Max Havelaar/V

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 59-78).



V.


Sur la grand’route, qui met en communication la division Pandeglang avec Lebac, il y avait à dix heures du matin un mouvement inusité. « Grand’route » est peut-être un mot prétentieux pour le large sentier que l’on appelait « route » par complaisance, et faute de mieux. Mais en partant de Serang, chef-lieu de Bantam, dans une voiture à quatre chevaux pour aller à Rangkas-Betoeng, le nouveau chef-lieu de la division Lebac, on pouvait à peu près être sûr d’y arriver tôt ou tard. Donc, c’était un moyen de transport, bien que l’on restât à chaque moment enfoncé dans la boue, qui dans les terres basses de Bantam est épaisse, glaiseuse et gluante, et quoiqu’on se vit obligé chaque fois d’appeler à son secours les habitants des villages les plus rapprochés, — à quelque distance qu’ils se trouvassent, car ils ne sont pas nombreux dans ces contrées-là. — Enfin, après avoir réussi à réunir une vingtaine de cultivateurs des environs, on ne tardait généralement pas à remettre chevaux et voiture sur le terrain praticable. Le cocher faisait claquer son fouet ; les coureurs, — en Europe on dirait, « les palefreniers, » je crois, ou plutôt en Europe on ne leur donnerait pas de nom, n’ayant rien qui leur ressemble, — ces incomparables coureurs, armés de leurs petits fouets, courts et gros, sautillaient, à qui mieux mieux, à droite et à gauche de la voiture, criaient, hurlaient grouillaient d’une manière effroyable, et excitaient les quatre chevaux, à coups de fouet sous le ventre. De cette façon on cahotait de nouveau quelque temps jusqu’à ce que l’on eût l’ennui de s’embourber derechef, dans la fange, par delà les axes des roues. Alors recommençait l’appel au secours ; on attendait le sauvetage ; puis… on se remettait en marche, de plus belle.

Souvent, en passant sur cette route, je me prenais à penser qu’il pourrait bien nous arriver d’y rencontrer, dans une fondrière, un convoi de voyageurs enfoncés dans la boue et oubliés depuis le siècle dernier. Mais jusqu’à présent je n’ai pas eu cette chance. Ainsi, je suppose que tous ceux qui ont passé par ce chemin ont abordé, enfin, au lieu de leur destination. On se tromperait, en se figurant, qu’à Java toutes les grandes routes sont taillées sur le modèle de celle de Lebac. La chaussée, proprement dite, grâce aux nombreuses ramifications que le Maréchal Daendels a fait construire à grand sacrifice d’hommes, est réellement un travail gigantesque ; et l’on admire l’énergie de cet homme, qui, malgré les difficultés que ses envieux et ses ennemis amassèrent contre lui dans la mère-patrie, osa braver la mauvaise volonté de la population, et le mécontentement des chefs indigènes, pour fonder une œuvre qui excite et mérite encore aujourd’hui l’étonnement de tous les voyageurs.

Aussi, il n’est pas en Europe de poste aux chevaux, égale à celle de Java. Il ne s’en trouve ni en Angleterre, ni en Russie, ni en Hongrie. Par dessus les crêtes élevées des montagnes, le long des abîmes, qui vous donnent le vertige, la voiture de voyage, lourdement chargée, vole au grand galop. Le cocher, cloué sur son siège, reste des heures, oui, des journées entières, sans bouger ; il agite d’un bras de fer son fouet de plomb. Il sait calculer exactement où et comment il lui faut retenir ses chevaux courant à toutes brides pour tourner un angle, après une descente, exécutée ventre à terre…

— Mon Dieu ! nous courons… à l’abîme ! s’écrie le voyageur inexpérimenté, il n’y a pas de chemin là… c’est le gouffre !

Oui, en apparence… c’est bien le vide. La route se courbe, se tortille, se replie et au moment même où un saut de plus vous lancerait dans le vide, les chevaux se jettent de côté, entrainent le véhicule, dans la courbe de la route, et volent vers une hauteur, invisible un instant auparavant… évitant l’abîme, qui s’éloigne, derrière vous.

Il y a des moments, où la voiture ne porte que sur les roues du côté intérieur de la courbe, la force centrifuge soulevant du sol les roues extérieures. Il faut du sang-froid pour ne pas fermer les yeux ; et celui qui en est à son premier voyage, à Java, écrit à sa famille, en Europe, que sa vie a couru un péril extrême. Mais, les indigènes et les habitués de la route, n’y font même plus attention.

Lecteur, mon intention n’est pas, surtout au début de mon récit, de vous fatiguer, en vous décrivant, par le menu, les paysages, ou les monuments. Je crains trop de vous effrayer par ce qui pourrait ressembler à de la prolixité ; plus tard, quand, vous sentant gagné, je lirai, dans votre regard et votre maintien, que vous vous intéressez au sort de l’héroïne, qui se précipite du haut d’un quatrième étage ; alors, avec un mépris audacieux des lois de la pesanteur, je la laisserai planer entre ciel et terre, pour avoir la satisfaction d’esquisser exactement la beauté du paysage, ou les détails du bâtiment, qui semble avoir été élevé là-bas pour donner lieu à une exposition multipage de l’architecture du moyen-âge. Tous ces châteaux-là se ressemblent. Ils sont invariablement d’une architecture hétérogène. Le corps de logis est toujours antérieur de quelques règnes aux appendices, qui sous l’un ou l’autre des Rois successeurs, y ont été ajoutés. Les tours sont en ruine…

Il n’y a pas de tours, lecteur ! Une tour, c’est une idée, c’est un rêve, c’est un idéal, c’est une fiction, prétentieuse, insupportable. Il n’y a que des « demi-tours », et des « tourelles ». Voilà tout.

Le fanatisme qui crut devoir placer des tours sur des monuments à ériger en l’honneur d’un saint quelconque, ne dura pas assez longtemps pour les achever ; et la pointe, qui doit attirer l’œil des croyants vers le ciel, se trouve ordinairement placée sur la base massive, trop basse de deux étages. Ce qui fait penser à l’homme sans cuisses de la foire. Seules, les tourelles, les petites flèches, à l’usage des églises de village, sont achevées.

Il n’est pas flatteur pour la civilisation occidentale, que la conception d’un chef-d’œuvre se soit rarement maintenue assez longtemps pour le voir achevé. Je laisse là les entreprises, dont l’achèvement fut nécessaire pour en couvrir les frais. Celui qui veut se rendre compte de mon idée, n’a qu’à aller visiter la cathédrale de Cologne. Qu’il se représente le plan grandiose de cet édifice tel que l’avait conçu l’architecte… qu’il pense à la foi de la nation, qui fit commencer et continuer une telle œuvre… qu’il se figure l’influence des idées pour lesquelles il fallait un tel colosse, comme représentation visible d’un invisible sentiment religieux… et qu’il compare ensuite cette exaltation avec la disposition d’esprit, qui, quelques siècles plus tard, a fait suspendre l’érection de cette œuvre…

Entre Erwin de Steinbach et les architectes de nos jours il y a un abîme ! Je sais qu’on s’occupe depuis des années de le combler. À Cologne aussi on a repris la construction de la cathédrale. Mais, pourra-t-on renouer le fil rompu ? Retrouvera-t-on de nos jours ce qui fit autrefois la puissance de l’évêque, et de l’architecte ? Je ne le pense pas. On peut amasser de l’argent pour acheter des moëllons et de la chaux. On peut payer l’artiste pour lever les plans, et les maçons pour poser les pierres. Mais, on n’achète pas, avec de l’argent, le sentiment respectable, quoique erroné, qui, dans cette construction colossale, posa les bases d’un sublime poème en granit, imposant, immobile, immortel, incarnation de la foi, statue de la prière, dominant tout un peuple.

Donc, certain matin, un mouvement inaccoutumé se produisait sur les limites des sous-résidences, ou sous-préfectures, de Lebac, et de Pandeglang. Des centaines de chevaux sellés couvraient la route, et un millier d’hommes — ce qui était beaucoup pour la localité — allaient et venaient dans une attente active. À voir les chefs des villages et des districts de Lebac, accompagnés de leur suite, et le beau cheval demi-arabe, richement caparaçonné, qui rongeait un mors d’argent, on devinait la présence d’un chef supérieur, qui n’était rien moins que le Prince-Régent de Lebac. Ce grand personnage avait quitté, suivi d’une nombreuse escorte, sa résidence de Rangkas-Betoeng, et avait fait, malgré son grand âge, les douze à quatorze lieues, qui le séparaient du territoire voisin de Pandeglang.

On attendait un nouveau sous-résident, ou sous-préfet ; et l’usage qui a force de loi aux Indes, plus qu’ailleurs, veut que le fonctionnaire, chargé de l’administration d’un district, soit accueilli en grande cérémonie, à son arrivée. Était aussi présent un homme d’âge moyen, le contrôleur, qui, après la mort du dernier sous-préfet, son supérieur immédiat, avait rempli ses fonctions, quelques mois, durant.

Aussitôt qu’on eut appris la prochaine arrivée du nouveau sous-préfet, en toute hâte, on dressa une tente, on apporta une table et quelques chaises, on apprêta des rafraîchissements, et là, sous cette tente le Prince-Régent, ainsi que le contrôleur attendirent le nouveau chef.

Aprés un chapeau à larges bords, un parapluie, ou un arbre creux, une tente est, certes, l’expression la plus simple de l’idée toîture. Figurez-vous quatre ou six bambous fichés dans le sol, leurs extrémités supérieures attachées au moyen d’autres bambous, sur lesquels repose une couverture, faite des longues feuilles d’un lis d’eau. Comme vous voyez, c’est aussi simple et agreste que possible ; du reste il n’en fallait pas davantage comme pied-à-terre, aux fonctionnaires européens et indigènes, venant sur la frontière pour complimenter leur nouveau supérieur.

Cependant il n’est pas tout-à-fait exact de représenter le sous-préfet, comme le supérieur du Prince-Régent. Une digression sur le mécanisme administratif de ces contrées-là est nécessaire.

Les Indes soi-disant hollandaises — je ne trouve pas correcte l’expression Indes hollandaises, mais elle est officielle, — ont une population qui se divise en deux parties très distinctes. La première est formée des tribus, dont les grands et petits souverains indigènes ont reconnu la suzeraineté hollandaise, tout en continuant à gouverner plus ou moins directement leurs sujets. La seconde partie, à laquelle appartient Java, tout entière — sauf, peut-être, une portion minime — relève immédiatement de la Hollande. Pour Java il n’est question ni de redevance, ni d’impôt, ni de fédération. Le Javanais est sujet hollandais. Son Roi, c’est le Roi de Hollande. Les descendants de ces anciens souverains et seigneurs sont fonctionnaires hollandais, nommés, déplacés, avancés, destitués par le Gouverneur-général, qui règne au nom du Roi. Le criminel est condamné, et puni conformément à une loi promulguée à la Haye. Les contributions payées par le Javanais entrent dans le fisc de la Hollande.

Dans les pages qui suivent il ne sera question principalement que de cette fraction des possessions hollandaises, qui fait ainsi réellement partie du Royaume de Hollande.

Le Gouverneur-général est assisté d’un conseil, qui n’a pas d’influence décisive sur ses résolutions. À Batavia les différentes branches de l’administration sont divisées en départements à la tête desquels se trouvent placés des directeurs, qui servent d’intermédiaires entre le Gouverneur-général, et les résidents provinciaux, ou préfets. Toutefois, dès qu’il s’agit de questions politiques, ces fonctionnaires s’adressent directement au Gouverneur-général.

La dénomination de Résident date de l’époque où la Hollande n’étant qu’indirectement maîtresse du pays, se faisait représenter, comme suzeraine féodale, par des résidents à la cour des princes indigènes encore régnants. Depuis que les princes indigènes régnants ont disparu, les résidents sont devenus administrateurs, gouverneurs provinciaux, ou préfets. Leur sphère d’activité a changé, mais non leur titre.

Ce sont ces Résidents qui représentent réellement le gouvernement hollandais vis-à-vis de la population javanaise. À Batavia, le peuple ne connaît ni Gouverneur-général, ni Conseillers des Indes, ni Directeurs. Le peuple ne connaît, que le Résident et les employés qui administrent en son nom.

Une Résidence ou préfecture, — il en est qui contiennent presqu’un million d’âmes, — se partage en trois, quatre, ou cinq sous-résidences, sous-préfectures, ou Régences, à la tête desquelles sont placés des sous-préfets. Sous leur direction fonctionnent des contrôleurs, des inspecteurs et de nombreux agents occupés à la perception des contributions, à la surveillance de l’agriculture, à la construction de bâtiments, aux travaux hydrauliques, à la police, et à l’administration de la justice.

Dans chaque sous-préfecture ou régence, le sous-préfet a pour adjoint un chef indigène qui porte le titre de Régent. Ce Régent appartient toujours à la première noblesse du pays, et souvent à la famille des princes jadis règnants ; aujourd’hui ses fonctions et sa position sont tout-à-fait celles d’un employé salarié.

Il est politiquement habile de tirer ainsi parti de l’antique pouvoir féodal qui, en Asie, est généralement d’une haute importance, vénéré religieusement comme il l’est par la plupart des tribus. En nommant ces chefs-là fonctionnaires, on s’est créé une sorte de hiérarchie au sommet de laquelle se trouve le gouvernement hollandais, représenté par le Gouverneur-général.

Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Les Comtes, Vicomtes, Marquis, Landgraves et Électeurs de l’Empire allemand n’étaient-ils pas également nommés par l’Empereur, et le plus souvent élus parmi les Barons ?

Sans faire une digression sur la noblesse dont l’origine remonte à l’origine de la nature, nous remarquerons ici qu’aux Indes, loin de nous, tout comme chez nous, en Europe, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Pour qu’un pays soit gouverné à distance, il lui faut des employés qui représentent le pouvoir central. Sous le despotisme militaire, les Romains désignaient généralement comme Préfets, les chefs mêmes des légions victorieuses. Le pays restait Province, c’est-à-dire pays conquis.

Plus tard, quand le pouvoir central de l’empire d’Allemagne eut besoin de s’allier quelque peuple éloigné, d’une autre manière que par la force matérielle, lorsqu’une contrée lointaine fut censé appartenir à l’empire par sa conformité d’origine, de langue et de mœurs, la nécessité se fit sentir de charger de la gestion des affaires quelqu’un qui non-seulement fût du pays, mais qui fût aussi d’un rang élevé parmi ses compatriotes, afin que l’obéissance à l’empereur se trouvât facilitée par la soumission à son représentant. Par ce moyen on économisait, en tout ou en partie, les frais d’une armée permanente, qu’aurait eu à payer le trésor central, ou plutôt la province elle-même.

Parmi les barons du pays furent choisis les premiers comtes, dont le titre est, à la rigueur, moins un signe de noblesse que la dénomination d’une personne chargée d’une certaine fonction.

Au moyen-âge prévalait sans doute l’opinion que l’empereur d’Allemagne avait le droit de nommer des comtes, c’est-à-dire des gouverneurs de province, et des ducs, c’est-à-dire des chefs d’armée ; tandis que les barons prétendaient, par leur naissance, être les égaux de l’empereur lui-même et dépendre uniquement de Dieu, sauf l’obligation de servir l’empereur, qui lui-même était nommé avec leur consentement et choisi parmi eux.

Un comte était revêtu d’une charge à laquelle l’empereur l’avait appelé ; un baron se disait baron „ par la grâce de Dieu ”. Les comtes représentaient l’empereur, et comme tels portaient son blason, c’est-à-dire la bannière de l’empire. Un baron rassemblait une armée sous sa propre bannière, comme seigneur banneret.

Les comtes et les ducs, étant ordinairement pris parmi les barons, ajoutaient à l’influence de leur lignée, l’importance de leur fonction, qui, peu à peu, devint héréditaire. La conséquence fut qu’on préféra les titres de comte et de duc à celui de baron. Mais, encore aujourd’hui, on trouverait mainte famille seigneuriale, native du pays, sans patente d’empereur ni de roi, et qui se disant noble d’extraction aborigène, répudie son élévation au titre de comte. Les exemples n’en sont pas rares.

Les gouverneurs ou comtes tâchaient naturellement d’obtenir de l’empereur que leurs fils ou leurs héritiers succédassent à leurs fonctions. C’est ce qui arrivait fréquemment, quoique probablement le droit à la succession n’eût jamais été reconnu en principe, au moins dans les Pays-Bas, quant aux comtes de Hollande, de Zéelande, des Flandres, du Hainaut, ni quant aux ducs de Brabant, de Gueldre, etc. Ce qui, à l’origine, était faveur, devint habitude, puis nécessité, mais jamais cette hérédité ne devint loi.

À Java, comme au bon temps féodal, et à peu près de la même manière, quant au choix des personnes, — les fonctions étant assez diverses, — on a placé à la tête d’une sous-préfecture un fonctionnaire qui joint à son influence aborigène le rang que lui donne le gouvernement hollandais pour qu’il seconde son propre représentant européen. Ici aussi, l’hérédité, sans être établie par une loi, est devenue une coutume. Le plus souvent l’affaire s’arrange pendant la vie du régent. On récompense son zèle et sa fidélité, en lui donnant l’assurance que son fils lui succèdera ; il faut de graves raisons pour qu’on s’écarte de cette règle. Et même dans ce cas, le successeur est ordinairement choisi parmi les membres de la dite famille seigneuriale.

Les relations entre les fonctionnaires européens et les grands de Java sont d’une nature assez délicate. Le, sous-préfet est la personne responsable. Il a ses instructions, et il est réputé chef politique de la sous-préfecture. Pourtant cela n’empêche pas que le Régent, par ses connaissances locales, par sa naissance, par son influence sur la population, par ses revenus et son train de vie ne le prime de beaucoup. En outre, le Régent, comme représentant de l’élément javanais, est censé parler au nom des cent mille habitants ou plus qui peuplent sa régence. Même aux yeux du gouvernement, il est un personnage bien autrement important qu’un fonctionnaire européen, dont le mécontentement n’est pas à redouter, tant qu’on sera sûr de trouver un de ses collègues pour le remplacer ; tandis que la disposition plus ou moins mauvaise d’un Régent pourrait causer des troubles et des insurrections.

De cet ensemble de circonstances il résulte une situation singulière qui fait que, dans la réalité des choses, l’inférieur commande au supérieur. Le sous-préfet ordonne au Régent de lui adresser ses rapports, d’envoyer du monde pour travailler aux ponts et chaussées, de faire rentrer les contributions ; il le convoque au conseil qu’il préside, il le réprimande en cas de malversation.

Ces relations d’une espèce toute particulière ne sont acceptables que grâce à des manières extrêmement polies, qui n’excluent pourtant ni la cordialité, ni, au besoin, la rigueur. Le ton qui doit présider à ces relations compliquées est on ne peut mieux indiqué dans l’instruction suivante : „ Le fonctionnaire européen devra traiter comme son frère cadet le fonctionnaire indigène qui l’assiste. ”

Mais qu’il n’oublie pas que ce frère cadet est très-aimé — ou redouté — par les siens, et qu’en cas de démêlés on reprochera tout de suite à son aîné de ne pas le traiter avec assez d’indulgence.

Toutefois, la politesse innée des grands de Java, — tout javanais est infiniment plus poli que l’européen de la condition équivalente, — rend plus supportable qu’elle ne le serait ailleurs cette position difficile.

Que l’Européen soit bien élevé, discret ; qu’il se comporte avec une dignité affable, et il peut être certain que le Régent, de son côté, lui rendra l’administration facile. L’ordre le plus dur, exprimé sous forme de demande, est ponctuellement exécuté. La différence de rang, de naissance, de richesse est effacée par le Régent lui-même, qui attire à lui l’Européen, comme le représentant du Roi de Hollande ; et très souvent une situation qui, au premier abord, semble devoir nécessairement froisser les deux parties, devient la source d’un commerce fort agréable.

Par ses richesses aussi, le Régent prime, disais-je, le fonctionnaire européen ; et c’est tout naturel. L’Européen appelé à gouverner une province égale en étendue à plusieurs duchés allemands, est, ordinairement, un homme d’un âge mûr ou même plus, marié et père de famille : il a donc besoin de sa place pour vivre. Ses revenus suffisent à peine, et souvent même ne suffisent pas à donner aux siens le nécessaire. Le Régent, lui, est Prince javanais. Pour lui, vivre, c’est vivre aristocratiquement. Tandis que l’Européen habite une maison, la demeure du Régent est presque toujours un palais, qui contient plusieurs maisons et même des villages. L’Européen a une femme avec trois ou quatre enfants ; le Régent entretient une multitude de femmes, et leur suite. L’Européen allant en tournée se fait suivre seulement de quelques fonctionnaires, autant qu’il en faut pour lui donner les renseignements les plus utiles ; le Régent est accompagné dans ses voyages d’inspection par des centaines de serviteurs ; une telle escorte paraissant aux indigénes l’apanage indispensable d’un homme de si haut rang. L’Européen vit bourgeoisement ; le Régent vit, ou est censé vivre princièrement.

Mais il faut que tout cela soit payé. Le Gouvernement hollandais, qui s’appuie sur l’influence de ses Régents, le sait fort bien. Il a donc élevé leurs revenus à des sommes qui sembleraient exagérées à tout étranger, mais qui, dans la pratique, suffisent rarement à couvrir les dépenses d’un pareil train de vie. On voit souvent à court d’argent des Régents jouissant d’un revenu annuel de quatre à six cent mille francs. À cela contribuent en grande partie l’indifférence quasi-royale avec laquelle ils gaspillent l’argent, leur négligence à surveiller leurs subalternes, leur manie d’acheter, et surtout l’abus que font les Européens de ces habitudes-là.

On peut diviser les revenus des chefs javanais en quatre catégories. D’abord, leur revenu mensuel ; en second lieu, une somme fixe allouée comme indemnité pour les droits transmis au gouvernement hollandais ; troisièmement, une rétribution proportionnelle aux produits marchands de leur régence, tels que le café, le sucre, l’indigo, la canelle, etc. ; enfin, leurs prélèvements arbitraires sur le travail et les propriétés de leurs subordonnés.

Les deux dernières sources de revenus demandent à être expliquées. Le Javanais naît agriculteur ; le sol natal lui demande peu de travail pour produire une abondante récolte, et l’invite à l’agriculture. Aussi l’indigéne s’adonne-t-il de cœur et d’âme à ses champs de riz, et excelle-t-il à les cultiver. Il grandit au milieu de ses sillons ; tout jeune, il accompagne déjà son père aux champs, où il l’aide à bêcher, à labourer, à élever des digues, et des aqueducs d’irrigation. Le Javanais compte ses années d’après ses moissons ; il mesure le temps sur la nuance de ses blés ; il se sent en famille au milieu des compagnons qui fauchent le riz avec lui ; il prend femme parmi les filles du village qui le soir, en chantant, pilent le riz pour le faire sortir de sa gousse. L’idéal qui lui sourit est la possession d’une paire de bœufs qui tireront sa charrue… en un mot, la culture du riz est à Java, ce qu’est la vendange dans les Provinces Rhénanes, et dans le midi de la France.

Mais des étrangers, venus de l’Occident se sont emparés du pays. Désirant exploiter la fertilité du sol, ils ont ordonné à l’habitant de sacrifier une partie de son travail et de son temps à des cultures plus avantageuses sur les marchés de l’Europe. Pour y contraindre l’homme du peuple, il leur suffit d’un procédé très simple. Le peuple, étant soumis à ses chefs, on les a gagnés en leur promettant une partie du gain,… aussi l’affaire a-t-elle parfaitement réussi.

Quand on considère la quantité énorme de produits javanais vendus à l’encan en Hollande, on peut se convaincre du plein succès de cette politique, tout en la désapprouvant.

Vous allez me demander si l’agriculteur jouit d’une rétribution proportionnée à ses travaux ? Non ! Sur son propre terrain le paysan est forcé de cultiver les produits qui conviennent au gouvernement ; il est puni s’il vend sa récolte à tout autre qu’au gouvernement, qui en fixe lui-même le prix de revient.

Les frais de transport en Europe, par l’intermédiaire d’une société privilégiée de commerce, sont considérables. Les primes payées aux chefs pèsent en outre sur le prix d’achat ; et, comme de toutes façons, l’affaire doit donner des bénéfices, ce résultat n’est guère possible qu’à la condition de ne payer aux Javanais que le strict nécessaire pour ne pas mourir de faim, ce qui n’est pas de nature à augmenter la force productive de la nation.

Aux fonctionnaires européens, revient aussi comme rétribution, une quote-part des produits payée en espèces.

Bien que le pauvre Javanais soit frappé à coups redoublés ; bien qu’il soit arraché souvent à ses champs de riz ; bien que de fréquentes famines soient la conséquence de ces mesures cruelles, on voit flotter gaiement à Batavia, à Samarang, à Sourabaya, à Passarouan, à Bezoukie, à Probolingo, à Patjitan, à Tjilatjap les pavillons à bord des navires chargés des moissons qui vont enrichir la Hollande.

La famine ?… La famine à Java la riche, la fertile, la prospère ? Oui, il y a peu d’années, lecteur, où des districts entiers ne succombent pas de misère et de faim. Des mères ont offert leurs enfants en échange d’un peu de nourriture ; des mères ont dévoré leurs enfants…

Mais alors la Mère-patrie a jeté un cri d’alarme. Le mécontentement s’est fait sentir au sein de la représentation nationale, et le Gouverneur-général a dû ordonner que la culture des soi-disant produits des marchés européens, ne serait désormais plus étendue jusqu’à condamner la population à la famine…

C’est alors, c’est là que mon cœur s’est aigri ! Que penser d’un homme qui pourrait écrire de pareilles choses, sans amertume ?

Il me reste à parler de la dernière et principale catégorie de revenus des chefs indigènes : la disposition arbitraire des personnes et des propriétés de leurs subordonnés.

Suivant l’opinion qui règne dans presque toute l’Asie, le sujet et tout ce qu’il possède appartient au Souverain. Les descendants ou la famille des anciens monarques abusent volontiers de l’ignorance de la population, qui ne comprend guère qu’un Prince-Régent ne soit qu’un fonctionnaire salarié, qu’il ait vendu ses propres droits et les siens à elle pour un revenu fixe, enfin que le travail, mal rétribué dans les plantations de sucre et de café, ait remplacé les contributions payées autrefois par elle à ses seigneurs. Rien de plus ordinaire que de voir convoquer des centaines de familles, — venant de très loin, — pour qu’elles cultivent, sans rétribution, les champs du Régent ; rien de plus ordinaire que de fournir gratis des vivres à la cour du Régent, et s’il arrive à ce dernier de jeter un regard de convoitise sur le cheval, le buffle, la fille ou la femme de l’homme du peuple, ce serait un acte inouï de la part du possesseur que de refuser de se défaire, sans conditions, de l’objet désiré.

Certains Régents, faisant un usage modéré de leur pouvoir arbitraire, n’exigent du prolétaire que ce qui est absolument utile pour maintenir leur rang ; d’autres vont un peu plus loin. Tous outrepassent leurs droits. Aussi est-il difficile, sinon impossible, d’extirper radicalement des abus entrés dans les mœurs mêmes de la population, qui en souffre. Le Javanais est généreux, surtout lorsqu’il s’agit de donner un témoignage d’attachement à son chef, au descendant de ceux auxquels ont obéi ses ancêtres. Il croirait manquer du respect qu’il doit à son seigneur héréditaire, s’il se présentait à son palais, sans cadeau. Ces présents sont souvent d’une valeur si minime, que les refuser serait humiliant ; c’est plutôt l’hommage d’un enfant qui tâche d’exprimer son amour par quelque modeste offrande, que le tribut dû au despote. Or, l’existence de certains usages gracieux, rend difficile l’abolition de ces abus criants.

Si l’esplanade de la résidence du Régent se trouvait négligée, la population voisine en aurait honte, et il faudrait un déploiement d’autorité pour l’empêcher d’enlever les mauvaises herbes, et de mettre la place dans un état conforme au rang du Régent. Vouloir donner quelque paiement en échange de ce travail serait regardé comme une insulte publique : voilà l’usage. Mais, à côté de cette esplanade, ou plus loin, sont situés des champs qui attendent soit la charrue, soit un aqueduc devant, la plupart du temps, apporter l’eau de plusieurs lieues de distance ; ces champs qui lui appartiennent, pour les labourer, le Régent convoque des villages entiers, dont les propres terres auraient également besoin de travail : voilà l’abus.

Tout cela n’est pas ignoré du Gouvernement. Quiconque lit le Bulletin officiel contenant les lois et décrets, ainsi que les dépêches et instructions à l’adresse des fonctionnaires, applaudit aux sentiments d’humanité et de justice qui semblent les avoir inspirés. En investissant l’Européen de son pouvoir, partout on lui recommande, à titre d’une de ses obligations les plus sacrées, de protéger la population contre le despotisme et la rapacité de ses chefs ; et, comme s’il ne suffisait pas de prescrire cette obligation en général, les sous-préfets qui entrent en fonctions prêtent un serment spécial, et jurent de considérer comme leur premier devoir cette sollicitude paternelle envers la population.

C’est une belle mission. Maintenir la justice ; protéger le faible contre le fort et le puissant ; réclamer l’agneau du pauvre jusques dans les étables du brigand princier… N’y a-t-il pas de quoi enflammer le cœur d’enthousiasme à l’idée d’être appelé à un aussi beau rôle ! Et si, dans le centre de Java, il se trouvait un administrateur parfois mécontent de son poste ou de ses appointements, qu’il tourne son regard vers le devoir sublime qui lui incombe, qu’il réfléchisse à la douce jouissance qui suit l’accomplissement d’un tel devoir, et il ne demandera pas d’autre récompense.

Mais… ce devoir n’est pas facile.

D’abord, il faut savoir discerner si l’usage dégénère en abus ; ensuite, quand l’abus, quand le vol et l’arbitraire sont constatés, les victimes elles-mêmes en sont souvent complices, soit par leur soumission exagérée, soit par leur manque de confiance dans la volonté ou dans la puissance du protecteur. Chacun sait que le fonctionnaire européen peut être appelé à tout moment à un autre emploi, tandis que le Régent, le puissant Régent reste en place. De plus, il y a tant de manières de s’approprier les biens d’un homme simple et pauvre ! Qu’un agent de police lui fasse connaître l’envie qu’a le Régent de son cheval ; que, par suite, l’animal convoité passe dans les écuries du Régent ; il n’est pas prouvé pour cela que le seigneur n’ait pas l’intention de le payer grandement… un jour ou l’autre ! Quand des centaines de personnes cultivent sans rétribution les champs d’un Chef, il ne s’en suit pas qu’il exige que ces corvées se fassent à son profit. Son intention pourrait être de leur abandonner la moisson par pure humanité, et, en ce cas, son terrain étant mieux situé et plus fertile que le leur, il les rétribuerait plus largement.

Puis, où le fonctionnaire européen trouverait-il des témoins, ayant le courage de déposer contre leur seigneur, le Prince-Régent ? S’il risquait, d’ailleurs, une accusation, sans preuves, que deviendraient les relations de frère à frère ! N’aurait-il pas blessé gratuitement l’honneur de son frère cadet ?

Et le Gouvernement qui lui paie ses services, qui lui fournit les moyens de gagner son pain, lui retirerait à la fois sa faveur, et ce pain si difficile à mériter ; il lui donnerait son congé comme à un impuissant, coupable d’avoir porté plainte trop légèrement, ou d’avoir élevé un simple soupçon, contre un personnage aussi haut placé que le Prince-Régent.

Non, mille fois non, ce devoir-là n’est pas facile !

Nul ne doute que tout Chef indigène n’outrepasse ses pouvoirs ; chacun sait que tous les sous-préfets jurent de s’opposer à ces abus,… et que toutefois il arrive bien rarement de voir un Régent accusé d’arbitraire.

Il semble donc qu’il existe pour le sous-préfet une difficulté insurmontable, la difficulté d’observer le serment : » de protéger la population indigène contre toute concussion, et contre toute extorsion. »