Max Havelaar/XIII

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 1-22).

XIII.


— Et, peut-on savoir, maintenant, la véritable cause de votre suspension ? demanda Declari.

— Très volontiers. Pouvant vous acertainer tout ce que j’ai à dire là-dessus, pouvant même le prouver en grande partie, je vous forcerai à reconnaître que je n’agissais pas à la légère en admettant comme vraisemblables les cancans, qui couraient au sujet de cet enfant disparu. Vous les trouverez même plus que probables, dès que vous apprécierez comme il le mérite, ce bon général, dans sa façon d’agir envers votre serviteur.

Il y avait, donc, des erreurs, inexactitudes, et omissions dans mes livres de comptes de Natal. Comme vous vous en doutez bien les erreurs étaient : en moins, et jamais en plus. Le chef de la comptabilité de Padang, qui n’était pas précisément de mes amis, prétendit qu’il manquait des milliers de francs. Seulement, faites y bien attention, on ne s’était jamais avisé de vérifier mes comptes et d’y découvrir ces erreurs, tant que je résidais à Natal. Un beau jour, sans m’y attendre le moins du monde, j’appris mon changement, et ma nomination dans le haut pays de Padang.

Vous n’ignorez pas, Dipanon, qu’à Sumatra, une nomination dans le haut pays de Padang est jugée plus avantageuse et plus agréable que dans les résidences du Nord.

Réfléchissant que je venais de recevoir tout récemment, chez moi, la visite du Gouverneur, — je vous dirai tout-à-l’heure à quel propos, — me rappelant, que, pendant son séjour, il s’était passé dans mon district, et même dans ma maison certains événements, qui n’avaient pu que me faire bien venir de lui, je pris cette nomination pour une faveur, et je partis gaîment de Natal pour aller à Padang.

Je fis le voyage sur un navire français, le Baobab, de Marseille, qui avait pris une cargaison de poivre à Atchin, et qui s’était naturellement arrêté à Natal, pour faire de l’eau douce, dont il manquait.

Dès mon arrivée à Padang, avant de partir pour l’intérieur, je m’empressai d’aller présenter mes devoirs au Gouverneur ; mais il me fit répondre qu’il ne pouvait me recevoir, et qu’en même temps mon départ pour ma nouvelle destination était remis jusqu’à nouvel ordre.

Vous comprenez ma stupéfaction ; elle était d’autant plus grande, que le Gouverneur, lors de sa visite à Natal, m’avait quitté dans une disposition d’esprit plus que favorable. Je m’imaginais être au mieux dans ses papiers.

Je connaissais peu de monde à Padang ; mais le peu de relations que j’avais me suffit pour comprendre, pour m’apercevoir que le général était très irrité contre moi.

Il ne me fut pas difficile, même, de m’en apercevoir. Dans un avant-poste, comme Padang, la bienveillance générale se mesure à la faveur dont on jouit chez le Gouverneur. Or, je sentais bien qu’un orage se préparait sur ma tête ! Mais ? d’où le vent devait-il souffler ? Là, était la question.

Ayant besoin d’argent, je m’adressai à droite et à gauche, j’en demandai à Pierre et à Paul, mais je demeurai réellement confondu en me voyant éconduit de tous côtés, et refusé par les uns ou par les autres. À Padang, comme partout ailleurs dans les Indes, on n’y regarde ordinairement pas de si près. En tout autre cas, on aurait avancé, sans difficulté aucune, quelques centaines de francs à un contrôleur en voyage, et pris au dépourvu.

Mais, il n’y avait pas à se faire d’illusion ; on me refusait toute aide et tout secours.

J’insistai auprès de quelques personnes, les priant de m’expliquer leur inconcevable défiance.

De fil en aiguille, je finis par découvrir que j’étais accusé d’infidélités et de prévarications dans ma gestion ; et cela, par suite de diverses négligences et erreurs trouvées dans ma comptabilité.

Qu’on eût déniché des négligences, ou des erreurs dans mon administration, c’était à mon compte, la chose la plus simple du monde, et j’étais loin de m’en étonner ; — entre nous, le contraire seul m’eût pu combler de surprise ; — mais, que le gouverneur qui avait vu, par lui-même, comme quoi j’étais sans cesse forcé de m’absenter de mes bureaux pour combattre le mécontentement de la population, et pour apaiser de continuelles tentatives de révolte ou de sédition, que lui, qui m’avait tant loué de ce qu’il appelait : ma fermeté, que lui, le gouverneur, taxât de malversation, ou d’infidélité, les négligences commises, ah ! voilà ce qui me fit tomber de mon haut !…

Mieux que personne, il pouvait, il devait savoir que, dans le cas présent, il y avait force majeure.

En supposant qu’on ne voulût pas admettre ce cas de force majeure ; en allant même jusqu’à me rendre responsable de fautes commises en mon absence, à des heures, où la plupart du temps, au péril de ma vie, je me trouvais loin de ma caisse, sans aucun moyen de contrôle en mon pouvoir, et obligé de confier mes clefs et mes livres à un subalterne ; en exigeant que pendant que je travaillais à droite je fusse tenu de travailler à gauche, simultanément ; en passant par toutes ces fourches caudines, je n’aurais été coupable que de négligence, et non d’infidélité.

En outre, à cette époque, et plus d’un exemple en témoignait, le Gouvernement se rendait bien compte des difficultés de la situation ; il comprenait tout le mal que se donnaient ses fonctionnaires, à Sumatra, et il avait presque érigé en principe, de ne pas regarder leurs comptes de trop près. On se contentait d’exiger que les fonctionnaires compromis payassent le déficit, et encore fallait-il des preuves bien certaines pour mettre en avant l’accusation d’infidélité, ou seulement pour en avoir l’idée. Tout cela était tellement posé en principe, et en règle générale, que je ne m’étais pas gêné, à Natal, pour dire au Gouverneur, que, vérification faite de mes comptes dans les bureaux de Padang, j’appréhendais fort d’avoir un supplément considérable à payer ; ce à quoi il avait répondu, en haussant les épaules : » Oh !… ces questions d’argent !… » comme s’il eut parfaitement reconnu, lui-même, que l’accessoire devait passer après le principal.

J’avoue, cependant, que les questions d’argent ont parfois leur importance. Mais, dans le cas présent, malgré leur importance, elles étaient subordonnées à d’autres intérêts, et à d’autres occupations. Il est évident que si, par inexactitude ou par négligence, il manquait quelques milliers de francs dans ma caisse, je n’avais pas le droit de traiter cette différence comme une bagatelle. Mais, cette différence ne s’étant produite qu’à la suite d’efforts incessants, ayant prévenu l’insurrection qui menaçait de mettre à feu et à sang la province de Mandheling, et ayant refoulé les Atchinois dans les contrées d’où nous venions de les chasser à force d’hommes et d’argent, on n’avait pas le droit de me la reprocher. En outre, on passait même les bornes de la saine justice en exigeant ce remboursement d’un fonctionnaire, qui venait de sauvegarder des intérêts autrement considérables.

Et, pourtant, j’acquiesçais pleinement à cette restitution, comprenant qu’en ne me la réclamant pas, on ouvrait la porte, toute grande, à la malversation et à la mauvaise foi.

Après une attente de plusieurs jours, — vous comprenez dans quelle disposition d’esprit ! — je reçus du secrétariat du Gouverneur une missive, dans laquelle on m’apprenait que j’étais accusé d’infidélité, et l’on me donnait l’ordre de me justifier au sujet d’une masse d’observations faites sur ma gestion.

Quelques unes de ces accusations pouvaient être réfutées par moi, sur l’heure même ; pour d’autres, c’était plus difficile ; dans une affaire comme celle-là, il me fallait, à tout prix, consulter certaines pièces que je n’avais pas entre les mains, et faire une enquête à Natal, sur les lieux mêmes. En interrogeant mes employés sur les causes des erreurs, il est plus que probable que j’aurais réussi à tout mettre en lumière. Ainsi, par exemple, on pouvait avoir oublié de porter à l’Avoir, un envoi en espèces, ou quelque chose de semblable, à Mandheling ; — vous le savez, Dipanon, dans l’intérieur du pays, l’armée touche sa solde sur l’encaisse de Natal ; — et j’aurais retrouvé sur-le-champ cette erreur, en faisant mes recherches, in loco. Evidemment j’aurais mis le doigt sur l’origine de ces fautes regrettables.

Mais, le général refusa de me laisser partir pour Natal.

Ce refus me mit encore plus sur mes gardes ; et je trouvai encore plus bizarre la façon dont cette accusation d’infidélité avait été lancée contre moi. Pourquoi donc, dès qu’on me soupçonnait, dès qu’on m’accusait de mauvaise gestion, m’avait-on fait quitter Natal si précipitamment ? Pourquoi avait-on pris des façons si patelines, si faussement bienveillantes, à mon égard ?

Pourquoi ne me donnait-on connaissance de cette accusation déshonorante, qu’au moment où je me trouvais dans l’impossibilité de me justifier, étant loin du lieu où le soi-disant délit avait été commis ? Et surtout, comment se faisait-il, qu’en dehors de toute habitude et de toute justice, on eût présenté cette affaire sous le jour le plus défavorable pour moi ?

Mais, avant d’avoir pu essayer de me défendre, faute de pièces justificatives ou de renseignements verbaux, j’appris indirectement que le général était dans une violente colère contre moi, à cause des désagréments que je lui avais suscités à Natal, ce qui, ajoutait-on, était un grand tort, et une forte maladresse de ma part.

Le jour se fit, pour moi. Certes, je lui avais été très désagréable ; mais, je ne l’avais été, que, naïvement convaincu de ne pas démériter dans son estime. Je l’avais contrarié ; mais, au moment de son départ rien n’avait pu me faire deviner qu’il fût si fort irrité à cause de cela ; et, niais que j’étais, j’avais pris ma nomination à Padang pour une faveur ; bien plus, à mon sens, c’était la preuve que ma manière d’agir, tant soit peu gênante pour lui, l’avait rempli d’admiration à mon endroit !

Vous allez voir comme je le connaissais peu, en ce temps-là…

Mais, dès que je fus édifié sur la cause de l’animosité, de la sévérité avec laquelle on jugeait ma gestion financière, je fus en paix avec moi-même.

Je m’empressai de répondre, point par point, et de mon mieux, finissant ma lettre, dont j’ai encore la minute entre les mains, par les phrases suivantes :

» J’ai répondu aux observations faites sur mon administration, le plus complètement possible, ne possédant ni notes justificatives, ni pièces locales. Je prie donc votre Excellence, de mettre de côté toutes considérations de bienveillance personnelle à mon égard.

Je suis jeune, et ne suis qu’un atome en présence des idées régnant actuellement, idées contre lesquelles ma conscience me donne l’ordre de lutter ; néanmoins, je resterai fidèle à mes principes d’indépendance et de liberté morales.

Je tiens à mon honneur. »

Le lendemain, j’étais suspendu pour cause de malversation ; et le ministère public était chargé de me poursuivre.

Et me voilà, comme vous le voyez, à Padang, isolé, à peine âgé de vingt trois ans, en face d’un avenir, qui pouvait m’apporter l’infamie et le déshonneur.

On me conseillait de mettre ma jeunesse en avant ; — comme je viens de vous le dire, je n’avais pas encore vingt trois ans, et j’étais mineur au moment où les prétendus délits avaient été commis, — mais je ne le voulus pas.

J’avais trop pensé, trop souffert, et j’ose le dire, trop travaillé, pour m’abriter derrière ma jeunesse.

Par la fin de la lettre que je viens de citer, vous pouvez reconnaître que je n’entendais pas être traité en enfant, moi, qui, à Natal, en présence même du général, avais fait mon devoir comme un homme.

Vous pouvez voir, en même temps, dans cette lettre, que l’accusation portée contre moi ne reposait sur aucune base sérieuse ; un coupable n’aurait pas répondu d’une si fière façon.

On ne m’arrêta pas.

Pourtant, j’aurais dû être arrêté, pour peu qu’on eût pris au sérieux cette accusation criminelle.

Peut-être cet oubli apparent avait-il son motif ?

On doit au prisonnier le logement, l’entretien et la nourriture.

Moi, qui ne pouvais pas quitter Padang, j’étais bien prisonnier, mais prisonnier, sans prison pour abriter ma tête, et sans un sou pour m’entretenir.

Je n’avais littéralement pas de quoi m’acheter du pain.

J’avais écrit plusieurs fois au général qu’il n’avait pas le droit de me retenir à Padang, et qu’en admettant même que je fusse coupable du plus grand crime, je n’en connaissais pas qui vous fît condamner à mourir de faim.

Je ne reçus pas de réponse.

Quoique le conseil de justice, visiblement embarrassé de mon affaire, eût trouvé un moyen de s’en débarrasser en se déclarant incompétent, — les poursuites pour cause de malversations ne pouvant avoir lieu que par autorisation spéciale du Gouvernement à Batavia, — le général me retint, quand même, près de neuf mois à Padang.

Enfin, il reçut l’ordre exprès de me laisser partir pour Batavia. Deux ans après, dès que je me vis un peu d’argent entre les mains, — ma chère Tine, c’est toi qui me l’avais donné, — je réglai les quelques milliers de francs que je restais devoir à la caisse de Natal, pour les années 1842 et 1843 ; et comme j’en parlais à un personnage, qui représentait le Gouvernement des Indes Hollandaises, il me répondit tranquillement » à votre place, moi, je n’aurais rien payé du tout. Je leur aurais souscrit un bon billet à la Châtre !… »

Ainsi va le monde.

Juste au moment où Havelaar commençait le récit demandé par ses hôtes, récit qui allait leur apprendre en quoi et pourquoi il avait tant contrarié le général Vandamme, à Natal, madame Sloterin apparaissait dans la galerie avancée de la maison, et elle faisait un signe à l’agent de police, assis sur un banc, à côté de la dite maison.

L’agent se leva, courut à elle, et après l’avoir écoutée, il cria immédiatement quelque chose à un homme qui venait de mettre le pied sur l’esplanade, ayant l’air de se diriger vers l’office qui se trouvait derrière la maison de Havelaar.

La société de ce dernier n’aurait pas fait attention à ce léger incident, si Tine n’avait pas dit, pendant le dîner, que madame Sloterin était d’une sauvagerie sans exemple, et qu’en même temps elle avait l’air d’exercer une sorte de surveillance sur toute personne qui mettait le pied dans la cour.

On vit alors l’homme interpellé par l’agent se rendre auprès de madame Sloterin ; elle eut l’air de lui faire subir un interrogatoire, qui ne se termina pas bien pour lui, car il revint sur ses pas, et s’en alla plus lentement qu’il n’était arrivé.

— Je le regrette bien, s’écria Tine ; cet individu là avait peut-être des légumes ou des poules à vendre, et je n’ai rien encore dans la maison.

— Eh mon Dieu ! ma chère, fit Havelaar, de quoi vas-tu te préoccuper. Envoie vite quelqu’un en acheter. Tu sais bien que les dames de ce pays-ci aiment à faire des embarras. Autrefois, le mari de madame Sloterin était le premier personnage de la localité ; et, bien qu’un sous-préfet ne soit pas le premier moutardier du pape, c’est un petit roi dans son district. Cette pauvre femme n’a pas encore pu se faire à l’idée d’être descendue de son trône. Ne lui ôte pas le seul petit bonheur qui lui reste. Aie l’air de ne pas t’apercevoir de son manège, et tout sera pour le mieux.

Ce ne fut pas un grand sacrifice pour Tine ; elle n’aimait pas à exercer ses droits de petite souveraine.

Ici une digression devient inévitable, et je veux en profiter pour digresser sur les digressions, en général.

Parfois, il est difficile à un écrivain de louvoyer entre deux écueils ; parfois il en dit trop, et souvent trop peu ; et cette difficulté-là ne fait que croître et embellir quand il lui faut décrire des situations qui placent le lecteur sur un terrain inconnu.

Il y a trop de rapport entre les lieux et les événements, pour qu’on puisse se passer, tout-à-fait, d’une description locale.

La difficulté, de ne pas se briser contre l’un ou l’autre de ces écueils, redouble pour l’auteur dont la pièce se passe aux Indes.

En effet, là où l’auteur, qui traite une situation européenne, peut supposer beaucoup de détails connus, le dramaturge, qui fait passer son action dans les Indes, doit sans cesse se demander si le lecteur ou le spectateur non-Indien, entrera en plein dans son sujet, et en saisira toutes les nuances.

Quand le lecteur européen se figure madame Sloterin, logée chez les Havelaar, ainsi que cela se pratique en Europe, il lui paraît incompréhensible qu’elle ne fasse pas partie de leur société, qu’elle ne soit pas assise au milieu des personnes qui prennent le café dans la première galerie.

J’ai dit, il est vrai, qu’elle habitait un pavillon séparé ; mais, pour se rendre bien compte de tout ce qui va se passer, pour comprendre les événements qui auront lieu plus tard, il est absolument nécessaire que je donne le plan complet de la maison de Havelaar, et de son esplanade.

Le reproche, tant de fois adressé au grand maître qui écrivit Waverley, le reproche d’abuser souvent de la patience de ses lecteurs, en consacrant trop de pages à la description des lieux où se mouvaient les héros de ses narrations, ce reproche me paraît sans fondement ; et je crois que pour priser la justesse d’une pareille observation, on n’a qu’à se demander simplement : cette description est-elle nécessaire pour que le lecteur saisisse bien l’impression que l’auteur veut lui faire éprouver ?

Si oui, de quel droit lui en veut-on ? Il prétend que vous vous donniez la peine de lire ce qu’il s’est donné la peine d’écrire.

Si non, jetez le livre au panier.

L’écrivain, dont la tête creuse vous donne de la topographie au lieu d’idées, ne vaut pas la peine d’être lu par vous, même quand il cesse de faire de la topographie.

Seulement, ne faites rien à la légère ; n’oubliez pas que le jugement du lecteur sur le plus ou moins d’à-propos d’une digression, topographique ou sentimentale, est souvent faux ; le même lecteur ne pouvant pas savoir, avant la catastrophe, ce qui est utile au dénouement, ce qui est exigé par le développement régulier des situations successives de l’ouvrage.

Je vais plus loin.

S’il reprend ce livre, s’il le relit, une fois le dénouement connu de lui, — et ici je ne parle pas des ouvrages qu’on ne lit qu’une seule fois, — et qu’il persiste dans son opinion ; s’il se dit qu’on aurait pu lui épargner telle ou telle longueur, sans nuire à l’impression générale, il reste toujours une question à élucider : aurait-il éprouvé cette même impression générale, si l’auteur ne l’avait pas conduit au dénouement, à travers tous ces écarts, ces longueurs, ces digressions, qui lui semblaient superflus, et cela avec un art qui constitue le vrai mérite de l’écrivain.

Croyez-vous que la mort d’Amy Robsart vous frapperait tant, si Walter Scott ne vous avait promené dans les escaliers, sur les tourelles, dans les salles basses et dans les oubliettes de Kenilworth ?

Et pensez-vous qu’il n’y ait pas un rapport vivant, — rapport issu du contraste, — entre le costume brillant dans lequel l’indigne Leicester se montrait à sa maîtresse, et la noirceur de son âme.

Ne sentez-vous pas que Leicester — chacun le connaît par d’autres lectures et d’autres sources que le roman lui-même ; — ne sentez-vous pas que Leicester était infiniment plus dépravé qu’on ne l’a représenté dans Kenilworth ! Mais le grand romancier, qui tenait à captiver ses lecteurs par un choix artistique de nuances, et non par de grossières couleurs jetées sur sa toile, qui dédaignait de tremper son pinceau dans la boue et dans le sang, ne fit qu’effleurer ce lac fangeux, et ne s’en servit que comme d’une ombre destinée à faire ressortir les rayons de ses écrits immortels.

Celui qui pense qu’on peut supprimer ces nuances, qui les considère comme superflues, celui-là perd complètement de vue que, pour arriver à l’effet, il faut suivre l’École de 1830, cette école qui a fait époque en France.

Il me faut, toutefois, reconnaître, à l’honneur de ce pays, que les écrivains de cette école, ceux qui ont le plus froissé le bon goût, se sont vu encore plus apprécier à l’étranger que dans leur propre patrie.

Cette école, qui, je l’espère, est bel et bien finie, anéantie, noyée, engloutie, trouvait facile de tremper son pinceau dans le sang, et d’en éclabousser son tableau.

Cela se voyait de si loin !

À tout prendre, n’est-il pas plus commode de tracer de grosses lignes, pleines de noir et de rouge, que de rendre délicatement sur sa toile la finesse des traits, qui se rencontrent dans le calice d’une tulipe ?

C’est pour cette raison que la susdite école prenait le plus souvent pour ses héros des rois, et pour époque, la minorité des peuples. Remarquez le, la tristesse du roi se traduit par les lamentations de son peuple… sa colère fournit à l’auteur l’occasion de massacrer des milliers d’hommes, sur un champ de bataille… ses fautes amènent sous sa plume la description d’une famine ou d’une peste… Ce n’est qu’une affaire de détails, il ne faut que de la patte, comme disent les peintres.

Si le cadavre de l’homme, qui gît là-bas, ne vous dit rien, soyez tranquille, j’ai encore de la place dans mon récit pour une autre agonie, pleine de râles et de souffrances horribles !…

Vous ne pleurez pas, devant cette mère éperdue, qui cherche en vain, son enfant adoré… eh bien ! voici une autre mère aux yeux de laquelle on va écarteler cet autre enfant !

Vous ne sourcillez pas au martyre de l’homme que voilà… nous allons bien voir si votre sensibilité résistera au spectacle navrant de quatre vingt dix neuf autres misérables, torturés à ses côtés !

Êtes-vous assez dépourvu de cœur pour ne pas frémir à la vue de ce soldat, qui, mourant de faim, à la suite d’un long siège, dévore son bras droit de ses dents avides ?…

Épicurien que vous êtes ! attendez. Je réunis mon monde, et je commande : faites le cercle ! Bien ! À présent, soldats, que chacun de vous dévore le bras gauche de son camarade de droite !… Ferme !… attention ! Une, deux, mordez !

C’est ainsi que dans les questions artistiques, l’horreur ou l’horrible aboutit à la folie…

Ce que je voulais vous démontrer, en passant.

Ferait-on preuve de bon sens, en prétendant condamner trop vite un auteur qui désirerait vous préparer à son dénouement, sans se servir de couleurs aussi criantes ?

Toutefois, ne passons pas d’un extrême à l’autre. Ce serait tout aussi déraisonnable, et tout aussi dangereux. Vous ne prisez pas les efforts de cette littérature forcenée, qui croit avoir besoin d’armes aussi grossières pour faire brèche à votre sensibilité ; c’est justice ; mais, si votre auteur, passant du blanc au noir, s’écarte trop de son sujet, perd de vue son point de départ, vous promène dans un labyrinthe de maniérisme, alors, vous pestez dix fois plus après lui… et cela, à bon droit ; il vous ennuie, ce qui est impardonnable.

Si, dans une promenade que nous faisons ensemble, vous vous écartez, à tous moments, de notre route, si vous m’appelez et me forcez de vous suivre dans des taillis, dans des broussailles, dans l’unique but d’allonger la dite promenade, vous me permettrez bien de ne pas trouver le procédé agréable ; soyez même sûr qu’à la première occasion je m’empresserai de vous planter là, bel et bien, et d’aller me promener tout seul.

Mais si, sur la route, vous me faites découvrir une plante inconnue, ou tout autre chose ayant échappé à mon observation, et devant m’apprendre quoique ce soit, si vous me montrez, par-ci par-là, une fleur curieuse, si cette fleur est bonne à cueillir, et à parer ma boutonnière, je vous pardonne cet écart du vrai chemin ; ma foi, oui, je vous en suis même reconnaissant.

Et quand il ne se rencontrerait, sous nos pas, ni fleur nouvelle, ni plante inconnue, appelez-moi, indiquez-moi à travers la forêt, le sentier que nous prendrons tout-à-l’heure, sentier qui pour le moment serpente comme une ligne à peine visible à travers les champs, dans la vallée, et je ne prendrai certes pas en mal votre invite… En fin de compte, une fois que nous serons parvenus à ce but lointain, je saurai à quoi m’en tenir sur la route serpentine que nous venons de suivre ; je comprendrai comment il se fait qu’à présent nous ayons, à notre gauche, le soleil, qui peu auparavant se trouvait à notre droite ; et je ne m’étonnerai pas en apercevant, derrière nous, cette colline, dont nous voyions la cime devant nous, il y a quelques instants à peine.

Par ces détours, ces zigzags, ces écarts, vous m’avez fait apprécier notre promenade. Je la comprends ; et comprendre, c’est jouir.

Moi, lecteur, je vous ai laissé souvent sur la grand’route, quoiqu’il m’en coûtât beaucoup de ne pas vous entraîner quelque peu dans les broussailles… Je craignais que cette promenade ne vous ennuyât ; puis, dame ! Je ne savais pas trop si vous aimeriez les fleurs ou les plantes que je voulais vous indiquer. Mais, pensant qu’il vous sera agréable plus tard d’avoir examiné le chemin que nous allons prendre tout-à-l’heure, je n’hésite pas à vous donner quelques détails sur la maison de Havelaar.

On se méprendrait fort en se représentant une maison, aux Indes, sur les données d’un immeuble européen !

En Europe, ce mot-là vous met immédiatement, sous ou devant les yeux un tas de pierres, de chambres, de cabinets, entassés les uns sur les autres, donnant sur la rue, avec d’autres tas de pierres de même forme, leur servant de voisins à droite et à gauche ; derrière votre tas de pierres, devenu un temple domestique, vous installez un petit jardin orné de trois groseilliers.

Non, vous n’y êtes pas.

Aux Indes, à peu d’exceptions près, les maisons n’ont pas d’étages. Cela peut paraître étrange au lecteur européen, car la civilisation a cela de propre qu’elle trouve toujours étrange ce qui est… tout simplement… naturel.

Les maisons indiennes diffèrent essentiellement des nôtres ; mais ce ne sont pas les maisons indiennes, qui devraient être taxées d’étrangeté ; ce sont les nôtres… oui… nos maisons, à nous.

Le premier paysan qui put s’offrir le luxe de ne pas dormir avec ses bœufs et ses vaches, dans la même salle, construisit une seconde salle, nommée chambre, dans sa maison, et il la construisit non pas sur, mais près la première.

Franchement, bâtir au rez de chaussée n’est-ce pas plus simple et plus commode au point de vue des habitudes domestiques ?

L’élévation de nos maisons est venue du manque d’espace ; la place nous ayant fait défaut sur le sol, nous l’avons cherchée en l’air ; et soyez en sûr, chaque servante, qui, le soir, en se couchant, ferme la petite fenêtre de sa mansarde, est un protêt vivant contre la superpopulation, qu’elle pense à la hauteur ou elle va dormir, ou qu’elle pense à autre chose, ce que j’aime à croire et ce que je lui souhaite.

Donc, dans les pays où la civilisation et la superpopulation ne dominent pas encore, les maisons n’ont pas d’étages ; et celle de Havelaar ne comptait pas parmi les rares exceptions faites à cette règle.

En entrant… mais non, je vais vous donner la preuve que je renonce à toute prétention au pittoresque.

Étant donné un carré oblong, le diviser en vingt-une parties, la largeur étant à la profondeur, comme trois est à sept ; voilà le problème à résoudre.

Numérotez les vingt-un compartiments, en commençant par le coin supérieur, à gauche, et en allant vers le côté droit, de façon que le numéro quatre vienne sous le numéro un, et ainsi de suite.

Les trois premiers numéros réunis forment la première galerie, qui est à jour de trois côtés et dont le toit avancé sur la façade repose sur des colonnes.

De là, en traversant deux portes doubles, on pénètre dans la galerie intérieure, représentée par les trois compartiments qui suivent.

Les numéros 7, 9, 10, 12, 13, 15, 16 et 18 sont des chambres, dont la plupart donnent dans des pièces avoisinantes.

Les trois derniers numéros forment la galerie découverte de derrière ; et ce que je n’ai pas encore cité dans mon énumération forme une sorte de corridor intérieur.

Je suis très fier de cette description-là.

J’ignore quelle expression il me faut employer, pour rendre en hollandais ou en français, ce qu’aux Indes on appelle : esplanade.

Là-bas, une esplanade n’est ni un jardin, ni un champ, ni un parc, ni un bois ; c’est un peu de tout cela, et parfois, ce n’est rien de tout cela.

C’est le terrain attenant à l’habitation, à la condition que ce même terrain ne soit pas couvert parla susdite habitation.

Le vocable : jardin, et le vocable : esplanade, feraient double emploi, aux Indes.

Il n’y a presque pas de maison sans esplanade.

Quelques unes de ces esplanades contiennent à la fois un bois, un jardin, une prairie, et font penser à un parc.

D’autres sont des jardins tout encombrés de fleurs.

Dans quelques endroits, même, l’esplanade n’est qu’une étendue de gazon.

Il y en a enfin, qui ne possèdent tout simplement qu’une plaine macadamisée, ce qui est moins agréable à l’œil, sans aucun doute, mais, ce qui à coup sûr, est plus sain et plus propre, les insectes de toutes sortes étant attirés par les arbres et le gazon, et pénétrant dans l’intérieur des maisons.

Havelaar avait une très grande esplanade, qui s’étendait à perte de vue. Au premier abord, ce terme : à perte de vue peut sembler exagéré, mais il n’est que juste, cette esplanade donnant sur un ravin qui allait se perdre dans les rives du Tjioudjoung, fleuve dont l’un des embranchements entourait tout Rangkas-Betoung.

Il était difficile de dire où finissait l’esplanade de la maison du sous-préfet, et où commençait le terrain communal ; les limites changeaient à tous moments, le Tjioudjoung faisant tantôt décliver ses eaux à l’infini, et tantôt venant remplir le ravin jusqu’aux abords de l’habitation de Havelaar.

Aussi ce ravin avait-il été toujours insupportable à madame Sloterin ; ce qui se comprend parfaitement.

En effet, la végétation, déjà si luxuriante et si rapide, dans les Indes, était rendue doublement abondante par la vase que les eaux y déposaient sans cesse.

Bien plus, quand le flux ou le reflux de l’eau, dans leur cours irrésistible, déracinait et entraînait les broussailles, le terrain n’avait besoin que d’un très court laps de temps pour se recouvrir, de nouveau, de mauvaises herbes.

Tout cela faisait qu’il était bien difficile de nettoyer et tenir propre cette immense esplanade, même à proximité de l’habitation ; et ce n’était pas un mince ennui pour les résidents, qu’ils fussent ou non pères de familles.

Jugez en.

Sans parler de tous les insectes qui, ordinairement, voletaient, chaque soir autour de la lampe, en si grand nombre qu’il devenait impossible de lire ou d’écrire, — ce qui, aux Indes, est le plus grand de tous les inconvénients, — ces broussailles servaient de retraite à une foule d’animaux nuisibles et de serpents.

Ces hôtes incommodes ne se contentaient pas du ravin ; à chaque moment on en trouvait un dans le jardin, à côté, ou derrière la maison, ou bien encore dans le gazon de l’esplanade.

Quand on se plaçait, dans la galerie extérieure, le dos tourné vers la maison, cette plaine vous apparaissait à droite, et tout-à-fait en face.

À sa gauche se trouvaient les bureaux, la caisse et la salle des séances, dans laquelle, le matin même, Havelaar avait adressé la parole aux chefs réunis.

Derrière cette plaine s’étendait le ravin qu’on découvrait entièrement jusqu’au Tjioud-joung.

Tout en face des bureaux était située l’ancienne demeure du dernier sous-préfet, provisoirement occupée par madame Sloterin.

Il s’en suit, que, comme la chaussée donnait sur l’esplanade par deux chemins qui côtoyaient le gazon parallèlement, tout arrivant, mettant le pied sur l’esplanade pour se rendre à la cuisine ou aux écuries situées derrière le bâtiment principal, passait forcément devant les bureaux ou devant la demeure de madame Sloterin.

À côté du bâtiment principal, et derrière ce bâtiment se trouvait un jardin assez spacieux.

Ce jardin avait causé la joie de Tine ; il s’y trouvait une masse de fleurs, et le petit Max pouvait y jouer tout à son aise.

Havelaar avait fait prier madame Sloterin de l’excuser du peu d’empressement qu’il avait mis à lui rendre sa visite ; il s’était promis de se rendre chez elle le lendemain ; mais Tine y était déjà allée, et venait de lier connaissance avec elle.

J’ai déjà dit-que cette dame était, soi-disant, une indigène, ne parlant que le malais. Elle avait témoigné le désir de continuer à vivre dans son ménage. Tine ne lui força pas la main, et lui laissa volontiers toute liberté à ce sujet.

Ce n’était pas que Tine ne fût point hospitalière, mais, tout récemment arrivée à Lebac, elle ne se sentait pas en mesure de recevoir madame Sloterin, comme elle aurait désiré le faire, vue prise de la situation exceptionnelle dans laquelle cette dame se trouvait.

Bien que madame Sloterin ne dût pas » s’affliger » beaucoup des propos et des racontars de Max, comme Tine le prétendait, cette dernière comprenait qu’il y avait mieux à faire que de ne pas l’affliger ; elle abondait donc dans son plan, effrayée qu’elle était par les économies projetées par son mari. Tine n’aimait pas à inviter les gens pour leur offrir maigre chère.

Puis, l’idée que la veuve du dernier sous-préfet ne s’exprimait que dans une langue en dehors de la civilisation et de l’esprit de conversation, lui causait une certaine appréhension.

Des relations plus intimes n’auraient probablement abouti qu’à un mécontentement, et à un ennui réciproques.

Tine lui aurait tenu société de son mieux ; elle aurait causé cuisine, hors-d’œuvres, confitures et cornichons avec elle ; mais ce n’aurait toujours été que du dévouement de sa part.

Les choses marchaient toutes seules, en laissant madame Sloterin à sa bien-aimée solitude. Chacun gardait sa liberté.

Il était pourtant singulier que cette dame, ne se contentant pas de refuser les invitations à dîner des Havelaar, refusât aussi de profiter de l’offre qu’on lui avait faite de se servir de leur propre cuisine pour apprêter ses repas.

Cette réserve, disait Tine, est plus qu’exagérée, la cuisine étant largement assez grande pour servir à deux ménages comme les nôtres !


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