Max Havelaar/XV

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Traduction par A. J. Nieuwenhuis et Henri Crisafulli.
Dentu (p. 62-83).



XV


Le prédécesseur de Havelaar, homme de bonne volonté, mais plus ou moins timoré, craignait de tomber en disgrâce, auprès du Gouvernement ; il avait beaucoup d’enfants et il était sans fortune ; aussi préféra-t-il s’aboucher directement avec le préfet, sur ce qu’il appelait lui-même des abus extravagants, plutôt que de les signaler ouvertement dans un rapport officiel.

Il savait qu’un préfet n’aime pas à recevoir un rapport écrit, qui reste dans les archives, et qui, plus tard, peut prouver qu’on lui avait donné connaissance de telle ou telle malversation ; tandis qu’une communication verbale lui laissait, sans courir aucun risque, la faculté de punir ou de mettre sa plainte de côté.

Ces communications verbales donnaient ordinairement naissance à un entretien personnel avec le Prince-Régent, qui désavouait tout, comme de juste, et qui exigeait des preuves.

Alors, étaient convoquées les personnes qui avaient eu l’audace de porter plainte ; et, elles finissaient par s’excuser, en rampant, aux pieds du Prince-Régent.

» Non ! leur buffle ne leur avait pas été enlevé pour rien ; ils étaient bien certains qu’on le leur paierait le double de sa valeur !

Non, on ne les avait pas contraints à quitter leur champ, pour travailler gratis aux champs de riz du Prince-Régent ; ils savaient à merveille que plus tard le Prince-Régent les rétribuerait largement !

Oui, ils avaient porté plainte… mais ils avaient agi de la sorte, dans un moment d’égarement, de folie… et ils demandaient humblement qu’on les punisse pour ce manque inconcevable de respect ! »

Ce préfet savait parfaitement à quoi s’en tenir sur le retrait de ces plaintes ; mais ce retrait ne lui en fournissait pas moins une belle occasion de maintenir le Prince-Régent dans sa place et dans ses honneurs, et l’ennuyeuse tâche d’incommoder le Gouvernement, avec un rapport défavorable, lui était épargnée.

Les malheureux qui avaient eu la témérité de se plaindre étaient récompensés à coups de bâton ; le Prince-Régent triomphait, et le préfet retournait à son chef-lieu avec la satisfaction d’avoir encore une fois bien mené cette affaire.

Mais, à présent, que devait faire le sous-préfet, quand, le lendemain, d’autres plaignants venaient s’adresser à lui ? ou, ce qui arrivait souvent, quand les mêmes plaignants revenaient à la charge et révoquaient leur révocation ?

Devait-il encore inscrire cette affaire à l’ordre du jour, et rentrer en relations directes avec le préfet, pour voir rejouer la même comédie, au risque de passer à la longue pour un imbécile, revenant sans cesse sur des accusations regrettables et mal fondées ?

Et que deviendraient alors ces relations amicales, si nécessaires entre le principal chef indigène et le premier fonctionnaire européen. Si celui-ci prêtait continuellement l’oreille aux sottes plaintes portées contre celui-là ?

Qu’adviendrait-il, surtout, de ces pauvres plaignants, à leur retour dans leur village ? n’allaient-ils pas se trouver sous la coupe du chef du district de la commune, accusé par eux d’être l’exécuteur arbitraire du Prince-Régent ?

Ce qu’il advenait de ces plaignants ? Oh ! c’est bien simple. Celui qui pouvait s’enfuir, s’enfuyait.

C’est pour cela qu’il se trouvait tant de Bantammois dans les provinces avoisinantes, tant d’habitants de Lebac parmi les insurgés des districts de Lampong.

C’est pour cela que Havelaar avait demandé dans son discours aux chefs : » Pourquoi y a-t-il tant de maisons vides dans les villages ; et pourquoi tant d’habitants préférent-ils l’ombre des bois éloignés, à la fraîcheur des forêts de Bantan-Kidoul ?

Mais, tous ne pouvaient pas prendre la fuite.

Il n’avait pas besoin de prendre la fuite, l’homme dont le cadavre descendait la rivière, le lendemain matin du jour où il avait demandé clandestinement audience au sous-préfet, et cela, timidement et à contre-cœur !

Après cela, peut-être, fallait-il prendre pour un acte d’humanité, la mort immédiate qu’on lui donnait, cette mort, qui lui épargnait les rares moments d’une vie pénible qui étaient encore à son actif !

Cette mort lui évitait bien des outrages, qui l’attendaient, au retour, dans son village ! Il n’avait pas à subir les coups de bâton qui sont la récompense des naïfs s’imaginant être mieux qu’une bête de somme, ou valoir plus qu’un morceau de bois ou un bloc de pierre inanimée, ou la peine de l’insensé qui avait cru à l’action de la justice dans son pays, et à l’influence, à la volonté ou au pouvoir du sous-préfet chargé de rendre et de maintenir cette même justice !

Après tout, ne valait-il pas mieux empêcher ces gens-là de retourner le lendemain, chez leur sous-préfet, pour lui répéter ce qu’ils lui avaient dit la veille ! Ne valait-il pas mieux étouffer leurs plaintes dans les eaux jaunes du fleuve Tjondjoung, qui les descendaient doucement jusqu’à son embouchure ! Et cette embouchure n’avait-elle pas pris l’habitude d’être l’entremetteuse officielle des dons fraternels offerts par ses requins de terre aux requins de mer !

Et Havelaar savait tout cela !

Le lecteur comprend-il ce qui devait se passer en lui, quand il se rappelait qu’on l’avait mis là pour rendre la justice ! Que de cette justice, il était responsable, envers une autorité plus haute que celle d’un gouvernement, qui prescrivait bien cette justice dans ses lois, mais qui n’aimait pas toujours à la voir appliquée !

Comprend-il ses hésitations, ses doutes, non pas sur ce qu’il avait à faire, mais sur la façon de s’y prendre pour faire ce qu’il avait à faire.

Havelaar s’était tout d’abord servi de la plus grande douceur.

Il avait parlé au Prince-Régent, comme un frère aîné ; et n’allez pas vous imaginer que prévenu en faveur de mon héros, j’exalte sottement son langage. Non, voici une preuve de ce que j’avance : après un de ces entretiens, le Prince-Régent lui envoya son secrétaire, pour le remercier de la bienveillance de ses paroles ; et longtemps après, ce même secrétaire, causant avec le contrôleur Dipanon, à une époque où Havelaar avait cessé d’être sous-préfet de Lebac, et où, par conséquent, il n’avait plus rien à attendre ou à craindre de lui, ce même secrétaire, dis-je, s’écria tout ému au souvenir de sa bienveillance : « Jamais ! non, jamais ! aucun fonctionnaire n’a parlé comme lui !… »

Oui, Havelaar voulait conserver, rétablir ; il ne voulait rien détruire. Il avait compassion du Prince-Régent. Lui, qui savait jusqu’à quel degré d’abaissement et de honte, la gêne peut conduire un homme de cœur, il cherchait des motifs pour l’excuser.

Le Prince-Régent était âgé ; il se trouvait aussi être le chef d’une famille, vivant grandement, dans les provinces voisines, où le café était récolté en quantité, et où l’on jouissait d’émoluments considérables.

N’était-il pas douloureux pour lui de céder le pas, dans sa manière de vivre, à des parents tous plus jeunes que lui !

Outre cela, c’était un fanatique, qui en avançant en âge, croyait fermement acheter le salut de son âme, par des pèlerinages, coûteux et payés, à La Mecque, et par des aumônes faites à des fainéants qui marmottaient des prières pour lui.

Les fonctionnaires qui avaient précédé Havelaar, à Lebac, n’avaient pas toujours donné le bon exemple ; et la nombreuse famille du Prince-Régent qui vivait, à Lebac même, entièrement à ses crochets, le mettait dans l’impossibilité matérielle de rentrer dans la bonne voie.

Havelaar s’ingéniait à trouver des motifs de ne pas employer les moyens rigoureux ; en tout et pour tout, il n’employait que la plus extrême douceur.

C’était plus que la douceur !

Avec une générosité, rappelant les fautes qui l’avaient rendu si pauvre, il avançait souvent de l’argent au Prince-Régent, pour que le besoin ne le poussât pas trop vite à une extrémité fâcheuse ; comme toujours, il s’oubliait lui-même, à tel point qu’il lui offrit de se restreindre lui et les siens au strict nécessaire, pour venir en aide à ses besoins urgents, à l’aide du peu qu’il pourrait encore économiser sur ses propres revenus.

Quand il lui fallait absolument punir, Havelaar n’accomplissait sa pénible mission qu’avec les plus grands égards.

On peut s’en rendre compte, en écoutant la commission dont il chargea le contrôleur, qui partait pour quelques jours et se rendrait à Serang.

» Dites au préfet, qu’il ne me croie pas indifférent aux abus qui règnent ici. Si je n’en donne pas immédiatement la communication officielle, c’est que je désire ménager le Prince-Régent, dont j’ai pitié. Je veux le traiter sans trop de rigueur, et j’espère le ramener petit à petit à l’accomplissement de son devoir. »

Havelaar était souvent absent plusieurs jours de suite.

Quand il restait chez lui, on le trouvait ordinairement dans la pièce, figurant, sur notre plan, le septième compartiment.

Il avait l’habitude d’y rédiger sa correspondance, et d’y recevoir les personnes qui lui demandaient audience.

Il avait choisi cet endroit-là, parce qu’il s’y trouvait dans le voisinage de sa Tine, qui occupait la pièce suivante.

Ils étaient si étroitement unis, que Max, même lorsqu’il s’occupait d’un travail réclamant toute son attention et l’emploi de toutes ses facultés, ressentait continuellement le désir de la voir ou de l’entendre.

Souvent il était curieux de le voir lui adresser la parole, tout d’un coup, à propos d’une idée qui venait de lui surgir sur l’objet de son travail, et d’entendre Tine, elle, qui ne savait pas ce dont il s’agissait, saisir son intention au vol et lui répondre avec une sagacité extraordinaire sans avoir besoin d’un éclaircissement qu’il aurait pu lui donner avec facilité, lui, qui était pénétré de son sujet.

Souvent aussi, qu’il fût mécontent de son travail, ou froissé par une mauvaise nouvelle, reçue à l’instant même, il sautait à bas de son fauteuil, allait à elle, et il lui lançait un coup de boutoir complètement injuste ; et Tine, qui pourtant, n’était pour rien dans sa mauvaise humeur, se plaisait à essuyer le premier feu de sa colère, parce que cela lui prouvait une fois de plus que Max la confondait avec lui-même.

Et jamais, en vérité, à la suite de ces algarades imméritées, autant qu’irraisonnées, il ne fut question de repentir de la part de Max, ni de pardon de la part de Tine.

Il leur eût semblé voir un homme se demander pardon à lui-même de s’être donné un grand coup de poing sûr la tête.

Elle le connaissait si bien, qu’elle devinait l’instant où elle devait arriver près de lui pour lui procurer une minute de repos, ou pour lui donner un bon conseil ; elle sentait également bien le moment où elle devait le laisser seul.

Un matin que Havelaar était assis dans cette pièce, le contrôleur y entra, tenant à la main une lettre qu’il venait de recevoir :

— C’est une affaire difficile, que celle-là ! dit-il en arrivant, une affaire très difficile !

Quand j’aurai appris au lecteur que cette lettre contenait tout simplement l’ordre de demander à Havelaar pourquoi le boisage et les salaires avaient changé de prix, il trouvera que le contrôleur Dipanon se hâtait bien un peu de juger une affaire, difficile.

Je m’empresserai d’ajouter, néanmoins, que bien d’autres en eussent fait tout autant, avant de répondre à cette simple question.

Quelques années auparavant, on venait de construire une prison à Rangkas-Betoung.

Or, il est notoire, qu’à Java, dans le haut pays, les fonctionnaires élèvent, construisent des batiments valant des milliers de francs, et n’en coûtant que quelques centaines.

De la sorte ils acquièrent une réputation de zèle, et d’habileté, au service du pays.

La différence entre les sommes dépensées, et les valeurs acquises, est règlée par des fournitures ou des travaux non payés.

Depuis quelques années, il existé des prescriptions, qui défendent cette manière de procéder.

Les observe-t-on, oui ou non ?
Là n’est pas la question.

Le Gouvernement lui-même veut-il qu’on les observe exactement, ce qui chargerait le budget du département des travaux-publics ?

Il en est pour elles, comme de toutes les autres prescriptions, à l’apparence si philantropiques… sur le papier.

Comme en ce moment il y avait beaucoup de constructions à faire à Rangkas-Betoung, les ingénieurs, chargés d’en tracer les plans, venaient naturellement de demander les prix locaux des salaires et des matériaux.

Havelaar avait donné l’ordre au contrôleur de faire une enquête là-dessus, lui recommandant de produire les prix véritables, sans faire attention à ce qui avait lieu jadis ; et Dipanon avait suivi ses injonctions.

Mais, les prix ne s’étant pas trouvés conformes aux rapports des années précédentes, on demandait la cause de cette différence, et c’était cela que Dipanon trouvait si difficile.

Havelaar, qui savait très bien le revers de cette affaire, si simple en apparence, répondit qu’il donnerait par écrit son appréciation sur cette difficulté-là ; et parmi les pièces, étalées devant moi, je trouve la copie d’une lettre paraissant être la conséquence de cette promesse.

Si le lecteur se plaint de ce que je l’arrête pour lui faire lire une correspondance relative au prix du boisage, dont il se soucie fort peu, je le prierai de ne pas perdre de vue, que par le fait il est ici question de toute autre chose, c’est-à-dire des affaires de l’administration intérieures aux Indes et de sa situation.

La lettre qu’on va lire jette non seulement un rayon de clarté, en plus, sur l’optimisme artificiel dont j’ai parlé ; elle signale en même temps les difficultés rencontrées par un homme tel que Havelaar, quand cet homme voulait aller tout droit son chemin, sans se donner la peine de se retourner.


Rangkas-Betoung, le 15 mars 1856.

À monsieur le contrôleur de Lebac.

Quand je vous retournai l’honorée du directeur des Travaux Publics, du 16 février dernier, n°. 271/354, je vous priai de répondre à la demande y contenue, après délibération avec le Prince-Régent, en faisant attention à ce que je vous écrivais dans ma lettre du 5 courant, n°. 97.

Cette lettre contenait quelques notes générales sur ce qui peut être jugé équitable et juste, dans la fixation des prix de matériaux à fournir par la population, sur et d’après les ordres du Gouvernement.

Par votre dernière du 8 courant, n°. 6, vous avez satisfait à ma demande, du mieux qu’il vous a été possible ; en conséquence, me fiant à vos connaissances locales et à celles du Prince-Régent, j’ai envoyé ces notes telles qu’elles avaient été formulées.

Survint une dépêche du préfet, datée du 11 courant, n°. 356, demandant de lui expliquer la différence entre les prix constatés par moi, et ceux qui avaient été acceptés en 1853 et 1854, dernières années précédentes, pour la construction d’une prison.

Je mis naturellement cette dépêche entre vos mains, et je vous enjoignis verbalement de justifier vos déclarations, ce qui devait vous être d’autant plus facile que vous pouviez avoir recours à mes prescriptions, données dans ma lettre du 5 courant, prescriptions dont nous nous sommes entretenus maintes fois, tous les deux.

Jusqu’ici tout est simple, et suit une marche régulière.

Mais, hier, vous arrivez à mon bureau, la dépêche, retournée, du préfet à la main, et vous vous mettez à me parler de la difficulté que vous trouvez à y satisfaire !

J’entrevois de nouveau, chez vous, une sorte d’embarras, la crainte d’appeler certaines choses par leurs vrais noms !

Je vous ai pourtant signalé déjà plusieurs fois ce point capital ; et entre autres, tout récemment, en présence du préfet.

Je vous ai conseillé de ne jamais employer des termes, ni de ne jamais prendre des mesures que je qualifie, de demi-caractère.

Je vous ai conseillé cela, en ami.

Le demi-caractère ne mène à rien du tout.

Une chose moitié bonne n’est pas bonne. Une nouvelle moitié vraie n’est pas vraie.

Quand on jouit d’un traitement entier ; quand on possède un rang et une situation entièrement assis ; quand on a prêté un serment entièrement clair, on doit faire entièrement son devoir.

Faut-il parfois du courage pour l’accomplir, c’est une obligation d’en faire preuve.

Quant à moi je n’aurai jamais le courage de manquer de ce courage-là ; car en dehors du mécontentement de soi-même, qui est une conséquence forcée de la négligence ou de la tiédeur, ces détours qu’on se voit obligé de chercher, les marches, et contremarches nécessaires pour éviter tout froissement le désir de louvoyer habilement, créent plus de soucis, et font courir plus de danger, qu’on n’en rencontre sur le droit chemin.

Durant le cours d’une affaire très importante, sur laquelle le Gouvernement délibère en ce moment, affaire dans laquelle vous deviez être impliqué d’office, je vous ai laissé neutre, c’est-à-dire, tranquille ; ce n’est même, qu’en riant, que de temps à autre j’y ai fait allusion.

Lorsque, tout récemment, par exemple, votre rapport m’est parvenu, sur les causes de misère, et de famine qui ont accablé la population, je me suis contenté d’en prendre note et d’écrire à ce sujet : » Cela peut être la vérité, mais, ce n’est ni toute la vérité, ni la vérité principale ; La cause réelle se trouve plus au fond. »

Vous acquiesciez pleinement à cette remarque ; je ne fis donc pas usage de mon droit, qui m’autorisait à exiger que vous missiez au grand jour cette vérité première.

J’avais plusieurs raisons de me montrer aussi indulgent, entre autres celle-ci : que je trouvais peu juste d’exiger de vous un service que tant d’autres ne rendaient pas, et de vous forcer d’abandonner aussi subitement une routine de dissimulation et de crainte, qui, loin de vous être imputée, ne devait l’être qu’à la direction qu’on vous avait donnée.

Enfin, je désirais d’abord vous donner un exemple, vous prouvant clairement qu’il était bien plus facile de faire tout à fait son devoir, que de le faire à moitié.

Mais, aujourd’hui, que j’ai l’honneur de vous avoir à tous moments sous mes ordres, aujourd’hui que je vous ai dit et répété qu’il vous fallait changer de manière d’être, qu’il vous fallait avoir des principes, qui, si je ne me trompe, finiront par triompher, je désire qu’il n’en soit plus ainsi.

Vous changerez donc votre façon d’agir, vous vous approprierez ces principes, vous les adopterez, et vous acquerrez la force nécessaire, force que vous avez déjà, et dont vous ne vous servez pas par manque d’habitude.

Cette force est indispensable pour parler toujours suivant votre conscience, franchement.

Dites tout ce qu’il y a à dire, et chassez cette timidité peu virile qui vous empêche d’énoncer fermement votre opinion dans une affaire.

J’attends donc maintenant une déclaration simple, mais complète de ce qui, selon vous, est la cause de la différence des prix entre l’année présente et les années 1853 et 1854.

J’espère, et je vous dis cela sérieusement, que vous ne prendrez aucune phrase de la présente en mauvaise part.

Je crois que vous avez assez appris à me connaître pour savoir que je ne dis ni plus ni moins que je ne pense.

En outre, je vous donne la nouvelle assurance que mes observations s’adressent moins à vous qu’à l’école dans laquelle vous avez fait vos premières armes de fonctionnaire, aux Indes.

Cette circonstance atténuante vous manquera plus tard, si malgré ma fréquentation, et servant le Gouvernement, sous ma direction, vous continuez les errements auxquels je m’oppose.

Vous devez vous être aperçu que je me suis affranchi de l’emploi de tous les termes hiérarchiques, usités entre fonctionnaires de grades différents. Cela me déplaisait.

Faites en autant.

Notre importance et notre rigueur doivent ne se montrer qu’en d’autres circonstances, et surtout d’une autre façon.

Laissons donc, je vous prie, de côté ces appellations honorifiques, et ces titres prétentieux et ridicules.

Le sous-préfet de Lebac,
Max Havelaar.


La réponse à cette lettre ne laissa pas d’être à charge, pour quelques uns des prédécesseurs de Havelaar ; elle prouva qu’il n’avait pas tort de citer les mauvais exemples du passé parmi les motifs d’excuses que le Prince-Régent pouvait donner. En mettant cette lettre en pleine lumière, j’ai devancé la marche des événements, pour faire comprendre, dès à présent, combien Havelaar devait peu s’attendre à être soutenu par le contrôleur, pour peu qu’il fallût appeler toute chose importante, de son véritable nom.

Pourtant ce dernier était un honnête homme, très probablement, du moins.

Mais, tout honnête qu’il fût, il avait besoin d’être traité de la sorte pour en arriver à dire la vérité, là où il ne s’agissait que de déclarer le prix du bois, de la pierre, de la chaux et des salaires.

Ainsi, Havelaar n’avait pas seulement à combattre l’influence des personnes qui profitaient du crime, il devait lutter contre la lâcheté de ceux qui, quoique de son avis, ne se croyaient pas de taille à s’y opposer bravement.

Peut-être aussi, après la lecture de cette lettre, reviendra-t-on, tant soit peu, sur le mépris éprouvé pour la soumission servile du Javanais, qui, en présence de son chef, retire lâchement la plainte la mieux fondée.

En effet, s’il y a tant de motifs de terreur pour le fonctionnaire européen, qui est bien moins exposé à la vengeance de son supérieur, que doit donc redouter le pauvre paysan, qui, dans un village, éloigné du chef-lieu, retombe entre les mains des oppresseurs qu’il a osé accuser et dénoncer.

Est-il extraordinaire que ce malheureux, effrayé des suites de son audace, s’efforce de les esquiver ou de les atténuer par son humble soumission !

Et il n’y avait pas que Dipanon, qui fît son devoir en tremblant, comme s’il ne l’avait réellement pas rempli.

Le fiscal, lui-même, ce chef indigène qui, près le conseil du pays, occupait les fonctions d’accusateur public, n’entrait chez Havelaar, que le soir, sans suite, et en cherchant à ne pas être aperçu.

Cet homme qui avait pour mission d’empêcher les vols, d’arrêter les voleurs, se glissait doucement, à pas de loup, comme s’il eut été lui-même un des voleurs poursuivis, dans la maison où il n’entrait que par la porte de derrière ; et cela, après s’être assuré qu’il ne s’y trouvait personne pouvant le trahir et l’accuser plus tard d’avoir fait son devoir.

Était-il étonnant que Havelaar eut la tristesse dans l’âme, et que Tine eût, plus que jamais, besoin d’entrer dans sa chambre, pour lui donner du courage, quand elle le voyait assis, réfléchissant, la tête dans ses mains.

Et pourtant, pour lui, la plus grande difficulté ne se trouvait pas dans la frayeur de ceux qui vivaient à ses côtés, ni dans la lâche trahison de ceux qui avaient invoqué son assistance.

Non, au besoin il faisait justice, tout seul ; il marchait en avant, avec ou sans secours.

Il la rendait parfois malgré ceux-là, même qui la demandaient et qui la réclamaient.

Il connaissait son influence sur les masses ; il avait le pouvoir de ranimer leurs cœurs abatardis, quand ces misérables opprimés, appelés pour répéter à haute voix, devant le tribunal, les accusations qu’ils lui avaient murmurées, tête à tête, le soir ou la nuit, hésitaient et reculaient devant leur propre voix !

La force de ses paroles chassait la terreur que la vengeance future du chef du district, ou du Prince-Régent, leur inspirait.

Mais il lui coûtait beaucoup d’incriminer le Prince-Régent, un vieillard !

Il avait de rudes combats à se livrer à lui-même ; car, d’autre part, il ne pouvait pas céder à cette faiblesse, la population qui lui était confiée étant dans son droit, et méritant aussi sa commisération.

Ses hésitations ne provenaient pas de ses propres intérêts, et des soucis que sa franchise pouvait lui attirer.

Il savait bien que le Gouvernement le voyait à regret accuser le Prince-Régent ; et comme il est mille fois plus facile d’ôter le pain de la bouche d’un fonctionnaire européen que de punir un chef indigène, il avait toutes raisons de croire, que dans de semblables affaires, rien ne devait bien tourner pour lui.

Il est vrai, qu’ayant ou non cette opinion, il n’en aurait pas moins accompli son devoir ; et cela, de préférence même, dans les cas où il eut jugé le danger plus imminent que jamais, pour lui et les siens.

Nous avons déjà dit que les obstacles étaient une attraction pour lui, qu’il avait soif de sacrifices, mais ici, l’attrait d’un sacrifice personnel n’existait pas.

Il se croyait le plus fort ; et dans sa lutte contre l’injustice, cette idée lui enlevait tout le plaisir chevaleresque de son entreprise.

Oui, il avait ce scrupule.

Pensant trouver à la tête du Gouvernement, un Gouverneur-général, son allié forcé, il hésitait.

C’était une originalité de plus dans son caractère.

Cette idée-là l’empêchait de prendre des mesures sévères, que rien au monde n’eût pu lui défendre, parce qu’il lui répugnait d’attaquer l’injustice dans la plénitude de sa force.

Je vous l’ai bien annoncé, en faisant son portrait, qu’avec toute sa sagacité, il était d’une naïveté primitive.

Je vais essayer de vous expliquer comment Havelaar s’était formé cette opinion.

________


Bien peu de lecteurs européens peuvent se faire une juste idée de l’élévation à laquelle doit atteindre un Gouverneur-général, pour ne pas rester au-dessous de la hauteur de ses fonctions ; et qu’on ne s’imagine pas que je porte un jugement trop sévère, quand j’émets l’opinion que très peu d’entr’eux, — pas un seul peut-être, — n’ont pu remplir les conditions du programme.

Sans mentionner les qualités intellectuelles, et le grand cœur, qui lui sont nécessaires, voyez la hauteur vertigineuse, à laquelle se trouve subitement transporté et placé un homme qui, hier encore petit bourgeois, tient aujourd’hui sous sa main des millions de sujets !

Lui, qui, peu de temps auparavant, se confondait dans son entourage, il se sent inopinément élevé au-dessus d’une multitude bien plus grande que le petit cercle d’individus parmi lesquels disparaissait sa mince personnalité.

Je crois que je n’ai pas tort de qualifier de vertigineuse, l’élévation, faisant penser au vertige éprouvé par un homme qui, sans s’y attendre, voit un abîme à ses pieds, ou à l’aveuglement qui nous frappe quand nous passons brusquement d’une profonde obscurité à un jour éclatant.

Même chez les gens qui possèdent une force extraordinaire, les nerfs de la vue ou du cerveau ne résistent pas à des transitions si violentes.

Or, quand la nomination au rang de Gouverneur-général, porte, la plupart du temps, en elle-même les principes corrupteurs de l’homme exceptionnel, qui se recommande par la hauteur de ses vues et la noblesse de ses sentiments, que nous faut-il donc attendre de la part de fonctionnaires, qui, avant cette nomination, étaient les esclaves de leurs défauts ou de leurs vices !

En admettant même que le Roi soit toujours bien renseigné, avant d’apposer son seing sur l’acte déclarant qu’il est convaincu de la bonne foi, du zèle, et des capacités de son futur lieutenant, en supposant que le nouveau vice-roi soit zélé, fidèle et capable, il reste encore à savoir si ce zèle et ces capacités, existent en lui à un degré tellement en dehors du commun des martyrs, qu’il se trouve en mesure de satisfaire aux exigences de sa nouvelle situation.

En effet, peut-on certifier qu’un homme, qui, pour la première fois de sa vie, quitte La Haye et le cabinet du Roi, pour passer Gouverneur-général, possède, à ce moment-là, les qualités indispensables, dans l’accomplissement de ses nouvelles fonctions ?

C’est impossible, quelle que soit la confiance qu’on ait en ses capacités !

Tout au plus, peut-on espérer que dans une sphère d’action, toute neuve pour lui, il fasse par induction ce qu’il n’a pu apprendre à La Haye !

En d’autres termes, il faut souhaiter que ce soit un génie, un génie sachant, et pouvant, tout à coup, ce qu’il ne savait pi ne pouvait.

De pareils génies sont rares, même parmi les favoris des Rois.

Dès que je parle de génie, il est évident que je passerai sous silence maints détails concernant maint Gouverneur-général.

Il me répugnerait de glisser dans mon livre des insinuations, exposant cet ouvrage sérieux au soupçon outrageant de chercher un succès de scandale.

Donc je ne ferai pas de personnalités ; mais, au point de vue de la pathologie universelle, je crois pouvoir diviser en deux périodes l’existence d’un Gouverneur-général.


Première période :

Étourdissement.
Rage d’éloges.
Présomption.
Confiance en soi, n’ayant pas de limites.
Arrogance démesurée.
Mépris d’autrui, surtout quand il s’agit d’un ancien fonctionnaire.


Deuxième période :

Lassitude.
Abattement.
Tendance au sommeil et au repos.
Confiance extrême dans le conseil des Indes.
Aspiration à une maison de campagne en Hollande.


Entre ces deux périodes, et comme transition, peut-être fatale, faut-il noter de fréquentes attaques de dyssenterie.

Je crois, que dans les Indes, beaucoup de gens me seront reconnaissants de cette étude, de cette théorie.

Elle est utile à appliquer.

On peut poser en principe que le malade, qui dans l’exaltation de la première période s’étoufferait en avalant une petite mouche, plus tard, après la dyssenterie, supportera patiemment des ulcères ; ou, pour parler plus clairement, qu’un fonctionnaire acceptant, sans penser à s’enrichir, une botte de bananes de la valeur de quelques centimes, dans la première période de la maladie, sera chassé honteusement et scandaleusement ; mais que si ce même fonctionnaire a la patience d’attendre jusqu’à la deuxième période, il pourra, tranquillement et sans redouter l’ombre d’un châtiment, se rendre maître de la bananerie des jardins avoisinants, des maisons faisant suite aux jardins, et de ce qui se trouve dans ces maisons, et de tout ce qui lui plaira en plus, ad libitum, selon son bon plaisir !

Chacun à le droit de profiter de cette observation pathologico-philosophique, et de garder mon conseil, dans le fond de ses tiroirs, par crainte d’une trop nombreuse concurrence.

Que maudits soient l’indignation et le chagrin, qui revêtent si souvent les guenilles de la satire !

Maudite aussi, la larme qui pour être comprise, doit gambader sur une grimace !

Est-ce par la faute de mon ignorance que je ne peux pas dépeindre la profondeur de la plaie qui ronge le Gouvernement, sans voler son style à Figaro, ou sans dévaliser Polichinelle ?

Du style !… oui-dà !

Devant moi, j’ai là, sous les yeux, des articles où il y en a… du style !… et du style, signalant la présence d’un homme, dans le voisinage !

Cet homme valait bien la peine qu’on lui tendît la main !

À quoi t’a-t-il servi, le style, pauvre Havelaar ?

Tu ne traduisais pas tes pleurs par des grimaces ! Tu ne raillais pas ! Tu ne cherchais pas à briller par la bizarrerie et la bigarrure de tes couleurs ! Tu ne faisais pas le paillasse de foire devant ta tente !

À quoi cela a-t-il servi ?

Si je savais écrire comme lui, j’écrirais autrement que lui.

Du style !… vous souvient-il de la façon dont il parla aux chefs réunis ?

À quoi cela lui a-t-il servi ?

Si je savais parler comme lui, je parlerais autrement que lui.

À bas langue consciencieuse ! À bas, douceur, franchise, clarté, sentiment et simplicité ! À bas tout ce qui rappelle l’homme juste et ferme d’Horace !

Ici, des trompettes et des clairons qui s’entendent d’une lieue ! là des coups de tam-tam, et des pétards qui vous partent dans les jambes ! jouez faux, mais jouez fort !

Puis, par-ci, par-là qu’un mot de vérité, se glisse, timide, tremblant, par contrebande, dans ce concert abrutissant de grosse-caisse et de cymbales !

Du style !… Il en avait, du style !

Il avait trop de cœur pour noyer ses idées dans les : J’ai l’honneur de… et les : Excellence… ou bien : La considération respectueuse avec la quelle… et autres platitudes, qui font le bonheur du microcosme, du petit monde où il vivait !

Quand il écrivait, en lisant ce qu’il écrivait, vous sentiez un frémissement, qui vous faisait comprendre que des nuages précurseurs de la tempête planaient sur votre front !

Ce n’était pas le grondement du tonnerre en fer blanc, qui sert dans les coulisses d’un théâtre !

Il jaillissait des étincelles de ses idées, et l’on en sentait la chaleur, à moins d’être né commis ou Gouverneur-général, ou bien encore à moins d’être l’auteur de cet ignoble rapport sur la tranquillité tranquille.

À quoi, cela lui a-t-il servi, tout cela ?

Donc, si je veux être écouté, et surtout compris, il faut que j’écrive autrement que lui.

Mais alors, comment ?

Voyez-vous, lecteur, je cherche la réponse à ce : comment ? et c’est à cause de cela que mon livre prend une tournure si bizarre ; c’est un carnet d’échantillons ; faites votre choix ; plus tard je vous servirai du jaune, du bleu, du rouge, suivant votre désir.

Havelaar avait déjà étudié le mal-du-gouvernement sur tant de patients, — et cela, plusieurs fois in anima vili, c’est à dire, par analogie, sur des préfets, des contrôleurs, des surnuméraires, qui sont au Gouverneur-général, ce que la rougeole est à la petite vérole ; et, finalement, lui-même il avait souffert de ce mal.

Il l’avait déjà étudié si souvent et sur un si grand nombre de malades, qu’il en connaissait assez bien les symptômes et les caractères.

Dans la première période de la maladie, il avait trouvé le Gouverneur-général actuel, moins étourdi que la plupart des autres ; et il en avait conclu que les suites en seraient moins funestes.

Voilà pourquoi il eut peur d’être le plus fort le jour où il comptait se présenter pour défendre le droit des habitants de Lebac.


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