Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/14

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XIV


CHAPITRE XIV.


le perron du musée.


Un grand nombre de voitures encombrait déjà les abords du Louvre, lorsque mon maître descendit à la grande porte du Musée.

— Tu vas suivre la voiture, — me dit Robert de Mareuil, — tu remarqueras bien où le cocher va se placer, puis tu reviendras m’attendre à cette porte…

— Oui, Monsieur… lui dis-je.

Après avoir refermé la portière, j’exécutai les ordres de Robert, et je revins me placer près de la porte du Musée, au milieu d’un grand nombre d’autres domestiques.

Cette première épreuve publique de ma condition, si cela se peut dire, me fut d’abord pénible ; les manières de Robert à mon égard étaient dures, méprisantes ; mais bientôt je trouvai une sorte de consolation dans ces pensées : que d’abord j’avais accepté cette humble condition dans le seul espoir d’être utile à Régina, puis, que j’avais sur mon maître Robert de Mareuil quelque supériorité morale.

Je me disais cela sans orgueil, je me reconnaissais des sentiments de droiture, d’honneur, de délicatesse auxquels Robert de Mareuil était toujours demeuré étranger, si j’en jugeais du moins par ce que je savais de sa conduite. J’avais enduré des souffrances, résisté à des épreuves dont la seule pensée eût épouvanté Robert de Mareuil ; certes, dans une position aussi désespérée que la mienne l’avait été souvent, ou il se fût tué, ou fût devenu criminel.

Cette supériorité de moi sur lui bien constatée par une comparaison réfléchie, mon état de servitude ne m’humilia plus : je ne pourrais mieux exprimer ce que je ressentais, qu’en me comparant à un homme de cœur, doué d’une grande force physique et d’un grand courage, qui, pour accomplir un devoir sacré, supporterait les mépris ou les menaces d’un pauvre être, lâche et frêle, qu’il briserait d’un souffle.

En un mot, nos rôles me semblaient complètement intervertis ; je regardais ma subalternité envers Robert de Mareuil comme une singularité, j’acceptais ma position comme une position bizarre, mystérieuse, qui non-seulement pouvait me mettre à même d’accomplir une action généreuse, mais qui offrait une ample matière à mes observations et à ma curiosité.

Confondu au milieu d’un grand nombre de domestiques, à la porte du Musée, je regardais, j’écoutais attentivement ; je devais déjà à mon état de domesticité des renseignements trop précieux pour ne pas trop désespérer d’en acquérir encore.

En me mêlant çà et là aux groupes de domestiques, je remarquai qu’à l’exemple de leurs maîtres ils se séparaient en classe aristocratique et en classe bourgeoise ; les valets-de-pied de grande maison, reconnaissables à leur haute taille, aux boutons armoriés de leurs livrées, à la légère couche de poudre qui couvrait leurs cheveux, formaient un groupe très-distinct des laquais de la bourgeoisie, auxquels ils n’adressaient jamais la parole, non par orgueil peut-être, mais par une conséquence de leurs relations sociales, les maîtres fréquentant le même monde, les serviteurs se retrouvaient, chaque soir, ainsi que leurs maîtres, dans un petit nombre de maisons qui avec certaines ambassades (ainsi que je l’appris plus tard) composaient les lieux de réception de la fine fleur de la haute aristocratie parisienne ; les relations de la bourgeoisie étant, au contraire, immensément divisées, ses domestiques, ne se rencontrant pas dans les mêmes centres de réunion, ne formaient point de groupe compacte comme celui des laquais des grands seigneurs.

Ce fut vers ce dernier groupe que je me dirigeai, espérant peut-être apprendre quelque chose sur l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux que je croyais être le prince de Montbar.

Au bout d’un quart d’heure d’audition (mes camarades étaient loin de parler bas), je fus presque effrayé de ce que je venais d’apprendre sur le grand monde parisien : intrigues amoureuses, scènes de familles, intérêts de fortune, rien ne paraissait ignoré de mes aristocratiques camarades, et encore l’espèce même de leur service les reléguant au vestibule ou derrière la voiture, ne les introduisait pas dans l’incessante et complète intimité du foyer, ainsi qu’il arrive pour les valets-de-chambre.

Cet entretien à bâtons rompus, que je venais d’entendre, les faits qu’il me révélait, me frappèrent tellement, pour plusieurs motifs, qu’il m’est resté presque tout entier à la mémoire.

— Tiens ! te voilà au Musée, — avait dit un laquais aristocratique à un autre de ses camarades, — hier, aux Italiens… tu m’avais dit que vous alliez à la course du bois de Boulogne ?

— Oui, mais l’ordre de la marche a changé : nous avons été, après les Italiens, à l’ambassade de Sardaigne, et là on a changé d’avis, et on s’est donné rendez-vous pour ici, c’est sûr.

Il y était donc hier soir, à l’ambassade ?

— Parbleu… puisque nous y allions… il y était. Mais il a filé presque aussitôt que nous sommes arrivés… Je crois que nous commençons à joliment l’embêter… le fait est que Madame se fane diablement…

— Je l’ai vue avant-hier chez la duchesse de Beaupreau… ta maîtresse est une femme finie, mon cher.

— Que veux-tu ?… les blondes… et puis le chagrin, car elle a l’air d’y tenir à mort… et lui, plus du tout… Autrefois il arrivait partout avant elle, et s’en allait en même temps, lui donnait son manteau, faisait appeler ses gens quand elle venait seule… Mais à présent… ah ! bien oui, il arrive le dernier, et il s’en va le premier… Et puis, c’étaient des visites de deux et trois heures dans la matinée… Voilà cinq jours qu’il n’a pas mis les pieds à l’hôtel.

— Ta maîtresse est enfoncée… mon cher.

— Ça me fait cet effet-là… Tiens, aujourd’hui encore… elle croyait le trouver ici… je ne vois nulle part son cabriolet et son superbe cheval gris, qui fait retourner tout le monde quand il passe.

— C’est malin… il lui aura dit qu’il venait au Musée pour qu’elle n’aille pas le relancer au bois, où IL sera allé. Je te dis que ta vicomtesse est flambée… Mais tiens, la voilà qui sort déjà, cours vite chercher ta voiture.

— C’est vrai… il n’est pas venu, elle est vexée d’attendre, et elle file… Adieu, Pierre.

— Adieu, mon vieux.

Puis, se retournant vers quelques-uns de ses camarades présents à l’entretien précédent, le valet-de-pied ajouta :

— Regardez donc le mari, a-t-il l’air coq-d’Inde ?

— Jocrisse, va !

— Quel grand flandrin !

— C’est égal, elle est encore gentille…

— Fait-elle une moue ?

— Le fait est qu’elle a l’air vexé.

Je tournai les yeux vers l’endroit que mes voisins (dont je gaze et dont j’abrège les propos) indiquaient du regard, et, sur le perron assez élevé qui précède la grande porte du Musée, je vis une jeune femme blonde, aux traits un peu fatigués, mais charmante encore ; elle semblait profondément triste, abattue ; elle était mise avec autant de goût que d’élégance, parfois elle jetait au loin sur la place des regards navrés ; celui qu’elle attendait, sans doute, ne venait pas… Un grand jeune homme, à figure fade et niaise, le mari sans doute, donnait le bras à cette jeune femme, d’un air nonchalant, ennuyé ; pendant quelques minutes qui précédèrent l’arrivée de leur voiture qu’ils attendaient, le mari et la femme n’échangèrent pas une parole.

Je ressentais une impression douloureuse à la vue de cette jeune et jolie femme qui, ignorant les graveleux et honteux propos provoqués par sa présence, restait accablée, pensive, sur ce perron changé pour elle en pilori… puis j’éprouvais une sorte de stupeur en songeant que ce qui me paraissait devoir être enveloppé d’un mystère impénétrable, le secret du cœur d’une femme, était aussi facilement pénétré et livré aux lazzis grossiers des antichambres ; je ne pouvais concevoir que l’écho de ces plaisanteries brutales ne vînt jamais jusqu’à l’oreille de la femme, de l’amant ou du mari, et je m’étonnais singulièrement de ce bizarre mélange d’insolente raillerie et de discrétion si profonde…

Soudain, je tressaillis de surprise : un très-beau coupé vert, à livrée verte et orange, venait de s’arrêter au pied du perron ; de cette voiture je vis descendre lestement l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux. Je pus d’autant mieux m’assurer de son identité que, connaissant probablement la jeune femme blonde, il l’aborda, lui serra la main familièrement, ainsi qu’à son mari, et causa quelques instants avec ces deux personnages.

Si la distinction, la rare beauté de cet inconnu m’avaient déjà frappé, alors que, vêtu d’habits sordides, il venait s’enivrer d’eau-de-vie dans une taverne, cette distinction, cette beauté me semblèrent plus remarquables encore… à cette heure que je le voyais vêtu avec élégance et recherche. Sa physionomie, tandis qu’il parlait à cette pauvre jeune femme blonde, était remplie de grâce, de finesse et de charme ; j’admirai avec quelle exquise courtoisie il conduisit la triste délaissée jusqu’à sa voiture avancée au pied du perron ; puis l’inconnu remonta rapidement les degrés, et entra au Musée d’un air empressé.

J’allais enfin connaître le nom de ce jeune homme ; j’avais remarqué la couleur de la livrée de ses gens, et je vis bientôt s’avancer de mon côté le valet-de-pied qui venait d’accompagner la voiture.

— Monsieur, — dis-je à ce garçon d’une taille de tambour-major ; — cette belle voiture verte derrière laquelle vous étiez, n’appartient-elle pas à M. le prince de Montbar ?

— Oui… jobard, — me répondit le colosse, après avoir dédaigneusement toisé ma modeste livrée bourgeoise, et paraissant très-choqué de ma familiarité.

Trop satisfait du renseignement que je venais d’obtenir pour me soucier beaucoup de la peu flatteuse épithète dont on m’avait salué, je m’éloignai de cet orgueilleux confrère.

Plus de doute pour moi, l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux était le prince de Montbar ; sans doute il venait au Musée dans l’espoir d’y rencontrer Régina. Celle-ci était sans doute déjà arrivée, car, après quelques recherches, je découvris parmi les domestiques la livrée du comte Duriveau, qui avait dû conduire au Louvre Régina et son père. Désirant autant que possible m’assurer du fait, je m’approchai du groupe où j’apercevais deux valets-de-pied vêtus de livrée brune à collet bleu et galonnés d’argent. L’entretien paraissait fort animé de ce côté.

— Voyez-vous, chez nous on s’enfonce, — disait un laquais à livrée bleue et à collet jaune. — Hier encore, malgré l’ordre de ne pas les recevoir, le tailleur et le boucher qui n’avait, lui, rien reçu depuis près d’un an qu’il a cessé de vouloir fournir la maison, ont forcé la consigne ; ils ont trouvé monsieur sur le grand escalier, et ils lui en ont dit… il lui en ont dit… que d’en bas nous les entendions se disputer.

— Ne pas payer le tailleur… ça se fait encore… à la rigueur, — dit un autre, d’un air sententieux, — mais ne pas payer le boucher c’est dégoûtant… c’est des gens qui dégringolent ;… faut pas rester là, mon garçon.

— Sans compter que Monsieur le Marquis avait fait des billets à Hubert, son cocher, pour la nourriture des chevaux, et voilà le troisième billet qui n’est pas payé. Avant-hier… c’était la couturière qui a fait une scène en reportant une robe de bal qu’elle ne voulait laisser à Madame que moyennant de l’argent comptant… C’est tous les jours des avanies,… quoi… on nous croit si riches… Avec notre grand train qu’est-ce qui dirait cela pourtant ?

— C’est comme chez nous, — dit un chasseur que je reconnus pour l’avoir vu la veille dans la boutique de la Levrasse, — Monsieur le duc a tout fricassé… et il va mettre en gage, chez un usurier, l’épée et les décorations en diamants de son père.

— Filez de là, mes enfants… filez de là.

— Et mes gages ?… — dit l’un, — on me doit cinq mois…

— Restes-y un mois de plus, c’est six mois que tu perdras… Tiens, voilà justement les valets-de-pied du comte Duriveau ; si tu pouvais entrer là… c’est une maison solide comme le Pont-Neuf.

Puis, faisant quelques pas vers un des domestiques du comte Duriveau, l’un des deux interlocuteurs lui dit :

— Bonjour, Auguste…

— Bonjour, mon vieux.

— Dis donc, il n’y aurait pas une place de valet-de-pied, chez vous, pour un ami ?

— Chez nous… non… mais je crois qu’il y a une place à l’antichambre de M. le vicomte.

— Le fils de ton maître ?

— Oui.

— Un gamin de cet âge-là ? une antichambre ?

— Ne m’en parle pas, ça fait suer, mais c’est comme ça ; il a un appartement complet, et pour son service un valet-de-chambre, deux valets-de-pied et sa voiture ; il sort quand il veut, avec ses camarades et son gouverneur… le plus grand farceur qu’on puisse voir. Tiens… à preuve qu’il mène ce soir M. le vicomte aux Funambules : c’est Jacques qui a été louer la loge. Il se peut bien d’ailleurs que M. le comte y aille aussi… Le petit vicomte est à bonne école… allez !! Il est déjà revenu gris deux ou trois fois.

— Ça commence bien.

— Et méchant, et insolent… C’est égal, j’oublierai jamais la danse qu’il a reçue, il y a plusieurs années, dans la forêt de Chantilly ; c’était des petits mendiants qu’il avait agonisés de sottises, et qui se sont joliment revengés, ils l’ont entraîné dans le bois, et sans une ronde de gendarmes on ne sait pas ce qu’il serait devenu…

— C’est ça qui est bien fait…

— Eh ! mon Dieu !… tiens, Mlle de Noirlieu que nous avons amenée aujourd’hui au Musée avec M. le comte, était de la même partie, elle avait aussi été enlevée par ces petits bandits. Elle avait huit ou neuf ans alors… Je n’oublierai jamais ça ; quelle drôle de scène !

Régina était au Musée ; je continuai d’écouter, espérant apprendre autre chose.

— Hum — dit celui des deux laquais qui cherchait une place pour son compagnon, — ça doit être un dur service avec un gamin pareil ?

— Bah ! on s’y accoutume, et puis il n’y a pas grand’chose à faire, on est deux pour son antichambre.

— Ma foi ! s’il est si méchant qu’on dit, il n’y a pas de presse.

— C’est pas encore tant méchant que méprisant qu’il est… Tiens, il y a deux ans, il avait été avec trois de ses camarades et son grand farceur de gouverneur dîner à Sceaux… chez un restaurateur ; le gouverneur que ça n’amusait guère et qui avait choisi Sceaux exprès, attable les trois gamins, prend la voiture et file chez une femme qui habitait Chatillon…

— À la bonne heure ! voilà un gouverneur !

— Quand nous sommes revenus, les gamins avaient fait monter une petite chanteuse des rues de treize ou quatorze ans qui jouait de la guitarre, et ils lui avaient fait tant d’horreurs et l’avaient tant maltraitée, le petit vicomte surtout, que c’était comme une émeute autour du restaurant ; on voulait faire un mauvais parti au petit vicomte et à ses amis. Mais… — dit tout-à-coup le laquais à son camarade, je te raconterai cela une autre fois… voilà mon maître… quand je te reverrai, nous parlerons de la place…

Ce disant, le valet-de-pied du comte Duriveau se dirigea en hâte vers le perron dont je m’approchai aussi, supposant que Robert de Mareuil, mon maître, ne devait pas arriver long-temps après Régina ; je la vis s’arrêter sur le perron, elle donnait le bras à un homme de cinquante ans environ, c’était, je l’appris plus tard, le baron de Noirlieu, son père, d’une taille grêle déjà voûtée ; il avait les cheveux gris, les yeux caves, ardents, les orbites profondes, la maigreur de son visage, le sourire amer et contracté, presque stéréotypé sur ses lèvres, donnaient à ses traits une expression de tristesse maladive presque farouche.

Régina, vêtue avec une simplicité austère, portait une robe noire et un chapeau de crêpe blanc, moins blanc que son pâle visage encadré de cheveux de jais… sa physionomie était d’une gravité glaciale. Le prince de Montbar et le comte Duriveau s’empressaient auprès d’elle ; le comte, souriant, obséquieux, s’adressait tour-à-tour soit au baron qui lui répondait brièvement d’un air distrait, soit à Régina qui me parut l’accueillir avec une extrême froideur. Le prince de Montbar, au contraire, se tenait envers la jeune fille sur une réserve calculée peut-être, car elle me sembla un peu affectée ; néanmoins l’air riant, dégagé, il s’occupait surtout du baron, qui paraissait un peu se départir, à son égard, de sa sombre taciturnité ; deux ou trois fois cependant le prince adressa quelques mots à Régina ; elle lui répondit, non pas comme au comte Duriveau avec une apparence de froideur hautaine, mais en baissant les yeux, comme si elle se fût sentie contrainte, embarrassée…

Enfin, à quelques pas derrière ce groupe principal, dont il ne faisait pas partie, j’aperçus Robert de Mareuil ; la joie rayonnait sur son visage.

Les gens de M. Duriveau arrivèrent : Régina, son père et le comte prirent place dans une magnifique berline brune, derrière laquelle montèrent les deux valets-de-pied. Au moment où elle s’éloignait, le regard de Régina se leva et s’arrêta si directement, si longuement sur Robert de Mareuil, que le prince de Montbar, resté un moment sur la dernière marche du perron, se retourna vivement d’un air surpris pour tâcher de voir à qui s’adressait l’expressif et long regard de Mlle de Noirlieu ; mais, soit hasard, soit calcul, Robert de Mareuil trouva moyen de se dissimuler aussitôt derrière deux ou trois personnes qui sortaient du Musée. Le prince, assez dérouté, rejoignit son coupé, qui s’éloigna bientôt.

Robert de Mareuil, m’apercevant alors, me fit signe du doigt d’aller chercher la voiture. Je l’amenai. Au moment où je fermais la portière, mon maître me dit, sans dissimuler sa joie :

— Chez moi, mon garçon… et vite.

Arrivés dans notre demeure, je montai sur les pas de Robert ; nous fûmes reçus par Balthazar qui, ayant sans doute épié notre retour, nous attendait penché sur la rampe de l’escalier.

Incapable de se contenir, Robert de Mareuil s’écria, du plus loin qu’il aperçut le poète :

— Elle est à moi !!!

— Elle est à nous… victoire !… s’écria le poète.

Et lorsque la porte de l’appartement fut refermée sur nous, Balthazar se livra aux plus folles démonstrations de joie. Robert de Mareuil, qui aurait dû au moins sentir tout ce qu’il y avait de grave même dans son triomphe, partagea néanmoins les joyeuses excentricités du poète, excusables chez celui-ci, mais révoltantes chez Robert… et sans songer sans doute à ma présence, les deux amis se prirent par la main et commencèrent à bondir, à sauter, à danser de joie, en s’écriant :

— Victoire !… vive Régina !

Cette première effervescence passée, le poète s’écria :

— Robert, soyons reconnaissants envers la Providence… célébrons dignement ce beau jour… Il y a des semaines que je vis de l’exécrable cuisine du gargotier de la rue Saint-Nicolas… Offre-moi ce soir à dîner au Rocher de Cancale.

— Adopté !…

— Et après, nous irons au spectacle… Je n’ai pas besoin de te dire où je grille d’aller… aux Funambules !! pour y voir enfin ce diamant caché ! cette merveille ignorée ! cette Basquine dont m’a parlé Duparc !

— Adopté… les Funambules, — dit Robert, — ça sera doublement gai, car ce petit théâtre est aussi le rendez-vous de tous les viveurs quelque peu atteints d’ébriété.

— Martin va aller avec la voiture commander pour six heures un dîner à cinquante francs par tête… sans le vin… et louer une avant-scène ou une loge aux Funambules, s’il y en a, — dit Balthazar.

— Très-bien… — reprit Robert.

— Allons, Martin, tu partageras nos liesses, — s’écria Balthazar, — on te fera servir à dîner dans un coin du Rocher de Cancale, et tu iras au parterre des Funambules.

— Tiens, — me dit Robert de Mareuil, en me mettant de l’or dans la main, — tu donneras cent francs au Rocher à compte sur le dîner… tu paieras la loge, le reste sera pour toi.

— Mais, Monsieur, je ne sais pas où est le Rocher de Cancale et…

— Tu vas monter sur le siège, à côté du cocher, il te conduira, naïf Martin, — reprit Balthazar ; — dis-lui seulement ces deux mots sacrés : Rocher, Funambules, et il t’emportera sur l’aile de ses zéphirs à quatre pattes.

— Maintenant, — dit Robert à son ami, au moment où je sortais de l’appartement, — il faut que je te raconte comme ça s’est passé… elle est à moi, oh ! bien à moi, te dis-je.

Au moment où je fermais la porte, j’entendis Balthazar s’écrier :

— Viva Régina !