Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/Texte complet

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CHAPITRE I.


confidences.


— Allons donc dans ma chambre, que nous nous voyions au moins le blanc des yeux ! — s’écria Bamboche après la première explosion de joie causée par notre rencontre.

Nous entrâmes dans la pièce voisine, beaucoup mieux éclairée par deux bougies, allumées sur la cheminée.

Basquine ayant quitté sa coiffure démoniaque, restait enveloppée de son manteau de soie noire, serré à la taille par une ceinture.

Il y eut un nouveau moment de silence, pendant lequel nous nous regardâmes tous trois avec cette curiosité pleine d’intérêt et d’attendrissement qu’inspire toujours la première entrevue qui suit une longue séparation.

L’énergique figure de Bamboche avait dépouillé son caractère habituel de railleuse audace, ses yeux encore humides s’attachèrent tour-à-tour sur moi et sur Basquine, tandis que celle-ci, une main dans la main de notre compagnon et l’autre fraternellement appuyée sur mon épaule, me contemplait en souriant de ce sourire triste et pensif, qui lui était habituel dans son enfance, lorsqu’elle parlait de sa famille et de son père.

Vus de près, les traits de Basquine paraissaient encore plus fins, encore plus purs qu’à la scène, mais aussi on y remarquait davantage l’empreinte de la misère et du chagrin ; son teint, autrefois d’une transparence rosée, quoique un peu bruni par le hâle, s’étiolait alors sous une pâleur maladive ; ses lèvres, jadis d’un vermillon si vif, avaient blanchi ; enfin il fallait la grâce, la svelte élégance des attaches de son cou et de ses épaules, pour faire oublier sa maigreur. Hélas ! que dirai-je, ce charmant visage de seize ans, déjà flétri, décoloré, trahissait l’habitude de privations et de peines si amères, que des larmes me vinrent aux yeux.

— Tu me trouves bien changée ? n’est-ce pas, Martin ? — me dit Basquine, devinant la cause de mon émotion, — moi… je t’aurais reconnu tout de suite…

Puis s’adressant à Bamboche, en me montrant du regard :

— Comme il a l’air loyal et bon ! n’est-ce pas ?

— Ça me rappelle… ce que je disais à Claude Gérard… l’homme que nous avons volé et qui a recueilli Martin. — reprit Bamboche, — « D’après ce que vous m’apprenez de Martin, je vois d’ici sa figure grave et douce, où se peint son caractère. » — Je ne m’étais pas trompé, c’est bien cela, — ajouta Bamboche en me regardant fixement, — oui, c’est bien cela, c’est bon à voir une loyale figure… ça repose…

— Toi… — dit Basquine à Bamboche, — avec un singulier accent d’affection, de reproche et de mélancolie, tu n’es pas changé, tout s’émousse sur toi… rien ne peut mordre sur ta nature de fer…

— Rien n’y peut mordre… excepté Martin… excepté toi…

Basquine secoua la tête.

— En vous revoyant tous deux, j’ai pleuré… comme un enfant… — poursuivit Bamboche, sans paraître remarquer le mouvement de Basquine, — dam… après tant d’années d’absence… nous voir enfin réunis…

— Vous retrouver le même jour… toi, — me dit Basquine en me tendant la main. — Et toi ! — ajouta-t-elle en donnant son autre main à Bamboche.

— Tu ne m’en veux plus ? — lui demanda Bamboche presque avec crainte.

— Entre nous trois… ne devons-nous pas tout nous pardonner ? — dit doucement Basquine ; puis un éclair brilla dans ses yeux ; sa lèvre sardonique se contracta, et elle ajouta :

— C’est pour d’autres qu’il faut cultiver nos haines.

— Il y a donc long-temps que tu n’avais vu Bamboche ? — demandai-je à notre compagne.

— Trois ans, — me répondit-elle.

— Oui… trois ans, — reprit Bamboche sans oser, pour ainsi dire, regarder Basquine.

— Ainsi, tu ignorais qu’elle dût jouer ce soir ? — dis-je à notre ami.

— Je ne la savais pas à Paris, et je n’avais pas seulement lu l’affiche, — reprit-il. — Quand je suis rentré dans ma loge, le tapage commençait… cabale montée, j’en suis sûr… par ces méchants gants jaunes de l’avant-scène. Malheureusement… je n’ai eu que le temps de les souffleter.

— Dans cette loge, tu l’as reconnu ? — lui dis-je.

— Qui ?

— Scipion !… le petit vicomte !

— Le gamin de la forêt de Chantilly ! — s’écria Bamboche.

— Martin a raison, — dit Basquine d’une voix sourde.

— C’était le vicomte.

— Tu le savais donc là ? toi, ma pauvre Basquine, — lui demandai-je.

— Non, — tout entière à mon rôle, je ne me doutais pas de la présence du vicomte ; sans cela, je me serais attendu à tout de lui…

— Pourquoi donc ? — dis-je à notre compagne ?

— Tu l’avais donc déjà revu depuis la scène de la forêt ? — ajouta Bamboche aussi surpris que moi.

— Oui… car on croirait qu’une fatalité me rapproche toujours de cette méchante petite créature… — reprit Basquine avec un ressentiment concentré. — Il y a deux ans je l’ai revu,… et il y a deux ans, j’ai été comme aujourd’hui… humiliée, outragée… jusqu’au vif… jusqu’au sang…

— Le misérable ! — m’écriai-je, — mais d’où lui vient cet acharnement contre toi ?

— Je n’en sais rien… — reprit Basquine.

— Oh ! vicomte… vicomte… — dit Bamboche, — toi et ton père… je vous rejoindrai… Je te vengerai, Basquine…

— Je n’ai besoin de personne… — dit fièrement la jeune fille, — je sais vouloir… et attendre.

— Et il y a deux ans… crois-tu que Scipion t’ait reconnue ? — lui dis-je.

— Non… pas plus qu’il ne m’a reconnue aujourd’hui, j’en suis certaine… L’instinct du mal et le hasard l’auront guidé… Je vous dis… qu’il y a des fatalités…

Puis, passant sa main amaigrie sur son front, Basquine reprit tendrement :

— Et toi… as-tu aussi beaucoup souffert ? Es-tu heureux à cette heure ?

— Mais j’y songe maintenant — dit Bamboche en m’examinant avec une expression de surprise presque douloureuse, — toi… toi… une livrée !  !…

— En effet… — ajouta tristement Basquine — réduit à cela… toi ?

— Pardieu, c’est tout simple… — s’écria Bamboche avec un accent de raillerie amère — c’est une âme d’or… il n’y a pas de condition assez misérable pour lui… c’est comme toi, Basquine… tu as été admirable pour moi et…

— Oublions cela, — dit la jeune fille en interrompant Bamboche.

— Oui… oublions cela, — reprit-il avec amertume, et il ajouta d’un ton grave dont je fus pénétré :

— Tu l’entends, Martin, et pourtant pour elle j’ai été brutal, méchant… impitoyable…

— Tout cela est passé… — répondit simplement Basquine.

— Cela est passé, — dit Bamboche d’un air navré, — cela est passé… comme ton amour pour moi…

— L’amour !!! — dit Basquine en haussant les épaules, et ses traits reprirent cette expression d’ironie glaciale dont j’avais été si frappé dans son rôle du mauvais génie, — tu vois Martin… il me parle d’amour… à mon âge… mais mes pauvres enfants… j’ai commencé si jeune… que maintenant… pour l’amour… j’ai cinquante ans

Il y eut entre nous trois un moment de pénible silence… Malgré son rude cynisme, Bamboche restait atterré, comme moi, de voir cette jeune fille, ce trésor de beauté, de grâce, d’intelligence et de génie déjà et à jamais flétrie dans ce qui fait rayonner ou ambitionner la beauté, la grâce, l’intelligence et le génie…

— Rassurez-vous, — nous dit Basquine en nous prenant la main, à Bamboche et à moi, — dans ce cœur que toutes les misères humaines ont fait saigner jusqu’à ce qu’il fût desséché ; dans ce cœur où l’amour a été tué par une dégradation précoce, il restera toujours, comme disait autrefois Bamboche, un petit coin de tendre amitié pour vous deux… Mais nous oublions que Martin doit être impatient de savoir ce qui nous est arrivé à tous deux…

— Ah ! mes amis, — leur dis-je, — combien de fois j’ai été préoccupé de ces pensées : où sont-ils ? que deviennent-ils ? et surtout par quel sinistre événement ont-ils disparu, le soir du jour où j’ai été arrêté après le vol commis chez Claude Gérard ? Car jugez de mon désespoir, mes amis, lorsque arrivé au rendez-vous que nous nous étions donné en cas de poursuite… vous savez…

— Oui, — dit Bamboche, — au pied d’une croix de pierre, située au haut de la montée de la grande route…

— Mais puisque tu avais été pris, toi, comment es-tu venu le soir à notre rendez-vous ? — me demanda Basquine.

— Grâce à la généreuse confiance de Claude Gérard ; je vous expliquerai cela ; j’arrive donc près de la croix de pierre, là… que vois-je ! le petit châle de Basquine et quelques-unes des pièces d’argent au milieu d’une mare de sang.

— Raconte-lui tout, — dit Basquine à Bamboche, — il saura ensuite ce qui m’est arrivé.

— Je finissais d’empocher l’argent de Claude Gérard, quand tu nous as donné le signal d’alarme, — reprit Bamboche, — je voulais aller à ton secours.

— C’est moi qui l’en ai empêché, — dit Basquine, — nous nous perdions sans te sauver, Martin, et il m’était venu un autre projet…

— Tu avais raison, Claude Gérard fût facilement venu à bout de moi et de Bamboche.

— Peut-être… car j’avais mes pistolets… — reprit celui-ci, — j’étais déterminé… il y aurait peut-être eu un meurtre… ce qui est arrivé vaut mille fois mieux,… quoique j’ai manqué de laisser ma peau dans l’affaire… Je suis donc le conseil de Basquine… te voyant pris, nous nous sauvons en nous faufilant au milieu des genêts ; nous trouvons, au bout du champ, un tas de fagots ; j’en déplace trois ou quatre, et nous nous blottissons dans cette cachette.

— Voilà quel était mon projet, — reprit Basquine, — nous devions d’abord t’attendre toute la nuit au rendez-vous convenu… si tu n’y venais pas, plus de doute, tu étais pris ; nous voulions alors le lendemain parcourir le village, soit en mendiant, soit en chantant, et, une fois instruits de ton sort, nous aurions agi en conséquence.

— Mais le diable en a voulu autrement, — reprit Bamboche.

— Oui, — lui dis-je, — le diable ou le cul-de-jatte ?

— Comment sais-tu cela ? — s’écrièrent à la fois Basquine et Bamboche.

— Continuez… continuez, mes amis.

— Eh bien ! tu ne te trompes pas, — reprit Bamboche, — le cul-de-jatte en a décidé autrement ; car comme dit Basquine, il y a de singulières fatalités… Donc, une fois la nuit venue, nous avions été t’attendre à notre rendez-vous, il faisait un clair de lune superbe. Assis au pied de la croix de pierre, je m’amusais à compter notre argent dans le châle de Basquine… La route était déserte ; nous nous croyions seuls ; mais voilà qu’une main de fer m’empoigne brusquement par la nuque : — Sauve-toi, Basquine !

— Ça a été son premier cri, — dit la jeune fille.

— Mon second cri a été quelque chose comme : tonnerre de Dieu ! Et me voilà à me débattre de toutes mes forces, afin de me dégager et de prendre un de mes pistolets… J’y parviens, mais le gredin de cul-de-jatte…

— Je ne me trompais pas, — dis-je à Bamboche. — Il s’était sans doute tenu caché derrière la base de la croix de pierre.

— Juste, — poursuivit Bamboche. — Dans la lutte, le brigand m’arrache mon pistolet au moment où je venais de l’armer, et me le tire dans les côtes, ici, à droite, j’ai une cicatrice à y fourrer le pouce[1]. Comment ne m’a-t-il pas tué ? Que le diable m’emporte si je le sais…

— Mais ce misérable, tu l’as revu ? — m’écriai-je.

— Pardieu… il est venu aujourd’hui ici me demander trois fois… c’est lui qu’on nomme le Major. Tu n’as pas entendu le portier m’annoncer sa visite ?

— Tu vois ce misérable ? — répétai-je avec un accent de reproche.

— J’en ai revu bien d’autres, — s’écria Bamboche, — que veux-tu ? je pratique sur une grande échelle l’oubli des injures,… et des coups de pistolet à bout pourtant… Recevant donc du cul-de-jatte une telle dragée en pleine poitrine… je tombe sur le coup… Basquine se sauve en criant à l’assassin ! au secours !… et la pauvre enfant est tellement saisie d’épouvante, que, perdant complètement la tête, elle court sans savoir où elle va… finalement, pendant une quinzaine de jours, elle est restée folle de frayeur. Elle te contera ça… car, c’est à dater de ce coup de pistolet, qu’elle et moi nous avons été séparés… pour la première fois…

— Pauvre Basquine, — dis-je en prenant dans mes mains les mains de la jeune fille, — et toi ? qui t’a sauvé, Bamboche ?

— Un brave voiturier, il s’en allait à vide sur cette route, environ une heure après l’événement… il me voit baigné dans mon sang, quasi mort, à quelques pas de la croix, il me relève, me met sur sa charrette, comptant me transporter à cinq ou six lieues de là, dans un bourg où il y avait un chirurgien. Mais, comme le lendemain dans la matinée nous approchions de ce bourg, des gendarmes rencontrent la voiture, le charretier raconte la chose, on fait mettre le premier appareil sur ma blessure, et l’on me mène à l’hospice de la ville voisine ; on me guérit, et comme je suis bien forcé d’avouer que je n’ai ni asile, ni ressources, on m’envoie finir ma convalescence en prison, comme vagabond.

— En prison ! — m’écriai-je ?

— Oui, — reprit Bamboche, — et j’y suis resté jusqu’à dix-sept ans ; tu conçois que ça m’a achevé, car les mépris, les duretés de la geôle ne vous rendent pas tendre, quand on est déjà coriace, et la société des petits voleurs n’est pas faite pour développer en vous le sens moral. Après cela, il faut être juste, il y a du bon dans la prison ; soyez un tantinet vagabond ou voleur, vous recevez là une éducation que le plus grand nombre des enfants du peuple ne reçoivent jamais : en prison on apprend à lire, à écrire, à compter, un peu de dessin, et un métier si on n’en a pas… on emporte une petite épargne, et souvent même, vois comme cela est encourageant, en sortant, on est placé tout de suite. Cependant, je n’appréciai pas comme je devais les avantages de ma position ; j’ai d’abord voulu me briser la tête contre les murs, et puis, par réflexion, j’ai voulu la briser aux autres, et puis enfin je me suis résigné à ne rien briser du tout, me disant : j’ai treize ans, c’est trois ans à faire ? faisons nos trois ans. Je vais bien t’étonner, Martin, ces trois ans ont passé comme un songe, car une fois que j’ai eu mordu à la lecture, j’ai été possédé de la rage de lire et d’appendre. On obtenait tout de moi, en me promettant des livres. Ce que j’ai lu est incalculable ; je faisais en deux heures la tâche d’une demi-journée, afin de consacrer le reste du temps à la lecture. On m’avait montré le métier de serrurier, et je martelais comme un Vulcain, toujours pour qu’on me laissât ensuite dévorer des volumes. Du reste, c’est une justice à me rendre, mes amis, et à vous aussi, je ne contractai pas la moindre amitié en prison ; la place était prise : j’étais fort, j’eus des flatteurs, je les méprisais ; j’étais méchant, j’eus des ennemis, je les bravais ; mais des amis, jamais ; je vécus seul, confit dans mon fiel. Car j’en ai fait… le diable le sait, et il y avait de quoi ; tu comprends, Martin, ce que j’étais devenu à l’âge de seize ans, surtout si tu joins à tous mes mauvais ressentiments ma cruelle incertitude sur votre sort à tous deux, et la violence de mon amour pour Basquine, poussé parfois jusqu’au vertige, car entre ces quatre murs de prison, l’éloignement et mes souvenirs rendaient ma passion encore plus ardente qu’avant notre séparation. Je sortis de prison, bronzé au mal, noué moralement, comme un arbre tordu par le vent.

— Je m’explique maintenant, — dis-je à Bamboche, l’effroi que la prison inspirait à Claude Gérard. — « Te faire mettre en prison, malheureux enfant, » — me disait-il, lorsqu’il m’eut arrêté lors de notre vol, — « c’est te perdre, c’est te dépraver à jamais. »

— Claude Gérard avait raison cette fois, comme tant d’autres, — reprit Bamboche, — le mauvais pli était pris, et bien pris ; en sortant de prison, où j’étais devenu assez bon ouvrier serrurier, je fus tout de suite recommandé à un patron. Ma ligne ainsi tracée, j’avais un gagne-pain et l’intelligence ouverte par l’instruction. Avec ça je pouvais crever de misère, comme tant d’autres… mais j’avais du moins une chance ; il était trop tard. La vie de prison m’avait achevé complètement, le travail m’était insupportable, tous mes appétits, comprimés pendant si long-temps, faisaient rage. J’entrai néanmoins chez un maître serrurier ; il avait une sœur, une veuve de trente-six ans, coquette, avenante et riche d’une soixantaine de mille francs. Si je travaillais peu à la boutique, je faisais en revanche le beau parleur, je chantais des chansons joyeuses, souvenirs de notre pître et de la Levrasse, sans compter les grimaces et les tours d’équilibre ; grâce à ces belles séductions, je tournai la tête de la veuve ; un beau jour, je l’enlevai, je jetai ma blouse aux orties et nous vécûmes en riches bourgeois. Ça ne m’empêchait pas de ne songer qu’à Basquine et à toi. Entreprendre un voyage à votre recherche, c’était mon idée fixe, mais il fallait du temps, de l’argent, et la veuve gardait la bourse, tout cela est ignoble. Mon brave Martin, j’aurais pu gagner mes cinquante sous ou trois francs en travaillant comme un nègre, mais j’avais eu jusque-là en prison tant de misère… que ma foi… tiens, ça me coûte de te raconter à toi ces vilenies-là… J’arrive à quelque chose qui te plaira davantage… parce que là… j’ai été à-peu-près bien… Sur ces entrefaites, le hasard me fit rencontrer Basquine… elle avait alors treize ans…

Deux coups frappés assez rudement à la porte de l’appartement interrompirent le récit de Bamboche ; il fit un geste de surprise et d’impatience, alla dans l’antichambre et moi et Basquine, nous entendîmes les paroles suivantes échangées entre Bamboche et son interlocuteur à travers la porte qui s’ouvrait sur l’escalier.

— Qui est là ? — demanda Bamboche.

— Moi… le Major.

— Va-t’en au diable… et reviens demain matin.

— C’est très-pressé.

— Ça m’est égal.

— C’est pour l’affaire Robert de Mareuil, c’est la Levrasse qui m’envoie.

— Écoutez bien, monsieur le Major, si vous ne descendez pas à l’instant l’escalier, de bonne grâce… je vais sortir et vous le faire descendre plus lestement que ne le comporte votre âge vénérable…

— Mais je vous dis, Capitaine, que c’est si pressé que…

— Monsieur le Major !!! — fit Bamboche d’une voix tonnante en donnant un tour de clé à la serrure, comme s’il allait sortir.

Sans doute la menace de Bamboche fut efficace, car il referma la serrure à double tour, en disant :

— À la bonne heure…

Et il rentra dans la chambre.

— Tu connais Robert de Mareuil, — lui dis-je, frappé de ce que je venais d’entendre.

— J’ai cet honneur-là… dit Bamboche d’un ton sardonique. — Quelle canaille !…

— Lui… — m’écriai-je ?

— Je crois bien…

— Tu en es sûr ?

— Je m’y connais et j’en réponds.

— Nous reparlerons plus tard de Robert de Mareuil, — dis-je à Bamboche, après un moment de réflexion. — Continue ton récit.

— C’est moi qui le continuerai pour lui, reprit Basquine, car il dirait mal ce qu’il y a eu de bon, de généreux dans sa conduite envers moi.

— Tu as raison, Basquine… — lui dis-je, — nous t’écoutons.




CHAPITRE II.


histoire de basquine.


Plus j’examinais Basquine, plus je remarquais en elle une élégance de manières, dont je n’avais pas été tout d’abord frappé, et qui me rappelaient vaguement Régina, car je ne pouvais juger d’après un autre point de comparaison, ma vie s’étant jusqu’alors passée dans les plus infimes conditions.

La révélation du talent de Basquine m’avait causé plus d’admiration que de surprise ; il me paraissait la conséquence, le développement presque logique de ses dons naturels, déjà si remarquables dès son enfance ; mais cette grâce, cette distinction de manières, qui ne s’acquiert que par l’habitude du grand monde, comment Basquine les possédait-elle ? comment son langage était-il devenu toujours correct, réservé, souvent choisi, quelquefois éloquent et élevé ?

Bamboche, avec sa verve cynique, railleuse et son éducation de prison, alimentée par une foule de lectures bonnes ou mauvaises, parlait le langage qu’il devait tenir, et son geste trivial, ses façons grossières ou violentes ne démentaient en rien ses paroles ; mais, chez Basquine, d’où venait cette harmonie si complète, entre la distinction de ses manières, et celle de son langage ? Comment avait-elle pu désapprendre, à ce point, les enseignements vulgaires, ignobles, obscènes, de la mère Major, de la Levrasse et du paillasse, horribles enseignements dont la corruption avait infecté son enfance ?

Ce mystère dont j’étais vivement préoccupé, devait bientôt s’expliquer.

— Tu vas entendre Basquine, — me dit Bamboche, — tu verras ce que la pauvre petite a souffert… auprès d’elle… je menais en prison une vie de sybarite.

— J’ai toujours subi le malheur avec résignation… — dit Basquine, — mais l’humiliation, le mépris… l’insulte, oh ! c’est de cela… que j’ai le plus souffert.

Après un moment de silence, Basquine reprit :

— Écoute, Martin, et tu verras que nos destinées, sans doute diverses, sont du moins pareilles en misères… Bamboche te l’a dit, en le voyant tomber sous le coup de pistolet du cul-de-jatte, l’épouvante me rendit à-peu-près folle ; je pris la fuite en criant au secours !… à l’assassin !.. Le cul-de-jatte me poursuivit sans doute pour me tuer aussi… mais la frayeur me donna une telle célérité, qu’échappant au bandit, je me jetai dans un taillis, où il perdit mes traces. Ces souvenirs sont pour moi très-vagues, car l’épouvante troublait complètement ma raison ; je passai la nuit blottie dans ce taillis. Au point du jour, je sortis et marchai à l’aventure, il paraît que je rencontrai dans la campagne un bouvier qui conduisait son troupeau à la foire d’hiver de Limoges.

— Comment : il paraît que tu rencontras ? — dis-je à Basquine, surpris de cette expression dubitative.

— Je dis : il paraît, mon bon Martin, parce que c’est seulement plusieurs jours après cette rencontre, que je sortis peu-à-peu de l’hébétement où m’avait plongée la vue du meurtre de Bamboche ; j’appris alors par le bouvier les détails de ma rencontre avec lui : le tintement des clochettes que portaient quelques-unes de ses vaches, ayant probablement attiré mon attention, je me dirigeai du côté de ce troupeau, et je l’accompagnai pendant assez long-temps, rendant même quelques services au bouvier avec un instinct purement machinal, en aidant ses chiens à conduire son bétail. Cet homme eut pitié de moi ; il me prit pour une idiote dont on avait voulu se débarrasser en l’abandonnant et en la perdant ; à la couchée, il me fit donner à souper et une bonne litière dans l’étable ; au point du jour, je fus sur pied, malgré la neige qui tombait avec abondance, je suivis courageusement le bouvier. Plusieurs jours se passèrent ainsi, pendant lesquels, à la croissante surprise de mon protecteur, mon hébétement se dissipa peu-à-peu ; ma raison commençait à se remettre de son violent ébranlement ; enfin la veille, je crois, de notre arrivée à Limoges, après une nuit passée dans un profond et lourd sommeil, je m’éveillai complètement revenue de cette longue aberration. Ma première pensée fut de m’écrier, presque machinalement, en regardant autour de moi : — Bamboche ! Martin !… puis seulement alors j’eus vaguement conscience de ce qui m’était arrivé, tout étonnée de me trouver seule couchée dans une étable… Entre ce réveil de ma raison et l’instant du meurtre de Bamboche, il existait une lacune que je tâchais en vain de combler ; le bouvier entra et me dit : — Allons, en route, petite. — Je lui demandai ce qu’il me voulait, comment je me trouvais dans cette étable, et je lui racontai (sauf quelques détails) l’aventure qui m’avait rendue sans doute folle d’épouvante ; la commisération de ce digne homme augmenta, et il me dit comment il m’avait rencontrée et regardée comme une idiote abandonnée. Je sus de lui que je me trouvais alors à trente ou quarante lieues de l’endroit où Bamboche avait été tué, (je le croyais mort) et où tu avais sans doute été arrêté, Martin. Malgré la pitié que je lui inspirais, le bouvier ne pouvait me garder à sa suite, son commerce forain le conduisait d’une province à une autre, et, son troupeau vendu, il devait acheter des mulets dans les environs de Limoges. — Je ne peux pourtant pas, petite, te laisser comme ça sur le pavé, — me dit-il ; — l’hôtesse chez qui je loge ordinairement dans mes voyages, est une bonne femme ; je lui demanderai de te prendre pour aider ses servantes ; tu auras, du moins, en attendant mieux, du pain et un abri. Nous arrivâmes le soir dans un des faubourgs de Limoges, à l’auberge où s’arrêtait ordinairement le bouvier ; sa demande en ma faveur fut assez mal accueillie par l’aubergiste ; mais enfin elle consentit à me garder. Je restai quelque temps dans cette auberge, servante des autres domestiques ; vivant de leurs restes, et couchant dans un coin de l’écurie. Je croyais Bamboche mort, quarante lieues peut-être me séparaient de l’endroit où je t’avais perdu, mon bon Martin, et si dure que me semblât ma position dans l’auberge de Limoges, je n’osais pas en sortir pour recommencer seule une vie vagabonde comme l’avait été la nôtre. Depuis un mois je vivais dans cette auberge, lorsque j’en sortis par une étrange aventure…

Et comme Basquine semblait hésiter à continuer :

— Peut-être ces aveux te sont pénibles — lui dis-je en voyant sa physionomie s’attrister.

— Non… — reprit-elle avec son sourire amer et glacé, — non… souvent, au contraire, j’évoque ce souvenir et bien d’autres… Ils retrempent mon courage, mon énergie, ma volonté… j’y puise de nouvelles forces pour marcher opiniâtrement vers le but que je veux atteindre… et je l’atteindrai, oh ! oui… je l’atteindrai !

Je fus frappé de l’inflexible résolution avec laquelle Basquine prononça ces dernières paroles, et du sombre éclat de ses grands yeux.

— Quel est donc ce but que tu poursuis ? — dis-je à Basquine en interrogeant aussi Bamboche du regard.

— Je n’en sais rien, — me répondit-il ; — il y a trois ans que je l’ai vue, et elle ne m’a fait là-dessus aucune confidence… n’est-ce pas, Basquine ?

— Non, — reprit-elle.

Et elle continua après un nouveau silence :

— J’étais donc servante des servantes dans cette auberge. Elle se trouvait à mi-côte d’une pente rapide où les voitures ne pouvaient cheminer que très-lentement. Un jour où le givre glacé, tombé pendant la nuit, rendait cette montée presque impraticable, je me trouvais assise sur un banc à la porte de l’auberge, lorsque je vis passer d’abord un courrier vêtu de rouge, magnifiquement galonné d’or ; il précédait de peu de temps plusieurs voitures appartenant, selon ce que j’entendis dire autour de moi, au milord-duc de Castleby, grand seigneur irlandais, immensément riche, voyageant avec une suite nombreuse. Il avait séjourné pendant deux jours à Limoges, et ses cuisiniers étaient partis la veille au soir avec deux fourgons remplis de provisions pour aller préparer son repas dans la ville où il devait passer la nuit.

— Quel luxe ! — m’écriai-je.

— Cela n’était rien, mon pauvre Martin, — reprit Basquine, — le matin même un autre fourgon rempli d’un mobilier portatif, accompagné d’un valet de chambre tapissier, devançait ce haut et puissant seigneur qui trouvait ainsi, à son arrivée dans toutes les auberges, plusieurs chambres meublées de la manière la plus splendide et la plus commode.

— Tant de prodigalités, c’est à n’y pas croire…

— Le gaillard entendait la vie, — dit Bamboche.

— Et que dirais-tu donc, mon bon Martin, — reprit Basquine, — si je te parlais d’une espèce de voiture qui terminait la suite du duc de Castleby, et où se trouvaient deux chevaux de selle[2], avec leurs palefreniers, car il se pouvait que monseigneur eût la fantaisie de faire une partie de la route à cheval.

— Faire voyager des chevaux en voiture ? que dis-tu de cela, Martin ? — me demanda Bamboche.

Et comme je regardais fixement Basquine, croyant qu’elle se jouait de ma crédulité, elle reprit d’un ton sardonique :

— Sans doute ces prodigalités étaient folles, mais le duc de Castleby jouissait de près de quatre millions de rentes en terres, et quelqu’un de sa suite me disait plus tard, que bien des fois il avait vu en Irlande, dans les domaines de sa seigneurie, des familles entières de paysans rester nues sur la paille pourrie de leur tanière, pendant que la mère ou une des filles lavait au ruisseau les haillons de ces misérables… Que veux-tu, mon bon Martin, sans ces contrastes, le monde serait d’une désolante platitude…

Ce froid sarcasme, chez cette jeune fille de seize ans, me navrait et m’effrayait à la fois. Basquine continua :

— J’étais donc assise sur un banc à la porte de l’auberge, regardant de tous mes yeux cette file d’équipages qui s’avançaient lentement, lorsque tout-à-coup la première voiture, celle du duc, s’arrêta, d’après l’ordre transmis aux postillons, par un des domestiques placés sur le siège de devant. À travers la glace de la portière de cette voiture, j’aperçus deux petits yeux d’un bleu clair dont je n’oublierai jamais l’expression, attachés opiniâtrement sur moi ; je ne vis que ces deux yeux, car la figure du personnage qui me regardait si obstinément, disparaissait presque entièrement cachée au milieu des fourrures d’une pelisse et d’un bonnet de voyage.

Toutes les voitures s’étaient arrêtées. Au bout de quelques minutes d’attente et de plusieurs allées et venues de la part de différentes personnes de la suite du duc qui, le chapeau à la main, venaient lui parler à la portière, je vis une femme de trente ans environ, d’une figure agréable et distinguée, descendre de l’une des voitures de suite, se diriger vers l’auberge et demander l’hôtesse : « Va conduire cette dame à notre bourgeoise au lieu de rester là à regarder les mouches, » — me dit une des servantes en me poussant rudement par le bras. — « C’est justement ce que je désirais, ma chère fille, » — dit l’étrangère à la servante avec un accent anglais assez prononcé, puis me prenant par la main elle me dit du ton le plus caressant : — « Conduisez-moi à la maîtresse de l’auberge, mon enfant. » Je conduisis l’étrangère, elle resta quelques moments enfermée avec l’aubergiste et celle-ci me dit en sortant : « Petite, tu es ici par charité, tu n’as pas de chemise sur le dos, on ne sait pas d’où tu viens, tu n’as pas de parents, je ne pourrais pas te garder long-temps, parce que tu manges plus que tu ne gagnes. Cette dame te trouve gentille, elle a pitié de toi ; si tu veux aller avec elle, tu monteras dans ces belles voitures que tu vois, et tu seras bien heureuse ; décide-toi. Mais je te préviens que si tu refuses une si bonne aubaine, demain je te mets à la porte, vrai comme je te le dis. »

— Pauvre enfant ! comment refuser une pareille offre, dans la misérable position où tu te trouves, — dis-je à Basquine.

— Aussi j’acceptai bien vite, — me répondit-elle. — Et pourtant, non sans un serrement de cœur inexplicable, quoique tout cela me parût un beau rêve. La dame que je nommerai désormais miss Turner, me prit par la main, ayant sans doute l’ordre de ne pas me présenter alors au duc de Castleby : elle me fit monter dans la voiture qu’elle occupait, et la file d’équipage poursuivit sa route. Lorsque je fus un peu remise de ma stupeur, je regardai autour de moi ; je me trouvais dans une berline à quatre places, toutes occupées, car j’étais entre miss Turner et une jeune négresse aux traits non pas difformes et épatés, mais d’une grande régularité ; son manteau de voyage laissait entrevoir un costume d’une originalité charmante : à ses bras nus, polis comme de l’ébène, brillaient des bracelets d’argent ; en face de moi, je vis deux autres jeunes femmes, l’une très-grasse, d’une blancheur éblouissante, avait les cheveux d’un blond très-pâle, les yeux bleu-clair et les joues très-roses : celle-ci était flamande ; enfin la quatrième, d’une figure commune, quoique assez piquante, était coiffée d’une marmotte, et vêtue avec luxe, des riches écaillères de Paris lorsqu’elles s’endimanchent. Catherine (elle s’appelait ainsi) était en effet une fille du quartier des Halles. Elle avait l’air gouailleur, insolent, hardi, et, ainsi que je l’ai su depuis, elle empruntait presque toujours son langage à ce vocabulaire toléré au carnaval. Ces grossièretés ne manquaient pas d’un certain esprit, et divertissaient fort le duc de Castleby, qui souvent, après boire, s’amusait du cynisme effronté de cette créature, ramassée par le duc lui-même dans l’un des cloaques les plus fangeux de Paris.

— C’est impossible, — m’écriai-je… — de notre temps de pareilles mœurs ! Cette espèce de sérail voyageant à la suite d’un homme.

— Pauvre Martin, il s’étonne encore de quelque chose, — dit Basquine à Bamboche.

— Basquine n’invente rien, et ne dit même pas tout, — reprit Bamboche. — Ce milord-duc a existé. J’ai connu dans la plus que mauvaise société où je vis, des témoins ou des complices de ses… bizarreries.

— Que veux-tu ? Martin, — reprit Basquine avec son rire sardonique, — on naît tout-puissant par la fortune, et par le rang on est blasé vite et tôt ; il faut alors du nouveau, de l’étrange… je ne vis d’ailleurs, à bien dire, que ce jour-là les créatures qui composaient le sérail du duc, car une fois arrivée au terme de ma destination, ma vie fut la plus isolée et la plus étrange du monde. Au relais suivant miss Turner, mandée auprès du milord-duc, me quitta un instant, revint bientôt, et me fit signe de la suivre. Je quittai la voiture du sérail, et, seule avec miss Turner, je m’installai dans une calèche ordinairement occupée par l’intendant et le secrétaire du duc de Castleby ; mais cette fois ces importants personnages se placèrent comme ils purent, dans d’autres voitures de suite. Dans la première ville où nous passâmes, miss Turner m’acheta de quoi me vêtir convenablement, je voyageai toujours seule avec elle ; on nous servait à part dans les auberges, et je partageais sa chambre. Très-silencieuse, très-réservée, cette jeune femme ne répondait que par monosyllabes à toutes mes questions, et ses réponses, empreintes d’ailleurs d’une sorte de déférence, se bornaient à-peu-près à ceci : — Soyez tranquille, Mademoiselle, Monseigneur vous donnera l’éducation qu’il donnerait à sa fille. — Vous ne savez pas le bonheur que vous avez eu de rencontrer Monseigneur sur votre route. — Il n’est pas de seigneur meilleur, plus généreux.

— Tout ceci est bien étrange, — dis-je à Basquine.

— Plus étrange encore que tu ne peux le penser, Martin ; du reste, lorsque nous fûmes arrivées au château du duc, je m’abandonnai complètement aux douceurs d’un bien-être si nouveau pour moi. La femme de chambre de miss Turner me servait ; la table du duc était d’une délicatesse, d’une somptuosité inouïe, mais nous mangions séparément. Ma santé, appauvrie par les privations, devenait de plus en plus florissante ; miss Turner s’extasiait sur ma beauté croissante, disant qu’en quelques jours je n’étais plus reconnaissable ; j’occupais un appartement, meublé avec une élégance, un luxe, une recherche dont il est difficile de se faire une idée ; tous les jours je montais en voiture avec miss Turner, et nous nous rendions dans un parc réservé, où je pouvais courir et jouer à des jeux de toute espèce. Souvent aussi miss Turner me faisait monter sur un charmant petit cheval, doux et apprivoisé comme un chien ; la fille du plus grand seigneur ne pouvait, je crois, avoir une existence comparable à la mienne.

— Et tu n’avais pas encore vu le milord-duc ? — lui dis-je.

— Non. Je ne lui fus présentée que trois semaines environ après notre arrivée au château, résidence toute royale, j’oubliais de te le dire, et si admirablement située, au milieu d’un des plus beaux sites du Midi de la France, que la température y était, disait-on, aussi douce qu’à Hières ; c’est là que milord-duc passait souvent une partie de l’hiver.

— Mais pourquoi tardait-on ainsi à te présenter à cet homme ? — demandais-je à Basquine.

— On attendait l’arrivée de plusieurs caisses d’habillements composant un magnifique trousseau, commandé pour moi à Paris, chez les meilleures faiseuses… Avant de poursuivre, je dois te dire, Martin, que miss Turner était une personne de manières accomplies, et qu’elle m’avait sans cesse repris avec douceur et fermeté sur tous les manques d’usage et sur les grossières expressions qui m’étaient familières. Je m’étudiais, pour lui complaire, à observer ses recommandations. La veille du jour où je fus présentée au duc de Castleby, miss Turner me dit : — « Vous voilà presque une petite lady accomplie, pour les manières et pour le savoir-vivre ; j’espère que Monseigneur sera très-content de ce que vous avez si bien profité de mes leçons. » Le jour de la présentation arriva. Si j’entre dans quelques détails sur ma toilette, mon bon Martin, c’est non par coquetterie, mais parce qu’elle avait, d’après les ordres du duc, un caractère enfantin très-prononcé : mes cheveux séparés au milieu de mon front tombaient en grosses boucles sur mon cou et sur mes épaules, j’avais les bras nus et une robe de magnifique mousseline des Indes brodée, avec un pantalon pareil, des bas de soie blancs à jours et de petits souliers de satin noir ; à force de m’entendre répéter par miss Turner et sa femme de chambre que j’étais charmante ainsi, je finis par me regarder dans une psyché, placée dans mon cabinet de toilette (il va sans dire que mon appartement était des plus complets depuis l’antichambre jusqu’à la salle de bain) ; après m’être ainsi contemplée, j’avoue en toute humilité que je me trouvai très-belle. — Maintenant, — me dit miss Turner de son air grave et compassé en tirant d’une caisse une magnifique poupée, — voici une poupée que Monseigneur vous donne ; il faudra l’en remercier, entendez-vous ? — Oui, miss Turner, — dis-je en admirant ce jouet, véritable merveille, sans oser y toucher. — Prenez donc votre poupée, — me dit ma gouvernante. — Mais, — lui répondis-je, — est-ce que nous n’allons pas chez Monseigneur ? — Si, Mademoiselle, nous y allons, et Monseigneur désire que vous apportiez votre poupée avec vous. — Assez surprise, je l’avoue, de cette recommandation, je suivis ma gouvernante chez Monseigneur.

Cette dernière partie du récit de Basquine me déroutait complètement, et, dans ma naïveté, je dis à la jeune fille :

— Ces soins, cette éducation que l’on te donnait, prouvent du moins que ce milord-duc n’était pas un méchant homme.

Basquine me regarda fixement et partit d’un éclat de rire sardonique qui me fit frémir.




CHAPITRE III.


histoire de basquine. (Suite.)


— Avant de continuer ce récit… mon bon Martin, et pour te préparer à entendre des choses… que tu croiras à peine, — reprit Basquine, — dis-moi : connais-tu l’aventure du bon Louis XV avec Mlle Tiercelin ?

— Non… — répondis-je à Basquine, assez surpris de cette question, — je ne connais pas cette aventure.

— Durant mon séjour chez le duc de Castleby, — reprit Basquine, — j’ai été par hasard à même de lire beaucoup d’écrits sur le règne de Louis le Bien-Aimé. Voici l’aventure : Ce bon roi passant un jour par les Tuileries, remarqua dans le jardin une petite fille de onze ans à peine… entends-tu bien, Martin ?… de onze ans à peine… C’était l’enfant d’un bourgeois de Paris, nommé Tiercelin, qui vivait de ses rentes… le roi eut un caprice pour cette petite fille, et… elle fut mise dans le lit royal par la marquise de Pompadour, rivale indulgente, comme vous voyez.

— Oh !… cela est infâme, — m’écriai-je avec stupeur. — Basquine poursuivit avec son impassibilité sardonique.

— Louis XV fut, chose assez rare, fidèle pendant deux ans à la petite Tiercelin… Cette fidélité épouvanta courtisans et courtisanes, et, par suite de je ne sais quelle intrigue du duc de Choiseul, la pauvre enfant fut, ainsi que son père, jetée à la Bastille,… tous deux y restèrent quatorze ans[3].

— Aussi, l’histoire dit-elle Louis-le-Bien-Aimé !… — reprit Bamboche en éclatant de rire.

— La morale de ceci — reprit Basquine, avec son accent de raillerie amère — c’est que Louis XV était un naïf écolier auprès du milord-duc de Castleby, et qu’il eût mieux valu pour moi rester en prison quatorze ans que de vivre comme j’ai vécu… dans l’opulente maison du milord-duc.

Effrayé de l’expression de Basquine, lorsqu’elle prononça ces derniers mots, je m’écriai :

— Tu as donc été retenue par force auprès de cet homme ?

— Non… — me dit-elle — j’y suis restée volontairement.

Et comme je paraissais ne pas comprendre la contradiction de ses paroles, Basquine continua :

— Avant de te citer l’aventure de Louis le Bien-Aimé j’en étais restée, je crois, à ma présentation au milord-duc ; vêtue d’une magnifique toilette enfantine, portant ma belle poupée d’une main, je donnai l’autre à ma gouvernante ; et nous traversâmes d’abord une magnifique galerie de tableaux, puis des salons tous plus splendides les uns que les autres, et nous arrivâmes à l’appartement particulier du milord-duc ; à l’exception de ses deux valets de chambre de confiance, aucun des gens de la maison ne pénétrait jamais dans ces appartements. Ma gouvernante s’arrêtant avec moi devant une porte recouverte de velours rouge, sonna d’une façon particulière ; l’un des deux hommes de confiance nous ouvrit, il échangea quelques mots en anglais avec miss Turner, qui me remit alors aux mains de ce nouveau personnage et me dit : « — Corso (c’est le nom de ce valet de chambre italien) va vous conduire auprès de monseigneur, soyez bien sage, comportez-vous comme une petite lady bien élevée et souvenez-vous de tous mes conseils. » — La porte se referma sur ma gouvernante, je restai seule avec ce Corso, dont la figure à la fois efféminée et basanée, les yeux noirs, perçants, profondément charbonnés, m’inspiraient une vague répulsion. — « Si Mademoiselle veut me suivre, — me dit-il respectueusement en me prenant par la main, — je vais la conduire auprès de Monseigneur. » — Et Corso me fit traverser un premier salon, puis une espèce de boudoir complètement lambrissé de glaces, dont le plafond était en glaces, ainsi qu’une partie du parquet ; Corso toucha à un ressort que je n’aperçus pas, un panneau de glace glissa dans une rainure, et tenant toujours mon guide par la main, je le suivis avec une inquiétude croissante dans un corridor complètement obscur, et garni d’épais tapis où s’amortissait le bruit de nos pas. Au bout de quelques minutes, une porte s’ouvrit, Corso me poussa légèrement devant lui, et lorsque je me retournai vivement vers mon conducteur, il avait disparu, et il me fut impossible de reconnaître par quelle issue j’étais entrée. De ma vie, je n’oublierai cette scène : Je me trouvais dans une espèce de rotonde toute tendue de draperies noires semées de larmes d’argent et éclairée par une lampe funéraire aussi en argent ; la senteur pénétrante des parfums les plus suaves et les plus violents remplissait cette pièce sépulcrale, meublée d’une sorte de banc circulaire en ébène poli, sans oreillers ni coussins. Au milieu de la rotonde était une table recouverte d’un tapis de velours noir, brodé d’argent comme la housse d’un cercueil ; sur cette table je vis un petit ménage comme disent les enfants, mais un petit ménage d’une magnificence incroyable ; toutes les pièces de ce service en miniature étaient en or, rehaussé d’émail et de pierres fines ; je remarquai surtout une soupière grande comme une tasse, un chef-d’œuvre d’orfèvrerie ; rien ne manquait, depuis des plats de toute dimension jusqu’à des huiliers et carafes de cristal de roche, grandes comme des flacons de poche, et des salières où un pois eût tenu à peine.

— Et les paysans des domaines de cet homme, parqués à moitié nus dans des tanières, disputaient leur nourriture aux pourceaux, — lui dis-je, car le tableau de cette horrible misère était sans cesse devant mes yeux.

— Ces gens-là, mon brave Martin, — dit Bamboche, — élèvent, nourrissent et conservent le gibier à grand frais, mais ils ne tiennent pas à conserver le paysan…

— J’étais à la fois éblouie et effrayée de ce que je voyais, — reprit Basquine. — J’aperçus plus loin sur une étagère à dessus de marbre noir, toute une batterie de cuisine en argent et dans les mêmes proportions que le service, un grand réchaud, sous lequel brûlait de l’esprit de vin, devait servir de foyer et de fourneau ; il n’y avait dans ces préparatifs enfantins rien d’inquiétant ; mais le profond silence qui régnait dans cette pièce tendue de draperies funèbres, commençait à m’effrayer, lorsque l’un des pans de la tenture se souleva. Alors… je crus rêver ; je vis entrer, à cheval sur un de ces grands chevaux de bois, superbes jouets qui se meuvent par un ressort caché, je vis entrer un homme de taille moyenne, assez replet, et paraissant avoir soixante ans environ ; il portait une perruque blonde à longs tire-bouchons ; un grand col de chemise rabattu et une veste très-courte à laquelle se boutonnait son pantalon… en un mot, ce singulier personnage était vêtu comme un petit garçon de mon âge… Pour compléter l’illusion sans doute, il soufflait de toutes ses forces dans une petite trompette de fer blanc. Ce fut ainsi qu’il fit le tour de la rotonde, en cavalcadant sur son cheval de buis.

— Heureusement c’était un fou ! — m’écriai-je en respirant après un moment d’horrible angoisse.

— Un fou ? — dit Basquine, en me regardant ; — puis elle ajouta, en échangeant un regard avec Bamboche, — oui, mon bon Martin… c’était un fou…

Et après un instant de silence, Basquine reprit :

— Milord-duc, car c’était lui, se laissait en effet aller parfois à des… manies qui touchaient à la folie. Ma première impression, à la vue de ce vieillard, grotesquement vêtu en enfant de dix ans et jouant comme un enfant de cet âge, fut d’éclater de rire… Mais ce rire n’ayant aucun écho dans cette profonde et sinistre solitude, car milord-duc ayant cessé sa cavalcade, était descendu de cheval, et, muet, impassible, me couvait de ses petits yeux bleus clairs, qui luisaient au milieu de sa figure d’un rouge de sang, l’épouvante me gagna de nouveau et atteignit bientôt à son comble, car ce qui m’avait d’abord paru si bouffon me semblait alors de plus en plus effrayant, je me mis à pleurer et à pousser des cris aigus.

— Et cela était effrayant, en effet, — dis-je à Basquine, — il me semble faire un rêve horrible…

— Il fallut, — reprit-elle, — les paroles affectueuses, paternelles du milord-duc (il parlait très-bien français) pour me calmer et me remettre en confiance… Lorsqu’il me vit rassurée, changeant aussitôt de ton et sans faire la moindre allusion à la manière dont il m’avait fait recueillir sur la grande route, et aux soins que depuis l’on avait eus pour moi, il me dit en affectant le zézaiement d’une prononciation enfantine ; — « Tu m’appelleras Toto, tu me tutoieras, nous allons faire la dînette… Tu as là une bien belle poupée !… Oh ! mais moi aussi j’ai de beaux joujoux… je te les ferai voir, mais faisons d’abord la dînette… »

Et comme je regardais Basquine d’un air stupéfait, pouvant à peine croire ce que j’entendais, elle reprit avec son sourire sardonique :

— Et Toto, duc et pair d’Angleterre, jouissait naturellement dans le monde de toute la considération, de toute l’autorité qu’imposent un grand nom et une fortune immense… de plus, comme il avait daigné représenter son pays dans je ne sais quelle ambassade de cérémonie, deux ou trois souverains l’avaient bardé de leurs plus beaux cordons… Du reste, — ajouta Basquine avec un redoublement d’ironie, — lorsqu’il n’était pas habillé en Toto, milord-duc avait l’air respectable et sévère. Par hasard, je le vis un soir se promener dans sa galerie bras-dessus bras-dessous avec l’archevêque de la ville voisine, car milord-duc était fort bon catholique… et chaque dimanche on disait la messe au château ; le duc, te dis-je, marchait le front haut et fier, portant un grand cordon bleu sur son gilet blanc et une plaque de diamants sur son habit noir… Et vraiment, dans ce grand seigneur… je n’aurais jamais reconnu Toto, avec qui j’avais fait ma première dînette.

— Ah ! si l’on pouvait, pour les voir en dedans, retourner la peau de bon nombre de respectables vieillards, surtout parmi les vieux roués politiques, la pire espèce de dépravés ! — dit Bamboche, — que de Toto on trouverait sous ces masques austères !

— Pour revenir à ma première dînette, — reprit Basquine, — nous la fîmes dans le petit ménage d’or, après avoir préparé ce dîner en miniature dans les casseroles d’argent sur le réchaud à l’esprit de vin. Bientôt, chose assez étrange, les goûts et la gaîté de mon âge reprirent le dessus ; je finis par m’amuser beaucoup de ce passe-temps ; mon camarade Toto se montrait fort expert dans cette cuisine enfantine. Immédiatement après la dînette, Toto me fit voir ses joujoux ; il y en avait d’admirables… et de singuliers… de véritables merveilles de mécanique. Ils avaient dû coûter des sommes considérables. Mais soudain, Toto, s’interrompant au milieu de son exhibition, me dit d’un air désolé : « — Voilà bientôt trois heures, bobonne va venir me chercher pour ma leçon, c’est ennuyant, à demain, pas vrai ? » — Telle fut ma première entrevue avec milord-duc, car, ayant sans doute tiré une sonnette invisible, la porte masquée par laquelle j’étais entrée, s’ouvrit, Corso y apparut, et, sur un signe de son maître, m’emmena par le même chemin que j’avais suivi pour venir, puis il me remit aux mains de Miss Turner, qui m’avait attendue en dehors de la porte de l’appartement particulier de milord-duc. Lorsque, encore tout étonnée, je racontai ces étrangetés à Miss Turner, elle y coupa court en me disant sévèrement : « — Une fois pour toutes, Mademoiselle, pas un mot de tout cela, ni à moi, ni à personne, ou vous perdrez toutes les bontés de Monseigneur. » — Cette première dînette ne fut que ridicule, — reprit Basquine, — mais le ridicule préludait à l’horrible…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En effet dans ma naïveté j’avais dit à Basquine : — Cet homme est un fou… — La suite de notre entretien, que ma plume se refuse à rapporter, me prouva que cet homme était un de ces monstres conduits à d’effroyables monomanies, et par la satiété, et par le précoce abus de tous les plaisirs que peuvent procurer d’immenses richesses acquises sans labeur, dès l’adolescence, par le fait seul de l’héritage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Du reste, — continua Basquine, — ma gouvernante Miss Turner, semblant complètement ignorer ce qui se passait, toujours réservée, impassible, s’occupait de mon éducation avec une persévérance, avec un zèle résultant de son obéissance aux ordres de son maître. Miss Turner m’apprit donc à lire et à écrire : excellente musicienne, elle cultiva et développa mes dispositions naturelles pour le chant, m’enseigna le piano, le dessin, l’histoire, la géographie ; j’aurais été, comme elle le disait, la fille du milord-duc, que mon éducation, je crois, n’eût pas été suivie avec plus d’intelligence et plus de soin.

— Ce qu’il y a d’affreux — m’écriai-je, — c’est de faire tourner une action généreuse en soi à l’accomplissement des plus monstrueux caprices… de faire marcher ainsi de front le développement de l’esprit… et la plus exécrable souillure…

— En effet, — reprit Basquine, — tandis qu’une moitié de ma vie se passait dans l’étude et dans une sorte d’austérité, car Miss Turner ne se départait jamais à mon égard de son extrême réserve, l’autre moitié de ma vie… se passait dans un enfer,… dont l’effroyable souvenir me poursuivra jusqu’à la mort.

— Et tu ne pensais pas à fuir ? — dis-je à Basquine.

— Je ne le voulais pas, — reprit-elle avec une sorte d’exaltation, — car à cette époque j’ai entrevu, pour la première fois, le but que je veux atteindre, et que j’atteindrai, — ajouta-t-elle avec une sombre résolution.

— Je ne te comprends pas, Basquine…

— Écoute, Martin… tu m’as connue bien malheureuse, n’est-ce pas ?… tu as vu ma douleur quand on m’a arrachée des bras de mon père mourant… tu sais combien mon enfance a été misérable, maltraitée, flétrie… nous avons été saltimbanques, vagabonds, voleurs… eh bien ! malgré cette dégradation si précoce… j’avais toujours au moins conservé au fond de l’Äme quelque vague remords, quelque vague aspiration vers une vie moins souillée… Vous vous rappelez cette soirée dans notre île…

— Oh ! oui… oui… — m’écriai-je.

— On n’en a pas beaucoup de ces souvenirs-là, — dit Bamboche, — et on les garde… dans le bon coin.

— Eh bien ! — reprit Basquine avec une exaltation toujours croissante, — alors je me respectais encore assez à mes propres yeux, pour tâcher d’excuser ma flétrissure, en me disant : — C’est la fatalité, c’est l’abandon qui m’ont faite ce que je suis. — Mais, après quelque temps de séjour chez le milord-duc, je fus si effroyablement dégradée par ce monstre, que je perdis même jusqu’au remords de cette dégradation dernière… Mais aussi, à mesure que l’éducation développa mon intelligence, s’éveilla en moi un besoin, un désir de vengeance, qui grandit de jour en jour… et devint mon idée fixe… incessante. De ce moment, j’acceptai mon sort avec une joie sinistre… Et j’accomplis des prodiges de travail ; tout le temps dont je pouvais disposer, je l’employais à m’instruire, à acquérir autant qu’il était en moi ces talents aimables, ces manières distinguées, séduisantes, qui donnent aux femmes une grande puissance. Le milord-duc, par un raffinement de corruption diabolique, favorisait mes goûts d’étude. Il fit venir pour moi, et moyennant un prix excessif, un excellent professeur de chant et de composition, qui avait, pour ainsi dire, créé les artistes les plus remarquables de cette époque, et dont les œuvres sont maintenant populaires. Mais, à propos de cet artiste, — ajouta Basquine en souriant doucement, — apprends, mon bon Martin, un trait qui t’épanouira le cœur, qui te reposera un moment de toutes les sinistres choses qu’il me faut te conter… Aux yeux de l’artiste dont je te parle, excellent et digne homme s’il en fut, je passais pour la fille adoptive du duc, car je serais morte de honte si mon professeur avait pu supposer ce que j’étais alors… Ce dernier admirait d’autant plus l’apparente sollicitude dont j’étais entourée, qu’il devait lui-même, me disait-il, sa carrière à un être aussi généreux que mystérieux. — « J’étais possédé du feu sacré, — me disait l’artiste, — mais pauvre, inconnu, sans ressources ; les moyens d’étudier me manquaient, car c’est à peine si j’avais du pain ; un jour je vois entrer dans ma mansarde un homme assez âgé, mal vêtu, à l’air dur, à la parole brusque, au regard pénétrant ; ses questions me prouvent qu’il connaît toutes les particularités de ma vie, de ma vocation, et le résultat de sa visite est l’assurance d’une pension qui, en effet, m’a donné les moyens d’étudier, de travailler, de me produire… et de me faire un nom ; malheureusement pour ma reconnaissance, je n’ai vu mon mystérieux bienfaiteur que cette seule fois… — Mais savez-vous au moins son nom ? — dis-je à l’artiste — qui me répondit : — Il m’a dit se nommer Monsieur Just, et l’homme d’affaires chez qui je touchais ma pension n’a jamais voulu m’en apprendre davantage sur cet homme singulier. »

— Monsieur Just… — s’écria Bamboche en interrompant Basquine, — voilà qui devient fort étrange…

— Pourquoi cela ? — lui demandai-je.

— Un jeune peintre, que j’ai connu dans mes jours de prospérité, et qui est maintenant illustre, m’a raconté qu’il devait aussi sa carrière au généreux appui d’un protecteur mystérieux, et qui se nommait aussi Monsieur Just.

— Sans doute, c’est le même ! — m’écriai-je.

— Probablement, — reprit Bamboche, — car, peu de temps après que l’avenir du jeune peintre, le meilleur et le plus honnête garçon du monde (quoiqu’il m’ait connu), a été assuré, un jeune statuaire de ses amis, artiste de la plus belle espérance, mais plongé dans une misère atroce, a été, comme le jeune peintre, miraculeusement secouru par ce diable de M. Just, que ni l’un ni l’autre n’ont vu, non plus, qu’une seule fois… mais qui doit être d’ailleurs joliment renseigné, ou avoir le nez diablement fin, pour si bien placer ses bienfaits, car le jeune statuaire, son protégé, a déjà une grande réputation.

— Ah ! merci, Basquine, merci, — m’écriai-je en respirant, — cela fait du bien… cela calme d’apprendre ces belles et nobles actions. Non, non, tous les hommes ne se dépravent pas par l’opulence ; il est de grandes âmes qui font de la richesse un sacerdoce… car, Dieu soit loué ! s’il y a des duc de Castleby, il y a aussi des M. Just !… Ah ! que ne donnerais-je pas, — m’écriai-je avec enthousiasme, — pour contempler ce grand homme de bien !




CHAPITRE IV.


histoire de basquine (Suite.)


— Hélas mon pauvre Martin, — me dit Basquine, il faut que du ciel je te fasse retomber dans l’enfer… et que je continue mon récit : avec un professeur comme celui dont je t’ai parlé et que j’eus pendant trois mois, tu dois penser que je fis des progrès rapides. Enfin, ce que je vais te dire, mon bon Martin, te semblera absurde, pourtant rien n’est plus vrai et ne prouve plus la force de ma volonté : je n’avais pas d’esprit, je voulus apprendre à avoir de l’esprit… Pour savoir ce que c’était que l’esprit,… je lus, j’étudiai les écrivains les plus remarquablement spirituels, et je retirai du moins de leur commerce un jargon qui pouvait tromper les moins connaisseurs, car le milord-duc qui avait connu dans ses nombreux voyages les gens les plus distingués de l’Europe, me dit un jour, tout émerveillé : — Je crois, Dieu me damne ! que cette petite est devenue spirituelle… — Rassure-toi, Martin, — ajouta Basquine, avec un triste sourire — je ne ferai jamais d’esprit avec toi…

— Mais cette vengeance que tu poursuivais ? — lui dis-je.

— Cette vengeance ?… — s’écria-t-elle, — pour l’assurer, il me fallait travailler chaque jour à acquérir ces talents, ces avantages, ces séductions qui me seraient un jour des armes terribles,… non contre le milord-duc, cela m’eût été impossible, mais contre toute cette race oisive, stupide, insolente ou infâme, dont le milord-duc personnifiait l’horrible vieillesse… et dont le petit Scipion personnifie l’horrible adolescence !

— Je commence… à te comprendre, Basquine, — dis-je, frappé de l’expression implacable des traits de la jeune fille.

— Ah ! race impitoyable ! — s’écria-t-elle, avec une exaltation menaçante, — ah ! pendant que vous regorgiez du superflu, mon père mourait de douleur, de misère,… et l’on m’achetait, toute enfant, pour quelques pièces d’argent. Ah ! votre exécrable insouciance de notre sort, à nous autres misérables, m’a laissé flétrir à cet âge sacré où les plus criminelles ont du moins été pures ! Ah ! lorsque je vous ai tendu une main innocente encore, quoique souillée,… vous m’avez repoussée !… Ah ! grands seigneurs blasés, vous avez fait de moi… le jouet et la victime de vos sanglantes débauches, prenant plaisir, par une ironie infernale, à éclairer d’autant plus mon intelligence, que vous me dégradiez plus affreusement comme créature… Ah ! vous m’avez abîmée d’outrages, d’opprobres ! de tortures ! Ah ! la contagion de votre effrayante perversité m’a corrompue jusqu’à la moelle, et je n’ai pas douze ans !… Mais attendez… attendez… un jour j’aurai seize ans,… l’âge de la candeur et de l’innocence,… l’âge où la beauté brille de tout son éclat, l’âge qui met en relief les séductions, les talents que j’ai acquis et que j’acquerrai encore ; attendez, attendez, et alors forte des vices que vous m’avez donnés, forte de la haine impitoyable que vous m’avez inspirée, forte de mon cœur mort avant l’âge où il s’éveille… forte de mes sens éteints avant l’âge où ils s’allument, forte surtout du mépris, de l’horreur que votre race soulève en moi… attendez… et vous verrez de quelles passions éperdues, folles, criminelles je saurai vous enivrer ! Oh ! vous m’aimerez… un jour !… Et je serai vengée !…

L’attitude, le geste, la physionomie de Basquine pendant qu’elle prononça cette imprécation, furent empreints d’une résolution si formidable, qu’involontairement je m’écriai :

— Basquine… tu m’épouvantes…

Basquine passa la main sur son front couvert d’une rougeur brûlante, garda un moment le silence, et me dit :

— Pardon, mon bon Martin, de me laisser aller à ces entraînements… mais avec toi et Bamboche, je ne cherche ni à me dissimuler ni à me contraindre… Je poursuis mon récit. Il me reste d’ailleurs peu de chose à vous dire. Un événement imprévu me fit quitter la maison du milord-duc… Il mourut subitement d’apoplexie… Son neveu, son unique héritier, arriva bientôt par la diligence pour recueillir cette immense succession. Ce neveu, déjà fort riche, mais aussi avare, aussi rigoriste que son oncle avait été prodigue et débauché, chassa du château toutes les femmes que mylord-duc y avait rassemblées, et auxquelles il n’avait d’ailleurs laissé aucun legs… Miss Turner seule avait amassé un pécule considérable. Elle garda son impassibilité ordinaire en me voyant chassée comme les autres créatures du sérail ; cependant elle me donna vingt francs et une fort belle guitare dont elle m’avait appris à jouer. — Petite, — me dit-elle, — avec ce gagne-pain, ta jolie figure, vingt francs dans ta poche, une bonne robe et un petit paquet de linge, tu ne dois pas être inquiète de ton sort. — Ce fut ainsi que je quittai le château du duc de Castleby au commencement de l’été, n’ayant qu’un but, celui d’aller à Paris, songeant déjà vaguement au théâtre… où je pouvais mieux que partout ailleurs, à force de travail, de zèle et de volonté, atteindre le premier degré de la position que je rêvais, idée fixe, unique, opiniâtre, ardente comme la vengeance… Ma route du Midi à Paris se passa sans incident remarquable ; le temps fut presque toujours magnifique, et grâce à ma guitare, dont j’accompagnais mon chant dans les cafés et autres lieux publics des villes où je m’arrêtai, je possédais en arrivant ici à-peu-près le double de ce que je devais à la générosité de Miss Turner… Bientôt le hasard me fit rencontrer Bamboche, je croyais mon cœur mort… bien mort ;… pourtant, à la vue de notre compagnon d’enfance, je tressaillis de bonheur, de joie et d’espoir…

— Quand je la rencontrai, — dit Bamboche, — je vivais avec ma veuve, sœur de mon bourgeois ; je quittai la veuve, bien entendu…

— Oui, — dit Basquine, — et tant que je restai avec lui, il se mit à travailler résolument de son état de serrurier, afin de subvenir à mes besoins, parce qu’il ne voulait pas par jalousie me laisser aller jouer de la guitare dans les cafés…

— Je le reconnais là… — lui dis-je.

— Mais… — reprit Bamboche avec un accent de regret, — elle ne te dit pas tous les chagrins dont je l’ai accablée pendant ce temps-là ; mes brutalités, mes violences causées par ma jalousie et par…

— À quoi bon parler à Martin de ces tristes souvenirs, — dit Basquine, en interrompant notre compagnon, — tu n’avais pas tort, Bamboche, de te plaindre, non de mon affection… mais de ma froideur… je n’en aimais pas d’autres, il est vrai… mais je ne t’aimais plus… comme tu aurais voulu être aimé… En te revoyant, j’avais cru un moment sentir revivre ce malheureux amour qui datait de l’enfance… je me trompais ; les sentiments hors nature ne se survivent pas… c’est déjà bien assez étrange qu’ils durent quelque temps… Et puis, vois-tu… Martin, j’étais uniquement possédée du désir d’étudier mon art, une voix secrète me disait que par lui seul j’atteindrais ce but, cette vengeance… qu’alors je poursuivais, comme aujourd’hui, avec une opiniâtreté invincible, avec une foi aveugle dans l’avenir ; la jalousie, les reproches incessants de Bamboche à propos du peu d’amour que je lui témoignais, m’affligeaient ; j’eusse été mille fois heureuse, s’il avait accepté comme je l’en suppliais une affection fraternelle ; mais ses obsessions, ses emportements me devinrent à la fin insupportables, car il souffrait cruellement de ma froideur, et mes chagrins de chaque jour étaient autant d’obstacles à la voie que je voulais suivre ;… aussi un soir…

— Quand après mon travail je rentrai chez nous, — reprit Bamboche en interrompant Basquine, — elle avait disparu… Depuis ce jour… je ne l’ai revue… qu’aujourd’hui…

— Et depuis ce temps-là… qu’es-tu devenu ?… — lui demanda Basquine avec un touchant intérêt, — dis-le nous, car pour moi, tu seras toujours mon frère comme Martin… dans quelque position que nous nous trouvions jamais tous trois, nous serons, oh… j’en suis sûre… j’en atteste notre émotion de tout-à-l’heure et l’inaltérable souvenir que nous avons conservé les uns des autres… nous serons fidèles aux serments de notre enfance.

— Oh oui !… toujours !… — m’écriai-je, ainsi que Bamboche.

Et nous prîmes chacun une des mains de Basquine.

Après un moment de silence, je dis à Bamboche :

— Reprends ton récit. Après la disparition de Basquine, qu’es-tu devenu ?

— J’ai d’abord cru que j’allais devenir fou, tant son départ m’exaspéra… Je l’aimais, vois-tu, Martin, comme je n’ai jamais aimé ni n’aimerai jamais… La preuve… c’est que pour elle… je m’étais senti des délicatesses qui me vont… comme des souliers de satin à un bœuf… car au lieu de travailler comme un enragé, pour faire aller notre petit ménage… quand j’ai eu rencontré Basquine, j’aurais pu retourner chez ma veuve et lui soutirer d’un coup plus d’argent que je n’en ai gagné en me carnageant, pour nous faire vivre nous deux Basquine, tant qu’elle est restée avec moi. Eh bien ! non… faire manger à Basquine du pain de ma veuve… ça ne m’allait pas, et pour toute autre que Basquine ça ne m’aurait-il pas été comme un gant ? Quand je te dis, Martin, qu’après toi et elle il faut tirer l’échelle aux bons sentiments.

— Avoue du moins, — lui dis-je, — qu’il est déjà grand et beau de voir notre affection mutuelle nous imposer des sentiments pareils… si restreints qu’ils soient ?

— Pour restreints, ils le sont, je t’en réponds ; aussi après le départ de Basquine, j’ai repris ma volée… d’oiseau de nuit ou de proie… Vers ce temps-là, je rencontrai la Levrasse. — Ah ! vieux gueux ! — lui dis-je, — tu es donc toujours en vie ? — Ah ! grand brigand, — me répondit-il, — tu as donc voulu me faire cuire en daube dans ma voiture ? — Et toi, tu as donc été assez coriace pour ne pas vouloir cuire ? Ça ne m’étonne pas ; mais la mère Major ? — Elle était plus tendre, elle,… tu le sais bien, mauvais garnement, — me répondit la Levrasse. — Elle a parfaitement cuit.

— Ah ! mon Dieu, — m’écriai-je ; — et l’homme-poisson ? — car j’avais souvent songé à lui depuis notre séparation.

— C’est vrai, — dit Basquine. — Pauvre Léonidas ! il était aussi enfermé dans la voiture au moment où tu y as mis le feu. La Levrasse t’en a-t-il donné des nouvelles, Bamboche ?

— L’homme-poisson a échappé au court-bouillon, m’a dit la Levrasse ; mais ce gredin de Poireau, le pitre, a été asphyxié. C’est toujours ça, — reprit Bamboche, et il continua : — La Levrasse était déjà établi marchand de jouets d’enfants passage Bourg-l’Abbé ; mais il faisait, disait-il, par délassement la banque… vieux banquiste ! Il s’y connaît. Allons, — lui dis-je, — je te pardonne ; tu n’as eu qu’une joue de rissolée, c’est mesquin, n’y pensons plus. — Ah ! tu me pardonnes ? À la bonne heure, — me répondit la Levrasse, — et pour te prouver que je suis sensible à ta clémence, je t’invite à dîner demain, nous causerons. — Je n’eus garde de manquer au rendez-vous ; le vieux brigand m’étudia, m’observa, me fit jaser, et au dessert, entre la poire et le fromage, il me dit : — Écoute, je fais la banque, et, comme banquier, j’achète souvent, pour un morceau de pain, des créances très-légalement exigibles, mais difficiles à recouvrer, tantôt parce que les créanciers ont filé en pays étranger, tantôt parce que les compères trouvent moyen de mettre leurs biens à couvert… Jusqu’ici, faute d’un associé intelligent, je n’ai pas tiré tout le parti possible de ces affaires, il y aurait pourtant de l’or en barres à gagner. Tiens, un exemple entre plusieurs : J’ai acheté quinze mille francs une créance de soixante-douze mille et tant de livres sur un M. Rondeau ; il a de quoi payer largement ; il possède six à sept cent mille francs, réalisés, avec lesquels il a filé en Angleterre, où le gaillard mène grande et joyeuse vie ; légalement je ne peux rien, car, dans ce cas, il n’y a pas d’extradition possible, mais, en employant la contrainte morale… — Comment ? — Suppose, mon ami Bamboche, que je te fasse don de ma créance, bien valable, bien en règle, à toi qui es sans le sou ? Qu’est-ce que tu ferais, sachant que de l’autre côté du détroit il y a un compère qui a de quoi grandement payer, et qui… j’oubliais cette circonstance importante, est poltron comme la lune ? — Pardieu, — dis-je à la Levrasse, — ce n’est pas malin, j’irais trouver mon débiteur, je le prendrais par les oreilles, et, à grands coups de canne, je me ferais payer… — Il y a du bon dans ce que tu dis là, — reprit la Levrasse, — mais, en Angleterre comme en France, on pince les créanciers qui instrumentent à coups de canne, mais on n’arrête pas un créancier qui, je suppose, suivrait incessamment son débiteur dans les rues, dans les promenades, dans les spectacles, en lui disant tout haut et en public : — Monsieur, vous me devez légalement soixante-douze mille francs, vous avez de quoi me les payer, vous vous y refusez, vous êtes un fripon. — Or, devant un pareil cauchemar, le débiteur s’exécute ; s’il ne s’exécute pas, on cherche d’autres moyens… et avec ta caboche… Bamboche… on les trouve. — Combien me donnez-vous, — dis-je à la Levrasse, — et dans huit jours je vous fais payer de votre Monsieur Rondeau. — Je paie les frais de ton voyage, et je te donne cinq mille francs… voyons, ne me fais pas les gros yeux, je te donne dix mille francs… veux-tu bien laisser ta canne tranquille, je consens à quinze mille… tu les toucheras chez le correspondant, où le sieur Rondeau ira payer. — Va donc pour quinze mille francs. — Je pars pour Londres ; huit jours après, la Levrasse avait son argent, moi ma part ; quand je me suis vu à la tête de cette fortune, je me suis dit : Il faut que je retrouve Martin et qu’il en goûte.

— Brave Bamboche !

— Claude Gérard ne l’a pas voulu… Ça a été pour moi un mauvais voyage… oui, doublement mauvais, — ajouta Bamboche, en prenant tout-à-coup un air sombre qui me surprit.

— Pourquoi doublement mauvais ? — lui dis-je, voyant que, pensif, il gardait le silence.

— Parce que je ne t’ai pas trouvé, Martin… Et puis…

— Et puis ?…

— Maudite… maison de fous… va… — murmura-t-il à demi-voix.

Pour le moment ces paroles me semblèrent inexplicables, aussi dis-je à Bamboche : Explique-toi.

— Non, — reprit-il en tressaillant ; — à quoi diable vais-je songer ?… Claude Gérard n’ayant donc pas voulu te lâcher, — ajouta Bamboche en reprenant son entrain, — je suis revenu à Paris, et, alors ma foi ! roule ta bosse ; mais, comme il n’y a généralement que les chenapans de ma sorte qui aient du bonheur, quand j’en ai été à mes derniers mille francs, j’ai joué au no 113, et, en deux jours, j’ai gagné cinquante mille francs ; tu me manquais d’autant plus, mon brave Martin, que j’avais plus d’argent… Je ne dis rien de toi, Basquine… Si j’avais su où te trouver…

— Je te crois, Bamboche, — dit Basquine, — partager avec moi cet argent si facilement gagné, qu’était cela auprès du rude travail d’artisan que tu t’es imposé pendant que nous avons vécu ensemble ?…

— C’est vrai, ça ne m’a pas été si rude à gagner, mes cinquante mille francs. Au lieu de la lime et du marteau toute la journée… quelques coups de râteau sur le tapis vert… et encaissés les doublons !…

Alors, ma foi ! grand tralala ! Appartement superbe, chevaux, voitures, table ouverte, et un calendrier de drôlesses depuis Amélie jusqu’à Zélie, toutes les lettres de l’alphabet y ont passé, mordieu ! Je me faisais appeler le capitaine Hector Bambochio, je m’étais fabriqué cette capitainerie-là en entendant le père la Levrasse parler du Texas, où il avait manigancé je ne sais quelle affaire. Pendant que j’étais en train, je me suis orné d’un père marquis et d’un futur beau-père, grand d’Espagne. Pendant un an, j’ai mené la vie d’un joueur ; ça ressemblait comme deux gouttes d’eau, pour les émotions, à notre vie vagabonde. Mais tout a une fin, même la bonne chance : la rouge m’avait toujours traité en enfant gâté, elle a fini par me traiter comme feu la mère Major après nos amours ; alors j’ai voulu folâtrer avec la noire ; la noire a été cent fois pire encore. J’avais déjà dégringolé de mon bel appartement de la rue de Richelieu pour tomber dans un méchant hôtel de la rue de Seine… Là, pendant quelque temps, j’ai carotté ma vie en excitant des duels entre mes voisins les étudiants et leurs amis. Je me faisais accepter comme témoin ; déjeûnant du pistolet, dînant de l’épée, soupant de l’espadon… J’oubliais de te dire que j’avais un goût passionné pour l’escrime, et tant de dispositions qu’en dix-huit mois, Bertrand… l’incomparable Bertrand, à la salle duquel je me présentai comme fils de famille, avait fait de moi, non pas un tireur élégant, habile, correct et foudroyant comme il en fait tant, ma nature sauvage ne s’y prêtait pas, mais il m’avait donné, comme gaucher, un jeu horriblement dangereux et hérissé. Cette réputation-là, pratiquement établie par un duel où j’avais crevé le ventre d’un créancier révolté, qui passait pour gros mangeur d’hommes, m’avait aidé singulièrement dans mes recouvrements pour la Levrasse… mais enfin son sac à créances s’était vidé ; mes petits étudiants et leurs amis s’étaient tous battus les uns contre les autres… On m’avait mis à la porte de mon hôtel, j’étais pendu au croc du diable et prêt… ma foi… à faire cent fois pis que je n’avais fait, lorsque je rencontre le cul-de-jatte, le Mentor de mon jeune âge. Le digne homme s’était rangé ; il mitonnait alors une affaire de contrebande, cigares, étoffes, liquides, le diable et son train ; je connaissais pas mal de monde, plus de mauvais que de bon, je me charge de placer sa contrebande chez des jeunes gens et chez des filles, moyennant courtage. Je vivotais, demeurant au siège de notre société, impasse du Renard, mais la mèche contrebandiste est éventée… Il n’y avait pas de preuves contre moi, je file… Je ruminais un mauvais coup, lorsqu’une idée me vient : je suis vigoureux, la nature m’a doué de cinq pieds sept pouces — me dis-je, — je vais me vendre comme remplaçant militaire. Une fois acheté, je joue le prix de ma vente. Si je gagne, je me remplace moi-même ; si je perds,… je me fais soldat, et je n’en ai pas pour deux mois sans être fusillé comme insubordonné… — Ce que c’est que les cartes ? pourtant !… Juste comme les femmes, un caprice reprend à la rouge. Je gagne dix mille francs, je rachète un remplaçant et me voilà remonté sur ma bête… Mais, à moi, un malheur ne vient jamais seul, ni un bonheur non plus, — et Bamboche nous tendit avec émotion la main à moi et à Basquine. — Le vieux gueux de la Levrasse avait de nouvelles créances à recouvrer, il joignait à cela l’agrément d’offrir de l’argent comptant aux fils de famille qu’il savait devoir être riches à la mort de papa et de maman. Les bonnes chances du jeu me permettaient de me mêler à une compagnie déjà diablement mêlée, bien entendu ; là j’amorçais quelques jeunes pigeons égarés du colombier paternel. La Levrasse les plumait, et j’avais ma part du duvet… Le cul-de-jatte avait fait le plongeon pendant un bout de temps ; il reparaît à la surface de la boue de Paris ; j’en fais mon second ;… et par respect pour ses cheveux blancs, je lui confère le grade de major… ce sont ses invalides ; lorsqu’il y a des créanciers récalcitrants, il sonde le terrain… et me sert au besoin de témoin… tel est l’état de mes affaires, mes enfants… J’ai dans ce secrétaire, que vous voyez là, cinq mille et quelques cent francs à votre service… J’avais pris depuis quelques jours la drôlesse que vous avez vue ce soir aux Funambules, où j’étais allé sans lire l’affiche. Mme Bambochio, que le diable la retrouve, m’avait dit : — Allons aux Funambules, c’est bon ton… — j’y suis allé… et… je vous l’ai dit, mes enfants, comme toujours j’ai eu deux bonheurs à la fois, qu’est-ce que je dis deux ?… j’en ai eu trois, quatre, cinq, car je me suis donné la douceur de souffleter le vicomte Scipion, son père et d’autres en allant au secours de cette pauvre Basquine. Voilà ma confession ; maintenant, Basquine, dis-nous comment diable nous t’avons retrouvé sur ce théâtre, et Martin ensuite se confessera à son tour.




CHAPITRE V.


les adieux.


Après avoir quitté Bamboche, reprit Basquine, — je m’éloignai de Paris de crainte de le rencontrer et de céder à de nouvelles instances ; je continuai de chanter dans les cafés des villes où je passais. Quoique mon public fût aussi grossier que notre ancien public, lorsque nous faisions partie de la troupe de la Levrasse, je tâchais de donner à ma voix, à mon accent, à ma physionomie, le plus d’expression possible ; tout devenait ainsi pour moi un sujet d’étude et d’observation sur les moyens de captiver, d’émouvoir les spectateurs. J’essayai même de composer les paroles et les airs de quelques chansonnettes qui furent assez goûtées de mon auditoire en plein vent. Préoccupée du seul but où tendaient toutes mes pensées, j’étais à peine sensible à la dure pauvreté, aux dégoûts, aux ignobles contacts que m’imposait mon nouveau vagabondage, misères qui auraient dû m’être d’autant plus pénibles, que durant mon long séjour chez le milord-duc, j’avais connu tous les raffinements d’une vie opulente ; le hasard m’ayant amené à Orléans, un soir je chantai dans un café d’assez bas étage ; je me trouvais en voix, mon succès fut très-grand. Parmi les auditeurs, je remarquai un homme de cinquante ans environ, d’une figure très-intelligente, mais dont la couleur empourprée trahissait son ivrogne d’une lieue ; l’aspect de ce personnage me frappa d’autant plus qu’il était vêtu d’une façon bizarre. Sa mauvaise redingote laissait entrevoir une espèce de vieux justaucorps de velours bleuâtre éraillé, où se voyaient les vestiges de quelques anciennes broderies de similor, et son pantalon rapiécé s’échancrait sur des bottes de maroquin éculées, autrefois rouges.

— Quelque vieil acteur ? je parie, — dit Bamboche.

— Justement, — reprit Basquine. — Ce personnage, qui usait à la ville sa défroque de théâtre, était un vieux comédien d’opéra-comique de province ; son ivrognerie continuelle l’avait fait récemment expulser du théâtre de la ville ; on l’appelait la Baguenaudière. Doué d’assez d’esprit naturel, très-gai, très-bon convive, les oisifs se le disputaient ; aussi était-il toujours entre deux vins, à moins qu’il ne fût complètement ivre… La Baguenaudière, après m’avoir écouté chanter avec beaucoup d’attention, ne m’applaudit pas, mais vint à moi, et me dit : — Je suis un vieux routier… je me connais en voix et en talents… Si tu travailles, ma petite, avant quatre ou cinq ans tu seras première chanteuse à l’Opéra de Paris… Si tu le veux, je le donnerai des leçons, je n’ai rien à faire, ça m’amusera. — J’acceptai avec une vive reconnaissance.

— Et cet homme avait-il véritablement du talent ? — demandai-je à Basquine.

— Si ce malheureux — reprit-elle — avait pu mettre en pratique les excellentes théories qu’il professait sur son art, il se fût fait un nom illustre parmi les grands comédiens de son temps. Le professeur que le milord-duc m’avait donné, était un excellent chanteur et un compositeur remarquable, mais il n’était nullement acteur. La Baguenaudière, au contraire, était assez bon musicien (il remplissait les rôles de bouffe dans l’opéra-comique), surtout comédien consommé. Personne mieux que lui ne connaissait théoriquement les innombrables ressources de son art, depuis les effets du comique le plus franc, jusqu’aux effets dramatiques les plus élevés ; pourquoi cet homme d’une si merveilleuse intelligence, et qui détaillait, analysait également un rôle de Molière, de Racine ou de Corneille, avec une incroyable profondeur de sentiment et d’observation, pourquoi cet homme était-il devenu et resté médiocre chanteur d’opéra ?… C’est une de ces contradictions aussi fréquentes qu’inexplicables ; j’acceptai l’offre de la Baguenaudière ; il fut pour moi dans ses leçons d’une sévérité, d’une dureté presque brutale ; mais dans les moments lucides que lui laissait l’ivresse, il me donna des enseignements qui furent pour moi une véritable révélation… Malheureusement, ces inestimables leçons eurent un terme. De plus en plus dominé par l’ivresse, la Baguenaudière tomba dans un abrutissement qui devint de l’idiotisme ; on fit acte de générosité en le plaçant, je crois, dans un dépôt de mendicité ; plusieurs fois ce malheureux homme m’avait conseillé de me rendre à Paris, et de tâcher de me faire accepter à quelque prix que ce fût, dans un petit théâtre, certain, disait-il, qu’une fois casée, qu’importe où, et si je continuais à travailler, je finirais par me faire connaître… Je partis donc d’Orléans pour venir à Paris, continuant de gagner mon pain en chantant sur ma route. J’arrivai ainsi à Sceaux… ce fut là, — dit Basquine dont le front redevint sombre, menaçant, — ce fut là que, depuis la scène de la forêt de Chantilly, je revis le vicomte Scipion pour la première fois ; c’était jour de fête : espérant gagner quelque chose en allant chanter dans la meilleure auberge du village, je me la fis enseigner. Je venais d’achever une chanson devant plusieurs personnes attablées au milieu du jardin de ce restaurant, lorsqu’un garçon de service vint me prévenir que l’on désirait m’entendre dans l’un des salons du premier. — Tu vas avoir des pièces blanches, — me dit le garçon, — car ce sont des personnes riches… — Je suivis mon guide, il ouvrit une porte, et je me trouvai en présence de Scipion et de deux de ses camarades. La scène de la forêt de Chantilly m’était restée si présente, que je reconnus tout d’abord le vicomte ; lui ne se souvint sans doute pas de moi, d’ailleurs il me parut, ainsi que ses amis, très-animé par le vin. — Allons, chante, petite gueuse, — me dit-il grossièrement, et presque sans me regarder, — je te paierai mieux que ces canailles du jardin. — Tiens, ramasse, — et il me jeta insolemment une pièce de cinq francs qui roula par terre. J’étais si émue des souvenirs de toute sorte, que la vue de ce méchant enfant éveillait en moi, que je ne fis d’abord aucune attention à ses grossièretés ; muette, immobile, je ne ramassai point l’argent ; mon silence attira son attention ; se levant alors de table, il dit quelques mots à l’oreille de ses deux camarades ; l’un courut pousser le verrou de la porte… et alors commença contre moi une scène d’ignoble brutalité. Je me défendis, pleurant, suppliant à voix basse, sans oser appeler au secours, sachant qu’en cas de scandale, le maître de l’auberge me donnerait tous les torts, et me chasserait ignominieusement… Mes prières, ma frayeur enhardirent ces petits misérables, ma résistance obstinée exaspéra Scipion ; déjà animé par le vin, il entra dans un accès de rage, m’accabla d’injures, me frappa si méchamment au visage, que mon sang coula… Me dégageant alors par un effort désespéré, je me précipitai à la fenêtre, que j’ouvris en criant au secours… J’avais la figure ensanglantée ; les personnes attablées dans le jardin, me voyant ainsi, se levèrent en tumulte ; un des camarades de Scipion, épouvanté, courut ôter le verrou de la porte ; le maître de l’auberge entra, rejeta tout sur moi et me chassa brutalement ; mais plusieurs spectateurs de cette scène prirent parti pour moi, et sans l’arrivée du gouverneur de Scipion, qui, aidé de l’aubergiste, fit passer le vicomte et ses camarades par une porte de derrière, où ils montèrent aussitôt en voiture, la foule indignée leur eût fait peut-être un mauvais parti.

— Mauvais gredin, — s’écria Bamboche, — c’est toujours le même méchant gamin de la forêt de Chantilly… faudra pourtant que ça finisse pour lui par quelque chose d’un peu rude… Il commence à avoir l’âge…

— Cela me regarde… j’attendrai… dit Basquine avec sa froide ironie. — Si je vous parle de cette autre indignité de Scipion, mes amis, c’est que, rapprochée de la scène de ce soir… cela prend un caractère de fatalité étrange… — ajouta Basquine en s’animant peu-à-peu, — c’est que, sans doute, le mauvais génie du vicomte le jette toujours sur ma route… le pousse à m’accabler d’outrages faits pour exalter la vengeance d’une femme jusqu’à la férocité… — s’écria Basquine l’œil étincelant, les narines gonflées, les traits contractés par une expression de ressentiment implacable, — ce n’était pas assez de m’avoir toute petite impitoyablement repoussée, de m’avoir plus tard injuriée, souffletée, il faut encore que le mauvais sort du vicomte l’amène ce soir au théâtre !… car vous ne savez pas vous deux, ce qu’il y a de désespérant pour moi dans ce qui s’est passé ; je ne vous parle pas de l’humiliation à la fois ridicule et atroce que j’ai soufferte… des huées, des insultes dont j’ai été poursuivie ; mais sachez que ce n’est qu’après des efforts de volonté inouïs, après des privations incroyables, que j’étais parvenue à entrer à ce malheureux théâtre ; ne chantant plus dans les rues, j’étais obligée de vivre avec les dix sous par jour que l’on me donnait comme figurante, c’est-à-dire de ne pas manger de pain à ma faim, et de coucher pêle-mêle dans d’horribles repaires, avec ce qu’il y a de plus crapuleux dans Paris.

— Ah ! pour une femme, c’est affreux, — m’écriai-je. — Mon Dieu ! que tu as dû souffrir !

— L’espoir, la conviction de réussir et de me venger un jour me soutenait, — dit Basquine ; — je redoublais de zèle, aussi, chance imprévue pour moi, un directeur de théâtre de province assistait ce soir à la représentation ; s’il eût été satisfait de mon chant et de mon jeu, il m’offrait un engagement de huit cent francs… c’était bien peu… et cependant c’était tout pour moi, car, une fois ce premier pas fait, je me sentais certaine d’arriver, à force de travail et d’opiniâtre volonté… mais, vous le concevez, — ajouta Basquine avec un accent de sombre désolation, — après ma ridicule et ignominieuse chute de ce soir… toute espérance est perdue de ce côté… Je ne sais si j’oserai même me représenter à ce malheureux théâtre où j’avais en tant de peine à me faire admettre… Il n’importe… je n’ai que seize ans !… — poursuivit Basquine avec un accent d’indomptable opiniâtreté, — je recommencerai sur de nouveaux frais je chercherai d’autres moyens…… je n’abandonne pas ma vengeance, moi… je veux parvenir…… je parviendrai. Oui, tout avilie, toute faible, tout isolée, toute misérable que je suis, je parviendrai… Oh ! béni sois-tu, Scipion… la nouvelle haine que tu m’inspires, doublera mon énergie… Béni sois-tu… car si je ne meurs à la peine… toi et ceux de ta race… vous…

Puis s’interrompant soudain, en nous regardant Bamboche et moi, presque avec confusion, Basquine nous dit :

— Pardon… pardon, mes amis, de vous oublier pour ces ressentiments… Plus tard nous parlerons de l’avenir… mais aujourd’hui que nous voilà réunis, après tant d’années d’épreuve et de séparation… ne songeons qu’au bonheur de nous revoir et de pouvoir au moins nous dire ce que nous n’avons peut-être dit à personne… cela calme, cela console… cela encourage… Ma confession est terminée, Martin, celle de Bamboche l’est aussi… À ton tour maintenant. Tu ne sais pas avec quelle impatience nous attendons ton récit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je racontai aussi brièvement que possible tout ce qui m’était arrivé depuis notre séparation… et, je l’avoue, emporté par l’effusion, me faisant scrupule de cacher quelque chose à ceux-là qui, dans leur confiance expansive, venaient de m’initier aux plus secrètes pensées de leur cœur, aux plus tristes mystères de leur vie… je ne leur cachai ni mon respectueux amour pour Régina, ni les alarmes que me causaient les diverses poursuites dont elle était l’objet.

Et d’ailleurs, en outre de l’aveugle et légitime confiance que m’inspirait l’affection de Basquine et de Bamboche, je comptais sur la connaissance que ce dernier semblait avoir des antécédents de Robert de Mareuil, pour attendre au besoin un utile concours de mon ami d’enfance.

Je fus enfin amené à cette confidence, peut-être indiscrète, et par l’émotion sincère, profonde, que témoignèrent Basquine et Bamboche en m’entendant raconter ma lutte obstinée contre le mauvais sort, et par leur angoisse, je dirais même leur effroi… lorsque, dans mon récit, ils me virent sur le point de faillir.

Ah ! je respire… — s’écria Basquine. — Martin… un moment tu m’as fait peur… — dit Bamboche, lorsque je leur eus raconté comment la rencontre providentielle de Régina m’avait sauvé de l’infamie…

Contraste bizarre, encore pour moi inexplicable à cette heure, ces deux êtres n’espéraient plus rien, n’attendaient plus rien des sentiments honnêtes, élevés, généreux, et ils comprirent et ils apprécièrent avec la plus touchante sympathie tout ce qu’il pouvait y avoir de courageux et de bien dans ma conduite, durant ces temps de rudes épreuves. Il en fut de même au sujet de mon amour pour Régina.

— Tu crois en Régina, comme ma pauvre mère croyait à la sainte Mère de Dieu, — me dit Basquine émue, — ce n’est plus de l’amour… c’est de la religion.

— Martin, — me dit Bamboche d’une voix grave, lorsque j’eus terminé ma confession, — tu es la meilleure créature qu’il y ait au monde… Tu vas rire, quand je te dirai que je suis content d’être ce que je suis… parce que je t’apprécie mieux… que si je te valais… que si j’étais à ta hauteur.

— Bamboche, l’amitié t’aveugle, — lui dis-je en souriant.

— Eh ! tonnerre de Dieu… je ne veux pas faire de phrases, — s’écria-t-il, — et pourtant ça n’empêche pas que plus on est bas placé, et mieux l’on juge de l’élévation d’une montagne…

— Il a raison, — reprit Basquine, — l’amitié ne nous aveugle pas… Elle nous empêche seulement d’être envieux ou injustes… Va… mon bon Martin… — ajouta Basquine avec un sourire navrant. — Ce n’est jamais la beauté qui sait le mieux apprécier… la beauté… c’est la laideur… lorsqu’elle est inoffensive et sans envie…

— Et puis, vois-tu ? — reprit Bamboche, — le diable n’y peut rien… Tu resteras Martin, comme Basquine et moi nous resterons Basquine et Bamboche ; nous sommes maintenant coulés en bronze, toi dans le bon moule, nous dans le mauvais ; gratter ce bronze, c’est s’amuser à s’arracher les ongles ; et c’est un sot jeu, car, après tout… qu’est-ce que cela fait ? Basquine et toi, m’aimez-vous moins parce que je suis un sacripant… en attendant que je devienne cent fois pis ? Non… vous m’aimez comme je suis…

— Parce qu’il y a encore en toi d’excellentes qualités, — dis-je.

Il secoua la tête, et me répondit :

— Je n’ai que deux qualités : Être à Basquine, à la vie, à la mort, et d’une ; être à toi, Martin, à la vie, à la mort… et de deux… c’est le fond de mon sac… Mais qu’est-ce que cela fait ? Basquine et moi, t’aimons-nous moins, parce que tu es aussi haut par le cœur que nous sommes bas ? Non, nous t’aimons comme tu es… Mais où nous sommes égaux et pareils, c’est par notre dévoûment les uns pour les autres… Quant à cela, vois-tu ? Martin, ne fais pas le fier… je te vaux, et Basquine nous vaut tous les deux. Nos confessions ont eu cela de bon, qu’elles nous apprennent que nous avons besoin les uns des autres ; quant aux moyens de nous aider, nous les trouverons… et, comme je ne m’embête pas… pensons d’abord à moi… Pour le quart-d’heure, je n’ai besoin de rien du tout. Restent vous deux : Basquine et Martin… Il faut que Basquine, malgré sa chute de ce soir aux Funambules, conserve en province l’engagement qu’elle espérait… ou plutôt, mieux que cela… il faut qu’elle ait un superbe engagement à Paris.

— Comment cela ? — dit Basquine.

— Que le diable m’emporte, si je le sais, — dit Bamboche ; mais tu l’auras, et un engagement de premier rôle encore, j’en réponds…

— Oui, nous en répondons, — m’écriai-je. — Balthazar Roger, le poète, un de mes maîtres, est fanatique du talent de Basquine. Un journaliste influent de ses amis partage cette admiration… il n’y a pas de meilleur cœur que celui de Balthazar… il aura été navré de l’événement de ce soir, ma pauvre Basquine… Je me fais fort de l’engager à te recommander de toutes ses forces à son ami le journaliste.

— Et une fois lancée par les journaux, — s’écria Bamboche, — c’est toi, Basquine, toi, qui dicteras les conditions… Quand je te disais que nous te ferions engager comme premier rôle… Quant à toi, Martin… ou plutôt quant à Mlle Régina, qui maintenant n’aura pas de serviteur plus zélé que moi, puisque tu l’aimes autant que tu la respectes, elle ne tombera pas entre les mains de Robert de Mareuil… c’est moi qui te le dis, tu ne sais pas ce que c’est que cet homme-là… je suis un saint auprès de lui… mais, sois tranquille, on le démolira, et une fois celui-là démoli (il paraît que c’est le plus menaçant), nous nous occuperons des autres… du prince de Montbar et du père de ce gredin de petit vicomte… Ça fera deux bouchées… pas plus… À quelle sauce les mangerons-nous ? Je n’en sais rien, mais nous le trouverons… nous venons bien, grâce à toi, de trouver le moyen de faire engager Basquine…

Et comme je paraissais douter un peu de ses procédés expéditifs et immanquables, Bamboche ajouta :

— Si tu dis un mot de plus, je m’engage formellement à te faire épouser Mlle Régina… Mais non, — reprit aussitôt Bamboche en me tendant la main d’un air repentant, — pas de plaisanteries avec ce nom-là… Pardon, Martin… pardon, j’ai eu tort… C’est déjà beaucoup que tu acceptes mon aide… Mais, vois-tu ?… mon brave… pour lutter contre des Robert de Mareuil, des Bamboche valent mieux que des Martin.

— Robert de Mareuil, m’as-tu dit, Martin, était ce soir aux Funambules ? — reprit soudain Basquine après un silence pensif.

— Oui, — repris-je, — à l’avant-scène à gauche…

— C’est cela… — dit-elle vivement. — Quoique placé dans le fond de la loge, il s’était beaucoup avancé… vers le théâtre.

— Justement, — dis-je à Basquine, — il semblait attiré, fasciné par ton jeu et par ton chant.

— Singulier hasard, — reprit Basquine, — je l’avais un instant remarqué ; car, toute à ma scène… je ne pensais qu’au personnage que je représentais…

— Le Robert de Mareuil paraissait fasciné, — s’écria Bamboche en regardant Basquine d’un air d’intelligence.

— Oui… — reprit celle-ci en souriant de son rire sardonique, — comprends-tu ? un ami du vicomte ? un des coryphées de cette race que j’abhorre ?

— Pardieu ! si je comprends ! — s’écria Bamboche.

— Moi aussi, — leur dis-je, — je crois comprendre. Mais prenez garde… Robert de Mareuil… est…

— Ne te mêle pas de ça, Martin, — dit Bamboche en m’interrompant. — Il y a de la grosse ouvrage dont tu ne dois pas t’occuper… ça te salirait les mains, tu es trop délicat ! D’ailleurs, sois tranquille… nous ne ferons rien sans ton avis… Mais au diable les affaires pour ce soir… ça nous vole notre meilleur temps… Nous n’avons plus rien à nous apprendre, régalons-nous un peu du temps passé ; commençons les : — Te souviens-tu ? et soupons… Moi, la joie m’allonge les dents. Heureusement j’avais fait préparer à souper pour moi et pour feu Madame la capitainesse Bambochio. À table, mes amis… à table… Ça ne vaudra peut-être pas la cuisine de ce pauvre Léonidas Requin. Vous souvenez-vous ? quels fameux ragoûts de mouton il nous faisait.

— Et les matelotes donc… il y excellait… en sa qualité d’homme-poisson, — dit Basquine, en cédant ainsi que moi au joyeux entraînement de Bamboche.

— Et sa manière d’éloigner les curieux, — dis-je à mon tour, — lorsqu’ils venaient l’étudier de trop près dans sa piscine… vous rappelez-vous ?

— Pardieu si, je m’en souviens, — dit Bamboche en approchant du feu une table somptueusement garnie qu’il alla chercher dans son salon, où elle était toute préparée — C’est lors de notre dernière représentation chez la Levrasse, que Léonidas a fait sa plus belle peste en manière de niche aux curieux !… J’étais dans la seconde enceinte, et j’ai senti cette odeur empoisonnée… c’était à étrangler…

— Et ce jour-là même, pauvre Basquine, — lui dis-je, — te souviens-tu du danger que ce monstre de mère Major t’a fait courir… tu te rappelles ! dans la pyramide humaine ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et sous le charme irrésistible de ces mots magiques pour des amis d’enfance, enfin réunis après une longue séparation : — te souviens-tu ?… tout aux souvenirs de notre vie passée, nous oubliâmes le présent et l’avenir, dans ce cordial souper qui dura jusqu’au jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au matin, je regagnai le logis de mes maîtres, gravement inquiet de savoir comment ils auraient considéré mon absence, car il me fallait à tout prix rester au service de Balthazar, ou plutôt au service de Robert de Mareuil, dont j’avais tant d’intérêt à pénétrer les démarches ; je me préparai donc à m’excuser, grâce à une fable assez adroitement arrangée. J’entrai dans l’appartement de mes maîtres ; la clé était sur la porte ; j’ouvris.

À ma grande surprise, je trouvai Balthazar faisant sa malle. Pauvre et digne poète ! elle fut bientôt pleine, et le plan architectural du splendide palais qu’il devait faire bâtir, la remplissait en grande partie.

La physionomie de Balthazar était grave, triste ; je ne l’avais jamais vu ainsi ; en m’apercevant il me dit affectueusement :

— Ah ! te voilà, Martin ?

— Monsieur, — lui répondis-je tout confus, — excusez-moi,… si… hier… j’ai manqué…

— Ne parlons pas de cela, Martin… je n’ai plus le droit de te gronder… mon pauvre serviteur d’un jour… Je pars…

— Vous partez, Monsieur ? — m’écriai-je et involontairement j’ajoutai : — Et M. le comte de Mareuil… votre ami ?…

— Mon ami… — reprit le poète en accentuant ces mots presque avec amertume — mon ami ?… il reste ici… il gardera cet appartement : l’hôtel et le quartier lui conviennent.

— Mais vous… Monsieur ?…

— Moi, mon garçon… je vais passer quelque temps à la campagne…

Sans aucun doute, une grave et brusque rupture avait éclaté entre le poète et Robert de Mareuil.

Après un assez long silence, Balthazar me dit en tirant un papier de son portefeuille, je te dois une soixantaine de francs pour les commissions que tu as faites pour moi, mon garçon… car tu sens bien que les gages capitalisés en millions… ce sont de mauvaises plaisanteries… bonnes quand on est gai… Excuse-moi de t’avoir fait attendre si long-temps… ton argent.

— Ah ! Monsieur…

— Je voudrais mieux récompenser tes soins, ton zèle et ta délicatesse, car… jamais, pauvre garçon… tu n’as osé me demander un argent qui t’était bien nécessaire sans doute… si je ne t’en ai pas donné plutôt, c’est que… tout bonnement, je n’en avais pas… le trimestre de ma petite pension n’était pas encore échu, mais il le sera demain ; voici le reçu que tu porteras à l’adresse qui est indiquée… tu toucheras cet argent pour moi, sauf soixante francs que tu garderas, et tu m’enverras le reste par un mandat sur la poste, à Fontainebleau, au bureau restant.

— Oui… Monsieur… je vous remercie bien, — lui dis-je en prenant le papier.

— Mais j’y songe, — reprit le poète en souriant, — j’ai une si indéchiffrable écriture, que je ne sais si tu pourras lire l’adresse… Essaie un peu.

Je lus le reçu assez difficilement, il est vrai ; il était ainsi conçu :

« Je reconnais avoir reçu de monsieur Renaud, rue Montmartre no 10, la somme de trois cent cinquante francs pour le trimestre échu de la pension que monsieur just a la générosité de me faire.

» Paris, etc. etc. »

— Ah mon Dieu ! — m’écriai-je après avoir lu : — Encore Monsieur Just ! — Qu’as-tu donc ? Que veux-tu dire ? — me demanda le poète. Et je racontai à Balthazar ce que j’avais appris des autres libéralités de cet homme singulier.

— C’est extraordinaire, — me répondit le poète d’un air pensif, — il faut que Monsieur Just soit le diable en personne : je mourais aussi de faim, quand il m’a déniché : comment savait-il que j’étais orphelin ? que mon pauvre père, le meilleur des hommes, ruiné par une banqueroute, m’avait laissé sans ressources, et qu’avec la rage d’écrire j’avais la conscience d’arriver un jour à me faire un nom à force de travail ? je l’ignore ; ce qu’il y a de certain, c’est que M. Just qui a bien l’air le plus rébarbatif et le plus brutal du monde, m’est apparu un beau jour ; qu’après un long entretien où il m’a paru incroyablement instruit de tout ce qui me regardait, il m’a laissé une lettre pour ce M. Renaud, qui depuis m’a toujours payé cette pension, si utile pour moi, et si peu attendue. Je n’ai jamais revu d’ailleurs Monsieur Just, seulement l’homme d’affaire me disait chaque fois : — « Ça va bien, continuez, vous êtes un garçon laborieux… vous arriverez, on vous surveille, on sait ce que vous faites ;… » Mon seul désir, — ajouta le poète en soupirant, — est de voir un jour Monsieur Just, car c’est à lui que je devrai tout… si je parviens…

— Oh ! je l’espère pour vous, Monsieur.

— Et moi aussi… Maintenant… dis-moi… je te sais un brave garçon… écoute mon conseil : Il se peut que M. Robert de Mareuil qui me remplace dans cet appartement garni… te propose de rester à son service…

— Eh bien ! Monsieur.

— Eh bien… n’accepte pas… ne te laisse pas séduire par l’appât du gain ;… reste ce que tu étais, un bon et fidèle commissionnaire, je ne puis t’en dire davantage… Mais du reste, — reprit dignement le poète, — comme jamais je ne désavoue mes paroles, tu pourras dire à M. le comte de Mareuil que c’est moi… entends-tu bien ? que c’est moi qui t’ai donné le conseil de ne pas rester à son service. Allons, mon pauvre Martin, une dernière commission, porte cette malle aux voitures de Fontainebleau…

Je me sentais tout ému de l’accent affectueux du poète, et malgré les mille pensées qu’éveillait en moi sa rupture soudaine avec Robert de Mareuil, me souvenant des intérêts de Basquine, je dis à Balthazar :

— Hélas ! Monsieur, vous partez, justement lorsque j’ai un grand service à vous demander…

— Quel service, mon garçon ?

— Hier soir,… Monsieur, vous avez été témoin du grand malheur qui est arrivé à cette pauvre Basquine.

— Les misérables ! les bélitres ! les ânes ! — s’écria le poète. — Elle est sublime… elle, sur ce théâtre… c’est une perle… au fond d’une huître…

— Eh bien ! Monsieur… je vous l’ai dit. J’ai connu Basquine toute petite… Hier soir, j’ai trouvé moyen de la revoir… après son malheur ; un de nos compagnons d’enfance et moi, nous sommes restés près d’elle cette nuit… tout son avenir est perdu après un tel scandale, car, pour comble de malheur, la pauvre fille comptait sur un engagement pour la province, qui devait se décider hier soir… le directeur assistait à la représentation ; mais, après un tel événement… vous concevez… et pourtant, Monsieur, si vous vouliez…

— Que puis-je faire à cela ?

— Vous n’êtes pas sans connaître des journalistes… on dit que si les journaux disaient du bien de Basquine…

Le poète m’interrompit.

— Je ne devrais pas m’intéresser à Basquine, non à cause de son talent, je l’admire ; de son caractère… je ne le connais pas, mais parce que, sans le vouloir… elle a…

Mais le poète n’acheva pas et reprit :

— Il n’importe, la justice avant tout… j’écrirai à Duparc le journaliste, le tout-puissant Duparc ; justement il est fanatique de Basquine… il va l’entreprendre… c’est une révélation à faire, une nouvelle étoile à signaler au monde ! — s’écria Balthazar, en s’animant malgré lui, — sois tranquille, Martin, je ferai mieux que d’écrire à Duparc, tout-à-l’heure avant mon départ j’irai le voir, et, de plus, je me charge d’illustrer Basquine : je lui dédierai une épître… qui paraîtra dans tous les journaux. Pendant que Duparc battra la grosse caisse, dans son feuilleton, le commun des martyrs de la presse fera chorus… et fiat lux… un nouvel astre aura lui…

— Ah ! merci, Monsieur, — m’écriai-je, — merci de…

— C’est moi qui te remercie, mon digne Martin, — me répondit Balthazar d’une voix émue. — Je m’en allais de Paris le fiel au cœur, l’amertume à la bouche ; grâce à toi je m’en irai avec une douce et bonne pensée, celle de faire rendre justice à une pauvre sublime créature ignorée et persécutée… Allons, merci, Martin ! adieu, mon garçon !… compte sur moi pour ta protégée… reste un bon et honnête garçon, et surtout… surtout n’entre pas au service de M. de Mareuil.

Puis, prenant son vieux chapeau et son parapluie, le poète jeta un dernier coup d’œil presque mélancolique autour de lui, et dit :

— Chère et modeste petite chambre, que de beaux songes d’or j’ai faits dans tes murs ! que de bonnes heures de travail et d’espérance j’ai passées ici !

Puis, haussant les épaules, comme s’il se fût reproché ces adieux, il s’écria :

— Allons, voilà-t-il pas que j’adresse de poétiques adieux aux murailles d’une chambre garnie ! Allons… au revoir, Martin… compte sur moi pour Basquine… Je veux être l’Herschel de cette nouvelle constellation… et si cela est nécessaire pour ta protégée, écris-moi poste restante, à Fontainebleau, en m’envoyant l’argent. D’ailleurs je reviendrai à Paris… dans un ou deux mois peut-être… et en passant, je regarderai si tu es à ton coin ; adieu, mon garçon… n’oublie pas ma recommandation, c’est capital pour toi : — N’entre pas au service de M. Robert de Mareuil.

Le poète partit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour suivant, malgré les avis réitérés de Balthazar, j’entrai au service de Robert de Mareuil.




CHAPITRE VI.


le mariage.


Depuis un mois qu’avait eu lieu ma rencontre avec Basquine et Bamboche, j’étais entré au service de Robert de Mareuil, malgré les conseils de Balthazar ; un soir, j’assistais, invisible, à la scène suivante, qui se passait dans une petite maison située vers la partie la plus déserte du quartier des Invalides.

Il était nuit.

Au fond d’une chambre du rez-de-chaussée, assez délabrée, se dressait un autel improvisé ; néanmoins le tabernacle, l’Évangile, les burettes, etc., etc., rien n’y manquait ; quatre grands flambeaux plaqués d’argent, garnis de cierges, éclairaient seuls cette pièce, et y répandaient une triste clarté.

À quelques pas de l’autel on voyait deux chaises placées à côté l’une de l’autre ; le plus profond silence régnait dans cette chambre, où il ne se trouvait alors personne.

Minuit avait lentement sonné au loin, depuis un quart-d’heure, lorsque le roulement sourd d’une voiture ébranla les vitres, puis j’entendis le bruit de plusieurs portes brusquement ouvertes et refermées, pendant que des pas précipités couraient sur le plancher d’un appartement situé au-dessus du rez-de-chaussée où je me tenais caché.

Il se fit ensuite un nouveau silence, et une femme enveloppée d’un manteau à capuchon rabattu, après avoir traversé rapidement la chambre où était dressé l’autel, disparut par une porte latérale ; mais, au bout de quelques instants, cette porte s’entr’ouvrit et se referma à différentes reprises, comme si la femme qui venait d’entrer dans cet endroit voulait épier ce qui se passait, ou plutôt ce qui allait se passer.

Un homme de haute taille, entrant ensuite, examina un instant les préparatifs ; il trouva sans doute encore trop de clarté, car il éteignit deux des quatre cierges et sortit, laissant cette grande chambre presque plongée dans les ténèbres que de si faibles luminaires dissipaient à peine.

Ce personnage venait de disparaître, lorsque les deux battants de la porte du fond s’ouvrirent… un homme, accompagné d’une femme, s’avança lentement vers l’autel.

Cet homme était Robert de Mareuil ; cette femme était Régina.

Deux autres personnes les suivaient à quelques pas de distance.

La jeune fille avait l’air calme, recueilli, résolu ; les tresses de ses épais cheveux noirs encadraient son beau visage, pâle et transparent comme un camée ; sa robe noire un peu traînante, sa taille élancée, son port de tête haut et fier donnaient à sa démarche une grande majesté… Robert de Mareuil était pâle aussi, et, malgré son assurance affectée, un observateur eût surpris çà et là les tressaillements d’une profonde angoisse sous ce masque menteur.

Robert et Régina s’agenouillèrent sur les deux chaises préparées à l’avance ; les deux hommes dont ils étaient accompagnés, se mirent aussi à genoux, mais à quelques pas en arrière.

Pendant un instant, le regard de Régina s’arrêta sur le comte avec une touchante expression de confiance et de tendresse, puis détournant soudain la vue et courbant le front, elle joignit les mains et sembla prier avec ferveur… La jeune fille venait de voir entrer un prêtre revêtu de ses insignes sacrés ; marchant à pas comptés, il tenait le saint calice entre ses mains.

Le prêtre s’approcha de l’autel, donna sa bénédiction aux assistants, et commença de célébrer la messe du mariage, pendant que les deux hommes, les témoins de Robert et de Régina, tenaient, selon l’usage, une pièce d’étoffe étendue au-dessus de la tête des deux fiancés.

Lorsque le prêtre vint à demander à Robert et à Régina, s’ils consentaient à se prendre pour époux, la jeune fille releva le front et prononça le oui solennel d’une voix ferme. Robert, qui de temps à autre jetait autour de lui des regards inquiets, répondit d’une voix mal assurée.

Après l’échange des alliances, et alors que le prêtre faisait aux deux époux une exhortation sur leurs devoirs, j’entendis le tintement des grelots de plusieurs chevaux de poste qui entraient dans la cour de la maison. À ce bruit, Robert tressaillit de joie, et de ce moment il contraignit si peu son impatiente anxiété que, se levant de sa chaise avant la fin de la cérémonie, il prit Régina par la main, et lui dit d’une voix précipitée :

— Partons, Régina… partons… nos moments sont comptés…

La jeune fille jeta sur le comte un regard surpris, et d’un geste expressif sembla le rappeler aux convenances qu’il oubliait si étrangement. Le comte se mordit les lèvres, ses traits se contractèrent, et le bout de son pied frappa convulsivement le plancher, jusqu’au parfait accomplissement de la cérémonie sacrée.

— Venez… vite… — dit alors le comte à la jeune fille.

Et la prenant brusquement par la main, il fit un pas pour s’éloigner de l’autel, mais Régina, se dégageant de la main du comte, et s’adressant au prêtre, lui dit d’une voix remplie de douceur et de dignité :

— Mon père… maintenant que j’ai l’honneur de porter le nom de M. de Mareuil… maintenant que, bénie par vous, notre union est indissoluble et sacrée, je puis vous exprimer ma profonde reconnaissance pour le saint concours que vous venez de nous prêter. Ce concours me prouve assez, mon père, qu’instruit de tout par M. de Mareuil, vous approuvez ma conduite, et que vous appréciez la gravité des circonstances qui m’ont forcée à contracter mystérieusement un mariage qui demain ne sera secret pour personne.

— Régina… — s’écria Robert de Mareuil en frappant du pied, — vous ignorez le prix du temps que nous perdons…

— Qu’avez-vous, mon ami ? — lui répondit la jeune fille, — que craignez-vous ? ne suis-je pas votre femme devant Dieu et devant les hommes ? Est-il, à cette heure, une puissance humaine qui puisse rompre… nos liens ?

— Non… oh ! non… — s’écria Robert avec un accent de triomphe, — Régina, vous êtes à moi… pour toujours vous êtes ma femme !

— Ah bah !… tu crois cela, toi ? — dit tout-à-coup l’un des deux hommes qui avaient servi de témoins au mariage.

Cet homme était Bamboche…

— Vraiment ! Monsieur le comte — reprit-il, — tu crois que Mademoiselle est ta femme ?…

À ces mots de Bamboche, Robert de Mareuil, livide, effrayant de rage et de désespoir, s’élança d’un bond sur mon ami d’enfance ; mais celui-ci, d’une force athlétique, lui prit les deux mains, et le contenant malgré ses efforts, dit à Régina, d’un ton respectueux :

— Excusez-moi, Mademoiselle… mais il fallait laisser aller les choses jusqu’au bout, vous allez maintenant tout savoir.

À ces mots le prêtre, qui se préparait à sortir de la chambre, s’arrêta aussi stupéfait que le compagnon de Bamboche… le second témoin… qui n’était autre que le cul-de-jatte.

Régina promenant tour-à-tour ses regards effarés sur les acteurs de cette scène, incompréhensible pour elle, restait immobile comme une statue.

— Fermez les portes… — cria Bamboche à voix haute.

Puis il prêta l’oreille… Presque aussitôt on entendit les clés des deux portes tourner à l’instant dans les serrures ; sortant de ma cachette, où je revins bientôt, j’avais été fermer l’une de ces portes,… la femme à manteau encapuchonné avait fermé l’autre.

— Maintenant, Monsieur le comte, — dit Bamboche à Robert, en lui rendant la liberté de ses mouvements, — développez vos grâces ;… mais à bas les mains, ou je vous casse la tête avec ce joujou.

Et Bamboche tira prestement de sa poche un fléau brisé, arme terrible entre les mains d’un homme aussi alerte et aussi vigoureux.

Robert, retrouvant bientôt son sang-froid et son audace, se rapprocha vivement de Régina, en s’écriant :

— Régina… nous sommes tombés dans un affreux guet-apens,… mais, ne crains rien,… je te défendrai jusqu’à la mort.

Ce disant, il entoura Régina de l’un de ses bras, comme pour la protéger.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Robert — murmura la jeune fille d’une voix éteinte, en se serrant contre M. de Mareuil, avec épouvante — où sommes-nous ?… qu’est-ce que cela veut dire ?

Et, du regard, elle montrait Bamboche.

— Je ne sais ce que prétend ce misérable… il est capable de tout… il veut nous voler peut-être,… ou exploiter le mystère dont nous avons été obligés d’entourer notre mariage… — répondit Robert à la jeune fille. — Il n’importe,… ne crains rien de ce bandit… je suis là.

— Mais Robert… — reprit Régina avec stupeur, — vous m’avez dit que cet homme… témoin de notre mariage, était… un de vos amis… et cet autre homme aussi ?

Et elle montra le second témoin, le cul-de-jatte.

Atterré par cette observation, Robert reprit en balbutiant :

— Sans doute… et je ne comprends pas… je les croyais tous deux mes amis… des hommes honorables…

— Nous ?… des hommes honorables ! — dit Bamboche en éclatant de rire. — Puis s’adressant au cul-de-jatte : — Dis donc, vieux brigand, entends-tu M. le comte ?… Il nous traite d’honorables ? Bah ! un jour de noces… on est généreux !

— Régina… — s’écria Robert hors de lui, — ils ont raison, ce sont des infâmes !… Oui, je vous l’avoue… pressé par le temps, craignant d’ébruiter, de compromettre notre mariage… en m’adressant à des personnes de notre monde, j’ai été forcé de m’abaisser jusqu’à demander à ces misérables d’être nos témoins… mais…

Régina, par un mouvement rempli de dignité, se dégagea brusquement des bras de Robert.

Ce n’était plus l’épouvante, mais un étonnement douloureux qui se peignait sur les traits de la jeune fille, et elle s’écria :

— Ainsi… Robert… vous m’avez menti !… vous m’avez avilie !! Convier, comme témoins de notre union, deux misérables… deux infâmes… ainsi que vous le dites… c’est une cruelle insulte, c’est un sacrilège !…

Puis se retournant vers le prêtre qui, plongé dans une incroyable stupeur, paraissait croire à peine à ce qu’il entendait, à ce qu’il voyait, Régina lui dit, avec un accent de honte et de douleur navrante :

— Ah !… mon père… pourrez-vous pardonner ?…

— Assez, Mademoiselle, — s’écria Bamboche en interrompant Régina, — assez, je vous en supplie… tout ceci a trop duré pour vous.

Puis il ajouta en s’adressant au prêtre, accompagnant ses paroles d’un geste menaçant :

— Allons vite ! Monsieur le curé, à bas ta défroque ou je te l’arrache… vieille canaille…

En un instant, le faux prêtre eut dépouillé le surplis et l’étole…

Ce faux prêtre était la Levrasse.

— Mon Dieu ! où suis-je ? — s’écria Régina, en proie à une croissante épouvante, — où suis-je ?… mon Dieu, ayez pitié de moi.

Et, éperdue, les mains jointes, suppliantes, elle se jeta à genoux devant l’autel.

— Quoi ! — s’écria Robert à son tour en feignant la surprise et l’indignation, — cet homme serait un faux prêtre !!!

— Pas mal ! — dit Bamboche, — pas mal l’étonnement !

Puis s’adressant à la Levrasse :

— Entends-tu Robert de Mareuil ?… Il ignorait, le pauvre agneau, que tu étais devenu curé… de rencontre.

La Levrasse grinçait les dents de rage ; mais, contenu par la frayeur que lui inspirait Bamboche, il se borna à lui montrer le poing en s’écriant :

— Ah ! grand gueux !… ah ! traître… c’est plus de cent mille francs que tu me fais perdre…

Puis il ajouta en frappant du pied avec fureur, et s’adressant à Robert de Mareuil :

— Y comprenez-vous quelque chose, Mareuil ? Quel intérêt peut-il avoir à tout perdre, ce brigand-là ? quand c’est lui qui a tout mené ? quand tout était fini et allait comme sur des roulettes ?

— Ah ! vous ne savez pas quel intérêt j’ai à vous démasquer, — reprit Bamboche, — j’ai un intérêt bien simple… vous allez le connaître.

S’adressant alors à Régina, toujours agenouillée, et qui se croyait sans doute sous l’obsession de quelque horrible vision :

— Excusez-moi, Mademoiselle, si je suis forcé de prolonger quelques instants encore cette scène si pénible pour vous, mais vous devez tout savoir. Vous souvenez-vous… il y a huit ou neuf ans de cela… d’avoir rencontré dans la forêt de Chantilly trois petits mendiants qui vous ont imploré ?

— Oui… je me rappelle… cela, — dit Régina, qui semblait rêver.

— Vous seule, — reprit Bamboche, — avez eu pour ces trois enfants… j’étais l’un d’eux… des paroles de douceur et de pitié. Pourtant, exaspérés par la dureté des personnes qui vous accompagnaient, ces enfants un instant ont voulu vous entraîner avec eux… Je n’ai oublié, Mademoiselle, ni notre cruelle conduite, ni l’intérêt que vous nous avez témoigné, et aujourd’hui je m’acquitte… Le bonheur a voulu que je devienne un franc gredin ; je dis le bonheur, parce que si j’avais tourné à l’honnête, je ne me serais certainement pas trouvé en relations d’affaires et d’amitié avec M. le comte de Mareuil que voilà…

Robert ne répondit rien… il méditait sans doute le moyen de sortir de cette position désespérée.

— Si M. le comte de Mareuil n’était que criblé de dettes, contractées pour subvenir aux passions les plus bêtes et les plus dégradantes, ce ne serait peut-être rien ; son amour ou au moins sa reconnaissance pour vous, Mademoiselle, auraient pu opérer sa conversion… Mais, loin de là… non seulement il vous ment, il vous trompe, il vous trahit d’une manière infâme… mais… encore…

Et comme le comte, exaspéré, allait de nouveau s’élancer sur Bamboche, celui-ci dit d’une voix impérieuse à la Levrasse et au cul-de-jatte :

— Contenez Monsieur dans une position décente… ou sinon… puisque je suis en train, demain j’irai causer ailleurs de choses qui vous concernent.

À ces mots, la Levrasse, le cul-de-jatte et Robert de Mareuil échangèrent un regard rapide et farouche qui me fit bondir de la place où je me trouvais, prêt à courir au secours de Bamboche ; j’étais armé et préparé à tout ; mais mon ami d’enfance reprit avec une dédaigneuse audace :

— Pas d’enfantillages… D’abord à moi seul je ne vous crains pas… — et il tira de sa poche une paire de pistolets qu’il déposa sur l’autel, bien à sa portée.

— Et puis, — poursuivit-il en jetant un regard du côté de l’endroit où j’étais, — il y a là tout près un bon et solide garçon… qui ne me laisserait pas dans l’embarras…

— C’est ce damné Martin… j’en suis sûr, — s’écria la Levrasse.

En entendant prononcer mon nom, Robert tressaillit, parut un moment rassembler ses souvenirs et ferma ses deux poings avec rage, pendant que Régina, muette, le regard opiniâtrement attaché sur Robert, ne semblait pas remarquer l’incident soulevé par mon nom.

— Que ce soit Jacques, Pierre ou Paul, qui soit là… prêt à venir me donner un coup de main, — reprit Bamboche, — peu importe, mais je vous ordonne à tous deux de contenir les emportements de M. le comte… Je veux dire tranquillement ce qui me reste à dire.

Robert de Mareuil, redoublant d’audace, haussa les épaules avec dédain et dit à Bamboche :

— Parlez… parlez… je ne vous interromprai pas… et vous, Régina… écoutez-le aussi, je vous en conjure… au nom de notre amour.

Régina ne répondit rien ; ses yeux restèrent obstinément arrêtés sur Robert, qui ne put soutenir ce regard d’une fixité menaçante ; la physionomie de la jeune fille n’exprimait plus alors ni douleur, ni épouvante, mais une indignation mêlée de mépris, dont une sombre curiosité semblait seule arrêter le terrible éclat.

— En deux mots, j’ai fini, — reprit Bamboche, — M. le comte était en prison pour dettes… il a dit à la Levrasse, à ce digne usurier que vous voyez là : « Je peux faire un riche mariage, qui me mettra à même de vous payer… Rendez-moi la liberté provisoirement, si je n’accroche pas la dot, vous me ferez retourner en prison… » — Ça me va, mais, pour vous éperonner davantage, — répondit l’autre, — faites-moi de fausses lettres de change, en contrefaisant ma signature ; une fois richement marié, je vous rends vos faux billets contre les espèces que vous me devez… mais si vous ne savez pas empaumer l’héritière, ma foi ! vous irez aux galères… Talonné par cette peur-là, il faudra bien que vous enleviez le mariage… Le mariage a été en effet enlevé…

— Continuez, Monsieur… — dit Régina avec un calme impassible.

— Régina… si vous saviez… — s’écria Robert, — je…

La jeune fille interrompit le comte d’un regard de mépris écrasant, et dit à Bamboche :

— Poursuivez, Monsieur… La leçon pour moi… est terrible… je la subirai jusqu’au bout.

— Ayez ce courage, Mademoiselle, vous vous en trouverez bien… L’affaire du faux curé fut arrangée entre M. le comte et mes deux complices, vu l’impossibilité de trouver un véritable prêtre ; cependant, comme il fallait, pour que M. le comte fût maître de votre fortune, que non-seulement vous vous crussiez mariée, Mademoiselle, mais que votre mariage fût parfaitement en règle… M. de Mareuil, lors de votre majorité, vous eût fait contracter une autre union à l’État civil… Celle-ci, réelle, valable, aurait eu pour prétexte de régulariser votre premier mariage devant le prêtre, mariage qui, légalement, ne signifie rien. M. le comte, vous le voyez, est très-ferré sur son code conjugal.

— Et moi qui ai donné en plein dans le panneau ! — murmura la Levrasse.

— Tu sens bien, vieille canaille, — pardon, Mademoiselle, entre nous autres ça se dit, — que j’ai dû prendre part au complot, afin d’être à même de le faire échouer. Si J’ai laissé aller les choses jusqu’au point où elles sont, Mademoiselle, ç’a été pour vous démontrer clairement l’indignité de M. le comte… et aussi pour tâcher de vous prouver ma reconnaissance à ma manière, en vous empêchant, Mademoiselle, d’épouser un homme déshonoré… qui eût fait la honte et le malheur de votre vie.

— Je vous remercie,… Monsieur… votre conduite est en cette circonstance celle d’un homme d’honneur et de cœur, — dit Régina avec une sombre tranquillité, et elle continua de tenir sous son regard fixe, implacable comme celui d’un juge, Robert de Mareuil, sans lui adresser un seul mot.

Ce silence, auquel le jeu de la physionomie de Régina donnait une expression terrible, était plus effrayant que les reproches les plus amers, les plus véhéments…

Robert, anéanti, éperdu, semblait fasciné par ce regard d’un inflexible acharnement. Enfin, voulant tenter un effort désespéré, il s’écria ;

— Eh bien ! oui… Régina, j’ai été coupable ; j’ai été criminel… mais si vous saviez à quels égarements peut vous entraîner un amour insensé !! si vous saviez combien ma passion pour vous…

— Basquine… — s’écria Bamboche en interrompant Robert, — viens, ma fille… et apporte la lettre si passionnée qu’avant-hier encore t’écrivait ce cher comte…

Au nom de Basquine, Robert devint livide ; son saisissement fut tel qu’il s’appuya au long du mur de la chambre pour ne pas défaillir.

— Vous n’avez pas idée, Mademoiselle, — reprit Bamboche en s’adressant à Régina — de la vivacité de la passion de ce gentilhomme pour cette pauvre fille ; ça a commencé le jour même où ce digne comte vous avait rencontrée au Musée… le soir il a vu jouer Basquine aux Funambules… et, ma foi ! il a été fasciné… ce qui ne l’a pas empêché de songer à son mariage avec vous, Mademoiselle ; au contraire… car, une fois enrichi, il aurait tenu les magnifiques promesses qu’il faisait à Basquine… Allons donc, ma fille…

Une des portes latérales s’ouvrit, Basquine parut, toujours enveloppée dans son manteau dont le capuchon à demi relevé découvrait sa figure empreinte alors d’une joie véritablement diabolique ; ses yeux brillaient d’un sombre éclat ; un sourire glacé contractait ses lèvres sardoniques ; elle tenait à la main plusieurs lettres ouvertes.




CHAPITRE VII.


l’évasion.


À la vue de Basquine, Robert, anéanti, s’écria avec une rage folle :

— Mais c’est donc l’enfer, ici !

Basquine s’approcha lentement de Mlle de Noirlieu, et lui tendit les lettres du comte. Régina, toujours calme, prit une des lettres, la parcourut d’un regard attentif, et la rendit à Basquine en lui disant d’une voix ferme :

— Je vous remercie. Mademoiselle… c’est bien…

— C’est ma reconnaissance envers vous, Mademoiselle, — dit Basquine, qui m’a aussi engagée à démasquer cet homme…

— Votre reconnaissance ?

— Oui, Mademoiselle, et aussi le désir d’expier un tort… un grand tort envers vous.

— Envers moi ?

— Il y a bien des années, dans la forêt de Chantilly…

— C’était vous ! — dit vivement Régina, — vous ?

— Oui, Mademoiselle, moi… lui — et elle montra Bamboche, — et un autre enfant… Mais, oubliant la générosité de votre accueil, nous avons osé…

— Vous aviez été si durement repoussés, que votre colère était concevable ; mais je me rappellerai toujours, — poursuivit Régina en détournant dès lors les yeux de dessus Robert avec dégoût et aversion, — qu’aujourd’hui vous m’avez rendu un grand service… vous m’avez sauvée de la honte…

M. de Mareuil, poussé à bout, écrasé sous les témoignages de son ignominie, jeta soudain le masque ; il s’écria avec une horrible expression de rage et de méchanceté, en s’adressant à Régina :

— Eh bien ! oui… je vous ai trompée, oui, je vous ai trahie, oui, je vous aurais sacrifiée à cette créature infernale ; mais si je suis déshonoré, vous le serez aussi… on saura que je vous ai enlevée… votre père refusera de vous recevoir, votre honte sera publique, on croira que vous avez été ma maîtresse, et je serai vengée… fière et orgueilleuse femme que vous êtes. Oui… on dira… telle mère… telle fille…

À cette injure, qui blessait au vif ce qu’il y avait au monde de plus sacré pour Régina, la mémoire de sa mère, la jeune fille, à la fois sublime et effrayante d’indignation, s’élança, prompte comme la foudre, et frappa Robert au visage en lui disant :

— Lâche !…

— Bien… noble fille ! — s’écria Basquine avec transport.

Sans Bamboche, qui se jeta au-devant de Robert qui, livide, furieux, se précipitait sur elle, Régina eût couru le plus grand danger ; mais, rudement contenu par la main puissante de Bamboche, M. de Mareuil, malgré ses efforts, ne put qu’exhaler en imprécations et en menaces sa rage impuissante.

— Oh… tu seras déshonorée… toujours !… — murmurait-il, contenu par Bamboche, qui lui dit avec un sang-froid moqueur :

— Allons donc, mon cher comte, pas de ces infâmes illusions-là… mes précautions sont parfaitement prises… Mademoiselle… sous la conduite d’un guide sûr et dévoué, va rentrer chez son père… personne ne se sera aperçu de la courte absence qu’elle aura faite… moi et Basquine nous garderons le secret, c’est tout simple. Ces deux gredins, nos honorables amis, resteront muets sur la chose… et pour cause. Quant à vous, mon gentilhomme, si vous avez le temps de parler avant de prendre la fuite ou d’être arrêté… vous voudrez en vain diffamer Mademoiselle, on ne vous croira pas…

— Prendre la fuite, lui ! — s’écria la Levrasse exaspéré, — il faudra bien que je me venge sur quelqu’un, ce sera sur lui… il ira aux galères… et…

Plusieurs coups violemment frappés du dehors aux volets de la chambre où se passait la scène que je raconte, interrompirent la Levrasse ; au même instant on entendit ces mots prononcés d’une voix forte :

— Au nom de la loi… ouvrez…

À ces mots redoutables tous les personnages dont je parle restèrent interdits, effrayés.

— Diable !… — dit Bamboche, — je ne m’attendais pas à cette politesse… de la police ;… elle est par trop honnête.

Puis s’élançant vers Régina :

— Ne craignez rien… Mademoiselle… fiez-vous à moi.

Profitant de ce mouvement, Robert de Mareuil, sans être remarqué par Bamboche, s’empara des pistolets que celui-ci avait déposés sur un des coins de l’autel.

— Au nom de la loi… ouvrez… — reprirent les mêmes voix du dehors.

Bamboche était resté auprès de Régina ; soudain il renversa d’un coup de poing les deux chandeliers et leurs cierges. La chambre ainsi plongée dans une obscurité profonde, je ne vis plus rien…

Connaissant les êtres de la maison, je me précipitai hors de l’endroit où je m’étais tenu jusqu’alors, j’ouvris la porte fermée un quart-d’heure auparavant sur l’invitation de Bamboche, et je me précipitai dans la pièce où s’était célébré le faux mariage et où se heurtaient à tâtons, éperdus d’effroi, la Levrasse, le cul-de-jatte et Robert de Mareuil.

Afin de savoir où se trouvait Bamboche et de me rapprocher de lui, je poussai un cri qui, dans notre enfance, nous avait souvent servi de signal. Remarquant alors que je passais devant une porte ouverte (je m’en aperçus au courant d’air frais qui aussitôt frappa mon visage), je restai un moment immobile, et j’entendis, dans la direction d’un corridor qui aboutissait à cette porte, la voix de Bamboche qui répondait à mon appel ; guidé par sa voix, et suivant ce corridor, j’arrivai dans le jardin de la maison.

La nuit était si noire, qu’on ne voyait pas à deux pas.

— C’est toi — me dit vivement Bamboche.

— Oui.

— Où est le fiacre ?

— Dans la ruelle… il attend… près de la petite porte.

— Mademoiselle, — dit Bamboche à Régina, — rien n’est perdu, suivez le guide que je vous donne, il vous reconduira chez vous… Vite, vite, vous n’avez pas un moment à perdre. J’avais tout prévu… sauf une descente de police… Allons, Basquine, filons de notre côté, j’aperçois là-bas de la lumière.

J’entendis Bamboche et Basquine s’éloigner en courant, pendant que Régina, se cramponnant à mon bras, me disait d’une voix étouffée, palpitante de terreur :

— Oh ! sauvez-moi. Monsieur, sauvez-moi de la honte…

— Suivez-moi, Mademoiselle, — lui dis-je.

Et je l’entraînai, mon bras forcément passé autour de sa taille, car je la sentais prête à s’évanouir ; il fallut qu’elle se mît à courir avec moi ; l’allée que nous suivions nous conduisit à une petite porte, un fiacre y attendait, le cocher sur le siège, le fouet en main, la portière ouverte… j’avais choisi l’excellent homme qui m’avait recueilli mourant de faim.

Je portai, pour ainsi dire, Régina dans la voiture, et m’adressant au cocher :

— Ventre à terre… rue du Faubourg-du-Roule… je vous dirai où il faudra vous arrêter… je monte derrière la voiture pour vous laisser plus libre… dans la conduite de vos chevaux.

Le cocher fouetta son attelage.

J’allais m’élancer derrière la voiture, lorsque je me sentis violemment arrêté, et à la lueur des lanternes du fiacre qui s’éloignait, je distinguai un moment les traits livides de Robert de Mareuil ; à la vue de la voiture déjà loin de nous il cria de toutes ses forces :

— Arrêtez ! arrêtez !…

J’empêchai les cris du comte en lui appuyant ma main sur la bouche, craignant qu’il ne fût entendu des gens de police dont la cohorte venait d’envahir la maison.

Grâce à ma force, de beaucoup supérieure à celle de mon maître, je conservai, malgré ses efforts désespérés, l’avantage dans cette courte lutte ; quoique dans sa rage il me mordît cruellement la main, je parvins à étouffer sa voix jusqu’à ce que la voiture eût disparu dans un tournant.

Je comptais sur l’agilité de ma course pour la rejoindre, pensant qu’au pis-aller, Régina aurait la présence d’esprit d’arrêter le cocher à quelques pas de l’hôtel de Noirlieu, et d’y rentrer par la petite porte qui, après avoir servi à son évasion, était par nos soins demeurée entr’ouverte.

Lorsque je voulus mettre fin à ma lutte avec Robert, ce fut lui qui, à son tour, m’étreignit de toutes ses forces en me disant :

— Ah… c’était toi… fidèle serviteur… Cette fois… tu ne m’échapperas pas…

— Oui… c’est moi, — lui dis-je en tâchant de me débarrasser de lui : — Vous vouliez commettre une infamie… je l’ai empêchée.

— Ainsi… tu me trahissais… tu étais le complice de Bamboche et de Basquine… et tu m’as perdu… Fidèle Martin, — murmura-t-il entre ses dents serrées de fureur.

Puis déployant dans ce moment suprême une vigueur incroyable, il parvint à passer sa main entre mon cou et ma cravate, à saisir celle-ci, et à lui imprimer un mouvement de torsion si puissant, que je suffoquai… mes forces m’abandonnaient.

— Tu comprends, fidèle serviteur, — dit le comte avec un ricanement féroce en continuant de me maintenir à demi étranglé ; — tu comprends qu’un comte de Mareuil n’est pas du gibier de galère… Je me tuerai… mais avant, tu mourras…

Cette lutte, acharnée, désespérée, se passait dans une profonde obscurité ; mais à un mouvement que je sentis faire au comte, de sa main droite, pour fouiller dans sa poche, tandis que, de sa main gauche, il tordait violemment ma cravate, je me rappelai les pistolets de Bamboche que le comte avait saisis sur l’autel au moment de l’arrivée de la police ; soudain je sentis le froid du canon de l’une de ces armes appuyé sur ma tempe.

Un dernier effort de ma part fit dévier le coup, mais ne l’empêcha pas de partir… une flamme éblouissante me brûla la vue ; il me sembla qu’un fer rouge me traversait le cou, tandis qu’une commotion foudroyante me jeta à la renverse.

Au moment où ma tête rebondit sur le sol, j’entendis une seconde détonation… et je perdis connaissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quant aux événements qui avaient précédé le faux mariage du comte et de Mlle de Noirlieu, on les devine facilement ; Robert de Mareuil était parvenu à correspondre avec Régina, et, à force d’instances menteuses, de passion feinte, il avait su l’amener à l’imprudente démarche si heureusement déjouée par Bamboche.

Quoique toujours inconnu et invisible à Régina, je fus le seul intermédiaire de cette correspondance entre elle et mon maître, pour qui mon zèle ne parut pas se démentir. Il y avait, je le sais, et je me le reproche quelquefois, une sorte de trahison dans ma conduite envers Robert de Mareuil. Mon but était louable, car il s’agissait de faire échouer l’odieuse machination de cet homme et de le démasquer ; mais la voie était tortueuse, perfide. Pourtant, effrayé du danger que courait Mlle de Noirlieu, je n’hésitai pas à tenter de la sauver par le seul moyen qui fût à ma portée, et puis, en obligeant M. de Mareuil à choisir un autre agent que moi, la réputation, l’honneur de Mlle de Noirlieu pouvaient être compromis par des indiscrétions dont j’étais incapable ; du reste, Bamboche, qui avait trouvé moyen d’entrer assez avant dans la confiance de Robert, par l’intermédiaire de la Levrasse, m’épargna la répugnante combinaison du mariage simulé ; l’idée appartenait au comte, l’exécution à Bamboche.

J’ai su plus tard la cause de la rupture de Balthazar et de Robert de Mareuil.

Celui-ci, lors de la représentation des Funambules, avait éprouvé à la vue de Basquine une impression si soudaine, si profonde que, sans chercher à la dissimuler au poète, il lui dit : « — J’ai maintenant un motif de plus d’épouser Régina et ses millions, je veux être l’amant de cette Basquine… Je la rendrai une des femmes les plus à la mode de Paris, dût-il m’en coûter des monceaux d’or. »

Balthazar, jusqu’alors assez aveuglé par l’amitié pour surmonter les scrupules que soulevait en lui la cupide spéculation du comte, fut révolté de ce dernier trait de cynisme, il rompit à jamais avec Robert, après de pressantes et vaines tentatives pour le ramener à des pensées plus dignes, en lui remontrant l’odieuse noirceur de sa conduite.

Néanmoins, Balthazar n’oublia pas la promesse qu’il m’avait faite au sujet de Basquine. Le surlendemain du jour où la pauvre fille s’était vue si outrageusement traitée aux Funambules, par suite d’une cruelle plaisanterie du vicomte Scipion, on lisait dans l’un des journaux les plus influents de Paris, un long article sur Basquine, écrit et signé par un célèbre critique, ami intime de Balthazar. Cet article racontait d’abord avec une indignation sincère l’espèce de guet-apens dont Basquine avait été victime sur le théâtre des Funambules, puis, arrivant à l’appréciation du talent de cette jeune fille jusqu’alors inconnue, le critique en parlait avec une admiration si chaleureuse, si persuasive, si convaincue ; il appuyait son enthousiasme sur une analyse à la fois si délicate, si savante et si profonde du jeu, du chant et de la rare puissance dramatique de Basquine, qu’il proclama dès ce jour la plus grande tragédienne lyrique de notre temps, que cet article excita une attention, une curiosité universelle ; et la foule… mais une foule des plus choisies, se porta aux Funambules.

Le directeur, ébloui de ce succès inattendu, courut supplier à mains jointes la pauvre figurante qui n’avait pas osé reparaître au théâtre, de venir y reprendre son rôle du mauvais génie. Lorsque Basquine reparut, ce fut un enthousiasme général, une véritable ovation. Car, chose peu commune, le talent incontestable de Basquine se trouvait à la hauteur des éloges presque hyperboliques qu’en avait publiés l’ami de Balthazar ; une fois l’attention publique éveillée sur ce nouveau prodige dramatique, la presse se fit l’écho des louanges que l’on décernait à la jeune actrice. Enfin Balthazar, fidèle à ses promesses, publia dans le journal de son ami le critique, une Épître à Basquine

Chose étrange, cette épître, véritable chef-d’œuvre, étincelante de verve et d’esprit, sublime d’enthousiasme, et remplie de la plus touchante mélancolie, de la plus noble émotion, alors que le poète racontait la lutte douloureuse, incessante, d’une jeune fille de seize ans, pauvre, inconnue, isolée, sans appui, ayant à surmonter les obstacles sans nombre dont sont hérissés les abords du plus obscur théâtre, cette épître ici, saisissante comme un roman, ou tendre comme une élégie, ailleurs amère et incisive comme une satire, plus loin folle, bizarre et hardie comme un rêve fantastique ; cette épître enfin, généreuse comme une bonne action, fut aussi pour Balthazar le signal d’un succès étourdissant… Son talent, jusqu’alors seulement connu de quelques amis, fut publiquement révélé par cette épître ; son nom retentit dans toutes les bouches, et ses œuvres jusqu’alors dédaignées, ou plutôt ignorées, commencèrent d’être recherchées, appréciées, ainsi qu’elles devaient l’être.

Peu de jours après l’apparition de cette épître, je reçus de Balthazar un joyeux billet ainsi conçu :


« Gloire à toi ! mon digne Martin, ton amie d’enfance est lancée, mon nom fait un train d’enfer, et les libraires se battent à ma porte, mais je ne les admets en ma présence que, marchant à quatre pattes… tenant entre leurs dents une bourse de sequins d’or (je veux des sequins, c’est vénitien en diable).

» Voilà ma vengeance… elle est simple et digne… Sérieusement, mon brave Martin, tout ceci ne serait peut-être pas arrivé, si tu ne m’avais pas supplié de faire rendre justice à l’incomparable Basquine… et de lui rendre moi-même hommage ; encore une fois, gloire et merci à toi, mon digne Martin, tu as fini ce qu’avait commencé mon protecteur inconnu Just, le bien nommé, à qui je puis maintenant remettre la pension qu’il me faisait si généreusement ; un autre aussi malheureux que je l’étais, en profitera à ma place.

» Je termine par ce rébus à la hauteur de ta naïve et respectable intelligence.

» Une bonne action a toujours sa récompense.
» Ton ex-maître et toujours affectionné,
» Balthazar. »


L’éclatant triomphe de Basquine fut un nouvel aliment pour la folle passion de Robert de Mareuil ; cette passion servait trop nos projets et l’inexorable haine que Basquine avait vouée à la race des Scipions, ainsi qu’elle disait, pour que notre compagne ne parût pas encourager l’amour insensé qu’elle inspirait. Elle berça le comte des plus ardentes espérances, et tous deux échangèrent une correspondance passionnée qui, révélée à M. de Noirlieu, devait être une arme terrible contre Robert.

Cet homme se vengea d’ailleurs cruellement de moi, car non-seulement je faillis succomber à la blessure que j’avais reçue, la balle m’ayant traversé les muscles du cou, mais je faillis être aveuglé par l’explosion de ce coup tiré à brûle-pourpoint ; pendant près d’une année je fus complètement privé de la vue.

En suite de cette lutte avec Robert, les agents de police, venus pour arrêter Bamboche qui leur échappa, me ramassèrent baigné dans mon sang à quelques pas du comte de Mareuil qui s’était fait sauter la cervelle, et je fus transporté à l’Hôtel-Dieu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque je revins à moi, couché dans un lit de cet hôpital, j’avais les yeux couverts d’un bandeau. À un mouvement que je fis pour ôter ce linge, un infirmier qui me veillait sans doute, me dit :

— Ne cherchez pas à ôter ce bandeau, mon garçon, vous n’y verriez pas plus clair.

— Il est donc nuit ?… où suis-je ?

— Vous êtes à l’Hôtel-Dieu, et il fait grand jour.

— Alors, pourquoi ne verrais-je pas clair ?

— Parce que vous êtes aveugle.

À ces mots effrayants, j’arrachai le bandeau ; j’ouvris les yeux malgré d’atroces douleurs… je ne vis rien… que de vagues ténèbres.

À ce coup affreux, ma première pensée fut pour Régina… J’étais à jamais hors d’état de la servir, de veiller sur elle, car les événements passés me prouvaient que, si infime et si obscur que fût mon dévoûment, il pouvait être utile à Mlle de Noirlieu.

Je me demandai aussi avec inquiétude ce qu’étaient devenus Basquine et Bamboche ; de secrets pressentiments me disaient que lui et le cul-de-jatte étaient l’objet des recherches de la police ; je songeais enfin avec anxiété qu’il restait deux prétendants à la main de Mlle de Noirlieu, qui, délivrée du comte de Mareuil, pouvait fixer son choix sur le prince de Montbar… ce jeune homme en apparence si merveilleusement doué, si séduisant, et dont les brillants dehors cachaient une dégradation profonde…

Et malheureusement ma cécité, mes cruelles douleurs, l’absence ou la fuite de Bamboche devaient me laisser, au sujet de Régina, dans une longue et cruelle incertitude.

Un singulier événement vint cependant fixer mes doutes.

J’étais à l’Hôtel-Dieu depuis un an : ma blessure du cou était cicatrisée, mais l’état de ma vue ne s’améliorait pas ; je faisais partie de la division confiée aux soins du docteur Clément, l’un des premiers chirurgiens de l’Hôtel-Dieu ; cet homme, d’une réputation européenne et d’une puissante originalité, s’était tout d’abord intéressé à moi, m’a-t-il dit plus tard, en raison de la courageuse résignation avec laquelle je supportais d’horribles douleurs, et de la manière simple, digne, réservée, avec laquelle j’avais subi plusieurs interrogatoires d’un juge d’instruction, au sujet du tragique événement dont j’étais l’une des victimes ; mon langage, la manière dont je remerciai le docteur Clément de ses soins, augmentèrent encore la bienveillance qu’il me portait.

Depuis quelque temps le docteur m’avait soumis à un nouveau traitement, dont il espérait beaucoup de succès. Le jour vint où l’on devait lever un certain appareil qui recouvrait mes yeux ; le docteur convia à cette opération, sans doute curieuse, l’un de ses confrères. Il lui fit l’historique de ma maladie, pendant les préparatifs dont s’occupaient sans doute les aides.

— Et depuis combien de temps est-il dans cet état ? — demanda le confrère du docteur Clément.

— Depuis un an, — répondit-il ; puis il ajouta plus bas à son ami : — Eh ! mon Dieu… tenez, ce pauvre garçon est entré ici juste la veille du jour où je vous ai demandé de venir en consultation avec moi auprès de Mlle de Noirlieu ; car, je l’avoue… je ne pouvais et je ne puis me rendre compte des étranges symptômes nerveux qui s’étaient tout-à-coup manifestés chez elle.

— Je crois que nous ne nous trompions pas, — reprit l’ami du docteur, — en attribuant ces singuliers symptômes à quelque émotion violente et soudaine ;… pourtant, notre chère malade niait opiniâtrement avoir éprouvé le moindre saisissement. À propos, comment va-t-elle ?

— Moins bien qu’avant son mariage, — reprit le docteur Clément, — aussi je la veille avec une grande sollicitude… c’est une femme si rare… quel cœur ! quelle ame ! comme c’est beau, comme c’est pur, comme c’est élevé !…

— Du reste, il est impossible de voir une union mieux assortie… — reprit le confrère du docteur, — le prince de Montbar est un des hommes les plus aimables, les plus distingués que l’on puisse rencontrer.

— C’est possible, — reprit brusquement le docteur Clément.

Puis apercevant sans doute un de ses aides qui était allé chercher quelques objets nécessaires à la levée de l’appareil, le docteur ajouta :

— Ah ! voilà… ce que j’attendais,… nous allons maintenant lever l’appareil…

Il est aussi inutile qu’impossible de rendre les émotions auxquelles je fus en proie pendant cette opération, qui allait peut-être me rendre la vue… au moment où j’apprenais le mariage de Régina et du prince de Montbar… mariage que pour tant de raisons j’avais redouté.

La vue me fut rendue…

Après de longues et minutieuses précautions destinées à empêcher la lumière de me frapper trop brusquement, il me fut enfin possible de contempler les traits de mon sauveur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE VIII.


le docteur clément.


Lorsque ma guérison fut complète, j’entrai comme valet de chambre-secrétaire chez le docteur Clément. Il m’avait proposé cette place en suite d’une longue conversation dans laquelle, lui racontant fidèlement les principaux événements de ma vie (sauf ce qui touchait Régina), je lui annonçai qu’en sortant de l’Hôtel-Dieu, je me trouverais absolument sans ressources.

En acceptant l’offre généreuse du docteur, sans tenter de chercher au moins les moyens d’échapper à cette nouvelle domesticité, j’obéissais à cette même pensée qui déjà m’avait mis au service de Balthazar, ou plutôt de Robert de Mareuil : — l’espoir de ne pas rester étranger à la vie de Régina. — Car le hasard m’avait instruit de l’intérêt rempli de sollicitude que le docteur Clément lui portait ; par cela même que ce mariage, dont j’avais été si fort effrayé pour Mlle de Noirlieu, était accompli, mon œuvre de dévoûment ignoré, loin d’être achevé, m’imposait de nouveaux devoirs : de cette union avec le prince de Montbar pouvaient résulter pour Régina de nouveaux malheurs.

Faut-il enfin avouer un rêve qui me semblait alors presque insensé ?… je songeais souvent qu’ayant, par ma condition chez le docteur, quelque accès dans la maison de la princesse de Montbar, je pourrais peut-être un jour entrer à son service… Et alors… de quels soins, de quelle vigilance, de quelle ardente sollicitude n’aurais-je pas entouré ma maîtresse !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le docteur Clément était un homme de soixante ans environ, de taille moyenne ; il avait la tête énorme, une forêt de cheveux crépus couvrait son vaste front souvent contracté par un froncement de muscles tout léonin ; l’ensemble de son visage sombre, tanné, était disgracieux, d’une expression dure, presque farouche ; pourtant ses yeux, d’un bleu pur et doux, quoique à demi couverts par d’épais sourcils noirs toujours hérissés, avaient parfois l’expression la plus douce et la plus touchante… De formes rudes, acerbes, le docteur, toujours vêtu avec une négligence sordide, portait invariablement de grosses bottes à cœur par-dessus un pantalon à pied de drap gris ; une longue redingote bleue râpée, un gilet noir et une cravate blanche roulée en corde autour de son cou. Il se présentait ainsi chez les personnages les plus considérables et même les plus augustes qui acceptaient discrètement les excentricités de cet homme illustre, car son savoir et ses succès pratiques comme médecin et comme chirurgien étaient immenses.

Je n’oublierai jamais la première journée que je passai auprès du docteur Clément ; il m’emmena de l’Hôtel-Dieu dans un fiacre dont il se servait habituellement pour ses visites. J’avais voulu respectueusement monter à côté du cocher ; il m’arrêta et me dit de sa grosse voix rude :

— Où vas-tu ?

— Je vais me placer à côté du cocher, Monsieur…

— Est-ce qu’il n’y a pas de place auprès de moi ?

— Pardonnez-moi, Monsieur… mais le respect… je…

Il haussa les épaules, monta le premier, et me fit signe de m’asseoir à ses côtés.

Lorsque le fiacre se fut mis en marche, le docteur me dit :

— Tu as souffert, tu as lutté, tu es sincère, il y a de l’homme en toi… J’aime ça, tu te plieras à mes habitudes… et tu ne regretteras pas ton sort pendant les trois ou quatre mois que nous passerons ensemble, et après… si… tu m’as satisfait…

— Comment, Monsieur ? — lui dis-je avec surprise, en l’interrompant, — dans trois ou quatre mois ? vous me… renverrez ?

— Dans trois ou quatre mois au plus tard, et peut-être bien auparavant, — me répondit le docteur, — je serai mort…

— Vous, Monsieur ?… — m’écriai-je, — et pourquoi à cette époque ?

— Pourquoi mourras-tu un jour, toi ?

— Dame… Monsieur… parce que nous sommes tous mortels… Mais comment prévoir ?…

— Avec une bonne maladie incurable… de l’expérience et du coup d’œil… on connaît son affaire sur le bout du doigt, — me répondit-il d’un air étrange ; — puis il ajouta : — Voici tes fonctions : Brosser mes habits… si tu veux, je n’y tiens guères… Tenir exactement la liste des visites que je fais et que je reçois… en dresser le compte et me le présenter tous les huit jours… car moi je me fais payer tous les huit jours… sans cela je serais atrocement volé… Oui, — reprit-il avec un dédain amer, — les gens riches trouvent toujours de l’argent pour entretenir des coquines, acheter des chevaux, faire chère-lie, meubler des palais, et ils n’ont jamais le sou pour le médecin à qui ils doivent pourtant cette santé, qui leur permet de caresser ces coquines, de monter ces chevaux, de faire cette chère-lie et de se gonfler d’orgueil dans leurs palais. Moi, je vends la santé à ce monde-là comme d’autres vendent du vin ou du drap… Qui me doit me paie… sinon en avant l’huissier.

Puis, fixant sur moi son regard pénétrant, le docteur me dit brusquement :

— Cette âpreté au gain te paraît ignoble… n’est-ce pas ?

— Monsieur…

— Sois sincère, — reprit-il d’une voix presque menaçante. — Je t’ai pris avec moi surtout parce que je t’ai cru vrai,… j’ai chassé celui que tu remplaces, parce qu’il m’avait menti… indice certain d’une mauvaise et vulgaire nature ; j’ai cherché long-temps ce que je dois trouver en toi, une âme loyale, élevée, quoique dans une condition infime… Prouve-moi que je ne me suis pas trompé… et souvent je penserai tout haut devant toi… Voyons, que dis-tu de ma cupidité ? hein ?

— Eh bien ! Monsieur, — lui répondis-je résolument, — je m’étais fait une tout autre idée de l’art de guérir… Selon moi… c’était…

— Un sacerdoce… n’est-ce pas ? c’est le mot consacré, — dit-il — en m’interrompant avec un éclat de rire sardonique.

Puis il reprit :

— Va pour sacerdoce… Eh bien ! après, est-ce que le prêtre ne vit pas de l’autel ?

À ce moment notre fiacre s’arrêta devant la façade d’un magnifique hôtel… Sans doute on attendait impatiemment mon maître, car à peine eut-il paru qu’un domestique, placé en vedette, s’écria, en accourant ouvrir la portière :

— Ah ! Monsieur le docteur,… on dit M. le marquis dans un cas désespéré… et qu’il n’y a pas un instant à perdre… Une voiture vient de partir pour aller vous chercher à l’Hôtel-Dieu… une autre pour aller chez vous… tant on craignait que vous n’ayez oublié…

— C’est bon, c’est bon, — dit rudement le docteur, — mes aides sont-ils arrivés ?

— Ces messieurs sont ici depuis une demi-heure…

— Attends-moi, — me dit mon maître, — il y a un fameux coup de filet à donner ; mais j’aurai du mal… ce vieux marquis est le roi des avares et des roués…

Et le docteur Clément entra dans l’hôtel.

Pendant l’absence de mon maître, je réfléchissais à la cupidité blâmable dont il se glorifiait. Son désir d’être rémunéré de ses soins par les gens riches dont il était le médecin, me parut légitime, mais cette juste prétention aurait pu être posée avec moins d’âpreté ; j’éprouvais aussi un triste ressentiment en me rappelant la prédiction du docteur Clément à propos de sa mort, selon lui assez prochaine, et qu’il prévoyait sans doute, grâce à l’espèce d’intuition que donne souvent la science.

Ce détachement de la vie que le docteur savait, disait-il, devoir quitter à heure fixe, me semblait extraordinaire. Alors me revinrent à la pensée les bruits singuliers qui, dans les salles de l’Hôtel-Dieu, couraient sur ce célèbre médecin ; on disait sa vie intime des plus mystérieuses, et on la supposait des plus étranges. Riche à millions, car sa clientèle était aussi énorme que la cupidité qu’il affichait, il vivait, disait-on, avec la plus sordide avarice ; veuf depuis longues années, son fils unique, sorti l’un des premiers de l’École polytechnique et alors ingénieur, devait seul hériter de cette fortune immense, car depuis vingt ans peut-être le docteur Clément gagnait plus de cent mille francs par an, et il ne devait pas, assurait-on, en dépenser plus de dix mille.

Enfin, les histoires les plus incroyables, pour ne pas dire les plus absurdes, circulaient à propos de la maison qu’il habitait, située dans l’une des rues désertes du Marais ; personne n’y pénétrait ; il donnait ses consultations dans une chambre d’une maison voisine de la sienne.

Le cynique aveu du docteur ne pouvait me laisser aucun doute sur son âpreté au gain, âpreté d’autant moins concevable qu’on le disait puissamment riche, et qu’il savait ses jours comptés. Cependant, le généreux intérêt qu’il me témoignait, et surtout la sollicitude presque paternelle que semblait lui inspirer Régina, me paraissaient difficilement se concilier avec son affectation d’insatiable avidité. Les cupides et les avares ont le cœur sec : or, un homme capable et digne d’apprécier la princesse de Montbar, ne pouvait, selon moi, avoir une âme égoïste et basse.

Le retour du docteur interrompit mes réflexions ; il sauta dans le fiacre, ses yeux étincelaient de joie, et il s’écria (je rapporte ses paroles dans toute leur énergie grossière).

— Il est sauvé… mais il a payé, le vieux b…

Puis tirant du gousset de son pantalon un paquet de billets de banque, il me dit, en me les montrant d’un air triomphant :

— Vingt mille francs !

— Vingt mille francs, — répétai-je avec stupeur.

— Gagnés en sept minutes… L’opération n’a duré que cela.

— Vingt mille francs, — répétai-je, c’est énorme…

— Énorme ? — reprit-il en haussant les épaules d’un air de dédain. — Énorme… un vieux fesse-mathieu qui a plus de deux millions de rentes, et qui en dépense à peine deux cents ? Sans l’opération que je viens de lui faire, il crevait comme un chien… Qu’est-ce qu’il aurait fait de ses deux millions de rentes ? Mais quelle bonne scène de comédie ! — ajouta mon maître en se frottant joyeusement les mains. — J’arrive. Le marquis était sur le lit de douleur. Une hernie étranglée… cas mortel s’il en est. Mes aides étaient déjà là. En me voyant, le marquis s’écria : — « Ah ! mon cher docteur, venez à mon secours… je n’espère qu’en vous..... Je sais que ça peut être mortel ; mais vous êtes un dieu sauveur, vous… oui, un dieu ! »

J’examine, et je lui dis : — Si l’opération n’est pas faite et dextrement faite, avant un quart-d’heure vous êtes mort.

— Mon admirable docteur, je vous devrai la vie.

— C’est possible ; mais d’abord, qui est-ce qui paie ici ?

— « Moi, docteur… et royalement, vous le savez bien ; mais ne parlons pas de cela… Vite… vite. »

— Parlons de cela au contraire. Je vous connais de reste ; je serais deux ou trois ans avant de vous arracher un sou, et encore il me faudra plaider avec vous. Donc, donnez-moi vingt mille francs à l’instant, ou… bonsoir.

À ces paroles impitoyables, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Le docteur ne parut pas s’en apercevoir, et continua :

— « Jésus, mon Dieu, — reprit le marquis, — vingt mille francs comme ça, tout de suite… tout d’un coup… tout d’une fois. Mais c’est un guet-apens affreux… et puis l’heure passe. Mon Dieu ! mon Dieu ! cher docteur, l’heure passe. »

— Je le crois bien, qu’elle passe… Voilà déjà deux minutes, — lui dis-je.

— « Mais puisque l’heure passe, — s’écria le marquis d’une voix déchirante… — opérez-moi, docteur. »

— Mais puisque l’heure passe… payez-moi, marquis. — La peur de mourir l’a enfin emporté sur l’avarice ; il a donné la clé de son coffre à un sien parent, et l’a suivi d’un œil consterné, en le voyant me remettre les vingt mille francs :

— Ce n’est pas tout ; le marquis s’écria, au plus fort de l’opération : — « Mille francs de rente ! hélas ! »

Et après avoir de nouveau contemplé les vingt mille francs d’un œil de convoitise, le docteur Clément ajouta :

— Je n’ai qu’un remords… c’est de ne pas avoir exigé cent mille francs comme je les ai exigés d’un certain mylord, duc de Castleby, féroce débauché ; le marquis les eût donnés… Mais… je commence à avoir des scrupules… et à voir comme tu dis, tout ce qu’il y a d’ignoble dans cette âpreté de gain…

À ce moment, notre voiture s’arrêta dans je ne sais plus quelle sombre et sinistre rue du faubourg Saint-Marceau ; nous montâmes au dernier étage d’une maison délabrée. Mon maître ouvrit la porte d’une mansarde, le tableau d’une effrayante misère s’offrit à notre vue. Ils étaient là, le mari, la femme et trois enfants, hâves, exténués, demi-nus ; la femme, d’une beauté remarquable, allaitait un nouveau-né ; l’homme, à peine couvert de haillons, coloriait de ces cornets recouverts de gravures informes dans lesquels les épiciers vendent des dragées.

L’arrivée du docteur Clément, absolument inconnu de ces malheureux, leur causa une surprise inquiète ; ils nous regardaient en silence presque avec crainte.

— Vous vous nommez Auguste Levasseur ? — dit mon maître, attachant sur ce malheureux un regard scrutateur, et l’observant avec une attention pénétrante, comme s’il eût voulu lire jusqu’au fond de sa pensée.

— Oui… Monsieur, — répondit avec embarras ce jeune homme, dont la figure, amaigrie par la misère et couverte d’une barbe inculte, avait une remarquable expression d’intelligence, de douceur et de franchise.

— Vous avez été reçu docteur-médecin à Montpellier ?… — poursuivit mon maître.

— Oui, Monsieur… — répondit timidement le jeune homme, en échangeant avec sa femme un regard de surprise croissante,

— Vos examens ont été des plus brillants ; votre conduite toujours excellente, — reprit le docteur Clément ; — vous avez fait de magnifiques travaux anatomiques… vous êtes aussi habile chirurgien que bon médecin… et pourtant, étouffé par la rivalité, ne trouvant pas à gagner votre vie à Montpellier, où vous avez épousé par amour cette digne et charmante femme que voilà… vous êtes venu à Paris… espérant y trouver meilleure chance…

— Mais, Monsieur… — reprit le jeune médecin avec stupeur, — qui… a pu vous instruire ?…

— À Paris, — reprit mon maître, — ç’a été comme à Montpellier ; dénué de toute protection, vous n’avez trouvé aucun appui, aucune bienveillance chez vos confrères, forcés pour vivre de se disputer les malades avec acharnement ; car ici, comme en tout et partout, les gros mangent les petits… Mais comme il vous fallait soutenir votre famille, vous avez été obligé de vous abaisser jusqu’aux plus misérables expédients pour recruter quelques clients ; vous avez été réduit à flatter les portiers, afin d’être recommandé par eux à leurs locataires, ou bien à promettre une prime à la fruitière du coin, afin d’être prôné par elle aux servantes qui venaient le matin lui acheter du lait… Je connais ça, et bien d’autres turpitudes encore, engendrées par une concurrence impitoyable… fatale, et vous, vous, homme de cœur, homme de savoir et d’intelligence, vous vous êtes soumis à ces bassesses, parce qu’il vous fallait faire vivre vos enfants, votre femme… un ange… je le sais… un ange… de courage et de résignation…

À ces mots, le jeune homme, ne pouvant vaincre son émotion, tendit la main à sa femme, qui s’était rapprochée de lui ; tous deux fondirent en larmes.

Mon maître, très-ému lui-même, continua :

— Et malgré tant d’humiliations dévorées, votre clientèle ne se formait pas… vous étiez pauvre, timide, modeste, et, de plus,… mal logé, dans un hôtel garni, vous n’inspiriez aucune confiance ;… enfin votre misère en est venue à ce point qu’il a fallu vendre vos habits pour manger… alors plus aucun moyen de vous présenter nulle part, vous vous êtes réfugié dans cette mansarde, où vous et les vôtres seriez morts de faim, si vous n’aviez pas trouvé quelques ressources dans votre talent de coloriste ; vous gagnez ainsi à-peu-près quinze sous par jour en travaillant dix-huit heures, vous et votre famille vivez de cela… pourtant !!…

— Monsieur !… — s’écria le jeune homme avec une expression de douloureuse dignité, — je ne me suis jamais plaint… et je ne sais comment vous, que je n’ai pas l’honneur de connaître… vous êtes instruit de ces tristes particularités de notre existence ;… j’ignore dans quel but vous venez ici… Monsieur… j’ignore jusqu’à votre nom… et…

— Mon nom ? — dit le docteur Clément, en interrompant son jeune confrère, — je m’appelle… je m’appelle… Monsieur Just.

Ce nom me rappela le protecteur mystérieux, dont Bamboche, Basquine et Balthazar m’avaient parlé… Plus de doute, le docteur Clément cachait ses bienfaits sous ce nom.

— Maintenant, — reprit-il, — causons affaires, je suis pressé… Vous ne pouvez rester à Paris… vous n’avez ni l’intrigue, ni l’entregent nécessaires pour y réussir. Vous y seriez écrasé ; Paris regorge de bons, d’excellents médecins, tandis que les trois quarts des campagnes de la France sont exploités par des ânes ou des empiriques ; voulez-vous accepter ceci : dix mille francs comptant, une place à l’année de quinze cents francs, une jolie maison dans un gros bourg du Berri, le bourg de Montbar ?

À cette proposition inespérée, le jeune homme et sa femme se regardèrent avec une stupeur mêlée de doute ; cet avenir leur paraissait trop beau, sans doute.

— Mon Dieu, Monsieur, excusez-moi, — dit le jeune homme d’une voix altérée, — mais… cette offre nous paraît si extraordinaire, que nous n’osons pas y croire ; pourtant tout nous dit que vous nous parlez sérieusement.

— Un instant ! — s’écria mon maître… voici les conditions : moyennant les quinze cents francs et cette jolie maison, vous serez le médecin du prince et de la princesse de Montbar (leur château touche au bourg) pendant le temps qu’ils habiteront leur terre… située dans le Berri. Vous pourrez d’ailleurs vous faire une clientèle assurée, car à cinq ou six lieues à la ronde, il n’y a dans le pays qu’un officier de santé ignare comme une brute, et qui tue plus de paysans à lui seul que le choléra. Mais, — ajouta le docteur Clément avec amertume, — un officier de santé… c’est bien assez bon pour soigner des paysans… quand ils peuvent le payer ; la loi autorise… ces demi-savoir. C’est tout simple : pain noir pour les pauvres, pain blanc pour les riches… C’est donc la santé, la vie que vous porterez dans un rayon de cinq ou six lieues, jusque-là abandonné aux empiriques, et comme vous êtes très-bon, très-humain, très-éclairé, vous rendrez d’immenses services à ces malheureuses populations rurales. Un mot encore… Quant à ces dix mille francs, — et le docteur Clément déposa dix billets de banque sur la table du jeune médecin, — vous en paierez l’intérêt en visites gratuites aux pauvres gens et en achat de médicaments hors de leur portée… c’est un placement qu’on m’a chargé de faire… Voici de plus une lettre pour le régisseur du château de Montbar… La maison que vous habiterez est une des dépendances de l’habitation ; tout est arrangé d’avance avec la princesse, sauf votre consentement ; si vous acceptez, vous partirez quand vous voudrez…

— Si j’accepte, Monsieur ! — s’écria le jeune homme en joignant les mains avec ivresse. — Mais si tout ceci n’est pas un rêve… nos vœux les plus chers sont comblés. Ce n’est qu’à regret que nous nous étions décidés à venir à Paris… car…

— Car vous aimez beaucoup la campagne, — reprit le docteur, — vous et votre ange de femme vous êtes de passionnés botanistes, témoin ce bel Herbier que vous aviez tous deux récolté à Montpellier, et dont vous vous êtes séparés avec tant de chagrin…

— Mais Monsieur, — dit le jeune médecin en regardant sa femme avec une nouvelle surprise, — comment savez-vous de tels détails ?

Soudain je vis mon maître pâlir d’une manière effrayante, quoiqu’il parût lutter énergiquement contre la douleur, ses traits s’altérèrent profondément ; soudain il posa sa main sur son cœur, comme s’il y eût éprouvé une souffrance aiguë… Semblant faire alors un violent effort sur lui-même, il dit d’une voix entrecoupée :

— Vous acceptez… c’est convenu… une personne de confiance viendra demain de ma part pour les derniers arrangements…

Et le docteur Clément fit un pas vers la porte.

— Monsieur, — s’écria le jeune médecin, — je n’accepte pas ces inconcevables bienfaits sans savoir…

— Vous ne voyez donc pas que l’émotion me tue… Laissez-moi, — s’écria mon maître avec un accent si impérieux, que le jeune médecin resta muet, immobile, pendant que le docteur Clément sortait précipitamment de la mansarde.

Mon maître fut obligé de s’appuyer sur moi pour descendre l’escalier, et de s’arrêter plusieurs fois, posant avec force sa main sur son cœur, comme pour en comprimer les élancements ; sa respiration était saccadée, difficile, on l’eût dit oppressé par une horrible suffocation.

Nous regagnâmes ainsi la voiture, le docteur y monta, après avoir donné au cocher l’adresse de l’hôtel de Montbar

— Mon Dieu, Monsieur, — m’écriai-je alarmé, — qu’avez-vous ?

Sans me répondre, mon maître me prit le bras et me repoussa doucement ; je crus comprendre la signification de ce geste, j’attendis en silence la fin de la crise à laquelle mon maître était en proie.

Dès lors je pressentis vaguement que je venais d’être témoin de l’un des accès de cette maladie incurable, dont le docteur se disait certain de prochainement mourir.

Peu-à-peu, cependant, sa respiration devint moins difficile, sa pâleur diminua, il me parut moins souffrir. Alors, ne pouvant contraindre plus long-temps mon admiration, en songeant à la généreuse action dont je venais d’être témoin, et à tant d’autres que le hasard m’avait révélé :

— Ah ! Monsieur ! — m’écriai-je, — je comprends maintenant que vous fassiez si impitoyablement payer les riches !

Le docteur Clément, sans me répondre, me fit signe de garder le silence ; il appuya sa tête sur l’un des côtés de la voiture, ferma les yeux, et resta sans mouvement, comme s’il se fût senti brisé, anéanti.

J’examinais en silence cette figure d’un caractère si puissant, si énergique, ce grand front sillonné par tant d’années d’étude et de méditations, cette bouche au contour ferme et sévère ; je ne sais si ce que je venais d’apprendre de l’admirable générosité de mon maître influença mon jugement, mais alors sa physionomie me semblait austère et sereine, comme celle que l’on prête aux sages de l’antiquité.




CHAPITRE IX.


le docteur clément (Suite).


Mon cœur battait violemment, lorsque notre voiture s’arrêta devant l’hôtel de Montbar.

— Monsieur… vous accompagnerai-je, — demandai-je au docteur.

— Non… reste là, — me répondit-il.

Et la grande porte de l’hôtel se referma sur lui ; en attendant son retour, je quittai la voiture : poussé par une irrésistible curiosité, j’examinai les dehors de la demeure de Régina. C’était l’un de ces anciens hôtels si nombreux dans ce quartier aristocratique ; la cour devait être immense, car des bâtiments je n’apercevais que les grands toits à pans coupés et presque droits, surmontés de lourdes cheminées de pierre sculptées représentant des trophées d’armes ; à gauche régnait le long mur d’un jardin. Ce mur, formant l’angle d’une rue voisine, se prolongeait en retour ; à son extrémité je remarquai une petite porte par où l’on pouvait sans doute mystérieusement sortir de l’hôtel ; alors me revinrent à la mémoire les faits de dégradation bizarre dont j’avais été témoin lors de mes deux rencontres avec le prince de Montbar : la première dans l’auberge des Trois-Tonneaux, la seconde à la porte d’un bouge des boulevards extérieurs. — C’est peut-être par cette issue, — me disais-je, — que le prince, déguisé sous de misérables vêtements, quittait sa riche demeure héréditaire pour aller se livrer aux plus tristes excès. Après avoir examiné curieusement cette porte, afin de deviner si elle avait été récemment ouverte, je regagnai la voiture ; bientôt j’y fus rejoint par mon maître.

Chez moi, — dit-il brusquement au cocher.

Puis, abîmé sans doute dans de pénibles réflexions, il ne m’adressa pas la parole jusqu’à notre arrivée chez lui. Durant ce trajet, je le vis deux ou trois fois lever les yeux au ciel en haussant convulsivement les épaules, comme s’il eût pris Dieu à témoin de quelque grande iniquité.

Cette tristesse douloureuse, que semblait éprouver mon maître en sortant de l’hôtel de Montbar, excitait mon inquiétude et ma curiosité ; le docteur venait-il de faire quelque fâcheuse découverte ; quelque malheur menaçait-il Régina ? Le fiacre s’arrêta devant la maison du docteur, située au fond du Marais, dans une rue si déserte, que l’herbe poussait entre les pavés. Au tintement réitéré d’une sonnette, une porte bâtarde s’ouvrit, nous entrâmes, mon maître et moi, dans cette demeure solitaire.

— Suzon, — dit-il à la vieille servante qui nous reçut, — voici le brave garçon dont je t’ai parlé… mets-le au fait du service… et n’entre pas dans mon cabinet avant que je sonne.

— Et ton déjeûner, Clément ? — dit Suzon.

— Je sonnerai… je sonnerai, — répondit le docteur en disparaissant par un corridor qui aboutissait à l’espèce d’antichambre où nous nous trouvions.

La vieille servante qui tutoyait son maître, me fit signe de la suivre. Nous traversâmes deux pièces situées au rez-de-chaussée et donnant sur un jardin inculte, planté de quelques grands arbres à l’écorce noircie ; la margelle ruinée d’un bassin sans eau et les débris d’une statue de marbre, rongée de mousse, étaient à demi enfouis sous de hautes herbes qui me rappelèrent la triste verdure des cimetières.

Suivant ma conductrice, j’entrai dans une vaste chambre dont la fenêtre donnait sur la rue.

— Voilà votre logement, — me dit Suzon. — cette sonnette que vous voyez est celle de Monsieur… cette autre est celle de M. Just, le fils de mon maître.

— M. le docteur a un fils qui se nomme Just ? — demandai-je avec émotion.

— Sans doute… Et c’est moi qui l’ai élevé, — reprit Suzon, non sans un certain orgueil.

Je compris alors que, par une pensée touchante, le docteur Clément plaçait ses nombreux et intelligents bienfaits sous le nom de son fils.

Suzon reprit :

— Lorsque M. Just est à Paris, vous faites, pendant son séjour ici, son service et celui de Monsieur. Ordinairement vous m’aiderez à ranger et à approprier la maison… puis vous irez au cabinet de consultation de Monsieur, ici à côté, annoncer les visites et en tenir la liste. À six heures on prend le café, à midi on déjeune, à sept heures on dîne avec Monsieur.

— Avec Monsieur le docteur ! — m’écriai-je, — à sa table ?

— Certainement, à moins que Monsieur n’ait des visites imprévues. Il est onze heures, à midi je frapperai à cette cloison, ce sera l’heure du repas, car pour ce qui est du déjeûner… Monsieur déjeûne seul.

Et sans me donner le temps de répondre un mot, Suzon me quitta.

Très-étonné de cette singulière et patriarcale habitude de mon nouveau maître qui faisait manger ses domestiques à sa table, je jetai un regard curieux sur ma nouvelle demeure. Rien de plus triste et pour ainsi dire de plus claustral que l’aspect de cette silencieuse maison ; mais j’avais vu de si près la terrible misère, ou bien j’avais été placé dans des conditions si cruellement antipathiques à mon caractère, que, songeant à tout ce que je découvrais à chaque instant de généreux et de vénérable dans le caractère de mon nouveau maître, ce fut avec un sentiment de bonheur et de quiétude inexprimable, que je pris possession de ma chambre.

Un bon lit, quelques chaises, une grande armoire, une commode et un bureau, tel était mon ameublement, très-simple, mais très-propre ; en tirant un des tiroirs du bureau pour y déposer mon précieux portefeuille qui ne m’avait jamais quitté, je trouvai au fond de ce tiroir quelques papiers froissés ou à demi déchirés, laissés sans doute par mon prédécesseur. En ôtant ces débris pour les jeter dans la cheminée, ma vue s’arrêta machinalement sur un fragment de papier où était tracé un plan, mais mon attention et ma curiosité s’éveillèrent bientôt en lisant sur ce plan le nom de la rue et le numéro de la maison où demeurait mon maître ; après quelques minutes d’examen, je reconnus facilement, en me remémorant la disposition des pièces que je venais de parcourir, que ce plan était celui de notre logis ; mais ma surprise augmenta en voyant une ligne rouge qui, partant de la fenêtre de la chambre que j’occupais, traversait plusieurs pièces, et allait aboutir à une vaste salle située au premier étage et désignée sur ce plan par une tête de mort grossièrement dessinée. Que signifiait ce tracé, cette espèce d’indication de marche, d’itinéraire à travers la maison ? Je ne pus parvenir à m’en rendre compte. Néanmoins, ma curiosité éveillée par cette découverte, j’examinai plus attentivement les papiers déchirés ou froissés que j’avais d’abord jetés, je n’y vis que des nomenclatures de visites faites par le docteur Clément ; c’était sans doute le brouillon du registre que faisait tenir mon maître par le serviteur auquel je succédais. Je jetai au feu ces débris de papier insignifiants, réservant cependant le plan chargé du bizarre tracé qui excitait en moi une curiosité mêlée d’inquiétudes.

J’étais occupé à l’examiner encore, lorsque la vieille gouvernante rentra ; je lui montrai ce papier. Elle le regarda, et quoiqu’elle n’attachât — me dit-elle — aucune importance à cette découverte, elle m’assura qu’elle en ferait part au docteur ; puis elle ajouta :

— Monsieur vient de sonner pour son déjeûner. Venez le prendre à la cuisine, vous irez le lui porter dans son cabinet. Suivez-moi, je vais vous conduire.

Ce déjeûner se composait invariablement d’une tasse de lait et d’un morceau de pain. Le docteur ne buvait jamais de vin ; son dîner, d’une sobriété extrême, se bornait à un potage et à quelques légumes cuits dans le bouillon. Il n’entendait pas, d’ailleurs, soumettre ceux qui l’entouraient à ce régime frugal, qu’il suivait depuis plus de vingt ans, autant par goût que par hygiène.

Suzon me mit entre les mains un plateau où était servi le frugal déjeûner, et marcha devant moi. Songeant alors involontairement à l’espèce d’itinéraire tracé sur le plan trouvé dans mon bureau, je m’aperçus que je suivais exactement cette indication, et que, si elle était exacte, je devais, après avoir monté l’escalier, bientôt arriver à la pièce signalée dans le plan par une tête de mort grossièrement dessinée. Je ne me trompais pas. Suzon s’arrêta devant une porte, qu’elle me montra en me disant :

— C’est là… entrez.

Le docteur était occupé à écrire, il me fit signe de la main de déposer le plateau sur une petite table voisine de son bureau de travail ; comme il ne me dit pas de sortir, je crus devoir rester pour le servir. En attendant ses ordres, j’examinai curieusement l’endroit où je me trouvais. C’était une vaste pièce carrée très-élevée, sans fenêtres, mais une partie du plafond, arrondi en dôme, étant vitrée, cette salle recevait seulement du jour d’en haut ; de grandes armoires vitrées garnissaient un des côtés de ce cabinet, et renfermaient une magnifique collection anatomique. En face je vis une bibliothèque, simplement construite en bois de sapin jauni par le temps, et dont les rayons regorgeaient de livres de toute grandeur ; les innombrables signets de papier blanc qui dépassaient la tranche de ces volumes maculés, brisés, usés par un fréquent usage, disaient assez les longues et continuelles études du docteur Clément. Cette bibliothèque, sans doute insuffisante, refluait en piles ; de gros in-folios étaient çà et là rangés sur le plancher. Une autre partie du cabinet était consacrée à des collections géologiques et minéralogiques, ainsi qu’à des herbiers, classés avec le plus grand soin. Dans un coin je remarquai encore un fourneau de chimiste avec ses accessoires obligés d’alambics, de cornues et de fioles rangées sur des tablettes. Enfin, faisant face à la table immense surchargée de livres, d’instruments de toutes sortes, de papiers, de cartons, au milieu desquels le docteur Clément, toujours occupé d’écrire, était comme enfoui. Deux portraits attirèrent mon attention ; le premier représentait le buste d’une jeune femme d’une admirable beauté ; elle était coiffée en cheveux, une gaze blanche cachait à demi ses épaules et son sein.

Le second portrait était celui d’un très-jeune homme d’une mâle et belle figure, au regard doux et fier ; il portait l’uniforme de l’École polytechnique, et ses traits offraient une certaine ressemblance avec le portrait de la jeune femme qui avait d’abord attiré mon attention.

Sans doute le docteur Clément m’observait en silence depuis quelques moments, car il me dit avec une expression d’orgueilleuse satisfaction :

— C’est, n’est-ce pas, une charmante figure que celle de ce jeune homme ?

— Oh ! oui, Monsieur, — lui dis-je, en me retournant vers lui.

— C’est mon fils, — me dit mon maître, dont la physionomie austère rayonna soudain de ce qu’il y a de plus pur, de plus divin, dans l’amour paternel. — C’est mon bien aimé Just, et quoiqu’il ait à cette heure quelques années de plus qu’à l’époque où fut peint ce portrait, quoique le soleil d’Afrique ait bruni son teint, et qu’une glorieuse cicatrice ait sillonné son front… tu le reconnaîtras tout de suite à cet air de douceur, de franchise et d’énergie qu’il a toujours conservé.

— Il est encore militaire, Monsieur ?

— Capitaine du génie, s’il vous plaît, et des plus distingués de son arme. Mais c’est là le moindre de ses titres… Il a, faute d’une voix, failli entrer à l’Académie des sciences ; mais à la prochaine élection sa nomination est assurée, sans compter qu’on lui a fait de magnifiques propositions pour aller fonder à l’étranger des établissements métallurgiques ; on lui offrait soixante mille francs par an, et plus tard une large part dans les bénéfices. Voilà ce que c’est que le vrai savoir ! voilà la vraie richesse ! mais ne va pas croire, Martin, — ajouta mon maître en s’animant, — que mon fils ne soit qu’un savant pédant en A plus B : il est aimable, spirituel et gai comme pas un ; il chante comme un ange, dessine à ravir, et je te réponds que jamais l’uniforme n’a fait ressortir une tournure plus naturellement élégante ;… avec cela courageux comme un lion et doux comme un enfant,… car il a la bonté de la force, et puis, un cœur ! — dit le vieillard avec émotion, — un cœur !  ! — et après un moment de silence, il reprit : — Je n’en connais qu’un au monde qui puisse lui être comparé…

— Le vôtre, Monsieur ?

— Non… il y a dans le sien des fibres délicates que ma rudesse n’a pas… car, pour la délicatesse et la sensibilité, c’est un cœur de femme… que celui de mon Just… aussi je le compare à celui de la plus noble femme que je connaisse.

Involontairement je songeai à Régina, pour laquelle le docteur Clément paraissait ressentir la plus tendre sollicitude.

Le vieillard reprit :

— D’ailleurs, tu verras bientôt mon fils, et tu l’aimeras, puisque tu fais désormais partie de ma famille… car je suis un peu patriarche dans ma façon d’envisager les serviteurs, — ajouta-t-il en souriant doucement. — Suzon t’a dit que vous dîniez tous deux avec moi ; quant à tes fonctions domestiques… la différence d’âge qui existe entre nous deux, te les rendra presque naturelles… il n’y a rien d’humiliant dans les services qu’un jeune homme rend à un vieillard…

— Cela est vrai. Monsieur, — lui dis-je, pénétré de tant de bontés, — et d’ailleurs, celui qui m’a recueilli et élevé, m’a enseigné par son exemple, qu’il n’y a, comme il me le disait, aucune position de la vie, si infime qu’elle soit, dans laquelle l’homme ne puisse faire acte de dignité.

— Cela est d’un jugement sain, et d’un esprit élevé, — reprit mon maître, touché de ces paroles que m’avait si souvent répétées Claude Gérard. — Tout ce que tu m’as raconté de la vie, du caractère et des habitudes de cet homme, me donnent, d’ailleurs, une haute idée de lui… Et…

Puis, s’interrompant soudain, comme si quelque souvenir lui revenait à la pensée, le docteur reprit.

— Mais, j’y songe, cet homme d’un si grand cœur était instituteur de village, m’as-tu dit ?

— Oui, Monsieur, il se nommait Claude Gérard,

— N’était-il pas instituteur d’un village près Évreux ?

— Non, Monsieur ; la commune où il enseignait était dans le Midi…

— Alors ce n’est pas lui, — me dit mon maître.

— Comment cela, Monsieur ?

— Dans sa dernière lettre, mon fils, qui est chargé de travaux géologiques du côté d’Évreux, me dit que, logeant pendant quelques jours dans un village du pays, il a rencontré là, par hasard, un pauvre instituteur communal, dont il ne me dit pas le nom, mais dont le caractère et l’esprit l’ont si vivement frappé, qu’il m’a écrit : — Mon père, cet homme est un des nôtres… et…

— C’est Claude Gérard ! — m’écriai-je ; — ces paroles de M. votre fils m’en assurent. Oh ! soyez béni, Monsieur, c’est à vous que je devrai de le retrouver.

— Ne m’as-tu pas dit cependant que la commune à laquelle il appartenait se trouvait dans le Midi ?

— Oui, Monsieur ; mais au moment où je l’ai quitté, il devait, à son grand regret, être changé de résidence, et… il ignorait encore où l’on devait l’envoyer… Toutes les lettres que je lui ai adressées l’ont été à son ancienne commune… Était-il déjà parti lorsqu’elles sont arrivées ? ne lui ont-elles pas été remises ? ont-elles été égarées en route ? je l’ignore ; mais il ne les a certainement pas reçues, car il m’eût répondu… Mais c’est de lui, oh ! j’en suis sûr, Monsieur… c’est de lui que M. votre fils vous parle… car Claude Gérard est, en effet, digne d’être un des nôtres.

— Maintenant, je le pense comme toi ; aujourd’hui même j’écrirai à Just, je lui demanderai si l’instituteur dont il m’a parlé se nomme Claude Gérard, et sous peu de jours, nous saurons à quoi nous en tenir… Maintenant, donne-moi mon déjeuner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque mon maître eut pris son frugal repas, il me donna une clé, et m’indiquant un vieux meuble d’acajou, composé de plusieurs tiroirs étages au-dessus les uns des autres :

— Ouvre le premier tiroir de ce meuble… et donne-moi un grand registre qui s’y trouve.

J’obéis, et je remis à mon maître une espèce d’in-folio à dos de basane, relié en parchemin vert, in-folio qui, à sa vétusté, à ses brisures, paraissait dater de bien des années.

Le docteur ouvrit ce registre, déjà presque entièrement rempli sans doute, car il écrivit quelques lignes sur l’une des dernières feuilles ; comptant alors celles qui restaient, il dit en se parlant à lui-même :

— Oh ! il en restera bien assez.

Puis après avoir pendant un instant regardé ce registre d’un air à la fois satisfait et mélancolique :

— Tiens… remets ce registre à sa place, — me dit-il, — tu ouvriras ensuite le tiroir du dessous, et tu y mettras ces billets.

Ce disant, il me remit les dix billets de mille francs restant des vingt mille francs reçus de ce marquis avare et millionnaire, si rudement rançonné le matin.

Et comme j’exécutais ses ordres, il ajouta :

— Compte cent louis, et mets-en cinquante dans chacun des côtés de ma bourse, car elle est, ma foi, vide… tiens… prends-la… — dit-il en me la remettant.

J’avais attiré difficilement à moi le second tiroir, fort lourdement chargé ; dans une case séparée, je vis un assez grand nombre de billets de banque, auxquels je joignis ceux que mon maître venait de me donner. Deux autres cases, de grandeurs différentes, étaient remplies de pièces d’or et d’argent en si grande abondance, que les cent louis que je pris dans la case contenant l’or, firent un vide presque imperceptible.

Le tiroir fermé, j’en remis la clé à mon maître ; il me dit alors, en me conduisant auprès d’un bureau placé dans une petite pièce contiguë à son cabinet, et qui n’avait d’autre issue que la porte par laquelle nous entrâmes :

— Tu vas, en attendant mon retour, mettre au net les premiers feuillets de ce mémoire sur une organisation du service médical, à laquelle je travaille depuis bien des années ; puissé-je vivre assez pour le terminer ! car dans ce malheureux pays, tout languit, tout se démoralise, tout se perd, par le manque d’organisation… Une concurrence impitoyable accoutume les hommes à être impitoyables… aussi, pour parvenir, tout moyen leur est bon, heur aux forts, malheur aux faibles… — ajouta-t-il en soupirant, puis il reprit : — Une fois la copie de ces pages terminée, tu pourras disposer de ton temps jusqu’à l’heure du dîner.

Et le docteur me laissa seul.

La confiance qu’il m’avait témoignée, à moi inconnu de lui, en me montrant, dès le premier jour, l’endroit où il renfermait des valeurs considérables, me toucha encore plus qu’elle ne me surprit ; sûr de ma probité, je m’étonnais peu que l’on me crût probe ; néanmoins, ce dernier trait augmenta encore ma gratitude et ma vénération pour mon nouveau maître.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le surlendemain de ce jour-là même se passa une scène doublement intéressante pour moi ; elle complétait dignement l’exposition du caractère du docteur Clément, cet homme d’une si puissante originalité.

J’étais occupé à écrire, sous la dictée de mon maître, la suite de ce plan d’organisation médicale rempli de vues aussi neuves que pratiques, aussi élevées que généreuses, car il considérait cette immense question au point de vue de l’hygiène et de la santé des populations des villes et des campagnes, lorsque Suzon lui annonça M. Dufour d’Évreux, chargé, disait-il, d’une lettre de M. Just, le fils de mon maître.

— Un ami de mon fils, — dit vivement le docteur à Suzon. — Introduis-le tout de suite… Ceux-là… ont toujours chez moi leurs grandes entrées…

Bientôt je vis paraître un petit vieillard, propret, et tiré comme on dit à quatre épingles, quoique la mode de la poudre fût passée depuis long-temps. Il portait des faces et une petite queue enrubannée de noir qui flottait sur le collet légèrement blanchi de son habit bleu-barbeau ; une culotte de satin noir et des bas de soie complétaient le costume un peu suranné de ce personnage.

Dès que M. Dufour avait paru, je m’étais, selon mon habitude, retiré dans une pièce voisine, qui n’avait d’issue et d’entrée que par le cabinet du docteur. Celui-ci ayant par mégarde sans doute laissé la porte entrebâillée, j’entendis forcément l’entretien suivant :

— Vous êtes chargé, Monsieur, d’une lettre de mon fils !… — dit mon maître à M. Dufour.

— Oui, Monsieur le docteur… la voici.

Il se fit un moment de silence pendant lequel mon maître prit connaissance de la lettre ; après quoi il reprit :

— Vous désirez me consulter, Monsieur ?…

— Non, Monsieur le docteur.

— Comment ? — reprit mon maître avec un accent de surprise, — voilà ce que m’écrit mon fils :

« Mon bon père, M. Dufour, l’un des plus grands propriétaires de France, désire te consulter et t’être particulièrement recommandé… Je m’empresse d’accéder à son désir, et je lui remets cette lettre pour toi, te remerciant d’avance de ta bienveillance pour M. Dufour, chez qui j’ai été reçu avec la plus cordiale hospitalité lors des travaux géologiques qui m’ont conduit dans l’une de ses propriétés. Je t’embrasse tendrement. »

Après cette lecture, mon maître reprit :

— Voilà ce que m’écrit mon fils, Monsieur ; je vous suis très-obligé de l’hospitalité que vous lui avez accordée… mais si vous ne venez pas pour me consulter, à quel motif dois-je l’honneur de votre visite ?

— Cette lettre. Monsieur le docteur, n’était qu’un prétexte pour m’introduire auprès de vous.

— Un prétexte ?…

— Pas autre chose… Monsieur le docteur… j’ai huit millions de fortune en biens-fonds.

— Fort bien… Monsieur… après ?

— Je suis veuf, Monsieur le docteur, et je n’ai qu’une fille de dix-huit ans que j’adore…

— Permettez… Monsieur, pourquoi ces confidences ?

— Monsieur le docteur… ma fille est charmante… soit dit sans aveuglement paternel, et, de plus, elle a été élevée comme doit l’être une excessivement riche héritière…

— Mon fils aime votre fille, Monsieur ? Est-ce cela ?

— Je l’espère, Monsieur le docteur, car je crois que ma fille a trouvé M. votre fils fort à son goût durant le séjour qu’il a fait chez moi. Elle ne m’a fait à ce sujet aucune confidence… mais vous savez… un père qui idolâtre sa fille est clairvoyant… Enfin, Monsieur, pour parler net, je donne à ma fille en se mariant une terre évaluée cinq millions et qui rapporte cent vingt-quatre mille livres de rentes en bons fermages notariés… payés rubis sur l’ongle. Le reste de ma fortune appartiendrait à nos enfants… après ma mort ; vous le voyez, je m’exécute paternellement… je vais rondement en affaires. J’espère qu’à votre tour, vous m’imiterez, Monsieur le docteur, car le bruit public, et s’il faut vous le dire, les informations que j’ai prises, vous attribuent une fortune au moins égale à la mienne…

Après un moment de silence, mon maître reprit :

— Un mot d’abord, Monsieur ; je ne crois pas que mon fils soit instruit de votre démarche ?… car il m’en eût parlé.

— Votre fils, Monsieur le docteur, ignore ma démarche et ma fille l’ignore aussi. M. le capitaine Just a été appelé à vingt lieues d’Évreux pour d’autres travaux ; nous nous sommes fait des adieux pleins de cordialité… mais pas un mot de mariage n’a été échangé entre nous. C’est après le départ de M. votre fils que, voyant ma fille toute pensive, assez triste, je me suis rappelé certaines circonstances, et j’ai supposé… ou plutôt deviné, qu’il y avait de l’amour sous jeu. Or, comme ce mariage réunirait toutes les convenances de position, d’âge, de caractère et de fortune… de fortune surtout…

— De fortune… surtout ? — dit mon maître en interrompant M. Dufour, — vous croyez ?

— Parbleu ! Monsieur le docteur, vous sentez bien que, si Monsieur votre fils, malgré toutes ses qualités, ses talents charmants et sa jolie figure, n’avait que la cape et l’épée… je ne viendrais pas…

— Monsieur, — dit mon maître en interrompant encore M. Dufour — avant de poursuivre cet entretien, je dois vous prévenir qu’après moi je laisse à mon fils, pour tout héritage, mille écus de rentes

— Mille écus de rentes ! — s’écria M. Dufour.

— Mais s’il se marie, — reprit le docteur, — je lui donnerai en dot ces mille écus de rentes… c’est tout ce qu’il aura à attendre de moi, soit de mon vivant, soit après ma mort.

— C’est une plaisanterie, Monsieur le docteur ; vous gagnez au su de tout le monde plus de cent mille francs par an depuis vingt ans, et vous vivez… on me l’avait bien dit… vous vivez avec la plus… avec la plus… honorable… économie… il est donc impossible que…

— Je gagne, en effet, au moins cent mille francs par année, Monsieur ; l’année dernière a même été de cent vingt mille francs et plus.

— J’avais donc raison, Monsieur le docteur, de croire que vous plaisantiez.

— Monsieur, — reprit mon maître, — si, avant de venir ici, vous aviez consulté mon fils à propos de votre démarche, basée surtout sur des convenances de fortune, il vous eût, je n’en doute pas, rapporté ce que je lui ai dit lorsqu’il a eu l’âge de raison.

— Et que lui avez-vous dit, Monsieur le docteur ?

— Le voici, Monsieur. « — Mon cher enfant, — ai-je dit à mon fils, — je te donne une excellente éducation pratique, elle t’ouvre plusieurs carrières honorables, en travaillant tu pourras donc gagner largement ta vie ; mais comme la société est constituée de telle sorte, qu’il n’existe ni solidarité, ni fraternité entre les hommes, et que, si laborieux, si honnête que tu sois, mon pauvre enfant, tu n’aurais à attendre aucun secours de cette société marâtre, dans le cas où la maladie, où des événements imprévus, te frappant dans ton travail, t’auraient réduit à la misère, je t’assurerai mille écus de rentes ; tu seras ainsi, quoi qu’il arrive, au-dessus du besoin. Si cette aisance ne te suffit pas, s’il te faut du superflu, du luxe… tu le gagneras par ton travail, par ton intelligence… à chacun selon ses œuvres… Quant à moi, mon cher enfant, j’aurai accompli ma dette paternelle en te donnant — l’éducation qui fait l’homme, — la profession qui le rend utile, — l’argent qui le met au-dessus du besoin et de la dépendance : un père ne doit à son fils rien de plus, rien de moins. »

— Allons donc, Monsieur le docteur, — s’écria M. Dufour, — ce sont là de ces moralités, d’ailleurs excellentes en soi, que tous les pères fortunés disent et doivent dire à leurs enfants, pour les détourner de l’oisiveté, mais au fond les parents s’enorgueillissent de laisser à leurs enfants une grande opulence… qui leur permette de vivre sans rien faire et d’avoir l’existence la plus heureuse du monde.

— Ainsi, Monsieur, — dit le docteur en souriant, — il y a dans ce fait : de rendre nos enfants maîtres d’une grande fortune qu’ils n’ont pas acquise par leur travail, quelque chose de si révoltant que les pères les plus infatués de l’opulence… sont forcés de dire, au moins par pudeur à leurs enfants, ce que j’ai dit à mon fils… par devoir et par conviction : — Travaillez, et ne comptez pas sur mon riche héritage.

— Mais enfin, cette fortune immense que vous possédez, — s’écria M. Dufour, — qu’en ferez-vous donc, si vous en déshéritez votre fils ?

— Eh ! eh ! Monsieur, écoutez donc… chacun a ses petites fantaisies… dit mon maître, avec un accent railleur…

— Ainsi, Monsieur, vous l’avouez, — s’écria involontairement M. Dufour, exaspéré, — vous avez des vices cachés.

Le docteur Clément riait rarement ; mais, à cette étrange accusation, il partit d’un éclat de rire si franc, que j’entendis M. Dufour bondir sur sa chaise.

— Je conçois votre hilarité. Monsieur… — reprit M. Dufour, — l’inconvenance des paroles qui me sont échappées l’a provoquée ; pourtant un mot encore… Vous aimez M. votre fils, vous l’aimez tendrement… eh bien ! s’il était amoureux de ma fille, si son mariage avec elle devait assurer son bonheur… et que ce bonheur fût au prix de quelques-uns de ces millions… dont vous voulez le déshériter !

— De deux choses l’une, Monsieur : ou mon fils n’est pas aimé, et alors peu importe qu’il ait ou n’ait pas de millions, ou bien il est aimé de votre fille avec autant de sincérité que de désintéressement, alors, à quoi bon des millions ?

— Comment ? à quoi bon ? mais sans ces millions je n’autoriserai pas ce mariage, Monsieur le docteur.

— Alors, si votre fille aime mon fils, elle se mariera malgré vous, j’ai l’honneur de vous en assurer.

— Je la déshériterai, Monsieur.

— Qu’importe ? mon fils aura ses mille écus de rentes et sa place ; lui et sa femme vivront ainsi dans l’aisance ; s’ils veulent du superflu, mon fils acceptera de riches propositions qu’on lui fait à l’étranger.

— Mais cela est précaire, Monsieur ; et s’ils ont des enfants ?

— Mon fils aura de quoi les élever ; ensuite ils accompliront la tâche que Dieu a imposé à chacun ; ils travailleront comme a fait leur père… comme a fait leur grand-père ; je parle de moi qui suis venu à Paris en sabots… Sur ce… Monsieur, — ajouta mon maître en se levant, — permettez que je vous quitte,… j’ai quelques consultations à donner.

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En suite de cette conversation, où se révélaient dans toute son austère élévation, la sagesse de mon maître et sa tendresse éclairée pour son fils, je ne pus m’empêcher de me rappeler comme point de comparaison le déplorable sort de Robert de Mareuil, pauvre victime de la stérile oisiveté de l’héritage — l’éducation non moins oisive, non moins fatale, du vicomte Scipion, éducation qui semblait lui présager aussi un si funeste avenir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE X.


la punition.


Quelques détails de localité sont nécessaires pour l’explication d’un événement qui arriva dans la maison de mon maître, quatre jours après mon entrée chez lui. Sa chambre à coucher, située au premier étage et au-dessus de la mienne, était séparée de son cabinet par un assez long corridor, qui régnait également au rez-de-chaussée, et sur lequel s’ouvrait ma porte ; un escalier, aboutissant au milieu de ce corridor, conduisait au premier étage, et le palier se trouvait absolument en face de la porte du cabinet du docteur ; aussi la communication entre cette pièce et ma chambre était-elle facile et prompte.

Suzon, la vieille servante, couchait à côté de la cuisine, à l’autre extrémité du corridor ; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin.

Le soir, après avoir pris pour le lendemain les ordres de mon maître, je me retirai chez moi, résolu à passer une partie de la nuit à étudier l’allemand ; le docteur avait accueilli avec une extrême bienveillance mon désir de savoir cette langue, m’assurant qu’il était lui-même intéressé à ce que je l’apprisse, car alors, disait-il, je pourrais lui être d’une grande utilité pour sa correspondance avec les savants étrangers. Un professeur était venu, il m’avait déjà donné deux leçons ; et grâce à mon ardent désir de m’instruire, je pouvais déjà continuer d’étudier seul à l’aide de la grammaire.

Je me mis au travail.

La nuit était orageuse, la pluie fouettait mes vitres ; dans ce vieux quartier solitaire aucun bruit ne dominait les mugissements du vent, dont la violence agitait parfois les volets intérieurs de ma fenêtre.

Un bon feu brûlait dans ma petite cheminée, je me sentais pour long-temps dans une maison hospitalière et calme. L’étude me charmait, aussi éprouvais-je un bien-être d’autant plus profond que je me plaisais avec une sorte de satisfaction mélancolique à me rappeler mes plus mauvais jours… jours affreux où j’avais si cruellement souffert de la misère, du froid, de la faim, et où, dans mon désespoir, cédant aux obsessions du cul-de-jatte, j’avais effleuré un abîme d’infamie… enfin, souvenir effrayant, cette nuit d’hiver où trop las de souffrir et me couchant au fond de la cave d’une maison à demi construite j’attendis la mort que je ne voulais pas me donner.

En comparant mon sort présent à ce sinistre passé, il me montait au cœur comme des bouffées de gratitude et d’attendrissement ineffables ; j’éprouvais un bonheur inouï à songer que, sans les austères enseignements de Claude Gérard, renforcés de mon culte religieux pour Régina, j’aurais failli… comme tant d’autres pauvres abandonnés.

Il devait être environ minuit lorsque, vaincu par le sommeil, je me couchai, après avoir éteint ma lumière et fermé hermétiquement mes rideaux ; je m’endormis pour ainsi dire bercé par le bruit de la tourmente qui mugissait au dehors ; ma dernière pensée fut une pensée de commisération profonde pour ceux-là qui, pendant cette nuit orageuse, se trouvaient sans asile… comme je m’y étais trouvé moi-même.

Je ne sais depuis combien de temps j’étais couché, lorsque je fus éveillé par une sensation de froid très-vif. Je me levai sur mon séant, j’écartai mes rideaux. Le vacillant et pâle reflet d’un réverbère suspendu presque en face de la maison jetait dans ma chambre une faible clarté, car, à ma grande surprise, je vis ma fenêtre ouverte, la pluie continuait de tomber à torrents, le vent de souffler avec furie ; je crus avoir mal fermé le soir les volets de ma fenêtre, et qu’ils avaient cédé à la violence du vent ; j’allais me lever pour les aller fermer, lorsque, de plus en plus étonné, je m’aperçus que ma porte aussi était ouverte… Saisi d’une vague inquiétude, je passai un vêtement à la hâte, et, prêtant l’oreille, il me sembla entendre quelqu’un s’approcher en marchant avec précaution dans le corridor sur lequel s’ouvrait ma chambre, et qui, par l’escalier, conduisait au cabinet de mon maître. Soudain une assez vive lueur éclaira l’épaisseur d’une des baies de ma porte… je m’élançai dehors, mais, sur le seuil, je me heurtai à un homme en blouse ; le rat-de-cave qu’il portait s’éteignit, une main vigoureuse me saisit à la gorge, me repoussa violemment dans ma chambre, puis je sentis la pointe d’un couteau sur ma poitrine nue, et une voix me dit :

— Si tu bouges, tu es mort !!

— Bamboche !… — m’écriai-je en reconnaissant la voix de mon compagnon d’enfance et en distinguant vaguement ses traits aux pâles reflets du réverbère qui pénétraient par la fenêtre ouverte.

— Martin ! — s’écria Bamboche en reculant d’un pas ; — il y avait… quelqu’un dans ce lit… c’était toi !…

— D’où viens-tu ? qu’as-tu fait ? — lui dis-je tout bas avec épouvante.

— Toi ici !… Tu te portes bien ?… c’est bon… ah ! je suis content, — dit Bamboche, et sa voix s’émut.

— Tu viens de voler mon maître !

— Eh bien ! oui… — reprit il résolument. — Après ?

— Mon maître ! — m’écriai-je par une réflexion pleine de terreur, en voulant franchir la porte, — tu l’as tué peut-être !

— Non ; il n’a rien entendu, — me dit Bamboche en s’opposant à ma sortie ; — je n’ai vu personne… je te le jure… par notre amitié.

Je le crus… son accent était vrai.

— Toi… voler ! — lui dis-je avec indignation.

— Ce n’est pas toi… que j’ai volé…

— Mon bienfaiteur…

— Tant pis… il lui en reste assez… je n’ai pris qu’une poignée de billets de banque…

— Mais voler, c’est infâme !

— Allons donc !

— Voler… c’est lâche ! et tu as du cœur, toi !…

— Assez de morale.

— Bamboche, tu ne sortiras pas d’ici avec cet argent…

— Ah bah !

— Au nom de notre amitié…

— J’ai faim… et j’ai un enfant qui a faim.

— Toi ?

— Oui… une petite fille… Quand j’ai été pour te chercher chez Claude Gérard… j’ai séjourné dans une auberge de la ville voisine… il y avait à côté le jardin d’une maison de fous…

— Et là, — m’écriai-je avec effroi en me rappelant la demi-confidence de Claude Gérard, — là tu as vu une femme jeune, belle ?

— Elle m’a fait des signes, je ne la savais pas folle… j’étais à moitié ivre… mais comment sais-tu ?…

— Ah ! c’est horrible !!

— Enfin c’est fait… — reprit Bamboche d’une voix sourde ; — il y a quinze jours j’ai revu la femme… toujours folle… j’ai pu enlever l’enfant… ma petite fille… je suis sans le sou… c’est pour elle que je vole…

— Ce pain-là… à ta fille… jamais !

— Je n’ai pas le choix.

— Si…

— Comment ?

— Fais-toi soldat… pars… mon maître prendra soin de ton enfant… je te le jure… et de toi aussi… plus tard, il aura pitié… mais pas de vol…

— J’ai l’argent… c’est plus sûr… je le garde.

— Malgré ma prière ?

— Oui.

— Malgré notre amitié ?

— Oui.

— Malgré… moi… frère, — lui dis-je d’une voix étouffée en lui prenant la main, et malgré moi je fondis en larmes.

Bamboche tressaillit, hésita un instant et reprit :

— Eh bien oui… malgré toi.

— Frappe-moi donc, alors !

— Et toi, — reprit-il d’un air de défi, — crie donc au voleur !

Soudain par la fenêtre ouverte j’entendis à quelque distance, dans la rue, le bruit pesant, régulier de la marche d’une ronde de nuit qui s’approchait.

— Une patrouille… — m’écriai-je, — elle vient !

— Te voilà en force… — me dit Bamboche avec un sourire affreux en me voyant courir à la fenêtre…

Je la fermai précipitamment.

Quelques secondes après, nous vîmes luire, dans l’obscurité de la rue, les fusils des soldats ; ils passèrent lentement. Bientôt le bruit de leurs pas se perdit dans le lointain au milieu des sifflements de la tourmente.

— Martin… — s’écria Bamboche, quand je revins à lui, — j’ai douté de toi… pardon… merci pour ma petite fille…

— Attends… — lui dis-je avec amertume, — attends, pour te sauver… que la patrouille soit loin… tout dort encore dans la maison… tu pourras fuir avec ce que tu as volé… il ne restera aucun indice contre toi… n’aie pas peur…

— Comme tu me dis cela… Martin…

— Quant à moi, — repris-je, — ce sera différent… Mon maître sait que je connais l’endroit où il renferme son argent… je suis nouveau venu ici… on n’accusera que moi… je ne te dénoncerai pas, tu le sais… car je tiens les serments faits à l’amitié… moi.

— Martin…

— Je passerai pour le voleur… je te devais une dette de reconnaissance, je te paie… va-t’en.

— Martin… tu me méprises…

— Mon maître peut s’éveiller… va-t’en !!

— Écoute-moi…

— Veux-tu nous perdre tous deux ?… Va-t’en, nous sommes quittes !!

— Tu me crois donc bien lâche ! — s’écria Bamboche en jetant à mes pieds le paquet de billets de banque qu’il avait volés.

J’allais me jeter dans les bras de mon ami d’enfance, lorsque tout-à-coup un piétinement sourd, rapide, se fit entendre au-dessus de nous, dans la chambre de mon maître, comme si celui-ci se fût précipité à la poursuite de quelqu’un, et nous l’entendîmes crier avec force :

— Au voleur !… au voleur !

Entendant ces cris : au voleur !

— Bamboche ! tu n’étais donc pas seul ? — m’écriai-je.

— Non… le cul-de-jatte est resté en haut… à emplir ses poches…

— Le cul-de-jatte ?

— On lui avait indiqué le vol.

— Qui ?

— Le domestique que tu remplaces.

Je compris alors la signification du plan indicateur trouvé par moi dans le bureau de ma chambre.

Les cris redoublèrent en se rapprochant.

— C’est la voix de mon maître… il est peut-être en danger, sauve-toi, Bamboche, — m’écriai-je.

Et je me précipitai vers la porte pendant que, d’un bond, Bamboche courut à la fenêtre, qu’il ouvrit.

J’avais fait à peine deux pas dans le corridor, lorsque je fus violemment heurté par le choc du cul-de-jatte, qui s’enfuyait. Je le saisis à bras-le-corps ; mais la peur d’être arrêté doublant ses forces, il se dégagea de mon étreinte, me repoussa violemment dans ma chambre. M’étant heurté contre un meuble, je trébuchai en criant à l’aide.

— Ah ! tu cries, — dit le cul-de-jatte, — et il se précipita sur moi ; je vis luire la lame de son couteau, et presque aussitôt je sentis un rude coup à l’épaule, suivi d’une fraîcheur aiguë. Néanmoins je parvins à étreindre encore mon adversaire au moment où Bamboche se précipita sur lui en s’écriant :

— Tiens… vieux gredin.

Le bandit s’affaissa si lourdement sur moi, que je roulai par terre avec lui, et j’entendis la voix de Bamboche…

— Dis que c’est toi qui l’as tué… n’oublie pas ma petite fille… je t’enverrai l’adresse… Ramasse les billets de banque ; adieu, frère…

Et d’un saut, Bamboche disparut par la fenêtre ouverte.

Il venait de s’échapper, et je me débarrassais péniblement de l’étreinte agonisante du cul-de-jatte, lorsque ma chambre fut vivement éclairée par le docteur Clément, qui entra tenant un bougeoir d’une main et de l’autre un couteau de chasse ; quelques secondes après, Suzon, vêtue à la hâte, entrait aussi, portant une lumière.

— Mon pauvre Martin, tu es blessé ! — s’écria mon maître, en me voyant me relever tout ensanglanté.

— Il s’est battu avec le voleur, et il l’a tué, — s’écria Suzon avec effroi, à la vue du cadavre.

Avant que j’eusse pu répondre, le docteur se précipita vers moi, déchira ma chemise à l’endroit où elle était ensanglantée, regarda la plaie et s’écria :

— Grâce à Dieu, la lame a glissé sur l’os… ta blessure n’est rien,… mon courageux Martin.

Et le vieillard me serra sur son cœur.

— Quel bonheur qu’il ne lui soit pas arrivé plus de mal ! — dit Suzon en joignant les mains ; puis, épouvantée d’un tressaillement subit des membres du cul-de-jatte, elle se recula en s’écriant :

— Monsieur, prends garde… le voleur remue encore…

— Lui ? — dit le docteur en examinant la face moribonde du cul-de-jatte étendu sur le dos, et qui, par deux fois, ouvrit à demi la mâchoire par un dernier mouvement convulsif, — il n’a pas deux minutes à vivre…

En effet, une espèce de râlement caverneux s’exhala de la poitrine du bandit avec son dernier souffle… une écume sanglante rougit ses lèvres, et il retomba dans l’immobilité de la mort.

Étourdi, frappé de vertige, en suite de cette scène terrible, je fus forcé de m’asseoir sur le bord de mon lit.

— Pardon, Monsieur, — dis-je au docteur, — mais l’émotion… le saisissement…

— Monsieur, vois donc ce paquet de billets de banque, — dit Suzon en ramassant la somme considérable abandonnée par Bamboche… — et tout cet or qui est tombé de la poche de ce scélérat… il faudrait le fouiller… je n’ose pas…

— Suzon, — dit vivement le docteur, — cours tirer la sonnette qui correspond dans la loge du portier de la maison voisine… j’ai oublié cet appel d’alarme dans le premier moment de mon réveil.

— C’est vrai, nous n’y songions pas…

Et Suzon disparut précipitamment.

— Tiens, mon brave garçon, — me dit mon maître en me soutenant et en approchant un verre d’eau de mes lèvres, — bois un peu, remets-toi… tout-à-l’heure… je panserai ta blessure… sois tranquille… ce ne sera rien… En attendant le retour de Suzon, je vais toujours étancher ta plaie.

— Oh !… vous êtes bon, Monsieur !…

— Tu te fais assassiner pour m’empêcher d’être volé, et tu me parles de ma bonté… — dit le docteur en continuant d’étancher ma blessure. — Mais comment ce malheur est-il donc arrivé ?

— Monsieur… — dis-je en hésitant un peu, car j’allais mentir, mais je ne voulais pas compromettre Bamboche, — je m’étais couché… et après avoir fermé mes rideaux, je m’étais profondément endormi… un froid vif m’a réveillé… alors seulement j’ai vu ma fenêtre ouverte…

— Et tu n’avais rien entendu ? — dit le docteur en tournant la tête du côté des volets, dont mon lit était proche, et les examinant. — C’est tout simple, ce misérable a coupé le carreau extérieurement, et, à l’aide d’instruments de son métier, il a pratiqué une ouverture au volet, par laquelle il a passé le bras pour ouvrir la croisée… Dans ton premier sommeil, tu n’as dû, en effet, rien entendre.

— Rien, Monsieur… et au moment où je me levais très-inquiet… j’ai entendu vos cris.

— En sortant de mon cabinet, le voleur s’est heurté dans le corridor ; il a renversé un meuble, réveillé par le bruit, je me suis levé… j’ai pris ma lumière, j’ai ouvert ma porte, voyant un homme fuir dans le corridor, j’ai saisi une arme, et je me suis élancé à sa poursuite en criant au voleur.

— C’est alors, et en vous entendant, Monsieur, que je me suis précipité dans le corridor… armé d’un couteau-poignard, j’ai voulu arrêter ce bandit : dans notre lutte, il m’a frappé… j’ai riposté… et je l’ai tué…

— Ce misérable devait connaître les êtres de la maison… il aura su que… j’avais… renvoyé… mon domestique… il aura… cru que personne… ne… couchait ici… et…

— Mon Dieu ! Monsieur, — m’écriai-je en entendant mon maître parler d’une voix entrecoupée, et en voyant ses traits couverts d’une pâleur de plus en plus livide, exprimer le sentiment d’une vive douleur — Monsieur… Qu’avez vous ?…

— Rien… rien, — me dit le docteur en s’appuyant néanmoins d’une main au dossier de mon lit… tandis qu’il portait vivement son autre main sur son cœur, comme s’il y eût éprouvé une souffrance aiguë.

— Ce n’est rien — te dis-je — reprit-il, d’une voix de plus en plus oppressée, — les émotions violentes… me sont contraires ;… et… ce vol… ce meurtre… tu conçois,… mais, — ajouta-t-il, en paraissant faire un violent effort sur lui-même : — J’aurai toujours le temps… de te panser… Heureusement, voilà… Suzon.

En effet, Suzon rentrait, accompagnée de deux hommes, le portier de la maison voisine et son fils.

— Suzon… vite… ma boîte à pansement — s’écria mon maître — je ne me sens pas bien, mais j’aurai le temps de mettre un premier appareil… sur la blessure de ce digne garçon.

Et, surmontant ses douleurs atroces avec un courage héroïque, mon maître, quoiqu’il fût obligé de s’y reprendre à trois fois, pansa ma blessure d’une main ferme ; mais à peine m’eut-il donné ses soins, qu’il fut saisi d’une crise si violente que l’on fut obligé de le transporter chez lui.

Lorsqu’il fut couché, il me dit d’une voix éteinte, car j’avais voulu l’accompagner :

— Écris à mon fils de venir… au reçu de ta lettre… Suzon te donnera son adresse. Je veux le voir encore… mon bien aimé Just…

— Comment ?… Monsieur — m’écriai-je, effrayé de l’accent avec lequel mon maître avait prononcé ces derniers mots. — Vous craignez…

Il m’interrompit, en souriant tristement :

— Je comptais sur quelques mois, mais… les émotions vives,… et depuis quelque temps… j’en ai eu beaucoup, ont, je le crois, bien avancé le terme… Écris donc… à l’instant à mon fils.




CHAPITRE XI.


une bonne place.


Je m’aperçus bientôt avec un douloureux étonnement que l’état du docteur Clément empirait ; ses traits s’altérèrent de plus en plus ; mais, au milieu de ses vives douleurs, sa sérénité ne l’abandonna pas ; sa seule inquiétude était de savoir si son fils arriverait assez tôt pour recevoir ses derniers embrassements.

Je croyais mon maître incapable de parler de sa fin prochaine, sans être convaincu qu’elle approchait ; pourtant je ne pouvais me résigner à admettre la réalité de ses sinistres prévisions ; la vieille servante, moins incrédule que moi, ne cachait pas sa morne tristesse. Vers le soir, le docteur eut une crise très-douloureuse, pendant laquelle il parut privé de sentiment. À cette crise succéda un calme passager ; il prit une potion dont il indiqua la préparation à sa servante, et s’assoupit.

Seul, à côté de son lit, je contemplais cette physionomie vénérable, toujours douce, paisible, quoique défaillante ; à la vue de cet homme, si puissant par le savoir et par l’intelligence, si grand par le cœur, qui s’éteignait ainsi, j’étais navré. La chambre où il gisait, bien plus pauvrement meublée que celle que j’occupais, semblait témoigner du désintéressement de cet homme, qui, après avoir gagné des millions, devait mourir dans une pauvreté sublime.

Vers dix heures du soir, le docteur sortit de son assoupissement, il tourna sa tête de mon côté et me dit :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt dix heures, Monsieur.

— Je t’ai souvent demandé l’heure, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Mauvais symptôme… on s’inquiète d’autant plus de la durée du temps, qu’il vous en reste moins à dépenser… j’ai toujours remarqué cela chez ceux dont la vie s’éteint… Allons ! je ne reverrai pas mon bien aimé Just ; c’est à peine s’il pourra être ici après-demain, je n’irai jamais jusques-là… Nous nous sommes si souvent entretenus lui et moi de mon heure dernière, pour nous habituer à la pensée de cette absence, que nos adieux n’auraient eu rien de pénible… Enfin ! — ajouta-t-il avec un soupir de résignation.

— Monsieur, — lui dis-je, — vous reverrez M. votre fils… vous vous abusez…

Ne partageant pas mon espérance, le docteur reprit :

— Parlons d’autre chose… Tu sens bien, mon digne garçon, que je ne t’aurai pas sorti d’une position presque désespérée, pour t’y laisser retomber après moi ; tu es intelligent, honnête, courageux, tu as l’expérience du malheur… le meilleur des enseignements, j’assurerai ton sort…

— Monsieur…

— Non pour que tu restes oisif, l’oisiveté déprave, mais tu auras ainsi le moyen d’arriver à quelque carrière honorable… À ton âge, avec ton amour du travail, tu parviendras… Te sens-tu quelque vocation déterminée ?

— Monsieur… — lui dis-je en hésitant.

— La domesticité ne te convient pas… telle du moins qu’elle est malheureusement comprise et pratiquée ; car, selon moi, le serviteur devrait faire partie de la famille… et, dans cette condition aussi, il est de grandes réformes à provoquer… Oh ! le temps… le temps ! — s’écria-t-il avec une expression de douloureux regret, puis il ajouta : — Revenons à toi.

— Je sais, Monsieur, que jamais je ne rencontrerai un maître comme vous… cependant…

— Tu voudrais encore servir ?… — me dit le docteur en me regardant avec stupeur.

— Oui… Monsieur… mais…

— Mais ?

— Il n’est qu’une personne au monde que je voudrais servir…

— Qui cela, mon fils ? peut-être ?

— Non, Monsieur… quoique je sache toute la noblesse de son cœur.

— Qui donc voudrais-tu servir alors ?

— Monsieur… accordez-moi une grâce.

— Parle.

— Soyez assez confiant en moi pour me promettre de ne pas m’interroger sur les motifs de la demande que je vais vous faire… ces motifs sont honorables, purs, je vous le jure…

— Je te crois… je les respecterai…

— Eh bien ! Monsieur… si… un jour… par un événement quelconque, je devais être séparé de vous, je vous supplierais de me faire entrer, par votre protection, au service de…

— Achève !

— De Mme la princesse de Montbar.

À ces mots, mon maître, d’abord presque pétrifié, parut ensuite ressentir une satisfaction si inespérée, qu’à mon tour je le regardai avec surprise…

— Il est des rencontres de pensée bien étranges, — dit-il d’un air pensif et pénétré.

— Comment cela, Monsieur ?

— Si j’avais soupçonné qu’au lieu d’accepter l’indépendance que je t’offrais, tu pouvais penser à servir quelqu’un, je t’aurais demandé comme une grâce… comme un sacrifice, d’entrer chez Mme de Montbar…

— Il serait vrai, Monsieur !!

— Tu la connais ?

— Monsieur…

— Cette question m’est échappée… ce sera la dernière… Eh bien donc ! que tu la connaisses personnellement ou non, Mme de Montbar est la meilleure, la plus noble créature qui existe… et comme un grand danger peut la menacer un jour ou l’autre… juge de mon bonheur de savoir auprès d’elle un serviteur tel que toi…

— La princesse serait menacée ?

— Mais tu veilleras sur elle… car heureusement ton service exigera que tu sois là… toujours là.

— Oh ! oui, toujours là ! — m’écriai-je. — Mais qui donc peut menacer la princesse ?

Après un moment de silence, mon maître reprit :

— Les malheurs qui accablent et qui menacent Mme de Montbar sont de plusieurs sortes… fille admirable… elle a perdu l’affection de son père ;… épouse aimante… dévouée… elle est… je le crains, indignement trompée par son mari… le chagrin la menait au tombeau lorsqu’il y a deux mois elle s’est raidie contre la douleur… sa fierté s’est révoltée contre l’injustice du sort ; depuis lors elle affecte le calme, la gaîté, l’amour des plaisirs… mais je la connais, tout cela ment… Elle tâche de s’enivrer pour échapper à de cruelles souffrances ; sa beauté paraît plus éclatante que jamais… mais à moi Régina m’a semblé belle, de cette beauté suprême de ceux que la fatalité doit frapper bientôt…

— Ciel ! Monsieur… que dites-vous ?

— À ces maux… tu ne peux rien, toi… mais il est un danger matériel, imminent, dont, par ta condition de domesticité même, tu pourras peut-être préserver la princesse.

— Oh ! dites, dites, Monsieur !

— Il est un homme d’un caractère indomptable, d’une volonté de fer, d’une rare énergie, d’une richesse immense… cet homme est capable de tout… du sacrifice de sa vie même, pour assouvir ses passions ou sa haine… sa haine surtout.

— Et cet homme ?…

— Il a été blessé dans ce qu’il y a de plus douloureux chez un homme de sa trempe… dans son orgueil… Il avait demandé la main de Mlle de Noirlieu…

Je tressaillis ; le nom du comte Duriveau me vint aux lèvres ; le vieillard reprit sans remarquer mon émotion :

— Deux fois cet homme a été dédaigneusement refusé par Mlle de Noirlieu, refus d’autant plus sanglant pour lui, qu’il était durement motivé par cette fière et courageuse jeune fille. De là, la haine implacable de ce misérable… Il y a peu de jours, j’ai appris… de science certaine… trop certaine… que, lors du mariage de Mlle de Noirlieu avec le prince, l’homme dont je te parle a dit : — Mlle de Noirlieu m’a insolemment dédaigné… je me vengerai d’elle à tout prix… — et il est malheureusement probable que l’heure de sa vengeance approche ; car il a dit récemment : Ma vengeance marche !… Cet homme se nomme le comte Duriveau…

— Je n’oublierai pas ce nom, Monsieur.

— Prends garde !… Pour parvenir à ses fins, il est capable de tout… les moyens les plus bas, les plus ténébreux, les plus diaboliques, ceux-là surtout : soudoyer des domestiques, introduire peut-être dans la maison de la princesse une créature à lui… attirer cette malheureuse femme dans quelque piège horrible… que sais-je ? Imagine ce que l’âme la plus noire, la plus impitoyable, et, il faut le dire aussi, la plus intrépidement mauvaise, peut tramer de plus abominable, et tu seras encore au-dessous de la réalité.

— Mais c’est un monstre ! — m’écriai-je.

— C’est un monstre… et c’est parce que cet homme peut être horriblement dangereux pour la princesse que je meurs heureux de te savoir là, près d’elle… au sein de son foyer… Aussi, observe, épie, écoute, veille… interroge… défie-toi de tout ce qui te paraîtra suspect, défie-toi même de ce qui te paraîtra innocent, car la haine de cet homme saura prendre tous les masques, tous les détours pour arriver à son but… Que ta surveillance soit de tous les instants… et je ne sais quel pressentiment me dit que tu sauveras peut-être cette femme angélique d’un grand péril.

— Mais, Monsieur, avez-vous au moins prévenu la princesse du péril qu’elle court ?

— Oui… mais dans sa courageuse fierté elle a ri de mes craintes, trouvant d’ailleurs, disait-elle, une sorte d’audacieux plaisir à braver la haine de cet homme… Effrayé de cette dédaigneuse insouciance, j’ai voulu prévenir le prince… mais alors Mme de Montbar m’a supplié de tout cacher à son mari.

— Cela est étrange, n’est-il pas vrai, Monsieur ?

— Si étrange… que dans l’intérêt même de la princesse je voulais passer outre… mais alors ses supplications sont devenues si pressantes, elle a invoqué des intérêts si sacrés…

Je regardai le docteur avec surprise, il ne s’expliqua pas davantage et continua :

— Ses instances ont été telles enfin, que je lui ai promis sur l’honneur de ne rien dire au prince.

— Monsieur… je puis bien peu dans ma condition,… mais Mme de Montbar n’aura pas un serviteur plus dévoué, plus vigilant que moi :… je n’ai que ma vie… mais ma vie lui appartient.

— Aussi je me sens plus rassuré ; mais, dis-moi, — reprit mon maître, — la princesse te connaît-elle déjà ? Il faut que je sache cela pour la forme de ma recommandation.

— Je suis complètement étranger, inconnu à la princesse, Monsieur.

— Et tu te dévoues si vaillamment ?… Va, ne crains rien, je ne chercherai pas à pénétrer ton secret.

Et le docteur continua, après un moment de réflexion :

— C’est cela… j’écrirai à la princesse… je chargerai mon fils de lui remettre ma lettre. Régina, j’en suis certain, remplira cette dernière volonté d’un vieil ami, et te prendra à son service.

— Votre fils ! Monsieur !

— Oui… je laisserai ainsi à Mme de Montbar deux protecteurs dévoués qui exerceront leur sollicitude pour elle dans deux sphères différentes…

— M. votre fils connaît déjà la princesse, Monsieur ?

— Souvent je lui ai parlé d’elle, il a appris de moi à l’aimer, à la respecter… Elle, de son côté, m’a bien des fois entendu parler de mon fils avec toute l’affection qu’il mérite ; aussi la princesse m’a prié plusieurs fois depuis son mariage… de lui présenter Just… — Non pas, mon père, — m’a-t-il dit gaîment quand je lui ai parlé du désir de Régina. — Je deviendrais amoureux fou de la princesse ; attends que j’aie le cœur pris ailleurs, alors je la verrai impunément. — J’ai raconté cette folie à Mme de Montbar ; elle en a beaucoup ri ; elle riait alors… mais, à cette heure qu’il s’agit de graves intérêts… Mon fils comprendra ce qu’il y a de sacré dans la mission que je lui laisse… et que je lui détaillerai par écrit… si j’en ai la force.

Et le vieillard, dont la voix s’était de plus en plus affaiblie, paraissant fatigué par cet entretien, retomba dans une sorte d’accablement.

Malgré moi, mon cœur se brisait.

Autant j’eusse été fier, heureux, de braver toutes les humiliations, pour accomplir obscurément l’œuvre de mon dévoûment ignoré… mais à la condition de l’accomplir seul, autant je souffrais à la pensée de partager cette noble tâche avec le fils de mon maître qui, brillant de tous les avantages extérieurs, doué de rares qualités d’esprit et de cœur, devait être admis dans l’amicale intimité de Régina, tandis que je poursuivrais ma tâche inconnue de tous…

Je l’avoue à ma honte, un moment dominé par ces basses et jalouses pensées… j’eus la lâcheté de reculer devant ma première résolution, lâcheté doublement indigne, car les dangers de Régina semblaient s’accroître… mais cette faiblesse odieuse faillit à étouffer en moi tout sentiment généreux ; je fus sur le point d’avouer à mon maître que je renonçais à mon projet, n’ayant ni assez de courage, ni assez de vertu pour le poursuivre.

Heureusement, après de douloureux efforts, je sortis vainqueur de cette lutte, et m’adressant au docteur :

— Monsieur, encore une prière.

— Parle…

— Veuillez… je vous en conjure, ne pas dire à Monsieur votre fils dans quelles circonstances singulières j’entre au service de Mme de Montbar.

— Comment ?

— Pour des raisons dont je puis seul apprécier l’importance, et qui n’ont rien que d’honorable. Veuillez cacher à Monsieur votre fils que je suis peut-être… au moins par mon dévoûment bien désintéressé, je vous le jure… au-dessus de la condition à laquelle je me résigne avec bonheur…

— Ainsi, tu désires ?…

— Que Monsieur votre fils ne voie en moi qu’un serviteur honnête auquel vous vous intéressez, et à qui vous voulez seulement assurer une bonne place… chez la princesse.

— Ton secret t’appartient, il sera sacré pour moi… En tous cas, je n’eusse pas, sans ton consentement, dit à mon fils un mot de ce que tu m’as confié… Je le prierai… donc… ou plutôt, — dit le vieillard en se reprenant avec un accent mélancolique, — je lui écrirai tout-à-l’heure dans les termes que tu désires ;… quant à ce qui le concerne… et…

Le docteur Clément ne put achever, la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement, et le capitaine Just parut.

À l’aspect imprévu du capitaine, le docteur se dressa sur son séant, et s’écria : — Mon fils ! — tandis que son visage décoloré accusait une indicible expression de souffrance aiguë et de joie ineffable… car si cette émotion soudaine, profonde, lui portait un dernier et terrible coup, le bonheur inespéré de revoir son fils, triomphait de la douleur matérielle.

En entrant chez son père, la physionomie du capitaine Just était souriante, épanouie ; il ignorait tout, profitant d’une interruption de quelques jours dans ses travaux, il se croisait avec la lettre qui lui apprenait la position alarmante du docteur.

Par une fatalité déplorable, Suzon, occupée dans sa chambre, avait ignoré l’arrivée du capitaine ; celui-ci avait été reçu par le fils du portier de la maison voisine. Ce jeune garçon, depuis les événements de la veille, était, pour plus de sûreté, resté dans notre demeure. Abasourdi par la brusque arrivée du capitaine Just, n’osant le prévenir du triste spectacle qui l’attendait, il s’était borné à lui dire que M. le docteur était couché ; comme il était assez tard, le capitaine Just n’avait conçu aucune inquiétude.

Mais au moment où il entra, et où le vieillard, saisi de joie, s’écriait : — Mon fils ! — Suzon instruite alors du retour subit du capitaine, et craignant que sa présence ne causât une dangereuse émotion au vieillard, accourait, pâle, haletante, effrayée… afin de le préparer au moins à cette entrevue.

Il était trop tard…

L’apparition de la vieille servante, son air alarmé, la douloureuse altération des traits du docteur éclairèrent soudain le capitaine, et il se jeta dans les bras de son père avec une angoisse profonde.

Après un silence de quelques instants, durant lequel le père et le fils étaient demeurés étroitement embrassés, tandis que Suzon et moi nous contenions à peine nos larmes, le docteur dit d’une voix faible, mais tranquille :

— Allons… du calme… mon Just bien aimé, que cette heure ne nous soit pas… amère… Pourquoi de la tristesse dans les adieux de deux amis comme nous ? S’ils se quittent un moment, n’est-ce pas pour se retrouver plus tard ?…

En prononçant ces simples paroles, l’auguste sérénité des traits du vieillard révélait sa foi profonde à la réunion et à l’immortalité des âmes.

Just, quoiqu’il partageât la foi de son père, ne pouvait imiter son stoïcisme ; debout, au chevet du docteur, les deux mains sur son visage, il tâchait de cacher ses larmes.

— Mon enfant… — dit le vieillard d’un ton de doux reproche en se retournant à demi et cherchant de sa main défaillante la main de son fils, — pourquoi ces pleurs ? Ne sais-tu pas… qu’il s’agit, non d’une séparation éternelle, mais d’une absence ?

— Ô mon père… mon père… déjà !! — s’écria Just d’une voix pleine de sanglots.

Et il tomba agenouillé près du lit du vieillard.

— Mon enfant aimé… encore une fois, pourquoi cette douleur ? Qu’y a-t-il donc de si attristant dans ces mots : au revoir ? Nos âmes ne sont-elles pas pures, tranquilles et toutes confiantes dans la justice du Dieu des honnêtes gens ?

Après la première expansion de sa douleur, le capitaine Just retrouva ce calme stoïque auquel son père l’avait habitué ; il essuya ses larmes, et dit d’une voix ferme :

— Rassure-toi… mon bon père… le souvenir de nos adieux ne me sera jamais cruel ; chaque jour, au contraire, j’y songerai avec bonheur, car chaque jour abrégera pour moi… la durée de notre séparation.

— Et dans les vies laborieuses et remplies comme les nôtres… le temps passe si vite, — dit le docteur en souriant doucement ; — il me semble que je date d’hier… mais les instants me sont comptés… j’ai à te parler de choses graves et à te charger de quelques commissions avant mon départ.

Puis, me faisant un signe :

— Martin, — me dit mon maître, — prends cette clé qui est là sur ma commode, et va chercher dans le meuble d’acajou de mon cabinet le registre que tu sais.

J’obéis et me rendis dans le cabinet du docteur.




CHAPITRE XII.


le père et le fils.


Je restai quelques minutes absent.

Le docteur Clément avait sans doute profité de mon absence pour parler à son fils de la visite matrimoniale que lui avait rendue M. Dufour, le millionnaire d’Évreux : car lorsque je rentrai, le capitaine Just disait :

— Jamais, mon père. Mlle Dufour est charmante ; mais je n’y ai aucunement songé, d’ailleurs, j’ai toujours pensé comme toi, que le mariage sans la possibilité d’un divorce libérateur ou vengeur n’était pas un lien équitable, mais une lourde chaîne dont la femme supportait presque seule tout le poids.

— Mon enfant, — dit le vieillard à son fils, après avoir d’un signe de tête approuvé ses paroles et pris de mes mains le registre, — tu trouveras dans ce livre, — et il le remit au capitaine, — le total exact de l’argent que j’ai gagné depuis quarante et tant d’années… Cela s’élève à deux millions sept cent et quelques mille francs… qui… si je les avais placés, comme on dit, me feraient à cette heure une fortune de cinq à six millions.

— Tu as gagné tant que cela ? — s’écria le capitaine Just dans son orgueil filial — et par ton seul travail ?

— Oui… par mon seul travail,… mon enfant aimé… tu trouveras dans ce registre l’emploi que j’ai fait de ces sommes considérables…

— Me rendre compte de ton bien ? à moi, ton fils ? à cette heure ? — répondit le capitaine, avec un accent de surprise pénible et de désintéressement sublime — à quoi bon ? Ne m’as-tu pas donné un état, et assuré plus qu’il ne me faut pour vivre ?

— Ce n’est pas de mon bien… que je dois te rendre compte,… mon enfant, mais de mes actes.

— De tes actes ?

— Écoute-moi… je t’ai toujours tendrement aimé,… je te l’ai prouvé,… mais tu avais des milliers de frères en humanité,… pauvres enfants délaissés par une société marâtre, et pourtant remplis d’intelligence, de cœur, de courage, de bon vouloir… Il ne leur manquait que les moyens, que les instruments de travail : un peu de loisir et d’argent pour se faire un nom dans les arts… dans les lettres… dans les sciences…

Just regarda son père avec un étonnement mêlé d’admiration ; il commençait à comprendre.

— Quand un de ces pauvres déshérités m’était signalé — poursuivit le vieillard — je m’assurais sévèrement qu’il méritait assistance,… et il était assisté,… non pas en mon nom… mon enfant… mais au tien… au nom de Monsieur Just… afin que ton nom fût béni !…

Just ne trouva pas un mot à répondre ; de généreuses larmes coulèrent de ses yeux.

Le docteur continua :

— Si au lieu de te laisser après moi… oisif et riche à millions… je te laisse une modeste aisance, un avenir assuré et une noble carrière que tu honores, mon cher enfant, c’est que j’ai obéi à une pensée qui devrait être inscrite au front de l’édifice social… Cette pensée, la voici : nul n’a droit au superflu… tant que chacun n’a pas le nécessaire… C’est donc parce que j’ai donné le nécessaire à des milliers de tes frères en humanité, mon enfant, que je ne te laisse pas de superflu. Tu sais maintenant l’emploi de notre fortune.

Il m’est impossible de rendre la grandeur et la simplicité de cette scène, la majesté de la parole et de la physionomie du vieillard, l’admiration religieuse avec laquelle son fils l’écoutait encore, alors qu’il avait cessé de parler.

Quant à moi, cette scène imposante me frappait doublement… je comprenais, j’admirais d’autant plus la pensée austère du docteur Clément, qu’involontairement je pensais à la vie passée du malheureux Robert de Mareuil… à la vie à venir du vicomte Scipion… ces deux victimes de l’oisiveté… conséquence presque fatale d’un opulent héritage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Just… ai-je bien fait ? — dit le vieillard.

— Oh ! le plus glorieux des héritages ! — s’écria le capitaine Just avec transport, en baisant pieusement le vieux registre que lui avait remis le docteur. — Merci, mon père… je me sens grandir avec toi !

— Viens… viens… mon noble et digne enfant ! — s’écria le docteur saisi d’une émotion ineffable, en tendant ses bras à son fils qui s’y jeta…

Et tous deux restèrent un moment étroitement embrassés.

Bientôt le docteur, s’adressant à moi et à Suzon, nous dit avec bonté :

— Laissez-nous, mes amis… j’ai à parler à mon fils… Je n’oublierai pas ce qui te regarde, Martin…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous avions quitté mon maître et le capitaine Just depuis une demi-heure environ, lorsque le bruit précipité d’une sonnette, venant de la chambre du docteur, nous appela. Suzon et moi nous courûmes en hâte, notre maître expirait.

— Ma bonne Suzon… — dit-il d’une voix éteinte, — je n’ai pas voulu… m’en aller… sans te dire… merci… de tes soins… Mon fils se chargera de toi… allons… au revoir…

— Oui… va… et à bientôt… — dit Suzon en sanglotant et se jetant à genoux ; elle colla ses lèvres sur la main du vieillard.

— Et à toi aussi… Martin… — me dit-il, — j’ai voulu te dire adieu… Tout est convenu avec mon fils… ton indépendance est assurée… et si tu gardes… un bon souvenir de moi… fais pour… qui tu sais bien… ce que tu ferais pour ma fille… Allons… ta main… aussi…

Et, portant à mes lèvres avec une vénération filiale cette main déjà glacée, je m’agenouillai de l’autre côté du lit.

— Just… mon bien aimé Just… — dit le docteur Clément d’une voix expirante, et la physionomie illuminée par un dernier éclair de bonheur, — mon tendre fils… grâce à toi… je m’en vais bien heureux… au revoir… mon fils chéri…

Mon fils… ce fut le dernier mot du vieillard.

Quelques secondes après, le capitaine Just fermait pieusement les paupières de son père…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mort du docteur Clément me laissa des regrets douloureux. Malgré ses pressantes recommandations, si bien d’accord avec mon ardent désir d’entrer au service de Régina, je ne voulus pas prendre cette détermination sans consulter Claude Gérard ; je me rendis auprès de lui, dans le village qu’il habitait aux environs d’Évreux. Je lui racontai ma vie depuis notre séparation ; le redoublement d’affection qu’il me témoigna en suite de ce récit, me paya de toutes mes souffrances passées ; il me parut fier et heureux de voir de quel puissant secours m’avaient toujours été ses enseignements de morale pratique, au milieu de mes luttes pénibles contre le sort.

Quant à ce qu’il y avait de pur, d’élevé dans mon amour pour Régina, Claude devait y sympathiser d’autant plus, qu’il aimait passionnément et qu’il devait bientôt épouser une pauvre et charmante jeune fille, habitante du village où il était instituteur. Le père de sa fiancée, originaire de Sologne, où il avait des parents métayers, était depuis long-temps établi dans la commune ; il y exerçait la profession de voiturier ; je vis plusieurs fois cette jeune fille ; elle me parut, par sa douceur, par sa grâce naturelle, par sa beauté ingénue, mériter l’amour de Claude ; il me parla d’ailleurs avec admiration des qualités de cœur dont elle était douée ; de ma vie je n’avais vu Claude aussi profondément heureux ; j’étais presque ébloui des mille radieux bonheurs qu’il attendait de cette union pourtant bien pauvre ; sa fiancée lui apportait en dot sa beauté, son bon cœur, son habitude d’une vie rude et laborieuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Claude ne douta pas que mes lettres n’eussent été méchamment interceptées par la misérable haine des ennemis qu’il avait laissés dans la commune où ma première jeunesse s’était écoulée près de lui ; car quittant ces lieux le surlendemain de mon départ pour Paris, il avait donné sa nouvelle adresse à quelqu’un sur la fidélité de qui il croyait pouvoir compter ; cependant mes lettres, au lieu de parvenir à Claude par cette voie, furent détournées, perdues ou envoyées à une fausse adresse.

Si Claude Gérard avait des ennemis et des envieux, il comptait aussi quelques amis, grâce à l’élévation de son caractère ; parmi ceux-là s’était trouvé le médecin en chef de la maison d’aliénés, où avait été d’abord renfermée la femme folle, entourée par Claude d’une si touchante sollicitude, et qui, un jour… victime du brutal égarement et de l’ivresse de Bamboche, avait mis au monde une petite fille.

Grâce à la puissante intervention du médecin ami de Claude, l’enfant et sa mère toujours insensée avaient été transférées à Évreux, ville voisine du village où l’instituteur exerçait ses fonctions.

À la folie d’abord furieuse de cette infortunée avait succédé une démence inoffensive… Entr’autres manies bizarres, elle portait toujours avec elle, attaché à sa ceinture, un de ces petits coffrets ronds, recouvert de drap, sur lequel travaillent les ouvriers en dentelle, et elle agitait presque constamment ses doigts sur ce coffret, comme si elle eût mis des fuseaux en mouvement ; sauf cette aberration d’esprit, la voyant de plus en plus calme, espérant que la vue de sa petite fille opérerait peut-être sur elle une révolution salutaire, le médecin ménagea cette rencontre dans la maison d’une paysanne chez qui Claude Gérard avait placé l’enfant ; en effet, quoique la pauvre mère ne parût pas reconnaître sa fille, elle ressentit à son aspect un grand attendrissement, pleura beaucoup en la tenant embrassée… puis à ces larmes succéda une sorte d’abattement pensif, à travers lequel le médecin crut voir poindre quelques lueurs de raison ; satisfait de cette première expérience, il se promit de la renouveler.

Ce fut lors de cette seconde entrevue de la folle et de sa fille, entrevue qui se passa dans le petit jardin de la nourrice, que Bamboche sans doute aux aguets et profitant d’un moment où la malheureuse mère était restée seule avec sa petite fille, enleva celle-ci, et, chose inexplicable, déroba aussi le coffret à dentelles que la folle portait constamment avec elle.

Ensuite de quels événements Bamboche se trouvait-il dans ce pays ?

Comment avait-il acquis la certitude que cette enfant était la sienne ?

Dans quel but avait-il dérobé ce coffret, objet de nulle valeur ?

Je ne pus rien savoir sur toutes ces questions, car les recherches de Claude à ce sujet avaient été vaines, et lors de la scène du vol chez le docteur Clément, Bamboche ne m’avait donné aucun détail ; et enfin, la veille du jour où j’étais allé rejoindre Claude Gérard, Bamboche m’avait écrit qu’il n’avait besoin de rien, ni pour lui ni pour sa fille, qu’un hasard heureux était venu à son secours, qu’il s’éloignait, content de m’avoir prouvé que lui aussi savait être fidèle aux serments de notre enfance.

Claude Gérard et moi, cruellement affligés de savoir cette pauvre enfant aux mains de Bamboche, nous nous promîmes de tout tenter chacun de notre côté, afin d’en avoir quelques nouvelles.

J’eus, au sujet de Régina, de longs et graves entretiens avec Claude Gérard ; je ne lui cachai rien ; ni la part que j’avais prise à la ruine des méchants desseins de Robert de Mareuil, ni comment j’avais découvert la bizarre dépravation du prince de Montbar, ni cette menace du comte Duriveau : Cette femme m’a dédaigné ; à tout prix je me vengerai, ma vengeance marche… menace effrayante de la part d’un homme de ce caractère… Je ne cachai pas non plus à Claude les craintes que l’avenir de Mme de Montbar avait inspirées au docteur Clément, et la reconnaissance de ce dernier, lorsque, sous le sceau du secret, je lui eus demandé comme une faveur inespérée les moyens d’entrer au service de la princesse.

À mon grand étonnement, Claude m’apprit sur Régina beaucoup de choses que j’ignorais, et qui augmentèrent encore mon intérêt pour elle ; toutes ces particularités, Claude les tenait du capitaine Just.

Ces deux hommes, une fois rapprochés par le hasard, s’étaient trouvés tant de points de contact, qu’ils se lièrent bientôt d’une étroite amitié. Venant un jour à parler de l’ignoble esprit de négoce et de la cupidité sordide qui, de par l’autorité paternelle, préside presque toujours aux mariages des jeunes filles riches, pauvres créatures ainsi mariées sans amour, sans désirs, sans foi dans l’homme qu’elles épousent, sans respect pour un lien qu’aucune sympathie ne resserre, et forcées de choisir entre une vie morne, froide qui glace le cœur, ou l’entraînement des passions coupables. À propos de jeunes filles, le capitaine Just cita comme type de beauté, de charme, d’esprit et de vaillance une jeune personne que son père, le docteur Clément, connaissait depuis longues années… Mlle Régina de Noirlieu…

Claude écouta son nouvel ami avec un redoublement d’attention, mais sans laisser pénétrer l’intérêt qu’à cause de moi il portait à Régina. Le capitaine Just lui apprit que l’un des plus grands chagrins de Mlle de Noirlieu résultait de l’éloignement que lui témoignait son père, qui l’avait pourtant idolâtrée pendant son enfance et sa première jeunesse : l’injuste accusation qui pesait encore sur la mémoire de la mère de Régina, était le seul motif de l’aversion du baron de Noirlieu, qui avait cru découvrir, depuis peu d’années, que Régina n’était pas sa fille. La baronne de Noirlieu avait cependant dit en mourant : — « Un serment m’oblige à me taire… même à cette heure suprême ; mais, un jour, mon innocence sera reconnue. » Les espérances de Régina à propos de la réhabilitation de la mémoire de sa mère, étaient-elles basées sur ces seules paroles ou sur des faits plus précis ? Claude ne put m’en instruire. Se souvenant de la tendresse dont son père l’avait d’abord entourée, Régina l’aimait toujours, l’aimait d’autant plus qu’elle le voyait en proie à une douleur farouche, incurable, qui le minait sourdement ; ayant la conscience de l’innocence de sa mère, Régina poursuivait sa réhabilitation de vœux ardents, parce que cette réhabilitation devait aussi lui rendre le cœur de son père. Dans l’espoir d’attendrir cet homme inexorable qui, dans la bizarrerie de sa douleur, n’avait pas voulu voir sa fille depuis son mariage, chaque jour Régina se rendait chez son père, sollicitant, mais en vain, à sa porte, la permission de le voir ; à chaque refus, elle opposait une patiente espérance, et, sans jamais se lasser d’être rebutée, elle revenait le lendemain, toujours respectueuse et résignée.

Quant au suicide de Robert de Mareuil, et au mariage de Régina avec le prince, ces faits furent ainsi expliqués à Claude par le capitaine Just, selon les bruits du monde :

Mlle de Noirlieu, ayant aimé M. de Mareuil dès son enfance, lui avait promis de n’être jamais qu’à lui ; cependant l’éloignement, l’absence, le silence absolu du comte, peut-être aussi de vagues rumeurs sur la dissipation de sa vie stérile et prodigue, avaient refroidi chez Régina les ressentiments de ce premier amour.

Le baron de Noirlieu, ayant hâte de marier sa fille, dont la présence lui pesait douloureusement, lui proposa plusieurs partis, entre autres le prince de Montbar et le comte Duriveau. Si, malgré l’incompréhensible obsession de son père, Régina refusa obstinément M. Duriveau, sans agréer davantage les soins du prince, elle fut cependant frappée du charme et de l’esprit de M. de Montbar. Vers cette époque, M. de Mareuil vint rappeler à Régina une promesse sacrée ; la loyauté chevaleresque de cette jeune fille, la vue et probablement la correspondance de celui qu’elle avait aimé dès son enfance, fixèrent sa résolution : elle déclara à son père qu’elle voulait épouser Robert. Le baron de Noirlieu fut inflexible, malgré les prières, les supplications de Régina. Soudain l’on apprit le suicide de M. de Mareuil, suicide inexplicable et inexpliqué pour tout le monde, excepté pour Régina, pour moi, et pour les complices des ténébreuses machinations de Robert.

Un moment éloignés par la force des circonstances, M. Duriveau et M. de Montbar renouvelèrent leurs instances auprès de Mlle de Noirlieu. Toujours sincère, elle ne cacha pas à M. Duriveau sa profonde antipathie, et dit à M. de Montbar :

— « Liée par une promesse sacrée, j’ai dû refuser de vous épouser ; un funeste événement m’a rendu libre ; j’accepte l’offre de votre main, et vous pourrez compter sur un cœur loyal et digne de vous. » Le prince, passionnément épris de Régina, parvint à surmonter la résistance du baron de Noirlieu, qui tenait toujours pour M. Duriveau, et, au dépit furieux de celui-ci, le mariage eut lieu.

Pendant six mois la princesse de Montbar parut la plus heureuse des femmes ; mais au bout de ce temps, une grande froideur régna tout-à-coup entre le prince et sa femme ; celle-ci tomba dans une mélancolie profonde dont le docteur Clément avait été douloureusement alarmé ; le prince parut aussi pendant quelque temps sombre, agité, car il adorait, disait-on, sa femme… Puis à cette tristesse succéda chez lui une indifférence, réelle ou feinte ? on ne savait.

La santé de la princesse s’altérait de plus en plus… lorsque, environ deux mois avant la mort du docteur Clément, un changement extraordinaire se remarqua dans les habitudes de Mme de Montbar ; elle avait depuis longs-temps vécu retirée, dans une solitude presque complète ; soudain elle rechercha le tumulte des fêtes ; jeune, spirituelle, charmante, la princesse de Montbar fut bientôt une des femmes les plus entourées de Paris ; les hommes à la mode se disputèrent ses moindres préférences, mais la médisance continua de respecter la vie de Régina.

La position de la princesse de Montbar, ainsi résumée dans nos entretiens avec Claude Gérard, il approuva, il encouragea ma résolution. Je devais, selon lui, poursuivre jusqu’au bout mon œuvre de dévoûment ignoré de Régina, dévoûment qui m’était alors doublement imposé et par mes propres sentiments et par le vœu suprême du docteur Clément, dont la bonté généreuse m’avait mis pour toujours au-dessus du besoin.

« Une fois cette œuvre accomplie, autant qu’il aura été en toi de l’accomplir, — me dit Claude Gérard en nous quittant, — tu reviendras auprès de moi ; nous ne nous séparerons plus, et puisque tel est ton désir, tu partageras ces travaux d’enseignement qui, par les résultats que j’obtiens, me deviennent de jour en jour plus chers… Si tu éprouves quelque doute sur ta ligne de conduite, si tu as besoin de quelques avis, écris-moi… Mon sentiment du juste et du bien, joint à ma paternelle affection pour toi, guideront sûrement mes conseils. »

Fort de l’appui et de l’approbation de Claude Gérard, je le quittai avec une foi nouvelle et profonde dans la mission que je devais accomplir, et qui pour moi se résumait ainsi :

— Déjouer la vengeance du comte Duriveau.

— Rendre à Régina l’affection de son père.

— Concourir à la réhabilitation de la mémoire de sa mère.

— Ramener le prince à ses pieds…

— Voir enfin la princesse de Montbar heureuse… complètement heureuse.

Tâche immense, impossible, si je jugeais d’après le peu de moyens d’action dont, hélas ! je pouvais disposer, moi, si humble, si obscur, si infime…

Tâche réalisable peut-être, si j’en croyais cette foi dans mon amour qui pouvait, comme la foi dont parle l’Évangile, transporter des montagnes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




CHAPITRE XIII.


le valet de chambre.


Je revins à Paris…

La recommandation du docteur Clément, transmise par son fils à la princesse de Montbar, avait été si puissante, qu’à mon retour de chez Claude le capitaine Just me prévint que le maître d’hôtel du prince avait l’ordre de me recevoir parmi les gens de la maison dès mon arrivée à Paris, et de me présenter à la princesse.

Je fus tout-à-fait certain que le docteur Clément m’avait scrupuleusement gardé le secret, car à la manière dont le capitaine Just m’annonça ma réception dans la maison de la princesse, il ne parut pas soupçonner les graves intérêts qui me faisaient entrer chez elle ; il ne vit sans doute, en moi, qu’un domestique enchanté de trouver une bonne condition.

Enfin je touchais à ce jour depuis si long-temps et si impatiemment désiré ; j’allais voir réaliser cette espérance jusqu’alors regardée par moi comme un rêve… J’allais habiter sous le même toit que Régina.

Je ne puis dire avec quel battement de cœur je frappai, pour la première fois, à la porte de l’hôtel de Montbar. Je demandai le principal domestique qui, après avoir lu un mot que je lui remis de la part du capitaine Just, afin de constater mon identité, me dit de le suivre chez la princesse.

Après avoir gratté à la lourde portière d’un petit salon, il m’introduisit, en disant à Régina, occupée à écrire :

— Voilà le valet de chambre que Madame la princesse attendait.

— C’est bien… — répondit-elle sans discontinuer d’écrire et sans me regarder.

Le maître d’hôtel sortit ; je restai seul avec ma future maîtresse.

La princesse était enveloppée dans une robe de chambre de cachemire fond orange à palmettes, qui dessinait sa taille de Diane chasseresse ; ses admirables cheveux noirs, naturellement ondés, se tordaient en une grosse natte derrière sa tête, et son petit pied, chaussé d’une mule de maroquin brodé d’argent, dépassait les plis traînants de sa robe, dont la manche un peu flottante laissait voir le commencement d’un bras blanc, poli comme l’ivoire, et le poignet élégant de sa main charmante.

Un suave parfum remplissait ce salon, tendu de damas vert, rehaussé de baguettes dorées ; la table à écrire de la princesse était pour ainsi dire entourée d’un buisson de fleurs massées dans une jardinière demi-circulaire, très-basse et placée sur le tapis ; il y avait encore une grande quantité de fleurs disposées dans des coupes et des vases de magnifique porcelaine placés çà et là sur des meubles d’une rare somptuosité.

Je n’avais de ma vie vu une pareille profusion de fleurs rares et un luxe de si bon goût. La lumière arrivait dans ce parloir à travers un store de satin où étaient peint des oiseaux de mille couleurs. Ce demi-jour mystérieux, le profond silence qui régnait dans l’appartement, situé sur le jardin, la douce odeur des fleurs et du léger parfum qui s’exhalait de la chevelure ou des vêtements de Régina… que dirai-je enfin ! la vue de cette femme si belle et si long-temps adorée, du fond de ma misère et de mon obscurité, me causèrent d’abord une sorte d’enivrement… de vertige.

Régina, ayant terminé d’écrite sa lettre, me dit en me montrant un bougeoir de vermeil placé sur sa table :

— Allumez cette bougie, je vous prie… il y a sur la cheminée du papier pour cela…

Obéissant à l’ordre de la princesse, je pris à l’endroit indiqué, dans un petit cornet de porcelaine, une sorte de longue allumette de papier rose, je la présentai à la flamme du foyer et j’allumai le bougeoir.

— Merci… — me dit la princesse de sa voix douce et bonne.

Puis, tout en cachetant sa lettre, et en y écrivant l’adresse, elle ajouta sans lever les yeux sur moi :

— Vous vous nommez… Martin ?

— Oui, Madame la princesse.

— M. le docteur Clément, un des hommes que j’aimais et que je vénérais le plus au monde, — me dit la princesse d’une voix légèrement émue, — vous a si instamment recommandé à moi, que je vous prends à mon service en toute confiance.

— Je tâcherai de mériter les bontés de Madame la princesse, — lui dis-je en m’inclinant.

Régina, sa lettre écrite, quitta son bureau et alla s’asseoir dans une bergère au coin de sa cheminée ; s’accoudant alors sur le bras de ce meuble, et voulant sans doute juger de ma physionomie, elle attacha pendant un instant sur moi un regard pénétrant, quoique un peu embarrassé ; ses grands yeux noirs et humides ayant ainsi rencontré les miens, je les baissai aussitôt, et malgré moi mon visage se couvrit d’une vive rougeur.

Je frémissais à la pensée que la princesse allait peut-être remarquer cette maladroite rougeur ; heureusement il n’en fut rien, je pense, car elle reprit bientôt :

— Je dois vous dire d’abord à quelles conditions vous servirez ici ; vous aurez mille francs de gages, cela vous convient-il ?

— Oui, Madame la princesse.

— Vous serez habillé et vous mangerez à l’office, bien entendu ; d’ailleurs, si, comme je l’espère, votre service me satisfait, vos gages seront augmentés l’an prochain.

— Je ferai mon possible pour contenter Madame la princesse…

— Cela vous sera facile… Je ne vous demande que du zèle et de l’exactitude dans votre service, — me dit la princesse avec bonté.

— Je crains seulement de n’être pas tout de suite bien au fait du service de Madame la princesse.

— Mon service est très-simple, voici en quoi il consiste : vous aurez soin de ce parloir et des deux salons qui le précèdent ; vous veillerez à ce que mes jardinières et mes vases soient toujours remplis de fleurs fraîches et arrangées avec goût ; vous vous entendrez pour ces fournitures avec ma fleuriste ; vous essuierez ensuite, avec précaution, ces porcelaines et ces objets d’art que vous voyez sur ces étagères ; de temps à autre, vous épongerez légèrement les tableaux qui sont dans cette pièce et dans les autres ; vous me servirez ensuite mon déjeuner ici ; puis, l’après-dîner, lorsque je ne sortirai pas vous vous tiendrez dans le salon d’attente, afin de m’annoncer les personnes qui viendront me voir… Si je sors, vous irez faire les commissions dont je vous aurai chargé ; sinon, vous pourrez disposer de votre temps… Vous servirez ensuite au dîner avec le maître d’hôtel et le valet de chambre de M. de Montbar ; si le soir je suis chez moi, vous resterez au salon d’attente ; si je sors, votre soirée vous appartiendra. Voilà à-peu-près en quoi consistera votre service.

— Du moins, la bonne volonté ne me manquera pas, Madame la princesse…

— J’en suis persuadée ; si vous êtes embarrassé pour quelque chose, adressez-vous au maître d’hôtel… ou à Mlle Juliette, ma femme de chambre, ils vous mettront au fait de ce que vous ne saurez pas… Je n’ai pas besoin de vous dire que M. de Montbar tient à ce que la meilleure intelligence règne parmi les gens de sa maison… et je ne doute pas de la facilité de votre caractère… Dites-moi, vous savez lire et écrire ?

— Oui… Madame la princesse.

— Et compter ?

— Oui, Madame la princesse.

— Vous serez chargé de régler, chaque mois, avec certains fournisseurs dont je vous donnerai la liste, et chaque mois aussi vous m’apporterez votre livre de dépenses très-exactement… je n’aime pas les mémoires en retard.

— Je me conformerai aux ordres de Madame la princesse.

— Allons… j’espère que vous resterez long-temps chez moi, et que je serai satisfaite de vous.

— Madame la princesse peut être certaine que je ferai pour cela tout mon possible.

— Dès demain vous commencerez votre service auprès de moi… Aujourd’hui, vous vous mettrez au fait des habitudes de la maison ;… seulement vous porterez cette lettre à son adresse…

Et Régina me donna la lettre qu’elle venait d’écrire.

— Faudra-t-il demander une réponse, Madame la princesse ?…

— Oui… vous monterez vous-même la lettre à l’antichambre et vous attendrez… Mais, dans le cas où Mme Wilson… c’est le nom de la personne à qui j’écris, ne serait pas chez elle… vous laisserez la lettre.

Après un moment de silence, la princesse reprit :

— Dites-moi… Martin… il est entendu que lorsque je sors en voiture vous ne me suivez jamais… Ceci est le service des valets de pied. Cependant, comme il se pourrait qu’une fois par hasard j’eusse besoin de vous pour me suivre, je préfère vous prévenir… D’ailleurs, lors de ces rares sorties, vous ne porterez pas plus la livrée que vous ne la porterez habituellement.

— Je serai toujours prêt à obéir aux ordres de Mme la princesse, c’est mon devoir.

— Ah ! j’oubliais… — reprit Régina, et son visage trahit une impression pénible. — Une fois pour toutes… et sans que j’aie jamais besoin de vous réitérer cet ordre, vous irez chaque matin de très-bonne heure vous informer des nouvelles de M. le baron de Noirlieu… mon père…

— Oui, Madame la princesse…

Puis, comme si elle eût voulu se distraire des tristes pensées que venait sans doute d’éveiller en elle l’ordre qu’elle m’avait donné, ou voulant peut-être ne pas me laisser pénétrer son émotion, Régina me montra un bouquet de daphné blanc, placé dans une petite coupe de verre de Venise, enrichi de pierres fines, et posée sur une table de bois de rose, où je vis aussi un mouchoir brodé, un livre entr’ouvert et un ouvrage de tapisserie commencé.

— J’aime beaucoup l’odeur du daphné, — me dit la princesse, — vous vous entendrez avec ma fleuriste, afin que chaque jour j’aie dans cette coupe une branche fleurie de cet arbuste…

Mme de Montbar ayant de nouveau gardé un moment le silence, reprit avec une certaine hésitation :

— Le docteur Clément m’a écrit, et son fils m’a répété que vous étiez la probité même… Je sais avec quel courageux dévoûment vous avez, au péril de votre vie, lutté contre un misérable qui s’était introduit chez votre maître pour le voler…

— J’ai fait mon devoir, Madame la princesse.

— Je le sais, mais ceux qui accomplissent si bravement leur devoir… sont rares… En un mot, tout le bien que l’on m’a dit de vous, doit me faire penser qu’à ces deux excellentes qualités : le dévouaient et la probité… vous joignez sans doute la discrétion ?

Et la princesse attacha de nouveau sur moi un regard ferme et pénétrant.

J’avais un dangereux écueil à éviter dans cette première entrevue avec Régina : — paraître au-dessus de ma condition par mon langage, je dirais par mes sentiments… si je n’avais rencontré d’admirables dévoûments domestiques. — Il me fallait donc m’observer sans cesse, et résister surtout impitoyablement à la funeste tentation de me rendre intéressant aux yeux de la princesse. Tout eût été perdu pour mes projets du moment où elle aurait vu en moi autre chose qu’un serviteur simple, honnête et zélé.

Ainsi, la princesse, en me demandant si elle pouvait compter sur ma discrétion, songeait dans doute à me charger de quelque commission délicate. L’espoir d’obtenir déjà une preuve de sa confiance, me rendit heureux : je répondis cependant avec un accent de simplicité sincère, en affectant cependant un peu de surprise :

— Madame la princesse veut dire que je ne rendrai compte qu’à elle de ses commissions ?

— Voici ce que je veux dire, — reprit la princesse avec un léger embarras : — On s’adresse souvent à moi pour des secours,… et s’il est des infortunes dignes de pitié… il en est malheureusement d’autres qui sont feintes ou causées par l’inconduite… Je voudrais donc vous charger d’aller quelquefois aux informations sur les personnes qui me demandent des aumônes, afin d’obtenir des renseignements certains ; vous vous mettrez pour cela en rapport avec les portiers, les voisins, que sais-je ?… Enfin comprenez-vous ce que j’attends de vous dans ces circonstances ? — ajouta la princesse en paraissant douter un peu de mon intelligence, — me comprenez-vous bien ?

— Oui, Madame la princesse… et je tâcherai que Madame puisse avoir confiance dans les renseignements que je lui fournirai.

Après un moment de réflexion, la princesse me dit :

— Alors je vous donnerai aujourd’hui même une commission de ce genre.

Et tirant le tiroir de la petite table de bois de rose placée près d’elle, Régina prit un papier, le lut, et me demanda :

— Connaissez-vous la rue du Marché-Vieux ?

— Non, Madame la princesse.

— Cette rue doit être du côté de la rue d’Enfer.

— Je la trouverai facilement, Madame la princesse.

— Eh bien ! au numéro 11 de la rue du Marché-Vieux, habite une malheureuse veuve nommée Mme Lallemand… elle est paralytique et hors d’état de quitter son lit. Sa fille, âgée de onze ou douze ans au plus, est déjà venue ici deux fois m’implorer pour sa mère. Cette enfant m’a tellement intéressée, que je lui ai donné des secours… Avant-hier je l’ai revue ; elle m’a suppliée de venir voir sa mère, celle-ci ayant, disait-elle, à me confier quelque chose de la plus grande importance pour elle ; mais ne pouvant bouger de son lit, ne sachant pas écrire et ne voulant pas charger une enfant de l’âge de sa fille d’une commission si grave, elle était forcée de me prier de venir la voir. Je le lui ai promis, et j’irai demain ; seulement, comme l’enfant m’a dit que les voitures pouvaient à peine entrer dans cette petite rue d’un quartier perdu, où l’apparition de ma voiture ferait d’ailleurs événement, ce qui me serait fort désagréable, vous irez tantôt chez cette pauvre femme afin de savoir à quel étage elle demeure, et de m’épargner ainsi l’embarras de la demander dans la maison où il n’y a pas de portier, m’a dit l’enfant.

— Faudrait-il annoncer à cette femme la visite de Mme la princesse pour demain ?

— Oui, cela la rendra heureuse un jour d’avance… Vous lui direz que je serai chez elle sur les neuf ou dix heures du matin, — ajouta la princesse après un moment de réflexion.

— Madame la princesse désire-t-elle que je tâche de prendre quelques informations sur cette femme ?

— Cette fois, c’est inutile… je crois tout ce que m’a dit sa petite fille… une enfant de cet âge serait incapable de mentir ou de tromper à ce point.

À cette réflexion de Régina, j’aurais dû, instruit par l’expérience, me souvenir, hélas ! que trop souvent la corruption atteint jusqu’à l’enfance ; mais j’étais loin de prévoir que cet appât tendu à l’âme généreuse de Régina cachait un piège horrible… une machination diabolique…

Cette triste révélation ne viendra que trop tôt.

— Tenez, voici l’adresse de cette pauvre femme, — me dit Régina en me remettant un papier. — Allez d’abord chez Mme Wilson porter ma lettre, puis vous ferez cette autre commission.

Au moment où j’allais sortir, la princesse ajouta avec beaucoup de bienveillance et de dignité :

— C’est grâce aux excellentes recommandations du docteur Clément, que je vous donne une preuve de confiance dès le premier jour de votre entrée à mon service ; j’espère que vous y répondrez par votre zèle et par votre discrétion.

— Je ferai tout ce que je pourrai afin de satisfaire Madame la princesse.

Et je quittai l’appartement de Mme de Montbar.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il m’est impossible d’exprimer les mille pensées dont je fus agité en suite de ma première entrevue avec Régina ; ce fut une sorte d’étourdissement d’esprit si violent que je montai en hâte à ma chambre, afin de me recueillir et de reprendre le sang-froid nécessaire pour supporter, sans trouble, les regards de mes nouveaux camarades.

L’impression terrible qui domina d’abord toutes les autres, et que je ne cherchai pas à me dissimuler, tant elle m’épouvantait, fut un ressentiment d’amour passionné… brûlant… sensuel, que je n’avais jamais éprouvé pour Régina. Jusqu’alors toujours grave et austère, entourée du prestige sacré de sa tristesse filiale, Régina m’était apparue dans une sphère si élevée, elle placée si haut, moi si bas et si loin, que je n’avais pu subir l’influence de la femme… de la femme jeune, belle, charmante.

Anéanti sous ces impressions remplies de charme et de terreur, un moment j’eus peur… ma résolution m’abandonna… j’entrevoyais un avenir de tortures sans nom, que je n’avais pas soupçonnées. Ce beau rêve, de vivre sous le même toit que la princesse, de jouir à chaque instant de la douceur d’une intimité presque forcée par mes relations domestiques… ces transports, à la seule pensée de la voir, de l’entendre chaque jour… ce bonheur ineffable de pouvoir me dire, en parlant d’elle, ma maîtresse, de lui appartenir, en effet, corps et âme… tant de ravissantes visions se dissipèrent du moment où j’envisageai cette réalité : un valet amoureux fou de sa maîtresse… passion insensée à force de honte, de ridicule, de bassesse ; passion irritée, exaspérée à chaque instant par la femme qui la cause à son insu ; car, si réservée qu’on soit, l’on se gêne encore si peu devant son valet !

Et ce n’était pas tout : la moindre émotion trahie, un regard, une rougeur furtive, le plus léger trouble dans ma voix, un tremblement involontaire, pouvaient non-seulement me faire chasser de cette maison avec ignominie, mais je perdais à jamais l’occasion de servir peut-être grandement la princesse ; car j’avais déjà eu, quoiqu’elle l’ignorât, une part d’action assez large, assez salutaire sur la vie de Régina pour espérer encore quelque fruit de mon dévoûment.

En présence d’un tel avenir, mon courage fut encore sur le point de faillir ; puis surmontant ce lâche effroi, songeant aux dernières recommandations du docteur Clément, aux encouragements de Claude Gérard, je résolus de poursuivre ma tâche et de lutter courageusement ; comparant enfin ma position présente, si pénible qu’elle fût, à mes misères passées, alors que, las de souffrir de la faim et du froid, j’avais attendu, espéré, la mort au fond de la cave où je m’étais enseveli vivant, il me sembla entendre la voix amie et austère de Claude Gérard me reprocher mon indigne faiblesse, comme un outrage aux jours meilleurs qu’un sort providentiel m’avait récemment assurés.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La cloche du déjeuner sonna, et me réunit à mes nouveaux camarades ; le maître d’hôtel, le cuisinier, le valet de chambre du prince et les deux femmes de la princesse, les gens de livrée et d’écurie prenaient leurs repas chez le portier de l’hôtel. Je fus cordialement accueilli par mes compagnons de service ; Mlle Juliette, première femme de chambre de la princesse, proposa même de donner le soir chez elle un thé pour fêter ma bienvenue ; il me fut facile de voir à la réserve ou à l’insignifiance des propos tenus à l’office pendant ce premier repas, que l’on n’était pas encore en confiance avec moi. Je crus utile et prudent de faire acte de bon compagnonnage, en offrant à mes convives de me charger des commissions qu’ils pourraient avoir en allant remplir les ordres de la princesse. Mlle Juliette, la femme de chambre, accepta et me pria, puisque j’allais porter une lettre chez Mme Wilson, l’amie intime de Madame, d’inviter Mlle Isabeau à venir le soir même prendre le thé avec nous, si elle était libre.

Je me rendis d’abord chez Mme Wilson ; elle occupait une très-élégante maison de la rue de Londres, où se trouvaient aussi les bureaux de M. Wilson, riche banquier américain. Le domestique qui me reçut à l’antichambre me dit que Mme Wilson était sortie, je lui remis la lettre de ma maîtresse, et le priai de me conduire auprès de Mlle Isabeau, la femme de chambre. Je trouvai cette jeune fille occupée à coudre. Elle était loin d’être belle ; mais elle avait une taille svelte et gracieuse, de magnifiques cheveux et une certaine distinction de manières.

Ayant appris que Mme Wilson était l’amie intime de la princesse, il ne me parut pas sans intérêt de causer avec Mlle Isabeau, qui d’ailleurs s’y prêta avec la meilleure volonté du monde, car elle me parut singulièrement parlante.

— Je suis chargé, Mademoiselle, — lui dis-je, — de vous prier de venir prendre le thé ce soir chez Mlle Juliette.

— Avec grand plaisir, Monsieur, — me répondit Mlle Isabeau d’un air surpris. — Donnez-vous la peine de vous asseoir… Mais je n’ai pas l’avantage de…

— Je suis nouvellement entré, comme valet de chambre, chez Mme la princesse de Montbar, et j’apportais une lettre de ma maîtresse pour Mme Wilson.

— Ah ! très-bien, Monsieur… c’est différent… Madame est sortie, et elle ne doit pas rentrer avant quatre ou cinq heures… Vous remercierez bien, n’est-ce pas ? Juliette pour moi. Comme Madame va au spectacle et au bal ce soir, je crois même avec la princesse… j’aurai, je l’espère, ma soirée libre… C’est bien aimable à Juliette d’avoir pensé à moi… une nouvelle amie.

— Ah ! il n’y a pas long-temps que vous connaissez Mlle Juliette ?

— Mon Dieu non, notre amitié date de l’amitié de nos deux maîtresses… Madame m’a envoyée plusieurs fois chez la princesse, c’est comme cela que j’ai fait connaissance avec Juliette.

— Je croyais Mme Wilson l’amie intime de ma maîtresse ?

— Certainement, mais on peut être intime sans se connaître pour cela depuis long-temps… Aussi… tenez, entre nous, ce n’est pas pour vanter ma maîtresse… mais sans elle… la princesse…

— La princesse ?…

— Ma foi, écoutez donc, du train où elle allait, elle serait peut-être à cette heure morte de chagrin.

— Vraiment, — m’écriai-je, puis j’ajoutai : — vous concevez, Mademoiselle, mon étonnement… étant tout nouveau dans la maison… et n’ayant pas remarqué que Madame… fût triste…

— À cette heure, elle n’est plus triste, certainement, mais il y a deux mois c’était à fendre le cœur ; heureusement la princesse a fait connaissance avec Madame, et alors tout a changé.

— Votre maîtresse fait des miracles, il me semble…

— Je crois bien, elle est si vive, elle aime tant le plaisir pour elle et pour les autres, elle a tant d’esprit, elle est si gaie, qu’il n’y a pas de mélancolie qui tienne avec elle. Aussi, elle vous a joliment arrangé la tristesse de la princesse. Elles sont maintenant toujours en fêtes, en plaisirs. Tenez, aujourd’hui encore, je crois qu’elles vont ensemble aux Italiens et de là au bal…

Notre entretien fut interrompu par l’arrivée d’une gouvernante anglaise, tenant par la main la plus jolie enfant que j’eusse jamais vue, un ange de beauté, de fraîcheur et de grâce.

— Si Madame rentrait avant moi, Mademoiselle Isabeau, — dit la gouvernante, — vous la préviendriez que j’ai emmené Mlle Raphaële se promener, car il fait très-beau.

— Très-bien, Madame Brown, — dit la femme de chambre.

— Adieu, ma bonne Isabeau, — dit Raphaële, en embrassant affectueusement la camériste ; — je te rapporterai un gâteau…

Et l’enfant, toute joyeuse, sortit en sautant.

— Quelle charmante petite fille !… — dis-je à Isabeau.

— N’est-ce pas qu’elle est jolie, Mlle Raphaële ? Et gentille et bonne, jamais fière ; il n’y a pas un meilleur cœur… Ah ! l’on peut bien dire que si celle-là ne rend pas un jour un mari heureux… c’est qu’il ne le voudra pas… Pauvre petite… Seulement, ça sera si bon, que ça n’aura pas de défense… C’est pas comme Madame ! Ah ! elle par exemple…

Cet entretien qui, pour mille raisons, m’intéressait extrêmement, fut de nouveau interrompu ; on demanda Mlle Isabeau à la lingerie ; je ne jugeai pas devoir rester plus long-temps, et je pris congé de Mlle Isabeau, qui me dit :

— À ce soir, Monsieur… Votre nom, s’il vous plaît ?

— Martin.

— Monsieur Martin, vous direz à Juliette que j’aurai ce soir de bonnes histoires toutes chaudes à lui raconter… pas sur mes maîtres, bien entendu… Monsieur Martin, mais sur les maîtres des autres…

— Je comprends, — lui dis-je en riant, — c’est un échange ; de cette façon, le diable n’y perd rien.

— Que voulez-vous, Monsieur Martin, — me dit ingénument Mlle Isabeau ; — on voit, on écoute, on se souvient, on confie cela à des amis… comme un secret… et puis après on ne répond de rien.

Un pressentiment presque certain me dit que le soir, au thé que donnait Mlle  Juliette, je devais entendre de curieuses révélations.

En sortant de chez Mme Wilson, je me hâtai de me rendre rue du Marché-Vieux, près de la rue d’Enfer, afin de visiter la pauvre femme paralytique chez qui la princesse de Montbar devait se rendre le lendemain.




CHAPITRE XIV.


le soupçon.


J’arrivai rue du Marché-Vieux, sorte de ruelle si étroite, qu’une voiture pouvait difficilement y pénétrer. Guidé par l’adresse que m’avait remise la princesse, j’entrai dans la maison de la femme paralytique ; une sombre allée où je ne vis pas de loge de portier, conduisait à l’escalier, aussi très-obscur. Afin de me renseigner sur l’étage où demeurait Mme Lallemand, je frappai à deux portes s’ouvrant sur le palier du premier.

Personne ne me répondit.

Supposant ces chambres habitées par des ouvriers alors en journée, je montai au second ; je frappai encore.

Même silence.

Assez étonné de cette solitude, je montai au troisième et dernier étage, sauf les combles ; je heurtai de nouveau et inutilement à plusieurs reprises. J’allais redescendre, croyant m’être trompé de numéro, lorsque j’entendis un bruit de pas se rapprocher de la porte, et une voix d’enfant demanda :

— Qui est là ?

— C’est quelqu’un qui vient voir Mme Lallemand de la part de Mme la princesse de Montbar… — répondis-je.

Aussitôt la porte s’ouvrit. Je vis une petite fille de onze ou douze ans d’une figure douce et naïve.

— Mme Lallemand demeure ici ? — lui dis-je en jetant un regard sur une première pièce nue, délabrée, où aboutissait l’escalier d’un grenier sans doute.

— Oui, Monsieur, — me répondit l’enfant, — elle est couchée et ne peut pas se lever.

— Puis-je la voir, et lui parler de la part de Mme la princesse ?

— Je vais le lui demander, Monsieur, — me dit la petite fille, qui revint au bout de quelques instants m’ouvrir une porte, et j’entrai.

Une femme, jeune encore, à l’air souffrant, à la physionomie intéressante, était couchée sur un grabat, au milieu d’une chambre qui trahissait une profonde misère. Lorsque j’eus dit à cette femme qu’elle recevrait sûrement le lendemain matin la visite de la princesse, des larmes coulèrent de ses yeux, et, par un mouvement de joie touchante, elle embrassa son enfant avec effusion, puis elle m’exprima sa reconnaissance pour la princesse en des termes si simples, si naturels, si profondément sentis que, vivement ému de cette scène, je me promis de rendre compte à ma maîtresse de cette impression si favorable à sa protégée.

Quand je pense à cette heure que tout cela était de la part de cette créature une comédie qui cachait un infâme guet-apens, je suis encore à comprendre la possibilité d’une si effroyable dissimulation.

Je quittai la rue du Marché-Vieux si complètement rassuré par ce que je venais de voir et d’entendre qu’il ne me vint pas à la pensée de prendre des renseignements sur Mme Lallemand ; j’oubliai même l’étonnement que j’avais ressenti en trouvant cette maison uniquement habitée par la protégée de la princesse.

Rentré à l’hôtel, je m’habillai avec soin, je devais le soir servir à table ; le tailleur du prince était excellent. Je revêtis un habit du plus beau drap noir, élégamment coupé. Lorsque ma toilette fut terminée, je me regardai dans la petite glace de ma chambre ; soigneusement cravaté de batiste blanche, chaussé de bas de soie noire et d’escarpins bien luisants à boucles d’or, je ne craignis pas d’être reconnu par le prince qui ne m’avait adressé la parole qu’une fois, et alors qu’à moitié ivre, il me plaisantait sur les haillons dont j’étais couvert.

En entrant dans l’office de la salle à manger, je trouvai le maître d’hôtel et le vieux valet de chambre du prince, nommé Louis, qui me dit affectueusement :

— Avant d’aider au couvert, mon cher ami, avez-vous été voir si le feu du salon de Madame allait bien ? Elle ne peut tarder à rentrer…

— Non, Monsieur Louis, lui dis-je, je n’y avais pas songé et j’y vais…

— N’oubliez pas aussi, lorsque Madame rentrera, de vous trouver à la porte du parloir d’attente pour la recevoir.

— Je vous remercie, Monsieur Louis, mais comment serai-je instruit du retour de Madame ?

— C’est bien simple, par le bruit de sa voiture d’abord, et puis par deux coups du timbre qui correspond à la loge du portier… Le timbre frappe un coup lorsque Monsieur rentre, deux coups lorsque c’est Madame

Je me rendis donc dans le parloir de la princesse pour veiller à son feu ; je ne pus m’empêcher de tressaillir en sentant de nouveau le parfum particulier à cette pièce, où Régina se tenait de prédilection, parfum doux, suave, quoique pénétrant ; oubliant, je l’avoue, un instant mon service, je regardais autour de moi avec émotion, contemplant ces fleurs, ces tableaux, ces livres, ces meubles qui ornaient le sanctuaire de la princesse, lorsque j’entendis marcher dans une petite galerie de tableaux qui séparait le parloir où je me trouvais, de la chambre à coucher de la princesse.

Au moment où de crainte d’être surpris inactif je me baissais vivement vers la cheminée, le prince entra… j’étais courbé, je ne pus voir son visage, mais un assez brusque temps d’arrêt dans sa marche me prouva qu’il était surpris de trouver là quelqu’un. Il referma la porte de la galerie de tableaux, je me redressai et m’inclinai respectueusement.

— Vous êtes le nouveau valet de chambre de Mme de Montbar ? — me dit le prince, presque sans me regarder, et en s’arrêtant à peine un instant.

— Oui, mon prince.

— C’est bien, — me dit-il, et il sortit.

Quoique j’eusse à peine eu le temps d’envisager M. de Montbar, il me parut assez contrarié d’être vu sortant de l’appartement de sa femme, contrariété que je ne m’expliquai pas ; lorsqu’il fut parti, jetant par hasard les yeux sur la petite table placée auprès du fauteuil de Régina, il me sembla voir un certain désordre parmi les objets placés sur ce guéridon. La tapisserie commencée était tombée à terre, ainsi qu’un livre, et le tiroir à demi ouvert ; je ne sais pourquoi. En me rappelant la surprise et l’espèce de contrariété manifestée par le prince à mon aspect, l’idée me vint que, profitant de l’absence de sa femme, il avait peut-être cherché quelque chose dans les meubles de l’appartement… Je frémis, pensant que cette indiscrétion ou cet abus de confiance, s’il se découvrait, pourrait m’être attribué.

Cette pensée m’accablait, lorsque j’entendis un roulement de voiture dans la cour de l’hôtel ; presque aussitôt après retentirent deux coups de timbre.

Fidèle aux instructions de Louis, je courus au salon d’attente ouvrir la porte à la princesse ; je crus bien faire en la saluant respectueusement, mais elle me dit avec bonté, quoique en souriant un peu :

— Une fois pour toutes, vous ne me saluerez plus chez moi… n’est-ce pas ?

Confus de ma maladresse, je balbutiai quelques excuses, mais Régina me dit, tout en traversant le second salon qui conduisait à son parloir :

— Vous êtes allé chez Mme Wilson ?

— Oui, Madame la princesse… mais je ne l’ai pas trouvée.

— Vous direz alors à la porte que, dans le cas où il viendrait pour moi une lettre de Mme Wilson, on me la monte à l’instant.

— Oui, Madame la princesse…

— Et Mme Lallemand ?

— Je l’ai vue, Madame la princesse, elle demeure au troisième étage de la maison dont Madame m’a donné l’adresse…

— Vous l’avez prévenue que j’irais la voir demain matin ?

— Oui, Madame la princesse.

— Il y a là bien de la misère sans doute ?… — me demanda tristement Régina.

— Oui, Madame… une bien cruelle misère.

— Et cette femme, j’en suis certain, est intéressante ?

— Je crois qu’elle mérite toutes les bontés de Madame la princesse.

— Allons, tant mieux ; car…

Puis, s’interrompant, la princesse me dit en regardant la petite table placée à côté de son fauteuil :

— Quelqu’un est donc entré ici pendant mon absence ?

— Je l’ignore, Madame la princesse, — répondis-je avec un embarras stupide, car je ne doutais pas de la cause de l’étonnement de la princesse, et je tremblais d’être soupçonnée.

— C’est singulier… — dit Mme de Montbar, et se retournant elle me regarda fixement.

Je m’abusais sans doute, mais il me sembla lire sur sa physionomie une expression d’étonnement et de défiance. Je me troublai tellement que, malgré moi, je devins pourpre, et au lieu de lui dire, chose bien simple pourtant, que, devant moi, le prince était sorti du salon de tableaux, je restai muet, aussi péniblement troublé que si j’avais été coupable. Sentant néanmoins le danger de ma position, j’allais faire un effort pour éloigner de moi tout soupçon, lorsque la princesse me dit sèchement :

— Vous demanderez ma voiture pour huit heures et demie…

Et la princesse, après avoir un instant chauffé ses pieds au feu de son parloir, entra dans la galerie de tableaux qui précédait sa chambre à coucher, et disparut.

Navré de ma maladresse, je descendis chez le portier afin d’exécuter les ordres de ma maîtresse ; les gens d’écurie prenant leur repas chez M. Romarin, c’était le nom du maître de la loge, je pouvais remplir ma double commission.

M. Romarin, poudré à blanc et habillé en grande livrée, homme important s’il en fut, se chargea de prévenir le cocher de la princesse, et me remit deux lettres dont l’une venait d’être apportée à l’instant même de la part de Mme Wilson ; avec cette lettre, le portier me donna trois magnifiques bouquets de bal soigneusement enveloppées, et me dit :

— L’un de ces bouquets a été apporté avec ce carton de fleurs, que le garçon de la fleuriste de Mme la princesse… les deux autres bouquets l’ont été par des commissionnaires qui n’ont pas dit de quelle part ils venaient.

Parmi ces deux bouquets sans noms que je remportai, j’en remarquai un de magnifique lilas blanc et de violettes de Parme.

En gravissant lentement l’escalier, je contemplais avec une mélancolie amère ce frais et mystérieux bouquet de fête qui exhalait un doux parfum, car, par un étrange contraste, je me rappelais ces pauvres bouquets de perce-neige blancs et violets, mystérieux aussi, que, pendant tant d’années, j’avais, à chaque funèbre anniversaire, déposés sur la tombe de la mère de Régina, sans que la jeune fille eût jamais connu la source de cette pieuse offrande… À ces souvenirs, une larme me vint aux yeux. Ces humbles et tristes fleurs dont mon dévoûment ignoré ornait autrefois un tombeau, n’étaient que trop l’emblème de mon humble et triste amour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En remontant dans l’appartement de la princesse, j’y trouvai sa femme de chambre. Elle se chargea des fleurs et des bouquets, et j’allai attendre dans la salle à manger l’heure de servir à table.

Presque aussitôt la porte s’ouvrit à deux battants ; le prince entra avec sa femme ; sur un signe du maître d’hôtel, j’allai me placer derrière la princesse.

Pour la première fois, je voyais M. de Montbar et sa femme réunis ; quoique leur entretien dût être nécessairement contenu par la présence de leurs gens, je redoublai d’attention afin de tâcher de pénétrer dans quels rapports ils se trouvaient ; j’avais acquis, en l’exerçant, une telle faculté d’observation, qu’il me fallait peu de chose pour me mettre sur la voie de ce que je désirais connaître.

Le prince me parut froid, distrait, et affecter envers sa femme une politesse presque cérémonieuse ; tel fut, à-peu-près, leur entretien après quelques paroles insignifiantes.

— Vous sortez ce soir ? — dit le prince à sa femme.

— Oui… je vais aux Italiens.

— Mais, ce n’est pas votre jour ? il me semble.

— Madame Wilson me donne une place dans sa loge, elle vient me prendre, et nous irons ensuite chez Mme de Beaumenil.

— Il y a grand bal ? je crois.

— Elle ouvre son nouvel hôtel… On dit que c’est merveilleux, éblouissant… n’y viendrez-vous pas un instant ?

— Certes non, — dit le prince, — je déteste ces cohues où l’on est convié de venir louer en chœur un faste insolent, quand il n’est pas ridicule, à moins qu’il ne soit à la fois insolent et ridicule ; d’ailleurs je soupe ce soir avec quelques amis chez Véry ; de là, nous partons pour Fontainebleau, où nous allons chasser pendant plusieurs jours.

— Vous serez absent long-temps ?

— Six ou huit jours au moins… le temps de faire trois ou quatre chasses, l’équipage ne pouvant chasser que tous les deux jours.

— Ce sera une partie charmante ; serez-vous nombreux ?

— Non, pas trop, le marquis d’Hervieux et son beau-frère, maître de l’équipage, Blimval, Saint-Maurice, Thionville, moi et Alfred de Dreux, le célèbre peintre de chevaux, qui peindra des sujets d’après nature… Mais à propos de peinture, — ajouta le prince, — savez-vous que je suis jaloux de vos tableaux ?

— Vous leur faites vraiment trop d’honneur.

— Il y a surtout cette nouvelle marine d’Isabey… elle ne me sort pas de devant les yeux… c’est un chef-d’œuvre.

— Elle est charmante en effet.

— Si charmante… que tantôt, pendant votre absence, je suis allé encore l’admirer…

Ce disant, et à ma grande surprise, le prince leva un instant les yeux sur moi, comme si cette explication de sa présence dans l’appartement eût été donnée à mon intention, explication dont je fus d’ailleurs ravi, car elle apprenait à Mme de Montbar ce que j’avais eu la maladresse de ne pas lui dire : — que, pendant son absence, son mari s’était introduit chez elle.

Ainsi devaient tomber les soupçons qu’elle pouvait avoir sur moi dans le cas où elle se serait aperçue de quelque acte indiscret.

— Je suis très-heureuse que le tableau vous plaise, — avait répondu la princesse à son mari, — seulement je regrette que vous ne veniez l’admirer que… pendant mon absence.

Je ne sais si ces mots prononcés par la princesse avec autant de froide politesse que si elle se fût adressée à un étranger, parurent au prince renfermer un double sens, mais il arrêta sur sa femme, pendant une seconde, un regard pénétrant ; puis il ajouta :

— Lorsque vous êtes chez vous, vous êtes toujours très-entourée, et, vous le savez, il n’y a rien de plus fâcheux qu’un mari dans le salon de sa femme, le matin ; à propos de vos amis, le beau d’Erfeuil est-il toujours aussi sot qu’il est beau ?

— Il est plus beau que jamais.

— Et d’Hervillier a-t-il toujours ses désolantes prétentions de chanteur ? supplie-t-il toujours tout bas qu’on lui demande de chanter, afin de minauder une feinte résistance… Comme ça lui va, un homme de six pieds… avec une carrure de tambour-major et une voix de chantre de cathédrale.

— M. d’Hervillier a fait un progrès : il chante sans qu’on le lui demande.

— C’est le cri du désespoir, — dit le prince en continuant son persiflage, — et cet énorme Dumolard, le frère de votre amie intime, — et M. de Montbar accentua ces mots avec une extrême malveillance, — cet homme d’une grosseur irritante prête-t-il toujours sa voiture et ses loges aux belles dames, généreuses complaisances qui l’ont fait appeler l’omnibus.

— M. Dumolard est toujours cité pour son obligeance énorme… — répondit la princesse, qui me parut vouloir lutter d’ironie avec son mari. Mais il y avait dans cet échange de plaisanteries quelque chose d’amer, de froid, bien éloigné de cette gaîté douce, communicative, qui naît de la confiance et de l’affection.

— Mais à propos de sa sœur, — reprit le prince presque avec aigreur, — savez-vous qu’on parle beaucoup… mais beaucoup, de votre nouvelle amie ?

— De ma nouvelle amie ?

— Oui, de Mme Wilson…

— C’est tout simple, une femme à la mode… De qui et de quoi… parlerait-on sans cela ?

— Est-ce qu’il y a… un Monsieur Wilson ? — demanda le prince d’un ton de raillerie presque insolente.

La princesse fronça légèrement les sourcils, puis répondit avec un sourire contraint :

— Quelle singulière question me faites-vous là ?

— D’abord… c’est qu’on ne le voit jamais, ce M. Wilson.

— Si l’existence des maris qui ne paraissent jamais dans le monde était mise en doute… — reprit Régina, — avouez que la vôtre serait un peu compromise…

— Je ne crois pas… ou plutôt j’espère qu’il n’y a aucune comparaison à établir entre moi et M. Wilson, — dit le prince avec hauteur et un dépit mal contenu ; — car il est de ces ridicules qui…

— Monsieur de Montbar, permettez-moi donc de vous offrir de cette gelée d’ananas… Elle est parfaite, — dit la princesse en interrompant son mari qui, comprenant que Mme de Montbar ne voulait pas continuer cette espèce de discussion devant nous autres domestiques, accepta sans doute par convenance le mets qui lui était offert, car il n’y toucha pas, et reprit après quelques moments de silence :

— En allant tantôt chez vous admirer un de vos tableaux, j’ai vu sur une table trois ou quatre gros volumes in-folio… Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Est-ce que vous devenez femme savante ?

— Ce sont des gravures… une collection de portraits historiques, que M. Just Clément a bien voulu me prêter… Je cherchais un costume pour un bal costumé, M. Just m’a conseillé de choisir parmi les gravures qui lui viennent de son père.

— Et… comment va le capitaine Just ? — demanda le prince, non plus avec cet accent sardonique dont il avait accompagné ses questions sur quelques-uns des amis de sa femme, mais avec gravité et une sorte d’hésitation…

Du moment où il eut nommé le capitaine Just, je remarquai que le prince, assis à table en face de sa femme, ne la quittait pas des yeux et semblait l’observer.

Régina ne parut pas s’apercevoir de l’attention presque inquiète du prince, et répondit avec une parfaite simplicité :

— M. Just Clément est toujours triste de la mort de son père… mais cette tristesse est douce et calme… Loin de craindre les occasions de parler de celui qu’il regrette, il les recherche, au contraire… et il me trouve toujours disposée à lui offrir cette consolation, car j’avais pour son père autant de vénération que d’attachement.

— Le docteur Clément était un homme des plus respectables, en effet, — répondit le prince, — et puisque nous parlons de lui, je vous dirai que son protégé et le vôtre, ce jeune médecin qu’il nous avait recommandé, est parti hier pour Montbar.

— Je le savais, il est venu prendre congé de moi, — répondit la princesse, — et je vous remercie d’avoir…

— Ne parlons plus de cela, — dit le prince en interrompant sa femme, — vous savez que je suis toujours heureux de pouvoir vous être agréable, mais, pour en revenir au capitaine Just, sa tristesse doit se trouver mal à l’aise au milieu de tous vos élégants.

— Lorsque M. Just Clément désire me voir, — répondit la princesse, — il m’écrit un mot le matin, et je le reçois d’assez bonne heure, pour qu’il n’ait aucune chance de rencontrer quelqu’un.

— Je vous approuve fort, le capitaine Just a droit à être particulièrement distingué, non seulement à cause de la triste position où il se trouve, mais encore par sa valeur, par son mérite personnel : et, quoique jeune encore, c’est un homme qui, je l’avoue, commande la considération.

Ces derniers mots furent prononcés par le prince avec un accent de loyauté, de sincérité, qui me toucha. Mme de Montbar parut ressentir la même impression, car, au lieu de continuer de parler à son mari d’un ton sec et froidement poli, sa voix se détendit, s’adoucit, et elle reprit :

— Je vous sais infiniment de gré d’apprécier avec une si généreuse impartialité un homme, qui n’est pas comme on dit de notre monde, et qui deviendra, je le crois, un de mes plus sûrs et de mes meilleurs amis…

Soit que le prince se reprochât le premier mouvement auquel il avait d’abord cédé en rendant justice au capitaine Just, soit que la réponse de la princesse lui eût causé quelque secret dépit, il reprit avec un sourire qui me parut ironique et forcé :

— Vous n’accorderez probablement au capitaine, ces entrées privilégiées que jusqu’à la fin de son deuil ?

— Pourquoi cela ? — demanda gravement Régina.

— Mais, c’est que le capitaine, pour n’être pas de la même élégance que vos élégants, n’en est pas moins charmant, au contraire… — dit le prince en riant, — et s’il est aussi spirituel que savant, aussi aimable que distingué, aussi beau que brave, ce n’est pas une raison pour qu’il ne soit pas très-dangereux.

— Quelle folie !.. — dit la princesse.

— Vous ne savez pas ce que c’est que le capitaine Just… au point de vue de la séduction, — dit le prince en continuant de rire d’un air un peu contraint. — Il a eu des aventures fort bizarres, il a entre autres causé une passion folle… C’est un vrai roman, la pauvre femme a tout quitté pour suivre le capitaine en Algérie malgré lui, et elle a été tuée dans une rencontre avec les Arabes.

— Vous avez raison, — dit la princesse en souriant, — c’est invraisemblable et impossible comme un roman.

— Mais je vous parle très-sérieusement, — dit le prince, — et je puis vous citer le nom… de l’héroïne…

— Je préfère l’ignorer… afin de croire à l’aventure — répondit la princesse en souriant.

Puis, se levant de table, elle ajouta :

— Je vous demande pardon de vous quitter si tôt, mais je ne suis pas encore habillée, Mme Wilson doit venir me chercher, et je ne voudrais pas la faire attendre.

Le prince quitta la table à son tour, et dit à la princesse :

— Adieu… car je ne vous verrai pas avant mon départ pour Fontainebleau.

— Adieu ! — dit la princesse — et ne prolongez pas trop votre absence.

— J’aurai toujours hâte, vous le savez, d’être de retour auprès de vous, — dit le prince, et il entra dans son appartement, tandis que sa femme rentrait dans le sien.




CHAPITRE XV.


le bal.


Quoique fort insignifiant en apparence, l’entretien de la princesse et de son mari avait été pour moi plein de graves révélations. Il régnait évidemment une froideur contrainte entre M. de Montbar et sa femme. Il voyait avec peine l’intimité de la princesse et de Mme Wilson. Il rendait loyalement hommage à la supériorité du capitaine Just, contre lequel il ressentait cependant une jalousie d’instinct… et cet instinct ne devait pas tromper le prince… car, le dirai-je… cette jalousie, je la partageais… mon cœur s’était douloureusement serré en apprenant l’espèce d’intimité qui existait déjà entre le capitaine Just et Régina, jalousie folle, basse et stupide de ma part, car, hélas ! je n’espérais rien de mon amour… Mais quoique fou, bas, stupide, ce ressentiment n’en fut pas moins navrant, et j’entrevis vaguement une torture… plus cruelle encore que celle d’aimer sans espoir.

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Après avoir dîné avec mes camarades, je remontai dans le salon d’attente de la princesse. J’y étais depuis peu de temps, lorsque j’entendis le bruit d’une voiture entrer dans la cour de l’hôtel ; bientôt après j’introduisis Mme Wilson dans le parloir de la princesse.

Lorsque après un quart-d’heure environ ces deux charmantes femmes sortirent par une des portes du salon dans lequel j’attendais, je fus ébloui… il était impossible de rencontrer deux beautés plus complètes, et pourtant plus différentes que celles de la princesse et de son amie.

Mme Wilson, blanche et rose, avec des yeux bleus et des cheveux noirs, portait une robe de velours vert pâle, garnie de flots de dentelle rattachés par des bouquets de roses-pompons ; une élégante coiffure des mêmes fleurs complétait cette charmante parure.

La princesse, d’une taille plus élevée que Mme Wilson, mais non moins svelte, avait une robe de moire paille, recouverte d’une courte tunique de gaze blanche, garnie de feuilles de camélias naturels, attachées avec des diamants qui brillaient au milieu de cette luisante verdure, comme autant de gouttes de rosée cristallisées ; une couronne de feuilles vertes sans fleurs, aussi constellée de diamants, ceignait le front blanc et superbe de Régina… Cette robe, très-décolletée, ainsi qu’on les portait alors, laissait nus les épaules, les bras et la poitrine de la princesse, qui semblaient avoir la blancheur, le poli, la fermeté du marbre ; ses cheveux, d’un noir plus bleuâtre que ceux de Mme Wilson, au lieu d’être relevés en bandeaux comme le matin, se déroulaient en longs anneaux, qui caressaient son sein demi nu ; plantée très-bas derrière sa tête, cette magnifique chevelure se tordait à sa naissance en une tresse épaisse, nette, luisante, qui faisait valoir encore l’attache élégante d’un cou svelte et rond.

Une légère rougeur colorait les joues de Régina, ses trois petits signes noirs veloutés, coquets, contrastaient comme autant de mouches d’ébène avec l’humide carmin de ses lèvres et le feu de ses grands yeux noirs, alors brillants et animés…

Bien plus encore que dans son négligé du matin, Régina m’apparaissait ainsi dans toute la voluptueuse splendeur d’une beauté que je ne lui soupçonnais pas…

Lorsqu’elle sortit de son parloir avec Mme Wilson, elles riaient toutes deux ; le rire de Régina était charmant, car il montrait des dents d’un émail éblouissant ; elle riait tout en approchant son bouquet de ses lèvres par un mouvement rempli de grâce, comme pour voiler cette gaîté à demi.

— Méchante… — lui disait Mme Wilson… — parmi cet arsenal de bouquets magnifiques, choisir celui… de votre fleuriste.

— Que de noms les jaloux vont lui donner à ce pauvre bouquet marchand ! — dit Régina.

— Les noms des hommes les plus à la mode de Paris y passeront, — reprit gaîment Mme Wilson.

— Avouez, ma chère, que ceci est un peu l’image de bien des choses… Si l’on savait ce que l’on envie !… — dit la princesse avec un accent singulier, — et il me sembla voir un nuage attrister un instant son front rayonnant.

En échangeant ces paroles avec Mme Wilson, la princesse s’était à demi enveloppée d’un ample manteau de satin cerise doublé d’hermine, que sa femme de chambre, qui l’avait suivie, venait de lui poser sur les épaules, après quoi Juliette me remit une paire de petits chaussons de taffetas noir ouaté, et me dit à demi-voix :

— Vous donnerez les chaussons de Madame au valet de pied de Mme Wilson ; recommandez-lui bien de ne pas les perdre.

Puis la femme de chambre rentra dans l’appartement, en me disant à voix basse :

— À tout-à-l’heure pour le thé.

Au moment de sortir du salon, Mme Wilson dit à la princesse :

— Croisez bien votre manteau, ma chère amie, il fait horriblement froid.

Se trouvant gênée sans doute par son bouquet et par son mouchoir pour se bien envelopper dans son manteau très-ample et très-long qu’il lui fallait relever pour descendre l’escalier, la princesse me remit son bouquet et son mouchoir en me disant :

— Vous me donnerez cela dans la voiture.

En recevant de sa main dans ma main son mouchoir et son bouquet dont le parfum monta vers moi par bouffées, je tressaillis, et je suivis lentement ma maîtresse, la voyant descendre, svelte et légère, les larges degrés de l’escalier de marbre.

Mme Wilson, qui la précédait de quelques pas, s’apercevant que le petit pied de la princesse était seulement chaussé de son soulier de satin blanc, lui dit d’un ton de reproche affectueux :

— Comment, ma chère, par le froid qu’il fait, vous n’avez pas mis de chaussons ?

— Votre valet-de-pied me les donnera en sortant du bal… — répondit la princesse, — il sera temps alors.

— Et pendant toute la durée de l’opéra, vous voulez rester les pieds glacés… et à la sortie ?… Attendre ainsi notre voiture pendant une heure ? vous auriez un froid mortel… je ne souffrirai pas cela… vous allez mettre vos chaussons à l’instant même… et vous ne les quitterez qu’à notre arrivée au bal.

— Allons… cher tyran, — dit en souriant la princesse à Mme Wilson, — il faut bien vous obéir.

En parlant ainsi, la princesse et son amie s’étaient arrêtées aux dernières marches de l’escalier ; Régina me dit :

— Donnez-moi mon mouchoir et mon bouquet, et mettez-moi mes chaussons.

Et prenant de mes mains le bouquet et le mouchoir, Mme de Montbar s’appuya sur l’un des balustres de l’escalier et me tendit son pied.

Je me mis à genoux devant la princesse… Lorsque je pris dans ma main, où il tenait tout entier, ce pied d’enfant chaussé de satin blanc et de bas de soie si fins, qu’à travers leur tissu diaphane je voyais la transparence rosée de la peau… d’où s’exhalait une faible senteur d’iris… lorsqu’en attachant la bride du chausson de taffetas mes doigts tremblants rencontrèrent la cheville délicate d’une jambe déliée… lorsque enfin les plis traînants de la robe de ma maîtresse effleurèrent mon visage… je crus devenir fou… les artères de mes tempes battaient à se rompre… mes mains frémissantes brûlaient d’un tel feu, que ma maîtresse aurait dû sentir leur ardeur à travers la soie et le satin qui la chaussaient.

Heureusement elle ne s’aperçut de rien… et tandis que, éperdu, j’étais agenouillé à ses pieds, elle causait à voix basse avec Mme Wilson, quelques petits rires contenus interrompaient seuls le léger bruissement de leur causerie.

Ma tâche accomplie, je me relevai presque étourdi, sentant mes genoux vaciller ; la princesse, sans me regarder, me dit en se dirigeant vers le vestibule servant de premier antichambre ;

— Martin… vous m’attendrez ?…

— Oui, Madame la princesse… — répondis-je, en balbutiant.

Les valets-de-pied de la maison se levèrent respectueusement sur le passage de la princesse ; deux d’entr’eux allèrent ouvrir à deux battants la porte du perron.

À travers les vitres et à la clarté des grandes lanternes de cuivre de la voiture, je vis les deux jeunes femmes monter dans une élégante berline, que deux magnifiques chevaux gris, aux brillants harnais, entraînèrent rapidement.

Frémissant encore de l’âcre et terrible volupté que je venais de goûter, je regardais cette voiture s’éloigner, plongé dans une sorte d’extase, lorsque je fus rappelé à la réalité de ma condition par la grosse voix de l’un des valets-de-pied de l’hôtel, qui, refermant bruyamment la porte du vestibule, après le départ de notre maîtresse, s’écria brutalement :

— Emballée !!…

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En proie à un trouble indicible, à des pensées folles, ardentes, douloureuses, j’éprouvais une grande répugnance à me rendre au thé que la femme de chambre de la princesse donnait pour fêter ma bienvenue ; j’aurais préféré rentrer chez moi jusqu’à l’heure de descendre au salon, pour y attendre ma maîtresse ; mais songeant à la recommandation du docteur Clément, au sujet des projets ténébreux du comte Duriveau, je crus que cette réunion domestique m’offrirait peut-être l’occasion de découvrir quelque chose.

D’ailleurs, ainsi que cela arrive lorsque l’on a l’esprit tendu vers les éventualités d’un péril à la fois menaçant et inconnu, tout vous devient sujet de défiance, et l’on se livre aux suppositions les plus hasardées ; ainsi, en réfléchissant à la récente et étroite intimité de la princesse et de Mme Wilson, intimité qui semblait avoir une grande influence sur Mme de Montbar, je me demandai dans quel but Mme Wilson avait entraîné si soudainement Régina au milieu d’un tourbillon de fêtes et de plaisirs, elle qui vivait naguère dans une tristesse solitaire, si ce changement si brusque dans ses habitudes ne favorisait pas les projets de vengeance du comte Duriveau ?

Et puis enfin, pourquoi reculerai-je devant l’aveu de certaines pensées enfouies au plus profond des replis du cœur ? malgré moi, je me sentais presque jaloux de Mme Wilson ; ses conseils avaient, sans doute, engagé Régina à s’étourdir sur ses chagrins ; et dans l’inflexible égoïsme de mon dévoûment, je n’aimais pas à la voir porter si fièrement ses souffrances. Sa fiévreuse ardeur pour le plaisir était, sans doute, factice, mais il me semblait, et mon cœur s’en navrait, que mon dévoûment devenait moins utile à Mme de Montbar, du moment où elle trouvait quelque distraction au milieu des enivrements du monde. J’aurais préféré la trouver triste, abattue, comme par le passé, afin de pouvoir un jour peut-être la tirer de cette tristesse, de cet isolement, en lui rendant les affections qu’elle devait regretter amèrement.

Ces réticences, ces jalousies, ces calculs dans le dévoûment, sont puériles, quelquefois indignes ; mais hélas ! c’est l’histoire de mon cœur qu’à cette heure je me raconte avec sévérité.

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Une autre raison m’engageait aussi à me rendre au thé de Mlle Juliette malgré ma répugnance. — Il est très-possible, — m’avait dit encore le docteur Clément, — que le comte Duriveau, pour servir ses projets, ait parmi les gens de la princesse une créature à lui. Je ne savais encore jusqu’à quel point cette crainte pouvait être fondée, n’ayant vu mes nouveaux camarades que le matin au déjeûner et le soir au dîner, repas assez court et dont ma présence à moi nouveau venu, avait nécessairement dû bannir la confiance et la liberté habituelles, je n’avais pu rien observer. La réunion du soir, plus animée, plus intime, allait peut-être faciliter mes remarques ; d’ailleurs, à la première vue, mes compagnons de domesticité semblaient braver le soupçon : Mlle Juliette et une autre femme de la princesse chargée de la lingerie, toutes deux assez jeunes et dont l’une : Mlle Juliette, était fort laide, paraissaient d’honnêtes et inoffensives créatures ; le valet de chambre du prince, vieux serviteur qui l’avait vu naître, me paraissait ne devoir pas exciter la moindre défiance, et le maître-d’hôtel, homme grave, minutieux, paraissait continuellement absorbé par l’importance de ses fonctions. Quant à notre chef de cuisine (je ne parle du garçon et de la fille de cuisine que pour mémoire), il eût fallu un regard bien prévenu pour chercher un ténébreux machinateur sous son masque débonnaire, pâle et bouffi.

Parmi les gens de la maison, les personnages dont je viens de parler assistaient seuls au thé, car il régnait une sorte de démarcation entr’eux : domestiques tout-à-fait d’intérieur, et les valets-de-pied, gens de livrée ou d’écurie qui ne vivaient pas dans l’intimité du foyer.

Lorsque j’entrai dans la chambre de Mlle Juliette, mes compagnons et la plupart des invités étaient déjà réunis.

Je me souvins à ce moment des révélations dont l’entretien de plusieurs valets-de-pied, rassemblés autour du perron du Musée, avait été si prodigue ; je devais entendre dans cette soirée trahir des secrets domestiques d’une bien autre importance que ceux que j’avais déjà surpris, et la vie de bien des personnages éminents envisagée sous ce point de vue si intime, allait s’offrir à moi sous l’aspect le plus singulier.


Fin du sixième volume


  1. Voir, Ier chapitre, signalement de Bamboche.
  2. Ces sortes de voiture s’appellent des caravanes ; elles sont conduites en poste et servent au transport des chevaux de course ou des chevaux de chasse, lorsqu’on veut leur éviter les fatigues d’une longue route.
  3. Voici ce qu’on lit dans les Mémoires historiques de Peucret, tirés des archives de la police, tome 3, pages 106, 108, 114, etc. :

    « Un des traits qui ont le plus mis en évidence la corruption de la police sous le règne de Louis XV, c’est l’affaire de la demoiselle Tiercelin. C’était une enfant d’une figure charmante, âgée au plus de onze ans, que Louis XV remarqua sur son chemin, en passant à pied dans les Tuileries… Il en parla le soir même à Lebel, son valet de chambre. Celui-ci, pour qui les goûts de son maître n’étaient pas un mystère, pensa vite aux moyens de satisfaire les nouveaux désirs du monarque… La jeune fille fut donc enlevée et livrée au roi… »

    Et, plus loin :

    « La marquise de Pompadour saisit avidement cette occasion de se débarrasser d’une rivale qui pouvait devenir très-dangereuse ; elle fortifia M. de Choiseul dans ses soupçons, et le roi signa, dans un moment de colère, une lettre de cachet contre la fille Tiercelin et contre son père… Les notes secrètes relatives à cette ignominieuse intrigue font voir qu’elle dura depuis 1754, que la jeune Tiercelin fut mise dans le lit du roi, jusqu’en 1756, que l’ordre de renfermer le père et la fille à la Bastille fut signé. Ils y restèrent pendant quatorze ans. »