Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/5

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V


CHAPITRE V.


les adieux.


Après avoir quitté Bamboche, reprit Basquine, — je m’éloignai de Paris de crainte de le rencontrer et de céder à de nouvelles instances ; je continuai de chanter dans les cafés des villes où je passais. Quoique mon public fût aussi grossier que notre ancien public, lorsque nous faisions partie de la troupe de la Levrasse, je tâchais de donner à ma voix, à mon accent, à ma physionomie, le plus d’expression possible ; tout devenait ainsi pour moi un sujet d’étude et d’observation sur les moyens de captiver, d’émouvoir les spectateurs. J’essayai même de composer les paroles et les airs de quelques chansonnettes qui furent assez goûtées de mon auditoire en plein vent. Préoccupée du seul but où tendaient toutes mes pensées, j’étais à peine sensible à la dure pauvreté, aux dégoûts, aux ignobles contacts que m’imposait mon nouveau vagabondage, misères qui auraient dû m’être d’autant plus pénibles, que durant mon long séjour chez le milord-duc, j’avais connu tous les raffinements d’une vie opulente ; le hasard m’ayant amené à Orléans, un soir je chantai dans un café d’assez bas étage ; je me trouvais en voix, mon succès fut très-grand. Parmi les auditeurs, je remarquai un homme de cinquante ans environ, d’une figure très-intelligente, mais dont la couleur empourprée trahissait son ivrogne d’une lieue ; l’aspect de ce personnage me frappa d’autant plus qu’il était vêtu d’une façon bizarre. Sa mauvaise redingote laissait entrevoir une espèce de vieux justaucorps de velours bleuâtre éraillé, où se voyaient les vestiges de quelques anciennes broderies de similor, et son pantalon rapiécé s’échancrait sur des bottes de maroquin éculées, autrefois rouges.

— Quelque vieil acteur ? je parie, — dit Bamboche.

— Justement, — reprit Basquine. — Ce personnage, qui usait à la ville sa défroque de théâtre, était un vieux comédien d’opéra-comique de province ; son ivrognerie continuelle l’avait fait récemment expulser du théâtre de la ville ; on l’appelait la Baguenaudière. Doué d’assez d’esprit naturel, très-gai, très-bon convive, les oisifs se le disputaient ; aussi était-il toujours entre deux vins, à moins qu’il ne fût complètement ivre… La Baguenaudière, après m’avoir écouté chanter avec beaucoup d’attention, ne m’applaudit pas, mais vint à moi, et me dit : — Je suis un vieux routier… je me connais en voix et en talents… Si tu travailles, ma petite, avant quatre ou cinq ans tu seras première chanteuse à l’Opéra de Paris… Si tu le veux, je le donnerai des leçons, je n’ai rien à faire, ça m’amusera. — J’acceptai avec une vive reconnaissance.

— Et cet homme avait-il véritablement du talent ? — demandai-je à Basquine.

— Si ce malheureux — reprit-elle — avait pu mettre en pratique les excellentes théories qu’il professait sur son art, il se fût fait un nom illustre parmi les grands comédiens de son temps. Le professeur que le milord-duc m’avait donné, était un excellent chanteur et un compositeur remarquable, mais il n’était nullement acteur. La Baguenaudière, au contraire, était assez bon musicien (il remplissait les rôles de bouffe dans l’opéra-comique), surtout comédien consommé. Personne mieux que lui ne connaissait théoriquement les innombrables ressources de son art, depuis les effets du comique le plus franc, jusqu’aux effets dramatiques les plus élevés ; pourquoi cet homme d’une si merveilleuse intelligence, et qui détaillait, analysait également un rôle de Molière, de Racine ou de Corneille, avec une incroyable profondeur de sentiment et d’observation, pourquoi cet homme était-il devenu et resté médiocre chanteur d’opéra ?… C’est une de ces contradictions aussi fréquentes qu’inexplicables ; j’acceptai l’offre de la Baguenaudière ; il fut pour moi dans ses leçons d’une sévérité, d’une dureté presque brutale ; mais dans les moments lucides que lui laissait l’ivresse, il me donna des enseignements qui furent pour moi une véritable révélation… Malheureusement, ces inestimables leçons eurent un terme. De plus en plus dominé par l’ivresse, la Baguenaudière tomba dans un abrutissement qui devint de l’idiotisme ; on fit acte de générosité en le plaçant, je crois, dans un dépôt de mendicité ; plusieurs fois ce malheureux homme m’avait conseillé de me rendre à Paris, et de tâcher de me faire accepter à quelque prix que ce fût, dans un petit théâtre, certain, disait-il, qu’une fois casée, qu’importe où, et si je continuais à travailler, je finirais par me faire connaître… Je partis donc d’Orléans pour venir à Paris, continuant de gagner mon pain en chantant sur ma route. J’arrivai ainsi à Sceaux… ce fut là, — dit Basquine dont le front redevint sombre, menaçant, — ce fut là que, depuis la scène de la forêt de Chantilly, je revis le vicomte Scipion pour la première fois ; c’était jour de fête : espérant gagner quelque chose en allant chanter dans la meilleure auberge du village, je me la fis enseigner. Je venais d’achever une chanson devant plusieurs personnes attablées au milieu du jardin de ce restaurant, lorsqu’un garçon de service vint me prévenir que l’on désirait m’entendre dans l’un des salons du premier. — Tu vas avoir des pièces blanches, — me dit le garçon, — car ce sont des personnes riches… — Je suivis mon guide, il ouvrit une porte, et je me trouvai en présence de Scipion et de deux de ses camarades. La scène de la forêt de Chantilly m’était restée si présente, que je reconnus tout d’abord le vicomte ; lui ne se souvint sans doute pas de moi, d’ailleurs il me parut, ainsi que ses amis, très-animé par le vin. — Allons, chante, petite gueuse, — me dit-il grossièrement, et presque sans me regarder, — je te paierai mieux que ces canailles du jardin. — Tiens, ramasse, — et il me jeta insolemment une pièce de cinq francs qui roula par terre. J’étais si émue des souvenirs de toute sorte, que la vue de ce méchant enfant éveillait en moi, que je ne fis d’abord aucune attention à ses grossièretés ; muette, immobile, je ne ramassai point l’argent ; mon silence attira son attention ; se levant alors de table, il dit quelques mots à l’oreille de ses deux camarades ; l’un courut pousser le verrou de la porte… et alors commença contre moi une scène d’ignoble brutalité. Je me défendis, pleurant, suppliant à voix basse, sans oser appeler au secours, sachant qu’en cas de scandale, le maître de l’auberge me donnerait tous les torts, et me chasserait ignominieusement… Mes prières, ma frayeur enhardirent ces petits misérables, ma résistance obstinée exaspéra Scipion ; déjà animé par le vin, il entra dans un accès de rage, m’accabla d’injures, me frappa si méchamment au visage, que mon sang coula… Me dégageant alors par un effort désespéré, je me précipitai à la fenêtre, que j’ouvris en criant au secours… J’avais la figure ensanglantée ; les personnes attablées dans le jardin, me voyant ainsi, se levèrent en tumulte ; un des camarades de Scipion, épouvanté, courut ôter le verrou de la porte ; le maître de l’auberge entra, rejeta tout sur moi et me chassa brutalement ; mais plusieurs spectateurs de cette scène prirent parti pour moi, et sans l’arrivée du gouverneur de Scipion, qui, aidé de l’aubergiste, fit passer le vicomte et ses camarades par une porte de derrière, où ils montèrent aussitôt en voiture, la foule indignée leur eût fait peut-être un mauvais parti.

— Mauvais gredin, — s’écria Bamboche, — c’est toujours le même méchant gamin de la forêt de Chantilly… faudra pourtant que ça finisse pour lui par quelque chose d’un peu rude… Il commence à avoir l’âge…

— Cela me regarde… j’attendrai… dit Basquine avec sa froide ironie. — Si je vous parle de cette autre indignité de Scipion, mes amis, c’est que, rapprochée de la scène de ce soir… cela prend un caractère de fatalité étrange… — ajouta Basquine en s’animant peu-à-peu, — c’est que, sans doute, le mauvais génie du vicomte le jette toujours sur ma route… le pousse à m’accabler d’outrages faits pour exalter la vengeance d’une femme jusqu’à la férocité… — s’écria Basquine l’œil étincelant, les narines gonflées, les traits contractés par une expression de ressentiment implacable, — ce n’était pas assez de m’avoir toute petite impitoyablement repoussée, de m’avoir plus tard injuriée, souffletée, il faut encore que le mauvais sort du vicomte l’amène ce soir au théâtre !… car vous ne savez pas vous deux, ce qu’il y a de désespérant pour moi dans ce qui s’est passé ; je ne vous parle pas de l’humiliation à la fois ridicule et atroce que j’ai soufferte… des huées, des insultes dont j’ai été poursuivie ; mais sachez que ce n’est qu’après des efforts de volonté inouïs, après des privations incroyables, que j’étais parvenue à entrer à ce malheureux théâtre ; ne chantant plus dans les rues, j’étais obligée de vivre avec les dix sous par jour que l’on me donnait comme figurante, c’est-à-dire de ne pas manger de pain à ma faim, et de coucher pêle-mêle dans d’horribles repaires, avec ce qu’il y a de plus crapuleux dans Paris.

— Ah ! pour une femme, c’est affreux, — m’écriai-je. — Mon Dieu ! que tu as dû souffrir !

— L’espoir, la conviction de réussir et de me venger un jour me soutenait, — dit Basquine ; — je redoublais de zèle, aussi, chance imprévue pour moi, un directeur de théâtre de province assistait ce soir à la représentation ; s’il eût été satisfait de mon chant et de mon jeu, il m’offrait un engagement de huit cent francs… c’était bien peu… et cependant c’était tout pour moi, car, une fois ce premier pas fait, je me sentais certaine d’arriver, à force de travail et d’opiniâtre volonté… mais, vous le concevez, — ajouta Basquine avec un accent de sombre désolation, — après ma ridicule et ignominieuse chute de ce soir… toute espérance est perdue de ce côté… Je ne sais si j’oserai même me représenter à ce malheureux théâtre où j’avais en tant de peine à me faire admettre… Il n’importe… je n’ai que seize ans !… — poursuivit Basquine avec un accent d’indomptable opiniâtreté, — je recommencerai sur de nouveaux frais je chercherai d’autres moyens…… je n’abandonne pas ma vengeance, moi… je veux parvenir…… je parviendrai. Oui, tout avilie, toute faible, tout isolée, toute misérable que je suis, je parviendrai… Oh ! béni sois-tu, Scipion… la nouvelle haine que tu m’inspires, doublera mon énergie… Béni sois-tu… car si je ne meurs à la peine… toi et ceux de ta race… vous…

Puis s’interrompant soudain, en nous regardant Bamboche et moi, presque avec confusion, Basquine nous dit :

— Pardon… pardon, mes amis, de vous oublier pour ces ressentiments… Plus tard nous parlerons de l’avenir… mais aujourd’hui que nous voilà réunis, après tant d’années d’épreuve et de séparation… ne songeons qu’au bonheur de nous revoir et de pouvoir au moins nous dire ce que nous n’avons peut-être dit à personne… cela calme, cela console… cela encourage… Ma confession est terminée, Martin, celle de Bamboche l’est aussi… À ton tour maintenant. Tu ne sais pas avec quelle impatience nous attendons ton récit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je racontai aussi brièvement que possible tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation… et, je l’avoue, emporté par l’effusion, me faisant scrupule de cacher quelque chose à ceux-là qui, dans leur confiance expansive, venaient de m’initier aux plus secrètes pensées de leur cœur, aux plus tristes mystères de leur vie… je ne leur cachai ni mon respectueux amour pour Régina, ni les alarmes que me causaient les diverses poursuites dont elle était l’objet.

Et d’ailleurs, en outre de l’aveugle et légitime confiance que m’inspirait l’affection de Basquine et de Bamboche, je comptais sur la connaissance que ce dernier semblait avoir des antécédents de Robert de Mareuil, pour attendre au besoin un utile concours de mon ami d’enfance.

Je fus enfin amené à cette confidence, peut-être indiscrète, et par l’émotion sincère, profonde, que témoignèrent Basquine et Bamboche en m’entendant raconter ma lutte obstinée contre le mauvais sort, et par leur angoisse, je dirais même leur effroi… lorsque, dans mon récit, ils me virent sur le point de faillir.

Ah ! je respire… — s’écria Basquine. — Martin… un moment tu m’as fait peur… — dit Bamboche, lorsque je leur eus raconté comment la rencontre providentielle de Régina m’avait sauvé de l’infamie…

Contraste bizarre, encore pour moi inexplicable à cette heure, ces deux êtres n’espéraient plus rien, n’attendaient plus rien des sentiments honnêtes, élevés, généreux, et ils comprirent et ils apprécièrent avec la plus touchante sympathie tout ce qu’il pouvait y avoir de courageux et de bien dans ma conduite, durant ces temps de rudes épreuves. Il en fut de même au sujet de mon amour pour Régina.

— Tu crois en Régina, comme ma pauvre mère croyait à la sainte Mère de Dieu, — me dit Basquine émue, — ce n’est plus de l’amour… c’est de la religion.

— Martin, — me dit Bamboche d’une voix grave, lorsque j’eus terminé ma confession, — tu es la meilleure créature qu’il y ait au monde… Tu vas rire, quand je te dirai que je suis content d’être ce que je suis… parce que je t’apprécie mieux… que si je te valais… que si j’étais à ta hauteur.

— Bamboche, l’amitié t’aveugle, — lui dis-je en souriant.

— Eh ! tonnerre de Dieu… je ne veux pas faire de phrases, — s’écria-t-il, — et pourtant ça n’empêche pas que plus on est bas placé, et mieux l’on juge de l’élévation d’une montagne…

— Il a raison, — reprit Basquine, — l’amitié ne nous aveugle pas… Elle nous empêche seulement d’être envieux ou injustes… Va… mon bon Martin… — ajouta Basquine avec un sourire navrant. — Ce n’est jamais la beauté qui sait le mieux apprécier… la beauté… c’est la laideur… lorsqu’elle est inoffensive et sans envie…

— Et puis, vois-tu ? — reprit Bamboche, — le diable n’y peut rien… Tu resteras Martin, comme Basquine et moi nous resterons Basquine et Bamboche ; nous sommes maintenant coulés en bronze, toi dans le bon moule, nous dans le mauvais ; gratter ce bronze, c’est s’amuser à s’arracher les ongles ; et c’est un sot jeu, car, après tout… qu’est-ce que cela fait ? Basquine et toi, m’aimez-vous moins parce que je suis un sacripant… en attendant que je devienne cent fois pis ? Non… vous m’aimez comme je suis…

— Parce qu’il y a encore en toi d’excellentes qualités, — dis-je.

Il secoua la tête, et me répondit :

— Je n’ai que deux qualités : Être à Basquine, à la vie, à la mort, et d’une ; être à toi, Martin, à la vie, à la mort… et de deux… c’est le fond de mon sac… Mais qu’est-ce que cela fait ? Basquine et moi, t’aimons-nous moins, parce que tu es aussi haut par le cœur que nous sommes bas ? Non, nous t’aimons comme tu es… Mais où nous sommes égaux et pareils, c’est par notre dévoûment les uns pour les autres… Quant à cela, vois-tu ? Martin, ne fais pas le fier… je te vaux, et Basquine nous vaut tous les deux. Nos confessions ont eu cela de bon, qu’elles nous apprennent que nous avons besoin les uns des autres ; quant aux moyens de nous aider, nous les trouverons… et, comme je ne m’embête pas… pensons d’abord à moi… Pour le quart-d’heure, je n’ai besoin de rien du tout. Restent vous deux : Basquine et Martin… Il faut que Basquine, malgré sa chute de ce soir aux Funambules, conserve en province l’engagement qu’elle espérait… ou plutôt, mieux que cela… il faut qu’elle ait un superbe engagement à Paris.

— Comment cela ? — dit Basquine.

— Que le diable m’emporte, si je le sais, — dit Bamboche ; mais tu l’auras, et un engagement de premier rôle encore, j’en réponds…

— Oui, nous en répondons, — m’écriai-je. — Balthazar Roger, le poète, un de mes maîtres, est fanatique du talent de Basquine. Un journaliste influent de ses amis partage cette admiration… il n’y a pas de meilleur cœur que celui de Balthazar… il aura été navré de l’événement de ce soir, ma pauvre Basquine… Je me fais fort de l’engager à te recommander de toutes ses forces à son ami le journaliste.

— Et une fois lancée par les journaux, — s’écria Bamboche, — c’est toi, Basquine, toi, qui dicteras les conditions… Quand je te disais que nous te ferions engager comme premier rôle… Quant à toi, Martin… ou plutôt quant à Mlle Régina, qui maintenant n’aura pas de serviteur plus zélé que moi, puisque tu l’aimes autant que tu la respectes, elle ne tombera pas entre les mains de Robert de Mareuil… c’est moi qui te le dis, tu ne sais pas ce que c’est que cet homme-là… je suis un saint auprès de lui… mais, sois tranquille, on le démolira, et une fois celui-là démoli (il paraît que c’est le plus menaçant), nous nous occuperons des autres… du prince de Montbar et du père de ce gredin de petit vicomte… Ça fera deux bouchées… pas plus… À quelle sauce les mangerons-nous ? Je n’en sais rien, mais nous le trouverons… nous venons bien, grâce à toi, de trouver le moyen de faire engager Basquine…

Et comme je paraissais douter un peu de ses procédés expéditifs et immanquables, Bamboche ajouta :

— Si tu dis un mot de plus, je m’engage formellement à te faire épouser Mlle Régina… Mais non, — reprit aussitôt Bamboche en me tendant la main d’un air repentant, — pas de plaisanteries avec ce nom-là… Pardon, Martin… pardon, j’ai eu tort… C’est déjà beaucoup que tu acceptes mon aide… Mais, vois-tu ?… mon brave… pour lutter contre des Robert de Mareuil, des Bamboche valent mieux que des Martin.

— Robert de Mareuil, m’as-tu dit, Martin, était ce soir aux Funambules ? — reprit soudain Basquine après un silence pensif.

— Oui, — repris-je, — à l’avant-scène à gauche…

— C’est cela… — dit-elle vivement. — Quoique placé dans le fond de la loge, il s’était beaucoup avancé… vers le théâtre.

— Justement, — dis-je à Basquine, — il semblait attiré, fasciné par ton jeu et par ton chant.

— Singulier hasard, — reprit Basquine, — je l’avais un instant remarqué ; car, toute à ma scène… je ne pensais qu’au personnage que je représentais…

— Le Robert de Mareuil paraissait fasciné, — s’écria Bamboche en regardant Basquine d’un air d’intelligence.

— Oui… — reprit celle-ci en souriant de son rire sardonique, — comprends-tu ? un ami du vicomte ? un des coryphées de cette race que j’abhorre ?

— Pardieu ! si je comprends ! — s’écria Bamboche.

— Moi aussi, — leur dis-je, — je crois comprendre. Mais prenez garde… Robert de Mareuil… est…

— Ne te mêle pas de ça, Martin, — dit Bamboche en m’interrompant. — Il y a de la grosse ouvrage dont tu ne dois pas t’occuper… ça te salirait les mains, tu es trop délicat ! D’ailleurs, sois tranquille… nous ne ferons rien sans ton avis… Mais au diable les affaires pour ce soir… ça nous vole notre meilleur temps… Nous n’avons plus rien à nous apprendre, régalons-nous un peu du temps passé ; commençons les : — Te souviens-tu ? et soupons… Moi, la joie m’allonge les dents. Heureusement j’avais fait préparer à souper pour moi et pour feu Madame la capitainesse Bambochio. À table, mes amis… à table… Ça ne vaudra peut-être pas la cuisine de ce pauvre Léonidas Requin. Vous souvenez-vous ? quels fameux ragoûts de mouton il nous faisait.

— Et les matelotes donc… il y excellait… en sa qualité d’homme-poisson, — dit Basquine, en cédant ainsi que moi au joyeux entraînement de Bamboche.

— Et sa manière d’éloigner les curieux, — dis-je à mon tour, — lorsqu’ils venaient l’étudier de trop près dans sa piscine… vous rappelez-vous ?

— Pardieu si, je m’en souviens, — dit Bamboche en approchant du feu une table somptueusement garnie qu’il alla chercher dans son salon, où elle était toute préparée — C’est lors de notre dernière représentation chez la Levrasse, que Léonidas a fait sa plus belle peste en manière de niche aux curieux !… J’étais dans la seconde enceinte, et j’ai senti cette odeur empoisonnée… c’était à étrangler…

— Et ce jour-là même, pauvre Basquine, — lui dis-je, — te souviens-tu du danger que ce monstre de mère Major t’a fait courir… tu te rappelles ! dans la pyramide humaine ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et sous le charme irrésistible de ces mots magiques pour des amis d’enfance, enfin réunis après une longue séparation : — te souviens-tu ?… tout aux souvenirs de notre vie passée, nous oubliâmes le présent et l’avenir, dans ce cordial souper qui dura jusqu’au jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au matin, je regagnai le logis de mes maîtres, gravement inquiet de savoir comment ils auraient considéré mon absence, car il me fallait à tout prix rester au service de Balthazar, ou plutôt au service de Robert de Mareuil, dont j’avais tant d’intérêt à pénétrer les démarches ; je me préparai donc à m’excuser, grâce à une fable assez adroitement arrangée. J’entrai dans l’appartement de mes maîtres ; la clé était sur la porte ; j’ouvris.

À ma grande surprise, je trouvai Balthazar faisant sa malle. Pauvre et digne poète ! elle fut bientôt pleine, et le plan architectural du splendide palais qu’il devait faire bâtir, la remplissait en grande partie.

La physionomie de Balthazar était grave, triste ; je ne l’avais jamais vu ainsi ; en m’apercevant il me dit affectueusement :

— Ah ! te voilà, Martin ?

— Monsieur, — lui répondis-je tout confus, — excusez-moi,… si… hier… j’ai manqué…

— Ne parlons pas de cela, Martin… je n’ai plus le droit de te gronder… mon pauvre serviteur d’un jour… Je pars…

— Vous partez, Monsieur ? — m’écriai-je et involontairement j’ajoutai : — Et M. le comte de Mareuil… votre ami ?…

— Mon ami… — reprit le poète en accentuant ces mots presque avec amertume — mon ami ?… il reste ici… il gardera cet appartement : l’hôtel et le quartier lui conviennent.

— Mais vous… Monsieur ?…

— Moi, mon garçon… je vais passer quelque temps à la campagne…

Sans aucun doute, une grave et brusque rupture avait éclaté entre le poète et Robert de Mareuil.

Après un assez long silence, Balthazar me dit en tirant un papier de son portefeuille, je te dois une soixantaine de francs pour les commissions que tu as faites pour moi, mon garçon… car tu sens bien que les gages capitalisés en millions… ce sont de mauvaises plaisanteries… bonnes quand on est gai… Excuse-moi de t’avoir fait attendre si long-temps… ton argent.

— Ah ! Monsieur…

— Je voudrais mieux récompenser tes soins, ton zèle et ta délicatesse, car… jamais, pauvre garçon… tu n’as osé me demander un argent qui t’était bien nécessaire sans doute… si je ne t’en ai pas donné plutôt, c’est que… tout bonnement, je n’en avais pas… le trimestre de ma petite pension n’était pas encore échu, mais il le sera demain ; voici le reçu que tu porteras à l’adresse qui est indiquée… tu toucheras cet argent pour moi, sauf soixante francs que tu garderas, et tu m’enverras le reste par un mandat sur la poste, à Fontainebleau, au bureau restant.

— Oui… Monsieur… je vous remercie bien, — lui dis-je en prenant le papier.

— Mais j’y songe, — reprit le poète en souriant, — j’ai une si indéchiffrable écriture, que je ne sais si tu pourras lire l’adresse… Essaie un peu.

Je lus le reçu assez difficilement, il est vrai ; il était ainsi conçu :

« Je reconnais avoir reçu de monsieur Renaud, rue Montmartre no 10, la somme de trois cent cinquante francs pour le trimestre échu de la pension que monsieur just a la générosité de me faire.

» Paris, etc. etc. »

— Ah mon Dieu ! — m’écriai-je après avoir lu : — Encore Monsieur Just ! — Qu’as-tu donc ? Que veux-tu dire ? — me demanda le poète. Et je racontai à Balthazar ce que j’avais appris des autres libéralités de cet homme singulier.

— C’est extraordinaire, — me répondit le poète d’un air pensif, — il faut que Monsieur Just soit le diable en personne : je mourais aussi de faim, quand il m’a déniché : comment savait-il que j’étais orphelin ? que mon pauvre père, le meilleur des hommes, ruiné par une banqueroute, m’avait laissé sans ressources, et qu’avec la rage d’écrire j’avais la conscience d’arriver un jour à me faire un nom à force de travail ? je l’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est que M. Just qui a bien l’air le plus rébarbatif et le plus brutal du monde, m’est apparu un beau jour ; qu’après un long entretien où il m’a paru incroyablement instruit de tout ce qui me regardait, il m’a laissé une lettre pour ce M. Renaud, qui depuis m’a toujours payé cette pension, si utile pour moi, et si peu attendue. Je n’ai jamais revu d’ailleurs Monsieur Just, seulement l’homme d’affaire me disait chaque fois : — « Ça va bien, continuez, vous êtes un garçon laborieux… vous arriverez, on vous surveille, on sait ce que vous faites ;… » Mon seul désir, — ajouta le poète en soupirant, — est de voir un jour Monsieur Just, car c’est à lui que je devrai tout… si je parviens…

— Oh ! je l’espère pour vous, Monsieur.

— Et moi aussi… Maintenant… dis-moi… je te sais un brave garçon… écoute mon conseil : Il se peut que M. Robert de Mareuil qui me remplace dans cet appartement garni… te propose de rester à son service…

— Eh bien ! Monsieur.

— Eh bien… n’accepte pas… ne te laisse pas séduire par l’appât du gain ;… reste ce que tu étais, un bon et fidèle commissionnaire, je ne puis t’en dire davantage… Mais du reste, — reprit dignement le poète, — comme jamais je ne désavoue mes paroles, tu pourras dire à M. le comte de Mareuil que c’est moi… entends-tu bien ? que c’est moi qui t’ai donné le conseil de ne pas rester à son service. Allons, mon pauvre Martin, une dernière commission, porte cette malle aux voitures de Fontainebleau…

Je me sentais tout ému de l’accent affectueux du poète, et malgré les mille pensées qu’éveillait en moi sa rupture soudaine avec Robert de Mareuil, me souvenant des intérêts de Basquine, je dis à Balthazar :

— Hélas ! Monsieur, vous partez, justement lorsque j’ai un grand service à vous demander…

— Quel service, mon garçon ?

— Hier soir,… Monsieur, vous avez été témoin du grand malheur qui est arrivé à cette pauvre Basquine.

— Les misérables ! les bélitres ! les ânes ! — s’écria le poète. — Elle est sublime… elle, sur ce théâtre… c’est une perle… au fond d’une huître…

— Eh bien ! Monsieur… je vous l’ai dit. J’ai connu Basquine toute petite… Hier soir, j’ai trouvé moyen de la revoir… après son malheur ; un de nos compagnons d’enfance et moi, nous sommes restés près d’elle cette nuit… tout son avenir est perdu après un tel scandale, car, pour comble de malheur, la pauvre fille comptait sur un engagement pour la province, qui devait se décider hier soir… le directeur assistait à la représentation ; mais, après un tel événement… vous concevez… et pourtant, Monsieur, si vous vouliez…

— Que puis-je faire à cela ?

— Vous n’êtes pas sans connaître des journalistes… on dit que si les journaux disaient du bien de Basquine…

Le poète m’interrompit.

— Je ne devrais pas m’intéresser à Basquine, non à cause de son talent, je l’admire ; de son caractère… je ne le connais pas, mais parce que, sans le vouloir… elle a…

Mais le poète n’acheva pas et reprit :

— Il n’importe, la justice avant tout… j’écrirai à Duparc le journaliste, le tout-puissant Duparc ; justement il est fanatique de Basquine… il va l’entreprendre… c’est une révélation à faire, une nouvelle étoile à signaler au monde ! — s’écria Balthazar, en s’animant malgré lui, — sois tranquille, Martin, je ferai mieux que d’écrire à Duparc, tout-à-l’heure avant mon départ j’irai le voir, et, de plus, je me charge d’illustrer Basquine : je lui dédierai une épître… qui paraîtra dans tous les journaux. Pendant que Duparc battra la grosse caisse, dans son feuilleton, le commun des martyrs de la presse fera chorus… et fiat lux… un nouvel astre aura lui…

— Ah ! merci, Monsieur, — m’écriai-je, — merci de…

— C’est moi qui te remercie, mon digne Martin, — me répondit Balthazar d’une voix émue. — Je m’en allais de Paris le fiel au cœur, l’amertume à la bouche ; grâce à toi je m’en irai avec une douce et bonne pensée, celle de faire rendre justice à une pauvre sublime créature ignorée et persécutée… Allons, merci, Martin ! adieu, mon garçon !… compte sur moi pour ta protégée… reste un bon et honnête garçon, et surtout… surtout n’entre pas au service de M. de Mareuil.

Puis, prenant son vieux chapeau et son parapluie, le poète jeta un dernier coup d’œil presque mélancolique autour de lui, et dit :

— Chère et modeste petite chambre, que de beaux songes d’or j’ai faits dans tes murs ! que de bonnes heures de travail et d’espérance j’ai passées ici !

Puis, haussant les épaules, comme s’il se fût reproché ces adieux, il s’écria :

— Allons, voilà-t-il pas que j’adresse de poétiques adieux aux murailles d’une chambre garnie ! Allons… au revoir, Martin… compte sur moi pour Basquine… Je veux être l’Herschel de cette nouvelle constellation… et si cela est nécessaire pour ta protégée, écris-moi poste restante, à Fontainebleau, en m’envoyant l’argent. D’ailleurs je reviendrai à Paris… dans un ou deux mois peut-être… et en passant, je regarderai si tu es à ton coin ; adieu, mon garçon… n’oublie pas ma recommandation, c’est capital pour toi : — N’entre pas au service de M. Robert de Mareuil.

Le poète partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour suivant, malgré les avis réitérés de Balthazar, j’entrai au service de Robert de Mareuil.