton courage… Pourtant tu n’as donné jusqu’ici que des preuves bien légères de ta force d’âme ! Pauvre femme sacrifiée !… tu m’as donné que des larmes jusqu’à ce jour, et maintenant… maintenant…

— Qu’est-il arrivé ? s’écria Wanda se levant toute pâle d’horreur, car la physionomie de Koricka la faisait trembler. Koricka s’approcha d’elle, et lui prenant la main :

— Wanda, lui dit-elle, tu me crains, et tu as tort, un mot va te le prouver… Je suis la mère de Wlodomir !…

— Ah ! s’écria Wanda. Et, se levant aussitôt, elle se jeta dans les bras de Koricka en fondant en larmes.

— Oui, dit la vieille femme en essuyant les larmes de Wanda avec les tresses blondes de ses cheveux, oui, je suis la mère de Wlodomir… mon Wlodomir !… que ton abandon a tué… car tu l’as abandonné, Wanda !…

— Oh non ! s’écria la jeune palatine, non mille fois non !… Je ne pouvais l’abandonner ; d’ailleurs, quand je l’aurais voulu, je l’aimais trop !… Mais on me dit que lui-même était marié en France, et une lettre que je vis, que je lus, me fit violer mon serment ; je ne fus pas parjure… oh ! non… mais je fus bien malheureuse !…

Koricka regardait Wanda avec une douce pitié.

— Est-il donc vrai ? dit la vieille sibylle en pleurant à son tour, mais de ces larmes rares que donne la vieillesse, est-il donc vrai que tu ne sois pas coupable, ma fille ?… Oh ! que de remords j’éprouve alors pour les malédictions que je t’ai données !…

Wanda regardait à son tour la mère de Wlodomir avec une tendresse qu’elle avait réfutée bien long-temps à Koricka.

— Et maintenant, dit Wanda, maintenant Wlodomir ne saura-t-il jamais que je fus innocente ?…

Koricka remua tristement la tête.

— Non ! ma fille !

— Non !… Est-il donc si loin !… Où donc est-il ?

Koricka leva sa main et montra le ciel. Wanda poussa un cri perçant.

— Mort !… mort ! Wlodomir !… et je suis son assassin, moi !… Ah, justice du Seigneur, faites-moi grâce, ne me punissez pas… Mère !… grâce, grâce !…

La jeune femme était délirante de désespoir, ses larmes coulaient à flots sur ses joues pâles et maigres ; elle souffrait avec une angoisse si terrible qu’elle ne pouvait plus même demander grâce pour son crime, car, répétait-elle en son âme, j’ai tué Wlodomir !…

Koricka se releva, et, se plaçant près d’elle, elle lui fit entendre de ces paroles consolantes qui arrêtent les larmes quelquefois et calment les douleurs. Marina, qui adorait sa mère, grimpant sur ses genoux, baisait doucement ses yeux à demi fermés, d’où s’échappaient toujours des larmes, brûlantes.

— Ne pleure pas, mère, lui disait l’enfant, ne pleure pas ; tu sais que mon père n’aimes que tu pleures ! Ne pleure pas, je t’en prie !… mère ! ne pleure pas !

Wanda sourit à travers ses larmes, à ces paroles d’amour de sa fille bien aimée. Elle baisa longuement ses beaux cheveux, ses yeux si beaux, ses joues rosées, cette ravissante figure dont le charme était au-dessus de toute description. Ah ! quelle est la douleur qui ne cède pas à une telle caresse !…. Quelle est l’affliction qui ne répond pas à cet appel ?… Wanda était mère, si elle avait été amante !… Elle prit sa fille dans ses bras, et prononça sur sa tête le serment de vivre pour elle.

— Oui, dit Koricka, il faut vivre pour voir ses brillantes destinées, une couronne l’attend. Crois-moi, Wanda, elle doit un jour régner, elle régnera, et toi-même, assise à côté d’elle Sur le trône, tu jouiras de son triomphe !… Dis-moi que tu seconderas les soins de Koricka.

Wanda hésitait à répondre.

— De la mère de Wlodomir ; ma fille !…

Wanda se jeta dans ses bras et lui dit :

— Disposez de moi !…

— Ta fille doit régner un jour, dit Koricka je te l’ai dit et je te répète cette même prédiction ; Marina doit être reine…

— Est-ce donc dans sa patrie ?

— Non.

— Dans quelle partie du monde la fais-tu donc souveraine ?…

— Que t’importe ? pourvu quelle ceigne le diadème, qu’importe le peuple qui se rangera sous son obéissance ?… Crois-moi donc, Wanda, et sois toute à moi. Élève Marina pour le rang qu’elle doit occuper ; sois son appui dans cette carrière où elle se lancera jeune encore. Marina sera belle, on le voit déjà, poursuivit Koricka avec une sorte de joie, comme si elle eût été fière de la beauté de la jeune fille pour son fils ou son frère. Elle sera belle sous la pourpre des rois et le sceptre à la main, lorsqu’elle recevra les hommages de tout un peuple. Vois donc en perspective ce beau jour, Wanda. Sois donc sa mère pour en être orgueilleuse, et lui servir de guide dans le bonheur que je veux lui donner.

— Est-il donc dans la possession d’une couronne ?

— Est-il donc dans l’amour ? reprit Koricka. Peux-tu le dire, toi, pauvre fleur frappée de l’orage des passions au matin de la vie ?…

— Et dans une existence tranquille et ignorée ?…

— Qu’est-ce donc que la tienne, ma fille ?…

Ton existence est tranquille et ignorée… tu vis loin du bruit du monde et de ses agitations… En es-tu plus heureuse ?… l’es-tu seulement ?… Ah ! ma fille, chaque état a ses misères, chaque état a ses joies… et celui qui nous place dans la sphère la plus haute est peut-être celui qui fait le plus oublier le malheur.

— Pour l’ambitieux… mais celui qui ne l’est pas…

— Et pourquoi ne pas l’être ?… Il vaut mieux placer là son bonheur que dans la possession d’un cœur qui nous oublie… d’un amour que la tombe dévore. Crois-moi, Wanda, ta fille est appelée à de hautes destinées… Je veillerai moi-même à ce qu’elles se remplissent. Quant à toi, ma fille, tu as été ce matin baptisée dans les larmes de la douleur… C’est une purification cruelle, mais aussi tu as en moi maintenant une amie qui ne te manquera jamais ! jamais, entends-tu ?… et sois pour moi comme je te demande de l’être… Wanda, tu as une mère !…

Wanda inclina sa tête blonde sur laquelle Koricka imposa ses deux mains. Wanda ne sentit dans cette pression que les mains de la mère de Wlodomir ; elle comprit qu’elle aussi était à plaindre, et que leurs larmes en coulant ensemble les avaient liées à jamais…

Koricka partit de Sandomir avant le retour du palatin, qui avait été à la chasse dans une partie de son palatinat, où des loups faisaient un grand ravage… Il était absent pour plusieurs jours, et Koricka avait profité de son absence pour entretenir Wanda et lui apprendre la nouvelle de la mort de Wlodomir… Wanda put donc pleurer en liberté, et ses larmes eurent au moins cette douceur de n’être pas contraintes. Combien elle souffrait à la pensée que bientôt le palatin allait revenir, que sa voix sévère suivrait le regard interrogateur qui parcourait son visage pour en deviner l’altération, et lui dire brusquement : Vous avez pleuré, je ne veux pas de larmes !

Marina le craignait, et entourait sa mère de ses bras caressans.

— Ma mère, lui disait-elle après le départ de Koricka, ne pleure pas. Si cette couronne d’or dont on me parle te fait tant de peine, je n’en veux pas : garde-la pour le frère que j’aurai peut-être, moi je resterai auprès de toi.

Wanda pleurait toujours, mais moins amèrement. Ces douces paroles, dites par la voix fraîche et pure de cette enfant chérie, étaient pour elle tout le bonheur qu’elle eût à espérer sur cette terre.

— Oui, mon enfant, je vivrai pour toi, répétait-elle souvent ; je veux du moins vivre pour toi !…

Mais la volonté n’était pas suffisante dans une âme comme celle de Wanda, où la douleur, premier sentiment, brisait chaque jour un des liens qui l’attachaient à la vie. Tous les matins en se levant, Wanda se sentait un peu plus faible ; enfin elle en vint au point de ne plus pouvoir sortir de son lit !… Marina fut désespérée.

— Je mourrai avec elle, criait-elle à son père dans son délire. Ma mère ! toi mourir ! non, pas sans moi du moins !…

Et la jeune fille retenait sa mère dans ses bras avec bien plus de force qu’aucun de ceux qui entouraient la palatine. Elle ne la quittait pas un seul instant, et lorsque enfin Wanda rendit son âme à Dieu, ce fut appuyée sur l’épaule de sa fille qu’elle quitta un monde où le seul bonheur qu’elle eût connu lui avait été donné par cette enfant.

Le désespoir de Marina, quoiqu’elle n’eût que douze ans, fut immodéré. Elle sentait avec une violence qui démontrait combien les passions auraient un jour de pouvoir sur elle. Son père comprit tout le fruit qu’on pouvait tirer de ce caractère en le dirigeant vers le but qu’il désirait. Koricka, qui était venue recevoir le dernier soupir de Wanda et bénir sa tête mourante, avait recueilli dans son sein tout ce qui restait de son fils et de celle qu’il avait tant aimée… Il en restait encore une preuve vivante dans cette enfant, portrait frappant de Wanda, et révélant toute sa jeunesse passée à ceux qui ne l’avaient pas connue. Mais Koricka l’avait vue dans ce temps où elle avait été la plus belle de la Pologne, lorsque son fils l’avait aimée, et elle croyait quelquefois retrouver un autre Wlodomir, comme elle retrouvait une autre Wanda.

Dès lors l’éducation de Marina fut dirigée vers un but, celui du trône. Sa beauté et son grand cœur devaient d’ailleurs lui mériter une couronne, quand la prédiction de Koricka ne la lui aurait pas promise.

Maintenant, pour l’intelligence de cette histoire, il est nécessaire de parler des événemens qui avaient lieu en Moscovie.

Depuis peu de temps les Russes avaient échappé au vasselage des Tartares, mais ils n’en étaient pas plus heureux. Ivan II[1], le premier souverain russe qui ait reçu le titre de czar[2], avait, à la vérité, vaincu Sélim II, triomphé des chevaliers porte-glaives, mais la férocité de ses sujets n’avait pu être domptée par lui. Le fer et le poison dénouaient presque toutes les querelles, et, lorsque Ivan IV monta sur le trône des czars, il fut barbare comme les peuples qu’il allait gouverner.

Ivan IV fut un tyran cruel, mais il fut un législateur habile. La Russie lui doit un code de lois, bienfait immense pour cette époque. S’il fût venu dans un autre temps, il eût peut-être été un autre homme ; mais alors, et dans cette partie glacée du monde où les hommes étaient encore sauvages et cruels, il le fut comme eux. Il finit par manquer même du courage qui ennoblit quelquefois la férocité. Poursuivi par les Tartares de Krimée, qui vinrent incendier les faubourgs de Moscou, battu par les Polonais et les Suédois, Ivan, dans sa brutale fureur, blasphéma contre le dieu de ses pères, tua son propre fils de sa main dans un accès de frénésie, se plongea dans la débauche et le sang, et finit par mourir dans le froc d’un moine.

C’est sous son règne que la Russie conquit la Sibérie, découverte par Anika Strogonoff[3], et soumise par un Cosaque nommé Yermack.

Ivan IV en mourant laissa deux fils, Fœdor et Démétrius encore enfant. Fœdor était faible d’esprit et de corps, timide, superstitieux et incapable de régner. Son père, qui était rempli d’habileté, l’ayant jugé incapable, avait nommé un conseil de régence pour le suppléer, mais ici cette habileté avait été en défaut. Il ne devait pas remettre le pouvoir aux mains d’hommes dont l’ambition devait vouloir le garder et ne le pas rendre, une fois surtout qu’ils l’avaient exercé.

Ce conseil était composé du plus ancien des boyards, le prince Mstislofsky-Nikita-Romanowitsch-Yourceff, frère d’Anastie et oncle du czar, du prince Schomschy-Belzky, le premier favori d’Ivan IV, et de Boris Godonoff, l’homme le plus capable non seulement de tout le conseil, mais de toute la Russie. Quant à la czarine et au jeune Dimitri, le czar leur avait assigné pour apanage et pour demeure la ville et les dépendances d’Ouglitsch sur le Volga. La czarine y demeurait depuis la mort d’Ivan IV, avec son jeune fils, le prince Démétrius[4].

Le czar avait vingt-sept ans à la mort de son père. Entièrement abandonné à des pratiques de dévotion, il remit le soin du gouvernement aux mains de Boris Godonoff, président du conseil, qui avait bientôt frappé de nullité cette sorte de pentarchie et gouvernait seul la Moscovie sous le titre de régent. Il avait alors trente-deux ans ; il était habile, et ses talens lui donnaient toute l’assurance pour être un jour le premier de l’empire. Son ambition n’avait aucune borne… et toutes les routes lui étaient ouvertes. Celle du trône était la plus belle, il la suivit, et lorsqu’il vit qu’entre lui et ce trône il n’y avait qu’un souverain imbécile et un enfant sans appui, il sourit et dit :

— La couronne est à moi…

La czarine, avertie du projet sanguinaire de Boris, trembla pour son enfant. Elle reconnut des assassins dans chaque serviteur placé auprès d’elle et de son fils. De ce moment son enfant ne la quitta plus. La gouvernante, d’abord vendue au meurtrier, puis qui devait commettre l’attentat en donnant du poison au jeune prince, eut horreur de son crime et refusa son assistance. Les sicaires avaient à lutter dans l’exécution de cet horrible crime contre leur propre pitié et la surveillance d’une mère !… Cette jeune victime, ainsi condamnée au matin de sa vie, était un bel enfant, gracieux comme un ange, et adorable de bonté… Sa nourrice joignit ses soins à ceux de sa mère, et continua sa vigilante surveillance sous les yeux de la czarine, qui ne prenait ni sommeil ni nourriture, et ne perdait pas son fils de vue une seule minute. La malheureuse ne vivait plus elle-même !… Son existence était un supplice, une torture, un enfer anticipé. Quelle douleur peut égaler celle d’une mère redoutant l’assassinat de son fils ?…

Mais le tigre était impatient de saisir sa proie. Il avait faim de sa vie, il avait soif de son sang… il ne peut régner si cet enfant vit toujours ; il lui faut sa mort pour régner, comme il faut sa vie à sa mère pour qu’elle vive. Boris mande auprès de lui les trois assassins qui furent chargés du crime. Biatoffszcoï, leur chef, jure que trois jours après leur retour à Ouglitsch Démétrius aura cessé de vivre. Ils retournent, et l’heure de la mort sonne pour le royal enfant. C’était le soir ; le temps était beau comme il l’est en Russie lorsque l’été ramène les beaux jours ; il faisait chaud, et le soleil venait de se coucher. La gouvernante saisit un moment où, vaincue par le sommeil, la malheureuse mère s’était laissée entraîner à dormir quelques instans, et la nourrice s’était éloignée de quelques pas. Séduite par de nouvelles promesses, intimidée par de nouvelles menaces, la gouvernante, de nouveau vendue à Boris, entraîne rapidement la victime dans une galerie ornée de fleurs, qui donnait sur la cour du château. Là se trouvaient Biatoffszcoî et ses deux complices… Démétrius sentait qu’il devait les craindre, sans savoir pourquoi. L’idée de la mort est si loin de l’enfance !… Mais son cœur battit, il pâlit ; ses belles joues si vermeilles devinrent comme de pâles violettes, et un frisson fit trembler les boucles blondes de sa chevelure.

— Retournons vers ma mère, dit-il à voix basse à sa nourrice, qui, tout alarmée de sa disparition, accourait auprès de lui.

— Vous avez un beau collier, mon prince, lui dit Biatoffszcoî en soulevant la lourde chaîne d’or passée au col du czarowitz[5].

— Le voulez-vous ? dit l’enfant en relevant sa belle tête blonde, et regardant son meurtrier d’un œil caressant.

La réponse à sa douce voix fut un premier coup de poignard donné par Biatoffszcoï au milieu de la poitrine de la jeune victime. Son cadavre fut aussitôt percé de coups et jeté sur celui de sa nourrice, qui avait tenté de le défendre…

Irène était aimée du peuple d’Ouglitsz, et son enfant aussi en était aimé, lui si beau, si bon, si loyalement bon !… Les meurtriers furent massacrés par le peuple de la ville ; aucun d’eux ne retourna près de Boris pour lui demander le prix du sang… Mais à quoi remédiait cette justice expiatoire ? Lorsque, à quelques mois de là, Foedor mourut d’infirmités et peut-être par le poison, Boris n’en monta pas moins sur un trône qu’il avait ensanglanté du sang pur et sacré des czars, et recueillit le fruit de ses crimes. Il feignit bien de refuser d’abord la couronne, mais en disant non son œil de tigre remarquait celui qui se serait contenté de cette réponse, et il l’eût fait descendre dans la tombe avec tant d’autres victimes que sa main sanguinaire y avait déjà précipitées ; et lorsque enfin il eut posé sur son front criminel cette couronne acquise par tant de crimes, elle apparut à l’Europe ce qu’elle est toujours, un bandeau souillé de sang… mais dont les pierreries royales cachaient les taches. Il régna et fut roi dans l’acception du mot, car il avait de l’habileté.

Maintenant commence le terrible drame où Marina joue un rôle si important…

À l’époque où nous sommes arrivés, les jésuites avaient une grande influence dans une grande partie de l’Europe, et la volonté d’étendre cette influence dans le monde entier. Sans entrer ici dans d’autres détails sur le plus ou moins de bien que faisait leur domination, je dirai seulement que la civilisation en était toujours la suite ; ils voulaient rendre la Moscovie catholique : pour parvenir à ce but, ils devaient tout hasarder : telles étaient les instructions données aux missionnaires que l’ordre avait envoyés dans le nord, soit ouvertement, soit cachés, car ils auraient couru quelques risques s’ils eussent été découverts dans les états sous la domination de Boris Godonoff. Une grande chance leur était offerte ; elle était en Pologne. Leur plan fut organisé, et bientôt commencèrent les scènes qui devaient le mener à bien.

Boris semblait avoir triomphé de tous les obstacles que son usurpation avait élevés autour de lui, lorsque tout-à-coup un bruit étrange se répand dans toute la Moscovie ! on dit que Démétrius, échappé au poignard de ses assassins, est vivant, qu’il appelle ses peuples à son obéissance, et qu’il survit pour punir à la fois son assassin, l’usurpateur de sa couronne et le meurtrier de son frère. Bientôt cette nouvelle se répand, elle devient une certitude. Boris sait, à n’en plus douter, que sa victime est sortie du tombeau, et qu’elle revient, menaçante, lui redemander la couronne de ses pères ; que le prince est en ce moment chez le palatin Georges Mnicheck, père de Marina, fortement protégé par Sigismond III, roi de Pologne.

C’était vrai.

Quelques mois avant que cette nouvelle parcourût la Moscovie et arrivât ainsi à Moscou, le patriarche de Moscou avait été averti par le métropolitain de Rostoff qu’il y avait dans le monastère de Tschoudow un jeune moine qui se disait le czarowitz Démétrius. Le patriarche ne parut faire aucune attention à cet avis, et le métropolitain, voyant l’effet surprenant produit par cette étrange nouvelle, en référa au czar lui-même, qui, tout effrayé à cette nouvelle comme à l’apparition d’un spectre, ordonna sur-le-champ à un de ses secrétaires nommé Smirnoff Wasilieff, d’expédier un ordre pour arrêter le moine se faisant passer pour le czarowitz, et le reléguer à l’extrémité de l’empire. Smirnoff, probablement déjà gagné comme l’étaient beaucoup de gens approchant le czar de très-près, avertit sur l’heure même un de ses collègues appelé Euphane, et lui dit d’envoyer, au contraire, un exprès au jeune moine pour lui donner promptement avis de ce qui se passe, afin qu’il s’évade et se sauve à l’instant pour échapper une seconde fois à son assassin. Le même Euphane devait lui procurer les moyens de fuir. Le jeune moine, averti à temps, s’échappe du monastère accompagné de deux moines qui ne voulurent pas le quitter. Ils se dirigèrent vers Kiow en évitant de loger dans aucune auberge et choisissant toujours des couvens pour y passer la nuit. Dans le dernier couvent où il logea, le monastère de Novogorod Seminsky, il laissa dans la cellule où il avait couché le billet suivant :

« Je suis le czarowitz Démétrius, fils d’Ivan… je n’oublierai jamais les bons traitemens que j’ai reçus dans cette sainte maison, et je les reconnaîtrai lorsque je serai monté sur le trône de mon père. »

Il est encore à remarquer que l’archimandrite à qui ce papier fut remis ne fit aucun rapport aux autorités supérieures. Il garda le billet et n’en parla pas.

Une autre particularité également fort étrange, c’est que l’évasion du jeune moine fut cachée au czar, et qu’il le crut parti pour son exil.

Ce moine, que dans son couvent on appelait Grégory, ou bien Grischka (petit Grégoire), n’était autre chose, à ce que répandaient les partisans de Boris, que le fils d’un pauvre gentilhomme de Galetch, et s’appelait Youri (Grégoire). Le fait réel est que ce Grégoire, qu’il fût ou ne fût pas réellement le czarowitz Démétrius, était un jeune homme d’esprit résolu, ayant quelque instruction, et depuis sa première jeunesse ayant toujours habité l’intérieur des familles Romanoff et des Tscherkorsky, toutes deux ennemies de l’usurpateur et dévouées à l’ancienne dynastie d’Yvan, et les victimes également de Boris. Ennuyé de servir, Otrepieff se fit moine ; il mena quelque temps une vie errante, changeant souvent de couvent et paraissant livré à une grande mélancolie, ce qui était observé par ceux qui vivaient auprès de lui. Enfin le patriarche Job, passant par le monastère de Whoudoff, remarqua son esprit et son savoir ; il se l’attacha comme secrétaire, et le mena avec lui dans le palais du czar. Mais, soit que la vue de celui qui occupait sa place agitât le cœur du jeune prince, soit que la vue des grandeurs enflammât l’ambition et l’avidité de l’aventurier, Otrepieff ne voulut pas demeurer plus long-temps à la cour : il demanda et obtint la permission de rentrer dans sa retraite. Ce fut alors qu’il se révéla et fut proscrit, ainsi qu’il a été dit plus haut. Mais quelle tête frappait la proscription de Godonoff ? ne poursuivait-il qu’un faussaire ou bien l’assassin frappait-il une seconde fois sa victime ?

Après avoir long-temps erré, le fugitif gagna enfin les terres de Pologne… asile ordinaire des ennemis des Russes… Là son existence fut quelque temps des plus misérables… Réduit à se cacher pour sauver sa vie (car il n’était pas dans l’indigence), il vécut plusieurs mois pour dérober sa trace dans le palais des palatins de Kiovie et de la Russie Rouge, puis chez le prince Adam Wismowiesky. Ce fut chez ce dernier qu’il laissa entrevoir pour la première fois qu’il était le czarowitz Démétrius. Le prince le fit alors connaître à son frère Constantin, qui le présenta à son beau-frère Georges Mnicheck, père de Marina… cette Marina à laquelle Koricka avait promis une couronne !… Oui, disait chaque matin en la regardant avec orgueil le palatin de Sandomir… la magicienne des bois de Lithuanie ne m’en a pas imposé… Ma fille sera reine !… ma fille sera czarine !… son beau front portera la couronne !… Marina !… elle si belle ! si charmante lorsque sa tête est ornée d’une couronne de fleurs ! combien elle sera plus belle encore lorsque son front fera briller celle des czars !…

— Et de grosses larmes coulaient des yeux du père en songeant à la grandeur future de son enfant.

Un soir, au moment d’une conversation du plus haut intérêt relativement au prince czarowitz, on vint annoncer au prince Wiemowiecky que son hôte (car depuis quelques semaines Grégoire habitait son palais) venait d’être attaqué d’une maladie qui présentait les plus graves symptômes ; son lit fut aussitôt entouré des soins les plus assidus ; mais le malheureux jeune homme était en effet fort mal. Le médecin déclara qu’il n’y avait plus d’espoir, et le malade demanda un confesseur. Il est à remarquer que jusqu’à ce moment le jeune homme n’avait pas dit positivement qu’il fût le czarowitz.

Il y avait dans la maison du prince Adam Wiemowiecky, un prêtre catholique polonais, de l’ordre des Jésuites, nommé le révérend père Gaspard Sawieki. C’était lui qui, depuis l’arrivée de Grégoire Otrepieff, lui enseignait à parler et à écrire le polonais. Ce fut encore lui qui fut introduit auprès du moribond pour recevoir sa confession.

L’instant devenait solennel ; Marina, dont les pensées depuis son enfance se tournaient vers le trône, avait un but qui paraissait au moment de se remplir… elle n’avait donc pu s’empêcher d’aller chez son oncle et de jeter les yeux sur la victime de Boris, qui paraissait être celle de la mort… Bientôt, dans cette âme de femme toute amour et remplie de passions fortes, s’était élevé un amour qu’elle n’avait pu réprimer, parce que les larmes et la douleur l’avaient seules fait germer, et la malheureuse enfant était maintenant sous le double empire de l’amour que lui avait inspiré cet homme, victime d’une ambition féroce qui venait mourir près de celle que son amour aurait pu faire reine !… Son père, dont les ambitieux rêves s’évanouissaient au moment de se réaliser, était sombre et soucieux… Les autres membres de ce drame extraordinaire, quoiqu’ils fussent engagés moins directement que son père et elle, l’étaient au moins par leur intérêt à chercher des ennemis à la Russie et à lui envoyer des troubles. La vie ou la mort de cet homme, quel qu’il fut, devait résoudre ces questions : elle était donc d’une haute importance pour tous ; et cependant cet homme n’avait pas parlé, mais une circonstance singulière avait parlé pour lui.

Dans l’ardeur de la fièvre, dans l’abattement le plus complet, il s’était toujours opposé à ce qu’on lui prit un objet qu’il portait sur sa poitrine ; enfin dans un évanouissement complet il n’eut pas la force d’empêcher qu’on ne découvrit ce qu’il cachait avec tant de soin. C’était une croix de diamans et de rubis du plus grand prix, et telle enfin que pouvait l’avoir un souverain. Lorsqu’il revint à lui, Grégoire parut fort troublé de ne pas retrouver ce joyau ; il ne voulut répondre à aucune question, parut accablé, et retomba dans son état d’affaissement ; et c’est ainsi qu’il en vint au point de faire croire que ce jour était le dernier pour lui.

La famille entière était réunie dans une grande galerie du palais du prince Adam Wiemowiecki : Marina, abattue sous des inquiétudes qui ne faisaient que s’accroître, était assise à l’écart pour cacher l’état où elle était… le silence le plus profond régnait dans cette pièce vaste et sombre dont le soleil couchant n’éclairait qu’en partie les murailles. Le jésuite qui avait confessé l’étranger entra dans ce moment dans la galerie… Sa taille haute et majestueuse était enveloppée du manteau noir de son ordre, et sa tête pâle sortait de ce vêtement sombre, et paraissait encore plus pâle d’une vive émotion qui l’agitait.

— Monseigneur, dit-il au prince Wiemowiecki, ce que j’ai à vous confier est si important que je ne puis parler que devant vous et les personnes les plus intimes de votre famille.

Tout ce qui ne faisait pas partie de la famille se retira aussitôt ; le jésuite poursuivit avec une grande agitation.

— Monseigneur, si nous avons eu des doutes, ils ne sont plus admissibles. Nous ne nous étions pas trompés, le malheureux qui expire peut-être en ce moment à côté de nous, celui qui est entré comme suppliant sous votre toit plutôt que de dévoiler sa misère… c’est le prince Démétrius !… c’est le czar de Moscovie !…

Marina ne put retenir un cri !… Le jésuite poursuivit avec une émotion toujours croissante.

— Lui-même vient de me confier ce secret si important, non pas à titre de confession… car il n’est pas du rite latin, mais comme à un homme de Dieu dont la discrétion lui est garantie par le caractère sacré dont il est revêtu. Oh ! poursuivit le religieux, combien le malheureux a souffert !… et combien il souffre encore !… Mourir ainsi, loin des siens, sans un regard ami qui le suive dans la tombe !… Quel compte doit à Dieu celui qui l’a conduit à cet abime de maux !… à ce comble de misère !…

Marina pleurait !

— Mais est-il donc sans espoir ? demanda-t-elle avec angoisse.

— Je l’ai laissé extrêmement mal, dit le moine… Épuisé par l’effort qu’il lui avait fallu tenter pour me parler, le médecin a recommandé le plus profond repos ; mais il y a bien peu d’espérance !…

Le palatin de Sandomir était atterré.

— Que vous a-t-il dit ? demanda-t-il enfin au moine.

— Peu de chose, mais ce parchemin dira tout.

Il présenta alors aux deux princes un rouleau de parchemin sur lequel était écrit ce qu’on va lire.

« Le cadavre qui est sous vos yeux, soit que vous l’ayez trouvé percé de coups sur un chemin… ou bien étendu couvert de haillons, décharné, mourant de faim, de misère ou de froid sous le porche d’une église… ce cadavre est celui de votre souverain légitime, de votre czar… de Démétrius Ivanowitz, czar de Moscovie ! Au moment de paraître devant Dieu, je l’adjure et je proteste que je suis le seul, le seul et légitime héritier et successeur au trône de Moscovie, de mon père le czar Ivan IV. Boris Godonoff fut mon meurtrier. Il voulait la couronne, et n’y pouvait porter qu’une main sacrilège teinte du sang de ses légitimes possesseurs et du sang de la famille entière. Ma mère et moi fûmes relégués à Ouglitch. Les assassins de Boris vinrent m’y chercher… Ma gouvernante, vendue au meurtrier, me livra à lui… et le poignard me fit sentir le froid de l’acier. Je devais mourir ! mais la Providence n’avait pas encore marqué le jour qui devait m’appeler dans le sein de Dieu. Elle me sauva. Un Allemand nommé Simon[6], sachant l’heure de l’assassinat, revêtit de mes habits un enfant qui me ressemblait, et l’infortuné fut frappé à ma place. Il était presque nuit, les assassins y furent trompés. Simon m’avait caché, et le lendemain le brave homme me conduisit en Pologne au péril de sa vie. Bientôt après je le perdis… j’étais encore enfant ; mais l’horreur de ma position m’était révélée par l’intensité du danger comme à un âge plus avancé. Je demeurai donc abandonné, proscrit, misérable, mais sans avoir oublié un instant que ma place était sur le trône… Maintenant elle n’est plus que dans une tombe !…

« PRIEZ POUR MON ÂME. »

— Cet homme est-il mort ? s’écria le palatin de Sandomir.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu, répétait Marina en joignant les mains… n’est-il donc plus d’espérance !

Le palatin de Sandomir s’avança vers sa fille, et, la prenant dans ses bras, il l’embrassa avec émotion, tandis qu’elle répétait en pleurant :

— N’est-il donc plus d’espérance, mon Dieu ?…

— Calmez-vous, ma fille, dit le palatin : si c’est le prince Démétrius, j’ai le moyen de le savoir immédiatement. Il y a ici un gentilhomme du prince Sapiéha, nommé Petrowiski, ainsi qu’une autre personne ; je vais les mander, et nous serons instruits.

Les deux épreuves furent faites : deux signes remarquables, une verrue sur le front, un bras plus court que l’autre, étaient deux indices trop évidens pour laisser en doute deux hommes qui pendant une année avaient approché le prince tous les jours. Non seulement ils le reconnurent, mais les signes furent retrouvés.

Gregory était toujours sans connaissance. La maladie luttait avec une nature pleine de vigueur, une nature de vingt ans… Enfin la vie triompha de la mort, et le prince, comme on l’appelait dans le palais, fut déclaré hors de danger. Il fut soigné avec tout le respect qu’on portait au souverain de la Moscovie, mais aussi avec l’intérêt qu’on portait dans la famille de Marina à celui qu’elle aimait, car elle l’aimait.

Marina avait donné son affection à un homme jeune et beau, malheureux et entouré de cette sorte de magie qui sur une jeune imagination devait faire une impression profonde ; mais bientôt elle s’attacha à Démétrius, lorsqu’elle le connut davantage, avec un amour passionné. Elle ne lui donnait, avant cette connaissance intime, que son cœur et son amour ; plus tard elle lui donna avec tout son amour, son âme, son être tout entier ; elle lui donna tout ce qu’elle pouvait donner lorsqu’elle reconnut en lui une nature puissante, une volonté de parvenir à son but que rien ne devait arrêter. Elle trouvait tant d’harmonie entre son âme et celle de Démétrius, cette âme dominée par la seule pensée de la vengeance et l’amour du pouvoir, et pour qui toute place entre la bure et la pourpre était nulle !… Pour lui il n’était que deux couronnes… celle de moine ou celle de czar.

On était alors au printemps de l’aimée 1603. Le temps était beau, les bouleaux revêtaient de nouveau leur robe verte et la campagne reprenait sa beauté ; Marina avait demandé à son père de conduire Gregory à un château qu’il possédait près de Sandomir, sur les bords de la Vistule. Là elle lui prêtait l’appui de son bras pour se promener, lorsque, faible encore, il ne pouvait marcher seul. C’est alors qu’il lui montrait son âme ; et cette âme était belle et pure, et remplie de tout ce qui pouvait attacher à lui avec tendresse.

— Pour moi, disait-il à Marina, la vie ne m’offre que deux demeures, un cloître ou un palais.

Et Marina l’écoutait en silence, tandis que de ses yeux humides coulaient des larmes, comme il arrive toujours à une femme dont l’âme est élevée lorsqu’elle entend une bouche aimée prononcer de nobles paroles. Elle aimait Démétrius avec un enthousiasme qui doublait l’amour dans une âme comme la sienne ; elle aimait cet être dont la nature était presque sauvage ; car cet homme, dont l’esprit était à demi cultivé, présentait, en raison de la classe inférieure qu’il avait fréquentée et de celle qui avait formé sa société habituelle quelques années auparavant, des contrastes bizarres, pleins de charme et d’intérêt.

Bientôt Marina fut aimée comme elle aimait. Démétrius ne put voir sans y répondre par toute la sienne une tendresse aussi dévouée que celle de cette jeune fille si remarquable elle-même par ses fortes pensées. Elle comprenait tous ses plans de vengeance contre l’usurpateur ; elle comprenait si bien que Gregory donnât son sang pour reprendre sa couronne sur la tête d’un homme qui ne la rendrait pas sans sa vie peut-être !… Marina donnait des conseils encourageans à Gregory plutôt qu’elle ne l’énervait par des paroles d’amour dont la lâcheté ne pouvait que l’éloigner de ses devoirs. — S’il faut combattre, lui disait-elle, eh bien ! j’y serai avec vous ; mais allez au combat… là seulement la victoire est pour vous. Alors la confiance du prince n’eut plus de barrière. Il se découvrit tout entier au palatin de Sandomir ; il lui montra toutes ses ressources, toutes les relations qu’il avait en Russie : elles étaient immenses. Enfin, le 25 mai 1604, Démétrius, czar de Moscovie, et Georges Mnicheck, palatin de Sandomir, signèrent tous deux un traité à Sambar, résidence du palatin, par lequel Démétrius s’engageait à épouser Marina aussitôt qu’il serait rentré dans le palais de ses pères à Moscou, en lui donnant en propriété les duchés de Novogorod la grande et de Pskow. Il s’engagea aussi solennellement à faire construire pour elle une église catholique, ainsi qu’à donner un million de ducats au palatin de Sandomir.

On voit que si Georges Mnicheck n’oubliait pas la grandeur future de sa fille, il ne s’oubliait pas non plus.

Un article exigé par le jésuite Gaspard Sawiecky portait que le czar s’engageait à faire adopter la religion catholique en Moscovie, à quelque prix que ce fût[7]

— Dieu vous garde, Démétrius ! lui dit Sigismond, roi de Pologne, lorsque Mnicheck le lui présenta ; soyez le bien venu à notre cour ; car, d’après les preuves qui nous ont été données, nous vous reconnaissons pour le légitime souverain de Moscovie, et, vous considérant comme notre ami, nous vous autorisons à traiter avec les gentilshommes de notre royaume, leur donnant également permission de vous prêter aide et conseil.

Et le même jour il lui assignait une pension de quarante mille florins.

Mais la diète était plus puissante que le roi lui-même en Pologne ; et Jean Zamoïsky, qui avait tout pouvoir, dans cette assemblée, n’étant pas pour l’expédition de Moscovie, elle trouva des entraves. Sigismond n’osa pas alors l’autoriser ouvertement. Il se borna à donner un appui et des secours secrets à Démétrius, qui en fut encore très heureux, car ils étaient nombreux et puissans.

Marina était jeune, belle et passionnée. On connaît le charme des femmes polonaises ! Elle le possédait plus qu’aucune d’elles, et donnait la preuve de ce que peut une femme qui aime quand elle veut que celui qu’elle aime soit triomphant.

— Eh quoi ! disait-elle à cette jeunesse belliqueuse dont elle était entourée, eh quoi ! je vais être czarine ; l’une de vos compatriotes va chercher une couronne qu’un usurpateur retient à son maître, et mes concitoyens ne font rien pour aider ce maître trahi lorsqu’il va combattre pour reconquérir son trône et sa couronne !… Ne soyez pas… comme des femmes ; laissez là de vaines craintes ; ne voyez devant vous que la gloire, une gloire dont le fruit sera la paix pour toujours ; car le souverain qui devra sa restauration à la Pologne la regardera toujours comme une sœur.

Et en parlant ainsi Marina était si belle que souvent, après l’avoir entendue, de jeunes nobles polonais allaient offrir leurs bras au souverain de Moscovie. Bientôt il eut une armée. Elle se réunit prés de la ville de Léopold. Démétrius marchait à la tête de cette belle troupe et l’encourageait par son air fier et surtout déterminé. On voyait à son regard profond et sérieux qu’il voulait sa couronne ou la mort.

L’armée du jeune souverain fut bientôt renforcée d’un grand nombre de transfuges moscovites. Le nom d’Ivan avait été celui d’un tyran pour l’Europe bien plus que pour la Russie. Il lui avait donné des lois, il l’avait rendue triomphante des Tartares ; il était brave, et cette qualité remplaçait tout chez un peuple éminemment brave lui-même. Le nom de son fils, de ce fils lâchement assassiné par Boris Godonoff, fut donc tout-puissant. Tout ce qui avait servi sous le père passa sous les drapeaux du fils, et lorsqu’il passa le Dnieper le 16 octobre 1604, il avait à ses ordres une armée qui lui donnait le droit de parler en maître.

Alors Boris trembla sur le trône sanglant qu’il n’occupait que par des meurtres. Ce jeune homme qui s’avançait terrible et menaçant était-il sa victime ? était-il son vengeur ? qu’importe !… l’un ou l’autre devait le faire frémir. Il rassembla une armée de quatre-vingt mille hommes, et en donna le commandement à Jean Schonisky, avec ordre de lui rapporter la tête de l’usurpateur.

Ici ce drame étrange prend une singulière couleur. Démétrius, malgré la ferveur de ses partisans, n’avait que quinze mille hommes ; à la vue de l’armée nombreuse qui allait fondre sur eux, tout autre se serait découragé. Grégory ne consulte pas le nombre :

— Camarades, dit-il aux siens, ce nombre vous effraie-t-il ? dites un mot, et nous nous retirerons !

— Non, non, s’écrièrent les Polonais ! non ! pas de quartier, pas de grâce pour des hommes qui préfèrent un assassin à leur prince légitime !…

Et ils demandent le combat à grands cris. Démétrius, rempli de foi dans la bonté de sa cause, accepte avec joie ; mais avant de faire battre la charge, il tombe à genoux devant son armée :

— Mon Dieu, s’écrie-t-il, ma cause est la vôtre !… c’est celle de la justice et de la vérité… je ne vous demande que de faire triompher cette cause si elle est juste, et de me foudroyer à l’heure même si je suis un imposteur !…

Le combat fut affreux ! on se battait dans le sang… l’armée moscovite fut entièrement détruite. Pendant ce temps Boris échappait à la mort des assassins, à celle des traîtres, il mourait, comme un homme juste, dans le palais des czars à Moscou, et son fils Fœdor lui succédait. Mais la mort de son père changeait sa destinée : il pouvait laisser un héritier, mais non pas un successeur ; et, lorsque Démétrius se présenta à l’armée russe, tous lui prêtèrent serment de fidélité. Romanoff lui-même se courba devant lui ! Romanoff, qui pouvait avoir des droits au trône. Partout on l’accueillit, partout on le reconnut pour le czar, pour le fils d’Ivan IV. Enfin il entra dans Moscou !… À sa vue, le peuple fit éclater des transports d’allégresse. Toutes les cloches sonnent à grande volée, des fleurs tombent de toutes parts sur la tête du jeune souverain. C’est un délire, une joie du cœur ; car Démétrius est jeune, il est beau, et promet aux Moscovites le règne de son père pour la gloire de leur nom : Car il est brave comme lui, s’écrient les vieux soldats.

Mais à cette époque de barbarie des cris d’agonie devaient se mêler aux cris de fête !… La czarine, veuve de Boris, est livrée aux bourreaux comme les filles de Séjan !… le fils de Boris est étranglé sur le cadavre sanglant de sa mère !… La famille du meurtrier s’éteignit dans les supplices.

Irène, veuve d’Ivan IV, s’était retirée dans un couvent de Moscou. Après les premiers momens de la victoire, Grégory, sans hésiter, demanda à voir sa mère pour recevoir sa bénédiction. Elle le reçut, l’embrassa, le reconnut ouvertement pour son fils. Cette reconnaissance fut le coup de grâce pour le parti opposant, s’il y en avait encore un. Le czar Démétrius, légitime héritier d’Ivan IV, fut couronné dans la cathédrale de Moscou comme légitime souverain. Le matin, lorsque le cortège se rendait à l’église, un orage affreux s’éleva et quelques personnes furent renversées. Mais, si une impression fâcheuse avait été produite par la foudre et le vent, Démétrius en effaça jusqu’à la plus légère trace par la conduite que son cœur lui fit tenir. À peine arrivé dans la cathédrale, il se précipita sur le tombeau de son père. Il y alla d’abord sans regarder où il posait le pied, et, sans faire attention à ses habits royaux, il se jeta sur ce marbre avec des cris et des larmes, demandant vengeance, la demandant à un père avec ce désespoir qui ne peut être feint. Les grandes douleurs ont un cachet qui ne trompe pas !

Aussitôt qu’il fut assis paisiblement sur ce trône dont les marches avaient été rougies de son jeune sang, Démétrius envoya une ambassade à Sigismond pour le remercier des secours que lui, prince redouté et paisible, il avait accordés à un proscrit qu’il ne savait être le légitime souverain que par l’instinct du cœur et des belles âmes, qui se devinent et se comprennent. Cette même ambassade, dont le chef était Athanase Wassilieff, était chargée de s’arrêter à Sandomir et de demander officiellement la main de Marie Mnicheck pour le czar de Moscovie.

Suivie d’un magnifique cortège, du cortège d’une souveraine enfin, Marina, s’était rendue pour recevoir cette ambassade au château de Fierey, choisi pour la célébration du mariage ; elle y fut reçue par le roi de Pologne, Sigismond III, qui, selon les paroles du temps, l’accorda au czar Démétrius, et l’ambassadeur Athanase Wassilieff l’épousa publiquement devant le roi de Pologne, qui fut le parrain de la mariée avec la princesse Constance, archiduchesse d’Autriche, elle-même fiancée de Sigismond. Une foule de seigneurs polonais du rite catholique assistaient à cette cérémonie, ainsi que monseigneur Rangoni, nonce du pape à la cour de Pologne. Ce fut le cardinal Maciëwiscoky qui donna la bénédiction nuptiale à la jeune czarine ; et dans cette heure toute de gloire et de bonheur, Marina vit enfin mettre sur son front la couronne des rois et celle d’un amour partagé !

Ce fut le 13 avril de l’année 1606 que Marina atteignit les frontières de son empire !… Alors commença pour elle cette existence dont ses rêves d’or lui avaient raconté les merveilles. Elle vit l’orgueil du souverain à côté de l’amour de l’amant ; mais partout l’amour dominait et rappelait à la jeune femme qu’elle était adorée et attendue. Plus tard elle fit voir qu’elle avait au cœur une soif de pouvoir et un amour de régner qui justifièrent tout ce que l’on a pu dire sur son ambition. Mais alors elle était encore pure, alors elle était toujours la jeune fille aimante et tendre qui avait aimé le czar sous les baillons du mendiant !… Cette conviction contribuait elle-même à doubler ses joies dans son âme… Quant à elle, elle se voyait aimée jusque dans les plus petits soins d’une étiquette que l’amour employait comme moyen de plaire à celle qu’il attendait. Marina répandit de douces larmes !… Le jour de son entrée dans Moscou, elle était resplendissante de beauté et éblouissante en même temps de tout l’éclat que lui donnaient les pierreries étincelantes dont ruisselaient ses habits. C’était au mois de mai, la nature souriait à ces fêtes ; les rues jonchées de fleurs étaient garnies partout d’une foule de peuple ravi de voir sa jeune souveraine si belle et si charmante. Elle saluait en souriant, tandis que ses longs cils retenaient avec peine quelques larmes qui tremblaient sur le bord de ses paupières et venaient rouler sur ses joues fermes et rosées ; elle était belle de ce bonheur d’amour qui fait pâlir tous les autres.

Partout où elle s’arrêtait le clergé venait lui présenter le pain et le sel ; partout les villes même les moins opulentes lui offraient des étoffes précieuses, des fourrures, des pierreries et des perles, tributs de l’Orient, dont le voisinage permettait un commerce plus actif qu’on ne le fait par terre en suivant les bords de l’Oby. Quoique le temps fût beau, le traînage étant encore possible, de magnifiques traîneaux transportaient Marina tous les soirs dans les palais préparés pour la recevoir, et dans chaque lieu elle trouvait une ligne, un mot de Démétrius, qui lui rappelait qu’à Sandomir elle témoignait le désir de régner en souveraine !…

— Maintenant, Marie, lui disait Grégory, maintenant vous êtes souveraine, et vous l’êtes surtout de mon cœur et de ma personne… Combien je suis heureux que vous soyez contente de cette couronne qui n’a de prix à mes yeux que parce qu’elle vous plait !

Enfin le 13 mai 1606 se termina le voyage, qui avait été pour Marina un véritable enchantement !… Elle atteignit vers le soir la ville de Moscou ! Là elle dut s’arrêter pour faire un dernier sacrifice à l’étiquette des cours comme jeune fille. Des tentes furent dressées pour les grands de l’empire, afin qu’ils fussent admis à lui venir baiser la main en attendant le moment du couronnement. Puis, entourée de tout un peuple qui admirait sa beauté, car elle était vraiment belle, Marina se rendit à pied au monastère des Vierges, retraite ordinaire de la czarine-douairière, mère de Démétrius !…

Ce fut là qu’elle revit son amant, non plus errant, proscrit, maudit !… mais en souverain puissant, et beau de cette beauté que donnent la souveraineté et tout son prestige !

Jusqu’au jour du couronnement Marina ne voulut pas quitter sa belle-mère. Ce fut du monastère qu’elle partit pour le Kremlin ; c’était le matin, peu de temps après le point du jour. En arrivant au Kremlin, elle fut reçue par les ambassadeurs étrangers et les premiers boyards de l’empire, dans la salle appelée la salle crénelée. Elle prit place sur le trône ; là Michel Nagoï lui présenta la couronne et le diadème de monomaque, qu’elle baisa tous deux dévotieusement. Alors Basile Schouisky harangua Marina au nom de toute la noblesse moscovite… puis le cortège se mit en marche pour l’église de l’Assomption, où devait se faire la double cérémonie de la confirmation du mariage et du couronnement.

Le chemin que suivirent les nobles fiancés était couvert de velours rouge et de drap d’or, avec des glands et des cordelières également d’or. Des touffes de fleurs, des branches de bouleau et de frêne revêtues de leurs premières feuilles tapissaient partout la route qu’ils suivaient, tandis que l’artillerie de la forteresse tonnait, que les cloches sonnaient à grande volée, et que toutes les fenêtres, pavoisées de drapeaux blasonnés, étaient garnies d’une foule de femmes richement et élégamment parées, qui jetaient sur la jeune souveraine des eaux de senteur et des fleurs… La nature elle-même, dans toute sa pompe de l’année, contribuait à l’éclat de la fête ; le temps était admirablement beau, et le soleil versait des flots de lumière sur les spectateurs enchantés.

Arrivés à l’église, les deux[8] fiancés se placèrent d’abord à genoux à côté l’un de l’autre ; puis ensuite ils furent assis séparément ; ils étaient sur une estrade placée dans le milieu de la nef. Le czar était sur un trône d’or que l’empereur de Perse lui avait envoyé pour cette grande solennité. Celui de Marina était en argent ; près d’eux était le patriarche, qui occupait une place distinguée comme chef de l’église grecque. Sur un signal de sa main, les femmes de Marina, parmi lesquelles étaient des filles des premières maisons de l’empire, s’approchèrent d’elle et lui ôtèrent sa couronne de fiancée… Elle s’agenouilla alors devant le patriarche, qui imposa la sainte croix sur la jeune Polonaise qui venait de si loin pour chercher un diadème !… En ce moment des nuages de parfums enveloppèrent la jeune reine de leur vapeur azurée et s’élevèrent en tournoyant autour des vieux piliers contournés de l’église !… L’orgue roula ses sons religieux sous les voûtes gothiques, et cent voix pures et fraîches entonnèrent en l’honneur des deux époux l’hymne de : In plurimos annos … Ensuite le patriarche passa au cou de Marina la chaîne de monomaque, et il la sacra, lui donna la communion !… et c’est ainsi que Marina Mnicheck, la fille du palatin de Sandomir, se vit couronner et sacrer comme souveraine d’un grand empire avant même d’être femme du maitre de cet empire, car le mariage ne fut célébré qu’après. Lorsque tout fut terminé, le czar et la czarine sortirent de l’église se tenant tous les deux par la main, et s’avancèrent ainsi sur les tapis de velours et les fleurs dont on avait couvert le pavé. Ils avaient la couronne sur la tête et portaient le manteau impérial ; au seuil de l’église ils s’arrêtèrent[9]. Là le prince Mscislawki répandit sur eux, selon un antique et solennel usage, une profusion de petites pièces d’argent qu’il puisait dans un vase sacré !… le peuple en reçut aussi, et cette journée fut long-temps dans le souvenir des malheureux de Moscou !…

Pendant un mois, les fêtes les plus somptueuses furent données à la cour impériale par les premiers boyards, et augmentèrent l’ivresse de Marina. Son bonheur était magique ; il reposait sur un rêve, il fallait bien qu’il en eut toute la féerie puisqu’il devait n’en avoir que la durée !… Déjà l’horizon devenait moins serein… Au bruit des airs de danse se mêlait celui de la mousqueterie avec laquelle on était obligé de réprimer des révoltes partielles dans une province de l’empire… Marina s’endormait au bruit des airs de fêtes et dans le charme des baisers d’amour de Démétrius ; ils s’endormaient tous deux, et pourtant l’orage grondait, et déjà il ne grondait plus doucement !

C’est un malheur que d’être en avant de son siècle ; mais c’est un bonheur quand cette supériorité échoit à un homme qui en gouverne des millions d’autres !… Il peut étudier leurs mœurs, leurs besoins, leurs goûts… il peut modifier les uns, adoucir les autres, diriger les derniers et faire en tout pour la grande famille d’un empire ce qu’un père fait dans son intérieur pour régler les différens caractères de ses enfans.

Démétrius avait trop long-temps habité la terre de la liberté, cette Pologne toujours admirée, toujours estimée, quelquefois blâmée, mais jamais sans un sentiment de justice qui force à reconnaître qu’elle est d’une nature grande et belle, forte et loyale… Démétrius aurait bien voulu que le langage slave, qui prouve la même origine dans les deux peuples, ne fût pas le seul point de réunion. Marina, qui était Polonaise, aurait également bien voulu que la fusion pût s’opérer… Mais il en était de cette fusion comme de tant de choses souhaitées et qu’on ne peut accomplir… Cette fusion était impossible, et chaque jour le démontrait[10]. Ce n’est pas avec du sang qu’on peut cimenter un édifice… La Pologne est trop malheureuse pour entendre et pour répondre une parole dans le langage de ses bourreaux…

Démétrius avait donc pris en Pologne une foule de préceptes inculqués à ce peuple par les Jagellons, et que leur reine Edwige avait rendus si parfaits, que long-temps la Pologne se gouverna par ces mêmes lois que la vertu lui avait données ; mais Démétrius ne réfléchit pas que la Pologne, bien plus rapprochée par la Galicie et par Posen de l’intérieur de l’Europe, recevait par là une civilisation que la Moscovie ne connaissait même pas encore… Au commencement du dix-septième siècle, la Moscovie était comme la Pologne en 1385. Lorsque Edwige vint y régner, la Moscovie était habitée par des hommes barbares, et dont la férocité naturelle n’était modifiée que par une religion chrétienne sans doute, mais dont les préceptes étaient plus mal expliqués que mai compris… Les Moscovite enfin n’étaient qu’une masse de peuples ne formant pas même un peuple, et qui devaient nécessairement être sans moyen de se rendre meilleurs même dans la suite !… Et cette suite est maintenant.

Démétrius était arrivé sur le trône moscovite dans un moment où peut-être il pouvait imposer de grandes réformes à son peuple, qui eût obéi à une voix nouvelle et puissante, vigoureuse de commandement et toute pure de ce qu’on reprochait à son prédécesseur… à son meurtrier… Mais, ayant laissé passer ce moment où il avait de la puissance, Démétrius ne devait plus rien tenter et surtout rien faire qui pût aigrir l’humeur de son peuple contre lui, comme, par exemple d’apporter du changement dans son empire, dans Moscou, dans son palais, dans son plus intime intérieur !… Sans doute, la czarine était Polonaise !… on le savait !… mais pour cette raison il ne fallait pas le faire sentir ! Les premières places étaient données à des Polonais, les charges importantes également… enfin les récompenses leur étaient aussi distribuées à profusion… La jalousie ajouta au contentement, et tout marcha mal… Mais ce qui fut pour Démétrius le coup de grâce fut de vouloir opérer du changement : il faut de la force pour innover : Pierre-le-Grand savait bien qu’il fallait réformer la Russie, mais sans qu’il fût nécessaire de l’opérer à cette époque ; et il le fallait sans secousse et sans braver un peuple qui ne voulait ni de ses défauts ni de ses nouvelles vertus. Que pouvait-on faire ?… Rien… C’est ce que voulait Marina ; mais Démétrius, d’un caractère impétueux, voulut tout briser sans dénouer…

Un jour Démétrius mangea du veau. À cette époque, cette viande était totalement défendue en Russie… on ne pouvait en manger sans encourir la haine publique. Démétrius voyait en pitié de pareilles puérilités, et ne savait pas qu’il ne faut jamais rire d’un ridicule. On ne le supporta pas, et Tatischeff fut chargé de lui faire des remontrances à ce sujet. Le czar l’écouta en apparence fort attentivement… puis, sans lui répondre autrement que par un regard et un sourire moqueurs, il se retira à l’autre bout de la chambre, et, s’asseyant à côté de Marina, qui travaillait à un ouvrage de tapisserie, il passa un bras autour de sa taille, la baisa au front, puis sortit en sifflant un air pour rappeler ses faucons !… Tatischeff fronça le sourcil, et, s’approchant de Marina, il parut vouloir lui parler ; mais il se retint aussitôt… et, tournant sur lui-même, il sortit de la chambre en proférant des paroles menaçantes.

Mais le plus important, le plus grave de tous les reproches faits à Démétrius, ce fut la ténacité qu’il mit à conserver le costume polonais. Cette obstination mal entendue l’exposa plus que tout le reste… On se rappelle combien de flots de sang coulèrent lorsqu’il fallut couper la barbeaux Russes !… et cependant c’était quarante ans plus tard… Bientôt des complots se formèrent dans les intérieurs de ces familles antiques, parmi ces vieux boyards de la Moscovie, et de là surtout vint le danger.

— C’est cette femme qui a perdu notre czar, disaient les soldats : si vous l’aviez vu lorsqu’il se battait le jour de la fameuse bataille ! si vous l’aviez vu ! comme sa main donnait un coup de sabre ! c’était la mort !… Eh bien ! il est efféminé à présent ! si les Tartares venaient nous attaquer il se cacherait sous les jupons de sa femme. C’était surtout Marina que le peuple détestait… Marina, qu’il avait adorée et encensée ! Enfin le ressentiment en vint au point que le peuple cria : Haine et mort aux étrangers !…

Basile Ivanowitsch Schouïsky, celui-là même qui avait harangué Marina au nom de la noblesse russe, fut celui que la révolte choisit pour son chef… Cette première conspiration fut découverte Schouïsky, livré à un tribunal, fût jugé et condamné à mort… Il fallait que le czar signât sa sentence… informée de cette circonstance, Marina se rend dans l’appartement de Démétrius au moment où le secrétaire du conseil d’état apportait les signatures à recevoir. Elle s’approcha de son mari, et, lui souriant doucement, elle se pencha sur lui et déposa un baiser sur son front. Ce front était plissé en ce moment et humide d’une sueur glacée ; l’œil du czar était abaissé sur un papier placé devant lui : c’était la sentence de mort de Schouïsky… Marina frémit aussi… Elle ne pouvait séparer la pensée de cet homme de celle de son couronnement et de ses grandeurs, et de ce qu’elle appelait enfin, de ce qu’elle regardait encore comme son bonheur… Elle posa sa jolie main sur la signature déjà commencée, et parlant tout bas comme si elle-même craignait d’être entendue :

— Ami, donne-moi cet homme… donne-moi sa vie… Dis ?… veux-tu être généreux ?…

Démétrius détourna la tête… il lui était pénible de refuser Marina… mais c’était dans son propre intérêt. Les propos les plus infâmes avaient été tenus par cet homme lui-même sur Marina… la mort n’était rien elle-même à côté des injures proférées par Schouïsky !…

— Pourquoi me demander cette grâce ? dit-il avec tristesse… non, je ne puis l’accorder…

Et il repoussa doucement le papier que Marina avançait sous sa main pour qu’il écrivît la grâce de Schouïsky.

Marina rougit et pâlit ! Etait-elle moins aimée ? le czar déclinait-il son pouvoir au point de ne plus être pour elle ce qu’il avait toujours été ? Elle se pencha de nouveau sur lui et pressa son front de ses lèvres…

— Démétrius, je t’en conjure !… pour moi ! signe pour moi !…

Et elle le fixait de cet œil de velours dont le regard prolongé faisait battre son cœur…

— Signe donc ! murmurait-elle toujours plus bas et le serrant contre son cœur… Ah ! lui aussi l’aimait avec tendresse !… Il signa… c’était la grâce de Schouïsky, mais leur perte à tous deux !…

Un soir, c’était le 16 mai de l’année 1607, le temps était orageux. Le vent faisait tourbillonner la poussière dans les vastes champs qui séparent entre eux les palais de Moscou. La pluie commençait à tomber par larges gouttes ; et pour fuir la tempête on entrait dans les maisons qui offraient un abri, et plus particulièrement dans les tavernes où se vendent ces boissons chaudes tant aimées des Russes… Dans le coin le plus sombre de l’un de ces réduits, se tenait un homme dont le visage, à demi caché par la fourrure de son bonnet, ne laissait voir qu’une bouche souriant rarement, mais avec une expression infernale. Quelquefois un mouvement involontaire laissait apercevoir le vêtement brillant, la chaîne d’or, le manche à poignée de pierreries d’un poignard ; mais aussitôt qu’il s’en apercevait, quelque fût cet homme, il ramenait autour et de lui le vaste manteau dont il était enveloppé, devenait de nouveau un être obscur comme tous ceux qui l’environnaient.

Cet individu paraissait surtout écouter avec attention un autre homme qui parlait avec feu des Polonais et des Russes. Il était évident que l’orateur était un de ces enfans de la vieille Moscovie, attaché à ses coutumes et ne voulant pas s’assujettir à la nouvelle méthode qu’on voulait introduire. Il était grand, fait comme un athlète, et ses traits portaient l’empreinte d’une âme pure et fortement trempée… Bientôt les voix s’élevèrent ; le Russe paraissait s’animer. Il comprit qu’il ne serait pas long-temps maître de lui ; il s’élança dans la rue et s’éloigna de la taverne, luttant contre l’orage, qui redoublait de violence.

— Gloire à Dieu !… salut à Kosma, dit une voix à ses côtés… Et le Russe vit auprès de lui l’homme au manteau qu’il avait remarqué dans la taverne.

— Que me voulez-vous ? et comment savez-vous mon nom ? demanda-t-il à cet homme.

— J’ai vu Kosma Misni devant les ennemis de la Russie. Je l’ai vu à Nijniy secourir de son argent ses compatriotes malheureux. J’ai vu Kosma défendre les intérêts de tous contre les siens devant les anciens de la ville : est-ce donc là le même homme que je viens de voir fraterniser avec nos tyrans ?…

Le manteau de l’inconnu s’entr’ouvrit, et, à la lueur d’une lampe qui brûlait devant une image de Saint-Nicolas, le Russe aperçut des insignes devant lesquels il se découvrit… L’inconnu mit un doigt sur sa bouche pour indiquer qu’il ne voulait pas être connu.

— Silence !… Es-tu toujours un véritable enfant de la Moscovie ?…

Kosma leva les mains et les yeux vers le ciel.

— Dieu est mon témoin ! s’écria-t-il.

— Je ne te demande pas de serment, mais d’agir.

— Contre qui ?

En ce moment une troupe de jeunes gens, montés sur des chevaux de l’Ukraine, qu’ils avaient lancés au grand galop de chasse, passa près d’eux en criant, chantant et faisant la voltige sur leurs chevaux, quelques-uns avec leurs sabres nus à la main. Il était évident qu’ils sortaient d’une orgie… En passant près de Kosma, l’un d’eux, remarquant cette morne figure, le prit pour but de son adresse et enleva son bonnet avec la pointe de son sabre, puis, le lançant en l’air, il le jeta dans le champ voisin, et s’éloigna en riant aux éclats, ainsi que ses camarades, de son adresse, dont ils furent charmés… Tous portaient l’uniforme polonais !!!

Kosma alla ramasser son bonnet dans la poussière… il le secoua, le remit sur sa tête, et revint lentement près de l’inconnu… Mais sa physionomie était sombre, farouche même, et sa respiration pénible.

— Eh bien ! dit l’inconnu, que te semble de tes frères les Polonais ? Pourquoi ne pas t’être couché sous les pieds de leurs chevaux pour leur servir de litière ?

Un son rauque et terrible sortit de la poitrine du bourgeois de Nijniy[11].

— Mon Dieu, dit-il en frappant son front de ses deux poings fermés, mon Dieu ! conseillez-moi ?

Puis relevant noblement sa tête :

— Prince Schouïsky, je vous ai reconnu tout-à-l’heure !… Qui ne connaît pas le noble boyard, le défenseur du peuple russe ? oui, je vous ai reconnu ! Eh bien ! soyez mon guide… Que dois-je faire ? Sans doute les Polonais sont nos vampires, ils sucent le plus pur de notre sang !… mais, mon prince, ce sang est presque à eux : n’ont-ils pas sauvé notre czar bien-aimé ?… Le prince Démétrius ne vivrait plus sans la Pologne ! La Pologne, prince, nous a conservé le sang de Rourick !

Un rire presque sauvage répondit à ce noble élan.

— Le sang de Rourick ! dit-il enfin ; es-tu donc aussi de cette troupe d’insensés qui croient à la fable de cet enfant ressuscité ? Démétrius fut égorgé ! l’homme qui le fit frapper était maître en cette matière, et ses coups étaient sûrs !… Démétrius est dans sa bière, qu’il y reste. Son nom est mort comme lui. Écoute, veux-tu contribuer au salut de la patrie ?

— Comment ?

— Viens ici ! regarde ! Que vois-tu sur cette porte ?

— Des croix rouges.

— Eh bien ! elles disent la mort pour ceux qui dorment dans ces maisons-là plus haut que la croix du cimetière… le soleil ne se lèvera plus pour eux !… Pars pour Nijniy, Kosma, et fais dans ta cité ce que nous allons faire ici.

Kosma ne répondit pas.

— Si Démétrius est un imposteur, il faut qu’il meure ; s’il ne l’est pas…

Et les yeux expressifs de l’honnête patriote disaient à l’ambitieux que son bras moscovite pouvait bien punir un coupable, mais qu’il ne frapperait pas une victime.

— J’ai le moyen de le savoir, ajouta-t-il alors. Quelle que soit la conviction qui m’arrive, je ferai mon devoir.

Et, se découvrant avec respect, mais sans bassesse, devant le boyard Basile Schouïsky, il s’éloigna rapidement.

Basile le regarda s’éloigner avec une expression qu’il voulait mais ne pouvait rendre méprisante.

— Va, dit-il, va consulter ton Bog ou ton Poyansky ; consultez-vous tandis que nous allons agir. Vous nous direz ensuite si nous avons bien ou mal fait !…

Et, croisant son manteau, il s’avança rapidement au-devant de trois hommes qui se découvrirent aussitôt qu’ils l’aperçurent.

— Tout est-il prêt ?

— Oui, monseigneur.

— Tatischeff ?

— Il est à son poste, ainsi que son frère.

— Je viens de rencontrer le fameux Hercule de Nowogorod.

— Oh ! quelle bonne acquisition, monseigneur !

— Je ne sais si je l’ai acquis, mais je l’espère… Au surplus, nous sommes assez nombreux… la Moscovie entière… Et un rire infernal accompagna ce mot.

Le lendemain matin, au point du jour, le bruit du tocsin, celui d’une foule immense qui poussait des cris de mort, éveillèrent les habitans du Kremlin.

Tout dormait dans cette royale et vaste enceinte… une fête avait prolongé la veillée jusqu’au jour, et c’était du sommeil de la joie que ses habitans allaient passer à celui de la mort !

Romanoff, le premier officier de la chambre du czar, sortit aussitôt qu’il entendit le tumulte. Il trouve Tatischeff à la tête d’une troupe ivre à la fois de sang et de rage. Romanoff a sauvé la vie à Tatischeff ; mais qu’importe le souvenir à côté de l’esprit de la rage, ou plutôt de parti !… Tatischeff s’avance sur Romanoff à peine vêtu ; il lui donne deux coups de poignard !… Romanoff se traîne tout sanglant dans la chambre de Démétrius, et lui crie en tombant mort sûr le seuil de la porte :

— Trahison !… sauve-toi, Démétrius !… il y a trahison !

Et il meurt.

Démétrius a saisi ses armes, quelques gardes fidèles sont autour de lui ; ils résistent d’abord, mais la masse est trop forte. Tout ce qui entoure le czar est massacré, lui-même est frappé d’une balle. Il tombe… Le peuple se précipite sur lui pour l’achever !… mais se soulevant d’une main....

— Misérables, s’écrie-t-il, osez-vous bien frapper votre czar !… Je suis Démétrius fils d’Ivan !

Les meurtriers reculent… peut-être il eût été sauvé !… Mais, dans ce moment, Schouïsky, qu’on avait été prévenir que le peuple hésitait, accourait pour l’exciter.

— Si pourtant c’était vraiment le Czar ? disaient-ils en regardant avec intérêt sa belle figure pâle et sanglante.

— Mes amis, s’écrie Schouïski, j’avais quelques scrupules : je suis allé moi-même au monastère, j’ai prié la czarine à genoux, je l’ai adjurée avec larmes de me dire la vérité ; et enfin… elle a confessé l’imposture, elle a dit en sanglotant que cet homme n’était qu’un faussaire et n’était pas le fils d’Ivan !

Mille bras percent aussitôt la poitrine de l’infortuné et vont chercher les sources de sa vie jusqu’à son cœur… Dès qu’il est tombé, cette troupe altérée de sang court à l’appartement de Marina. Un jeune page polonais dont l’histoire doit consacrer le nom en le conservant dans ses annales, défendit la porte de sa royale maîtresse jusqu’à ce que son cadavre tombât sous mille coups de poignard. Ce jeune homme s’appelait Omolsky !

Marina, à moitié vêtue, pâle et frémissante d’horreur, s′avance toutefois au-devant des meurtriers. Elle veut leur parler, elle veut rejoindre Démétrius, dont elle ignore la mort !… Elle parle à ce peuple, à ces furieux qui poussent des hurlemens et n’écoutent aucune parole.

Un coup de feu part de la foule et atteint une femme de Marina : c′était une jeune juive que Marina avait soustraite en Pologne à une union détestée, et qui depuis avait toujours été protégée par Marina. Ce coup, tiré de loin, et qui frappe la jeune femme à la tête, lui était-il donc destiné ou bien à sa maîtresse ? cette question sera résolue plus tard…

Les femmes de la czarine s’étaient d’abord mises entre elle et le danger ; mais la crainte de la mort avait ensuite éloigné cette faible barrière ; elle-même était sans force. Le carnage allait toujours croissant : dans cette horrible journée, la force brutale se vengea avec tous les raffinemens de la haine ! tous les Polonais furent égorgés ; il y eut un massacre comme celui de la Saint-Barthélemy.

Mincheck et les Wiesnowieck, qui seuls avaient été prévoyans, capitulèrent avec les insurgés ; et Marina expirante fut au moins recueillie par un père, sur le sein duquel elle put pleurer la perte d’un mari adoré et celle d’une couronne.

Basile Schouïsky recueillit le fruit de son crime. Il fallait un souverain à la Russie lorsque Démétrius fut abattu, et Basile Schouïsky fut élu. Il avait de la naissance, une habileté reconnue, une grande popularité et un nom qui devait lui assurer un règne paisible s’il eût été simplement un usurpateur ambitieux.

Il était populaire surtout parmi les marchands. Pourquoi lutter avec lui ? se dirent les boyards ; que nous importe ?… Qu’il règne ! Les marches de ce trône sanglant d’ailleurs sont glissantes, qu’il tombe plutôt que nous.

Et, le conduisant au Kremlin, à la grande place, ils le saluèrent père de la Russie ! et lui s’assit sans remords sur un trône que le sang de Démétrius rougissait encore !… Et Démétrius avait été le bienfaiteur de Basile !… et Marina lui avait sauvé la vie !…

Mais son âme ignorait les remords… la vue de Marina et de son père l’importunait, il voulut les éloigner. Il les envoya dans une campagne située à une certaine distance de Moscou : là il fut encore inquiet de leur voisinage, et les renvoya plus loin. Enfin une forte escorte les enleva de Sandomir, où on leur avait permis de se retirer, et ils furent conduits à Jaroslaw sur le Volga. Pauvre Marina ! quelle existence ! Et elle n’avait pas vingt ans !…

Cependant Schouïsky fut bientôt alarmé de l’impression que le massacre du 16 avait amenée en Pologne… Cette nouvelle y produisit un tel effet qu’une révolte faillit éclater au refus que fit le roi de laisser marcher pour venger les victimes. Mais Sigismond prit un vif intérêt à tous les Polonais qui étaient encore en Moscovie, et les fit restituer par Schouïsky… Alors Marina fut rendue à sa patrie. Mais que lui importait, que lui faisait cette patrie maintenant ?… Quel charme exerçait-elle sur son imagination et sur son âme ?… Marina était morte pour elle-même, et lorsque Schouïsky, la renvoyant en Pologne et voulant prévenir des hostilités, la remit avec un appareil presque royal, elle regarda ces apprêts avec mépris et dérision et pleura amèrement, comme elle pleurait toujours depuis la mort de Démétrius, Avec quelle tristesse elle revoyait ces mêmes chemins que deux ans plus tôt elle avait traversés en reine, et que maintenant elle parcourait en captive !… Oh ! que de larmes elle versait sous son voile de veuve ! comme il en était trempé ! comme elle souffrait !… Comme elle avait une douleur vive au cœur !… ce cœur fier et ambitieux sans doute, mais qui aussi était tout amour !… Veuve à vingt ans, et de l’homme qu’elle adorait, veuve de Démétrius !… ah ! que de douleurs se réfugiaient sous ce voile noir !… Malheureuse par le cœur, malheureuse par l’ambition, malheureuse par tout ce qui rend une femme vulnérable, Marina était appelée à souffrir de toutes les souffrances ; souvent elle ne pouvait retenir un cri d’agonie en songeant que cette couronne perdue avait été souillée par le meurtre et enterrée dans une tombe.

Oh ! Démétrius ! s’écriait-elle souvent en se tordant les mains !…

Et l’infortunée pleurait de ces larmes amères qui brûlent les yeux et font mourir quand elles retombent sur le cœur.

Un soir, après une journée fatigante, bien pénible, pendant laquelle Marina s’était trouvée mal plusieurs fois dans sa litière, on venait de traverser une de ces steppes dont l’aspect est si triste pour ceux qui souffrent, lorsque tout-à-coup une troupe d’hommes armés sort d’un petit bois de bouleaux qui bordait la route, et, fondant sur l’escorte, la dissipe et la met en fuite. Celui qui commandait cette troupe s’approcha de Marina, et, baissant aussitôt la pointe de son sabre, il s’incline, ainsi que ses soldats, devant la czarine lui rendant l’hommage royal.

— Grand Dieu ! s’écrie Marina, c’est vous, Stadniky ?

— Oui, madame ; mais je ne suis pas seul !…

Il s’arrête et semble craindre d’aller plus loin… Marina l’interroge de l’œil, de la pensée… elle est hors d’elle-même… l’air joyeux de cet homme, l’officier le plus intimement dévoué au czar… Ô mon Dieu ! dit-elle, qu’osé-je entrevoir ! Elle regarde son père, il est morne et abattu ; c’est qu’il a vu les sources de la vie entièrement épuisées chez Démétrius, et qu’il ne lui reste plus d’espoir !… Stadniky cependant paraît vouloir parler…

— Madame, dit-il enfin, il faut que vous sachiez que votre malheur n’était qu’un rêve, affreux sans doute ; mais enfin tout est réparé : le czar est vivant !

Marina pousse un cri perçant qui retentit dans le désert.

— Où est-il ?… Démétrius !… Oh ! pourquoi n’est-il pas venu me délivrer lui-même ?…

— Il lui a été impossible de quitter l’armée… et…

— L’armée ! répète Marina toute joyeuse, l’armée ! eh quoi ! notre bonheur est tellement complet que nous pourrons même nous venger ! nous venger !… Mais conduisez-moi, Stadniky !… Allons ! Et, dirigeant son cheval dans la route que lui indique Stadniky, elle se hâte, elle voudrait être arrivée… elle marche par la pensée…

Mais bientôt cette impression de joie disparut devant ce qu’elle souffrait. Comment Démétrius avait-il encore une fois échappé à ses bourreaux ?… Le cœur de Marina ne pouvait s’ouvrir pour accueillir un tel bonheur. Son front redevint morne et pâle… et ses yeux éteints par les larmes ne retrouvèrent plus leur premier feu pour saluer leur Seigneur et lui raconter l’amour de son âme, et ses douleurs et ses joies.

Quant au palatin, il n’approfondit même pas cette nouvelle. Toujours disposé à l’artifice et à l’intrique, pauvre qu’il fût le beau-père d’un czar, que lui importait que celui-ci fût véritable ou feint ! Encore une fois, il voulait que sa fille régnât, n’importe comment… Il suivit donc avec un sentiment heureux le chemin de Moscou que leur fit reprendre Stadniky, et le questionna pendant la route sur cet incroyable événement.

Les renseignemens qu’il reçut de Stadniky furent cependant assez probables pour lui donner l’espérance de revoir son gendre.

Démétrius avait été véritablement blessé d’une balle ; mais les autres coups, donnés trop au hasard, n’avaient pas porté ; excepté cependant un coup de poignard dans le visage qui lui avait traversé une joue et le rendait presque méconnaissable… Il avait même encore, disait Stadniky, un bandeau noir sur un œil.

— Il faut en prévenir la czarine, dit le palatin.

Et s’approchant de sa fille, il lui raconta comment son mari s’était échappé du Kremlin. En l’écoutant un triste sourire anima les traits pâles et mélancoliques de Marina, elle secoua tristement la tête et resta dans sa rêverie… Son père lui serra fortement la main et lui dit cette seule parole :

— La vengeance !…

Marina le regarde, — Oh ! oui, mon père !… Oh ! oui, vous avez raison, la vengeance avant tout !… La vengeance !… Oh ! quel bien cela fait à prononcer seulement !…

Enfin Marina approche du camp de Démétrius… Démétrius !… Elle voit déjà les banderoles, les étendards et les drapeaux… elle reconnaît les bannières de Jean Sapieha, de Rozinski et d’une foule d’autres noms fidèles parmi les Polonais !… Elle approche encore alors son cœur bat avec une violence qui lui fait croire qu’elle va mourir !… Marina descend de cheval ; à peine son nom est-il prononcé qu’une foule idolâtre se précipite sur ses pas… ce sont des cris de joie, de délire !… Guidée par son père et Stadniky, elle traverse le camp. Pendant ce trajet qu’elle fait en souveraine, sa tête se monte : elle revoit encore une fois les armes étincelantes, les bannières, les troupes, leurs mouvemens, et tout frappe vivement son imagination… Bientôt elle approche d’une petite prairie dans laquelle elle aperçoit plusieurs hommes magnifiquement vêtus, dont l’un se détache et vient à elle… Aussitôt l’illusion se dissipe, il n’y a plus que le malheur comme il y était naguère, avec plus d’amertume encore ; car quelle est donc cette nouvelle intrigue dans laquelle elle est enveloppée ?… que signifient ces hommes, ces armes et ce nom de czar ?… Quel est-il cet homme ? À mesure que Marina et lui se rapprochent, une terrible pensée se reproduit en elle ! Bientôt le souvenir devient frappant… il vient tomber sur elle avec tout le poids d’une nouvelle infortune que rien n’avait dû faire prévoir !… Enfin elle n’en peut plus douter… cet homme est en face d’elle… elle le voit… il est là. Un cri échappe à Marina !… mais il est d’horreur, et non de surprise !…

Tout-à-coup deux bras l’étreignent, elle veut les fuir, elle ne peut faire un mouvement ! C’est alors qu’une voix murmure à son oreille ces paroles terribles :

— Marina, rappelez-vous l’auberge de la forêt de Zulatz !… vous m’enlevâtes ce jour-là une jolie fiancée, Marina… mais je retrouve une femme bien plus belle !… une épouse bien plus noble ! une couronne même !… Merci de l’échange !

Marina n’a pas entendu la fin de cette phrase, frappée au cœur, elle se rejette dans les bras de son père et ne peut que murmurer ces mots :

— Arrachez-moi d’ici !… je meurs si j’y reste.

On la transporte dans une tente voisine, à l’arrangement de laquelle le plus grand luxe avait présidé : c’était la tente qu’on lui avait préparée…

Demeurée seule avec son père, elle éclata en sanglots, et son cœur brisé laissa échapper le terrible secret qu’elle venait de découvrir. Elle voulut parler, mais elle ne pouvait articuler une parole. Elle n’avait jamais cru à la résurrection de Démétrius ; mais enfin elle croyait à un ami de son mari ayant écouté peut-être ses dernières paroles et ses intentions. Mais comment expliquer et pouvoir dire qu’elle était la position dans laquelle elle se trouvait alors ?…

Le palatin était confondu en voyant le désespoir de sa fille :

— Marina, lui dit-il enfin, quelle que soit la personne que nous venons de voir à la place de Démétrius, il faut vous contraindre et imposer silence à votre douleur pour laisser parler votre raison… Quel est cet homme ?

— Je n’en puis douter, répondit-elle accablée.

— Et vous faites bien, dit une voix en soulevant la toile intérieure et en entrant sans autre cérémonie… C’était le faussaire. — Oui, je suis en effet Jankeli[12] : vous m’avez reconnu, Marina, je le crois bien, on n’oublie pas ainsi celui qu’on a offensé, fût-il le dernier des hommes… Je vous suis peut-être inconnu, monseigneur, dit-il en se tournant vers le palatin, mais ma tante Koriska ne vous l’est pas autant !… et vous connaissez mon oncle le savant rabbin Egidi… mais toute cette parenté est morte et inconnue aujourd’hui, et ma tante Koricka dort avec nos aïeux… Mon oncle le rabbin m’a dit un jour, en me passant un talisman au cou : Écoute : tu es Démétrius, fils d’Ivan IV : pars et va redemander à Schouïsky la couronne de ton père.

Je suis venu, toutes les villes m’ont accueilli, toutes m’ont ouvert leurs portes, toutes m’ont salué du nom de czar. Alors mes troupes se sont multipliées, j’ai eu des flatteurs, des courtisans, une armée. Les princes Sapieha, vos parens et les miens… (il souriait comme Satan) le prince Rozinsky… tous les grands de Pologne sont venus me faire la cour enfin !… Je suis dans mon camp… je suis le czar Démétrius… Je ne suis plus un misérable juif, le rebut des humains[13]… Marina, ne me repoussez pas ainsi et venez à moi de bonne grâce… j’ai une couronne à donner… eh bien ! je la mettrai à vos pieds…

— Jamais ! s’écria-t-elle avec véhémence.

— Et pourquoi non ? vous avez bien épousé Démétrius… il n’était pas le vrai Démétrius, lui… c’était lui qui était l’imposteur !… Moi, je suis le czar !… et le vrai czar !… Allons, Marina, reconnaissez-moi donc !

— Lorsque j’épousai Démétrius, répondit Marina, tout un peuple, ma famille, le roi de Pologne, toute la Moscovie avaient reconnu Démétrius pour le czar de Moscovie, et puis…

— Et puis vous l’aimiez ; n’est-ce pas cela que vous voulez dire ? Oh ! ne craignez pas de l’avouer, car votre amour, votre haine, et même votre ambition, me sont indifférens… vous me donnerez beaucoup d’or !… oh ! je veux de l’or !… et je vous laisserai régner comme vous l’entendrez je suis raisonnable, je l’espère !

Un sentiment de dégoût se peignit dans les yeux de Marina… Elle se détourna… Jankeli sourit… puis et il ajouta :

— Mais il faut vous presser de me reconnaître ouvertement… votre terreur en m’apercevant a fait un très-mauvais effet ; il faut le détruire… Croyez-moi, le parti que je vous présente est le plus profitable pour vous : qu’iriez-vous chercher en Pologne ? de l’humiliation dans votre pays, où vous serez sujette après avoir régné ici ? Je vous offre une couronne, et, de plus, le plus ravissant plaisir pour une âme de femme, celui de la vengeance.

À ces mots, cette parole… la Vengeance ! Marina se laisse entraîner hors de la tente par son père… Ils sont sur une élévation d’où ils sont vus de toute l’armée rangée en bataille au-dessous de la colline… Le palatin pousse Marina dans les bras de Jankeli ; elle résiste un moment, mais son père lui dit :

— Marina, songe à la vengeance…

— Que faut-il faire ?

— Embrasser cet homme.

Et Marina se laisse presser sur le cœur du faussaire, qu’elle connaît assez vil pour acheter une couronne au prix de son âme et de son honneur.

L’armée poussa des cris de joie dont le retentissement fit trembler les murs du vieux Kremlin… Mais ce bruit fut éphémère comme l’objet qui l’avait causé, et ne fut pas l’arrêt de Moscou : Sigismond avait résolu de mettre fin à tous les troubles de Russie, et il vint en personne devant Moscou pour faire couronner roi de Moscovie son fils Wladislas… Pour en finir avec l’imposteur Démétrius, il lui fit offrir une somme d’or immense et une principauté ; le général polonais Zolkiewsky lui donna ce conseil… il le connaissait bien !… le misérable accepta sur l’heure… Mais Marina en fut instruite ; elle accourut, et le traité fut déchiré.

— Misérable ! lui dit-elle avec mépris ; misérable ! et tu n’es pas encore brisé de ma main comme un roseau !… À genoux, malheureux ! et demande pardon à Dieu de porter le nom d’homme !

Jankeli tremblait devant Marina ; quant à elle, elle versait des larmes de sang en songeant que, pour porter le titre de czarine, elle acceptait la honte d’être la femme d’un tel misérable : le renier, c’était abolir l’existence de Démétrius ; l’avouer, c’était une honte… Combien la malheureuse femme souffrait d’une telle humiliation !… Dans son infortune, elle éprouvait plus de douleurs qu’aucune autre femme n’en peut supporter.

— Tu dois régner ou mourir, dit-elle à Jankeli : mourir ou régner, c’est la devise que tu as dû choisir en entrant dans la route que tu parcours… marche droit, s’il est possible, mais songe que je suis à tes côtés et que je porte le nom que tu as usurpé… je ne veux pas qu’il soit déshonoré…

Le misérable était lâche… et il tremblait devant une arme… Marina le faisait pâlir.

Les nobles paroles de Marina furent appuyées par le prince Sapieha et ses troupes… Marina savait trop bien que d’un homme comme Jankeli elle ne pourrait rien obtenir que par la force… Il y avait dans le cœur de cette femme une énergie qu’on ne peut assez admirer… Elle se décida enfin à ne devoir sa grandeur qu’à elle-même… Elle parcourt les rangs, elle presse, prie, conjure, promet de l’or aux avides, des récompenses aux hommes d’honneur, et enfin elle parvient à réunir une petite armée qu’elle conduit elle-même, habillée en homme, pour contenir ses bandes indisciplinées ; car elle veut remettre cet homme sur le trône ; que lui importe ce qu’il est ? c’est le mari de Marina Mniszech, car les troupes ne veulent servir que pour Marina. Elle s’habille donc en homme, jette un carquois sur ses épaules, court à Kalouga, s’empare de l’imposteur, qui était là, occupé à boire et à s’enivrer ; elle lui impose de nouveau le nom de Démétrius et le ramène au camp en lui disant :

— Lâche ! sache donc donner ta vie pour un trône !

Pendant ce temps, Wladislas avait été couronné à Moscou par les soins de Zolkiesky. Marina, devenue une héroïne et un exemple de courage pour les hommes, se défend comme une lionne contre les Polonais unis aux Russes ; elle prend un monastère, s’y enferme, le fortifie et s’y défend jusqu’à la dernière extrémité. Humilié d’être ainsi retenu par une femme au milieu de ses triomphes, Zolkiesky se disposait à un assaut en mettant le feu au couvent… Marina ne voulait pas de la vie pour vivre, elle voulait se venger !… Cette volonté en fit une héroïne ; elle s’échappa du couvent après y avoir mis elle-même le feu, et, tenant toujours l’imposteur auprès d’elle comme un simulacre, elle retourne à travers mille périls à Kalouga, s’y enferme et s’y fortifie.

Cette ambition, cette soif de régner étaient devenues chez cette femme étonnante une rage effrénée qui changeait son caractère. Cet Israélite, le rebut de la nature… eh bien ! il lui était précieux, elle craignait sa mort… elle le proclamait czar de Moscovie ! car par lui elle était czarine !… Elle voulait qu’il eût un trône, puisqu’elle elle y montait avec lui !…

Des Tartares se rallièrent à elle ; ce fut là qu’elle échoua à cause de l’homme dont elle devait surveiller la lâcheté… Le kan de Kusitnoff ayant été insulté par cet être abject et stupide, Jankeli résolut de le perdre, ce qu’il voulut faire sans en parler à Marina… Il engage Ourmanoff dans une chasse… entraîne le Tartare dans une partie déserte de la forêt… Là, sous le prétexte d’un entretien important, il le fait descendre de cheval, et, dans le moment où il croit écouter un ami, le brave et vaillant chef tombe percé de deux coups de poignard aux pieds d’un lâche assassin…

Le meurtre commis, Jankeli creuse une fosse, y place le cadavre de sa victime, puis il revient à Kalouga annoncer aux siens qu’Ourmanoff ayant attenté à sa vie, il s’était défendu, mais que, redoutant sa colère, Ourmanoff avait fui vers Moscou.

Marina connaissait le lâche !… elle le devina, elle vit le crime dans la pâleur de son front, dans le tremblement de son corps… Elle recula devant ce monstre hideux et qui, couvert de sang, n’était plus qu’une bête féroce à étouffer… Elle détourna ses yeux avec horreur du misérable qu’elle ne pouvait plus voir ! Mais un autre regard avait plongé dans l’âme du meurtrier, c’était celui de l’ami de la victime, du prince Ouransoff. Il attendit que l’imposteur fût ivre, ce qui lui arrivait chaque jour ; et un soir, à souper, à sa propre table, Jankeli reçut d’Ouransoff trois coups de poignard qui l’étendirent mort à l’instant. Ouransoff fit une horrible hécatombe de tout ce qui se trouva sous le tranchant de son sabre et le coup de son poignard ; puis il sortit de Kalouga avec ses Tartares…

Marina, abandonnée, trahie, se vit un soir traînée dans une obscure prison et livrée aux boyards, qui voulaient la faire mourir. Sigismond, irrité contre elle de sa dernière résistance, l’abandonne à leur colère, et la malheureuse femme vit enfin arriver le jour d’une mort ignominieuse… pour elle, qui occupait un trône il y avait seulement quelques mois ! Et pourtant elle en vint à ce point, pour ne pas mourir, de prier ses ennemis ! oui, les prier ! Car, disait-elle ensuite, il me fallait mourir libre et vengée ! et, pour sortir de cet affreux cachot, il fallait prier !…

Oh ! qu’elle dut souffrir la malheureuse femme ! car elle fut refusée ! c’était sa mort qu’on voulait, sa mort enfin. Elle pleura pour la dernière fois, donna encore des larmes à Démétrius, puis, songeant qu’elle allait le revoir, elle attendit le trépas avec plus de calme. Elle était étendue sur la paille humide de sa prison ; elle y priait Dieu en silence, lorsqu’elle entendit marcher prés de son cachot. Vient-on déjà la chercher ? est-il jour ? non, la nuit est même obscure dans cette fosse humide où jamais le soleil ne pénétra… Cependant on vient à son cachot, on l’ouvre… un homme y entre… Il se met à genoux devant Marina !… Ô joie !… ô ravissement ! cet homme, c’est un ami d’enfance… c’est Zarousky… son ami depuis l’âge de cinq ans !… Il mouille ses mains de larmes, il la prie de se soulever, de marcher, car elle est libre !… libre !… Il a gagné les geôliers… elle est libre enfin !…

— Libre ! mon Dieu !… libre ! s’écrie-t-elle. Oh ! je suis trop heureuse !… libre !… Zarousky, vous êtes un ange et non un homme, laissez-moi vous bénir et remercier Dieu !… Et, se précipitant à genoux, elle remercia Dieu en effet, mais en lui demandant de lui rendre des forces pour aller à la vengeance !

Cette idée fut la première.

C’était au moment où les bourreaux allaient s’emparer d’elle qu’elle venait de recevoir la vie ; comme cette transition était une joie ravissante et pure !… Elle le disait dans des paroles délirantes qui n’avaient aucun sens. Elle pleura, et ses larmes rafraîchirent ses yeux brûlés par les pleurs du désespoir…

— Je suis prête à vous suivre, dit-elle à Zarousky ; où me conduisez-vous ?

— Où vous le commanderez. Je suis maintenant chef de Cosaques et d’une troupe dévouée. Sous leur garde vous n’avez rien à craindre !… je vais vous conduire chez votre père… dans votre patrie… où vous voudrez.

En l’écoutant Marina devint sombre… elle retira sa main de celle de Zarousky. — Je n’ai plus de patrie, dit-elle en secouant lentement la tête… non, plus de patrie, excepté cependant là où se trouvent un champ de bataille, un trône ou un tombeau !…

— Le voulez-vous ? s’écria le jeune chef… voulez-vous donc partager nos dangers ?… Eh bien ! laissez-moi vous bénir pour cette pensée ! O Marina ! vous qui fûtes ma première, ma seule affection, venez avec moi dans les déserts ; nous en sortirons comme la foudre ou comme un torrent dévastateur pour tout ravager, pour vous venger, puisque vous voulez de la vengeance… Votre dais impérial sera plus beau qu’aucun de ceux des rois de la terre… car c’est la voûte du ciel… votre trône reposera sur le plus beau, le plus noble animal de la création… votre empire n’aura pas de bornes, car il sera partout où nos chevaux pourront nous porter et là où nos lances pourront frapper !… Venez, Marina !…

Marina le suit toute frémissante de joie et d’émotion à la vue de la nouvelle destinée qui se révèle à elle. Le désert et ses brises… ses neiges éternelles, ses montagnes solitaires, ses plaines, ses steppes, voilà son empire en effet. C’est de là que partira la vengeance ! elle en sortira terrible, car celle qui la lancera en aura été bien affamée ! Mais le désert et son immensité plaisent à Marina ! Vivre et mourir dans ce monde inconnu aux humains, ce monde où pour la première fois elle va porter les pas d’êtres humains ; s’enfoncer dans la solitude pour y être reine !… reine sans concurrence !… et régner sur ces hommes braves et fidèles !… Marina palpite à cette pensée… elle peut à peine se conduire. Zarousky la soutient… Zarousky, son ami, celui qu’elle aima avant d’aimer Démétrius, qu’elle aima comme un frère, et que maintenant elle aime comme on aime son seul soutien, son unique appui, comme celui qui l’a tirée de l’antre de la mort… Ils marchaient en silence pour joindre les chevaux… Zarousky tremblait aussi… il soutenait Marina et l’encourageait, il osait à peine croire au bonheur qui l’attendait. Lui, Zarousky, lui devenir le maître de la destinée de Marina !… il se sentait au cœur une joie douce et inconnue.

— Non, disait-il à Marina, plus de vengeance, plus de guerre ! ma vie me devient trop précieuse, je la veux garder pour vous défendre… Et Marina souriait. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au milieu d’une troupe d’hommes à cheval qui tous abaissèrent leurs lances en signe de respect.

— Frères, leur dit Zarousky, voici la fille du palatin Mniszech, la veuve du czar de Moscovie. Elle vient vous demander un dernier asile et un abri sous vos tentes pour fuir la tyrannie moscovite ; voulez-vous le lui accorder ?

— Hourra ! hourra ! s’écrient les Cosaques en agitant leurs lances.

Marina trouve devant elle un superbe cheval blanc, sur lequel elle s’élance. Zarousky lui remet aussitôt une lance qu’elle agite avec une sorte de frénésie, dirigeant son fer vers Moscou, et tous s’éloignent de Kalouga avec la rapidité du vent.

Bientôt elle devint redoutable… elle était agitée de la double fièvre de la vengeance et de l’ambition que ses malheurs n’ont pu détruire. Tantôt victorieuse, tantôt battue, elle fut toujours vaillamment secondée par Zarousky, qui était un vaillant soldat et partageait tous ses dangers comme toutes ses pensées. Ils s’aimaient d’amour enfin, et le bonheur habitait sous leur tente nomade.

Mais les Moscovites, harcelés de toutes parts par les nombreux Cosaques de Zarousky, se réunirent pour les cerner et les faire enfin capituler. Marina, poursuivie de toutes parts, mais jamais abattue, est enfin obligée de se rejeter dans le désert… Elle y souffrit les privations les plus dures, les douleurs les plus aiguës ; mais elle était de marbre et de fer pour tout ce qui n’atteignait pas son ami. Zarousky n’était pas blessé ; elle-même, toujours heureuse dans ces combats continuels, avait échappé jusqu’à présent au malheur d’une blessure !… Hélas ! comment la faire soigner ?… Couchant sous une tente, vivant de racines et de fruits sauvages la plus grande partie du temps, Marina sentit bien que sa vie ne serait pas de longue durée ; mais elle s’était vengée, car elle avait fait bien du mal aux Russes !

Un jour elle voit revenir sa troupe presque détruite, Zarousky blessé et presque mourant !… à cette vue, le courage de Marina s’évanouit un moment ; mais il se ranima en songeant à leur enfant. Elle le prend et le charge sur son dos, fait porter Zarousky par quatre Cosaques et s’engage dans les déserts de l’Oby au milieu de l’hiver le plus rigoureux.

Bientôt ils restent seuls ; les Cosaques les abandonnent, deux seulement restent fidèles ; mais ils meurent !… Et Marina reste seule… abandonnée au milieu du désert de l’Oby, dans un hiver terrible et près de son mari mourant !… Pour elle l’agonie de l’âme commençait avant celle du corps !…

Un jour, qu’ils cheminaient lentement, ils croient entendre des pas de chevaux ; dans ce moment ils étaient enveloppés par un nuage formé par la neige épaisse qui tombait à flocons. Tout-à-coup le vent déchire ce rideau glacé, et presque devant eux les proscrits voient des hommes à cheval qui bientôt les entourent.

— Ce sont les Russes, dit Marina !…

— Oui, dit Zarousky… Et il tombe sans force sur la neige !…

— Relève-moi, dit-il à Marina, je ne veux pas qu’ils me voient abattu !… et toi, place-toi derrière moi avec notre enfant !…

Les soldats russes arrivèrent… le chef leva le sabre sur Zarousky… le malheureux était désarmé, car son sabre ne pouvait être tenu par sa main engourdie de froid… En recevant le coup du Russe, il tomba sur ses genoux en disant :

— Jamais je n’ai frappé un ennemi désarmé, et, regardant Marina, il expira.

Marina demeura immobile… elle voulut parler, elle ne put articuler même une plainte…

Tout-à-coup un cri faible et doux fit tressaillir ce cœur dont nulle émotion extérieure n’avait révélé l’angoisse. Marina répond à ce cri par celui d’une âme brisée. C’est son fils qui l’appelle de sa douce voix… Pauvre enfant ! pauvre ange sitôt rappelé au ciel !

Le chef parla quelque temps à voix basse avec ses hommes… c’était le sort de Marina qu’ils agitaient.

— Qu’elle meure ! disaient les uns.

— La récompense sera grande si nous la menons à Moscou, répliqua un autre.

— Elle n’y arrivera jamais, dit un troisième en voyant Marina qui s’affaissait sur la neige rougie du sang de Zarousky,

Dans ce moment un des chevaux frappa du pied contre la terre, qui rendit un son sourd. Le chef sourit avec la joie d’un démon… Il fait un signe, ses compagnons l’entendent… ils prennent leur masse d’armes attachée à leur selle et frappant la glace à coups redoublés. Aussitôt le Jaïk surgit à l’ouverture faite au-dessus du fleuve. Les Russes saisissent le corps de Zarousky et le lancent au milieu de l’eau… mais c’est sur un cadavre privé de vie que s’exercent leur rage… Ils s’approchent de Marina, et le chef lui annonce que le Jaïk sera sa dernière demeure… Mais elle ne l’entendit pas… Son âme conversait déjà avec Dieu, et sa dernière parole devait être une prière… Alors ses bourreaux la saisirent, et, comme ce doit être dans les jeux des démons de l’enfer, ils la lancèrent avec des cris de triomphe dans sa tombe glacée.

En ce moment, la tempête redoubla de furie… la tourmente fit tourbillonner la neige au-dessus de l’ouverture qui venait d’engloutir un des beaux ouvrages de la création, et lui servit comme de pierre tumulaire… Les Russes regardèrent en silence disparaître jusqu’à la moindre trace de leur meurtre… Ils ne chantaient plus, l’horreur d’un tel moment avait maîtrisé jusqu’aux bourreaux.

— C’est fini, dit enfin le chef… partons !…

Et ils remontaient à cheval, lorsque le même cri doux et plaintif rompit encore une fois le silence de la solitude : c’était l’orphelin qui gisait agonisant sur la neige rouge du sang de son père…

— Ah ! dit le chef en s’approchant de lui… es-tu donc encore de ce monde, rejeton maudit ?…

L’enfant leva vers lui deux grands yeux presque éteints et souleva ses petits bras. Le chef le prit dans les siens… Le pauvre ange ne poussa même pas un cri… un seul gémissement doux comme son visage sortit seulement de sa poitrine lorsque la main rude du bourreau de ses parens serra d’une courroie son cou rond et blanc comme celui d’un cygne… Le meurtrier rejeta ensuite le corps sur la neige, puis il rejoignit ses compagnons au grand galop de son cheval… Bientôt le bruit de leur course s’affaiblit, et le cadavre d’un enfant demeura comme seule trace du terrible drame qui venait de se jouer sur les bords du Jaïk.

  1. 1547.
  2. Voyez Levêque, Castera, tome 1, p. 70 et, pour tout ce qui est historique dans cette nouvelle, voir ces ouvrages et mémoires.
  3. Ce fut un marchand nommé Anika Strogonoff, en faisant le commerce de pelleteries, qui découvrit la Sibérie.
  4. On prononce Dimitri.
  5. On appelle ainsi les fils du czar.
  6. Singulière coïncidence ! un homme de ce nom, rebut et horreur de la nature humaine, monstre infâme, tortura l’enfance du malheureux Louis XVII, et un homme nommé Simon sauve le fils des czars.
  7. Ce fut ce qui le perdit.
  8. Tous ces détails sont parfaitement historiques, — Karamsin, tome ix, p. 352;
  9. Karamsin, tome ix, p. 356.
  10. L’empereur Napoléon avait aussi son système de fusion pour les deux noblesses. L’Angleterre et l’Irlande sont encore dans cette monomanie des fusions.
  11. Kosma (Causicma) Misnî, boucher de Nijniy (Nowogorod); cet homme, qui sera placé parmi les plus illustres de sa patrie si elle a un Plutarque digne d’elle, avait acquis une grande popularité par ses services et ses vertus. Pendant près de deux cents ans, la mémoire de Kosma fut presque ignorée ; ce fut l’empereur Alexandre qui lui fit élever une statue dans la ville de Moscou
  12. Nimcewitz, Histoire de Sigismond III, tome II ; Levêque, Histoire de Russie, tome III, p. 336
  13. En Pologne, les juifs sont méprisés comme les derniers des hommes.