Maximes et Pensées (Chamfort)/Édition Bever/Supplément aux « Maximes et Pensées »

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SUPPLÉMENT
AUX
« MAXIMES ET PENSÉES »



Les soixante-huit « Pensées » qui suivent, sont extraites de l’édition des Œuvres choisies de Chamfort, publiées par M. de Lescure (Paris, Librairie des Bibliophiles, MDCCCLXXIX, in-18, t. I). Les quarante et une premières (DXXXV à DLXXV) figurent dans cet ouvrage comme inédites ; elles sont accompagnées d’astérisques qui les désignent à l’attention du lecteur ; les vingt-sept autres (DLXXVI à DCII), quoique publiées là sans mention aucune, nous paraissent également nouvelles. C’est en vain que nous les avons cherchées dans les leçons antérieures de l’écrivain. — N. D. É.


SUPPLÉMENT
AUX « MAXIMES ET PENSÉES »



DXXXV

C’est une jolie allégorie que celle qui représente Minerve, la déesse de la Sagesse, rejetant la flûte quand elle s’aperçoit que cet instrument ne lui sied pas.

DXXXVI

C’est une jolie allégorie que celle qui fait sortir les songes vrais par la porte de corne, et les songes faux, c’est-à-dire les illusions agréables, par la porte d’ivoire.

DXXXVII

Un homme d’esprit disait de M…, son ancien ami, qui était revenu à lui dans la prospérité : « Non seulement il veut que ses amis soient heureux, mais il l’exige. »

DXXXVIII

Un homme, attaquant une femme sans être prêt, lui dit : « Madame, s’il vous était égal d’avoir encore un quart d’heure de vertu ? »

DXXXIX

L’Amour, dit Plutarque, fait taire les autres passions : c’est le dictateur devant qui tous les autres pouvoirs s’évanouissent.

DXL

M…, entendant prêcher contre l’amour moral, à cause des mauvais effets de l’imagination, disait : « Pour moi, je ne le crains pas. Quand une femme me convient et qu’elle me rend heureux, je me livre aux sentimens qu’elle m’inspire, me réservant de n’être pas sa dupe si elle ne me convient. Mon imagination est le tapissier que j’envoie meubler mon appartement, quand je vois que j’y serai bien logé ; sinon, je ne lui donne aucun ordre, et voilà les frais d’un mémoire épargnés. »

DXLI

M. de L… m’a dit qu’au moment où il apprit l’infidélité de Madame de B…, il sentit au milieu de son chagrin qu’il n’aimerait plus, que l’amour disparaissait pour jamais, comme un homme qui, dans un champ, entend le bruit d’une perdrix qui lève et qui s’envole.

DXLII

Vous vous étonnez que M. de L… voie Madame de D… ? Mais, monsieur, M. de L… est amoureux, je crois, de Madame de D…, et vous savez qu’une femme a souvent été la nuance intermédiaire qui associe plutôt qu’elle n’assortit deux couleurs tranchantes et opposées.

DXLIII

On a comparé les bienfaiteurs maladroits à la chèvre qui se laisse traire et qui, par étourderie, renverse d’un coup de pied la jatte qu’elle a remplie de son lait.

DXLIV

Son imagination fait naître une illusion au moment où il vient d’en perdre une, semblable à ces rosiers qui produisent des roses dans toutes les saisons.

DXLV

M… disait que ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était paix, silence, obscurité. On lui répondit : C’est la chambre d’un malade.

DXLVI

On disait à M…, homme brillant dans la Société : « Vous n’avez pas fait grande dépense d’esprit hier soir avec M…. » Il répondit : « Souvenez-vous du proverbe hollandais : Sans petite monnaie, point d’économie. »

DXLVII

Une femme n’est rien par elle-même ; elle est ce qu’elle paraît à l’homme qui s’en occupe : voilà pourquoi elle est si furieuse contre ceux à qui elle ne paraît pas ce qu’elle voudrait paraître. Elle y perd son existence. L’homme en est moins blessé parce qu’il reste ce qu’il est.

DXLVIII

Il avait, par grandeur d’âme, fait quelques pas vers la fortune, et par grandeur d’âme il la méprisa.

DXLIX

M…, vieux célibataire, disait plaisamment que le mariage est un état trop parfait pour l’imperfection de l’homme.

DL

Madame de Fourq… disait à une demoiselle de compagnie qu’elle avait : « Vous n’êtes jamais au fait des choses qu’il y a à me dire sur les circonstances où je me trouve, de ce qui convient à mon caractère, etc., par exemple dans quel tems il est très-vraisemblable que je perdrai mon mari. J’en serai inconsolable. Alors il faudra me dire, etc… »

DLI

M. d’Osmond jouait dans une société deux ou trois jours après la mort de sa femme, morte en province. « Mais, d’Osmond, lui dit quelqu’un, il n’est pas décent que tu joues le lendemain de la mort de ta femme. — Oh ! dit-il, la nouvelle ne m’en a pas encore été notifiée. — C’est égal, cela n’est pas bien. — Oh ! oh ! dit-il, je ne fais que carotter. »

DLII

« Un homme de lettres, disait Diderot, peut avoir une maîtresse qui fasse des livres ; mais il faut que sa femme fasse des chemises. »

DLIII

Un médecin avait conseillé un cautère à M. de ***. Celui-ci n’en voulut point. Quelques mois se passèrent, et la santé du malade revint. Le médecin, qui le rencontra, et le vit mieux portant, lui demanda quel remède il avait fait. « Aucun, lui dit le malade. J’ai fait bonne chère tout l’été ; j’ai une maîtresse, et je me suis réjoui. Mais voilà l’hiver qui approche : je crains le retour de l’humeur qui afflige mes yeux. Ne me conseillez-vous pas le cautère ? — Non, lui dit gravement le médecin ; vous avez une maîtresse : cela suffit. Il serait plus sage de la quitter et de mettre un cautère ; mais vous pouvez peut-être vous en passer, et je crois que ce cautère suffit. »

DLIV

Un homme d’une grande indifférence sur la vie disait en mourant : « Le docteur Bouvard sera bien attrapé. »

DLV

C’est une chose curieuse de voir l’empire de la Mode. M. de la Trémoille, séparé de sa femme, qu’il n’aimait ni n’estimait, apprend qu’elle a la petite vérole… Il s’enferme avec elle, prend la même maladie, meurt et lui laisse une grande fortune avec le droit de convoler.

DLVI

Il y a une modestie d’un mauvais genre, fondée sur l’ignorance, qui nuit quelquefois à certains caractères supérieurs, qui les retient dans une sorte de médiocrité : ce qui me rappelle le mot que disait à déjeuner à des gens de la Cour un homme d’un mérite reconnu : « Ah ! Messieurs, que je regrette le temps que j’ai perdu à apprendre combien je valais mieux que vous ! »

DLVII

Les conquérans passeront toujours pour les premiers des hommes, comme on dira toujours que le lion est le roi des animaux.

DLVIII

Le public ne croit point à la pureté de certaines vertus et de certains sentimens, et en général le public ne peut guère s’élever qu’à des idées basses[1].

DLIX

M…, ayant voyagé en Sicile, combattait le préjugé où l’on est que l’intérieur des terres est rempli de voleurs. Pour le prouver, il ajoutait que partout où il avait été, on lui avait dit : « Les brigands sont ailleurs. » M. de B…, misanthrope gai, lui dit : « Voilà, par exemple, ce qu’on ne vous dirait pas à Paris. »

DLX

On sait qu’il y a dans Paris des voleurs connus de la police, presque avoués par elle et qui sont à ses ordres, s’ils ne sont pas les délateurs de leurs camarades. Un jour, le Lieutenant de police en manda quelques-uns et leur dit : « Il a été volé tel effet, tel jour, en tel quartier. — Monsieur, à quelle heure ? — À deux heures après midi. — Monsieur, ce n’est pas nous, nous ne pouvons en répondre ; il faut que cela ait été volé par des FORAINS. »

DLXI

M… disait plaisamment qu’à Paris chaque honnête homme contribue à faire vivre les espions de police, comme Pope dit que les poètes nourrissent les critiques et les journalistes.

DLXII

Il était passionné et se croyait sage ; j’étais folle, mais je m’en doutais, et, sous ce point de vue, j’étais plus près que lui de la Sagesse.

DLXIII

C’est un proverbe turc que ce beau mot : « Ô malheur ! je te rends grâce, si tu es seul. »

DLXIV

Les Italiens disent : Sotto umbilico ne religione ne verità.

DLXV

Pour justifier la Providence, Saint Augustin dit qu’elle laisse le méchant sur la terre pour qu’il devienne bon, ou que le bon devienne meilleur par lui.

DLXVI

Les hommes sont si pervers que le seul espoir et même le seul désir de les corriger, de les voir raisonnables et honnêtes, est une absurdité, une idée romanesque qui ne se pardonne qu’à la simplicité de la première jeunesse.

DLXVII

« Je suis bien dégoûté des hommes », disait M. de L… — « Vous n’êtes pas dégoûté », lui dit M. de N…, non pour lui nier ce qu’il disait, mais par misanthropie, pour lui dire : votre goût est bon.

DLXVIII

M…, vieillard détrompé, me disait : « Le reste de ma vie me paraît une orange à demi-sucée, que je presse je ne sais pas pourquoi, et dont le suc ne vaut pas la peine que je l’exprime. »

DLXIX

Notre langue est, dit-on, amie de la clarté. C’est donc, observe M…, parce qu’on aime le plus ce dont on a le plus besoin ; car, si elle n’est maniée très adroitement, elle est toujours prête à tomber dans l’obscurité.

DLXX

Il faut que l’homme à imagination, que le poète, croie en Dieu :

Ab Jove principium Musis,

Ou :

Ab Jove Musarum primordia.


DLXXI

Les vers, disait M…, sont comme les olives, qui gagnent toujours à être pochetées.

DLXXII

Les sots, les ignorans, les gens malhonnêtes, vont prendre dans les livres des idées, de la raison, des sentimens nobles et élevés, comme une femme riche va chez un marchand d’étoffes s’assortir pour son argent.

DLXXIII

M…, disait que les érudits sont les paveurs du temple de la Gloire.

DLXXIV

M…, vrai pédant grec, à qui un fait moderne rappelle un trait d’antiquité. Vous lui parlez de l’abbé Terray, il vous cite Aristide, contrôleur général des Athéniens.

DLXXV

On offrait à un homme de lettres la collection du Mercure à trois sols le volume. « J’attends le rabais », répondit-il.

DLXXVI

M. de***, amoureux passionné, après avoir vécu plusieurs années dans l’indifférence, disait à ses amis, qui le plaisantaient sur sa vieillesse prématurée : « Vous prenez mal votre tems : j’étais bien vieux il y a quelques années, mais je suis bien jeune à présent. »

DLXXVII

La plupart des bienfaiteurs ressemblent à ces généraux maladroits qui prennent la ville et qui laissent la citadelle.

DLXXVIII

Un homme d’esprit, s’apercevant qu’il était persiflé par deux mauvais plaisans, leur dit : « Messieurs, vous vous trompez, je ne suis ni sot ni bête ; je suis entre deux. »

DLXXIX

Une femme laide qui se pare pour se trouver avec de jeunes et jolies femmes fait, en son genre, ce que font, dans une discussion, les gens qui craignent d’avoir le dessous : ils s’efforcent de changer habilement l’état de la question. Il s’agissait de savoir quelle était la plus belle : la laide veut qu’on demande quelle est la plus riche.

DLXXX

M. D… avait refusé les avances d’une jolie femme. Son mari le prit en haine comme s’il les eût acceptées, et on riait de M. D… qui disait : « Morbleu ! s’il savait du moins combien il est plaisant ! »

DLXXXI

Un homme connu pour avoir fermé les yeux sur les désordres de sa femme, et qui en avait tiré parti plusieurs fois pour sa fortune, montrait le plus grand chagrin de sa mort, et me dit gravement : « Je puis dire ce que Louis XVI disait à la mort de Marie-Thérèse : Voilà le premier chagrin qu’elle m’ait jamais donné. »

DLXXXII

Une jolie femme dont l’amant était maussade et avait des manières conjugales, lui dit : « Monsieur, apprenez que, quand vous êtes avec mon mari dans le monde, il est décent que vous soyez plus aimable que lui. »

DLXXXIII

Un médecin disait : « Il n’y a que les héritiers qui payent bien. »

DLXXXIV

Il y a une sorte de reconnaissance basse.

DLXXXV

Les vieillards, dans les capitales, sont plus corrompus que les jeunes gens. C’est là que la pourriture vient à la suite de la maturité.

DLXXXVI

Il n’est vertu que pauvreté ne gâte.

Ce n’est pas la faute du chat quand il prend le dîner de la servante.

DLXXXVII

M. D… L… vint conter à M. D… un procédé horrible qu’on avait eu pour lui, et ajoutait : « Que feriez-vous à ma place ? » Celui-ci, homme devenu indifférent à force d’avoir souffert des injustices, et égoïste par misanthropie, lui répondit froidement : « Moi, Monsieur ! dans ces cas-là je soigne mon estomac et je tiens ma langue vermeille. »

DLXXXVIII

Un docteur de Sorbonne, furieux contre le Système de la Nature, disait : « C’est un livre exécrable, abominable ; c’est l’athéisme démontré. »

DLXXXIX

Il en est des philosophes comme des moines, dont plusieurs le sont malgré eux et enragent toute leur vie. Quelques autres prennent patience ; un petit nombre enfin est heureux, se tait et ne cherche point à faire des prosélytes, tandis que ceux qui sont désespérés de leur engagement cherchent à racoler des novices.

DXC

Il y a des gens qui mettent leurs livres dans leur bibliothèque, mais M… met sa bibliothèque dans ses livres. (Dit d’un faiseur de livres faits.)

DXCI

Une petite fille disait à M…, auteur d’un livre sur l’Italie : « Monsieur, vous avez fait un livre sur l’Italie ? — Oui, Mademoiselle. — Y avez-vous été ? — Certainement. — Est-ce avant ou après votre voyage que vous avez fait votre livre ? »

DXCII

M…, à qui on demandait fréquemment la lecture de ses vers, et qui s’en impatientait, disait qu’en commençant cette lecture il se rappelait toujours ce qu’un charlatan du Pont Neuf disait à son singe en commençant ses jeux : « Allons, mon cher Bertrand, il n’est pas question ici de s’amuser. Il nous faut divertir l’honorable compagnie. »

DXCIII

Il y a une mélancolie qui tient à la grandeur de l’esprit.

DXCIV

Un curé de campagne dit au prône à ses paroissiens : « Messieurs, priez Dieu pour le possesseur de ce château, mort à Paris de ses blessures. » (Il avait été roué.)

DXCV

On disait de M… qu’il tenait d’autant plus à un grand seigneur qu’il avait fait plus de bassesses pour lui. C’est comme le lierre qui s’attache en rampant.

DXCVI

Un homme fort riche disait en parlant des pauvres : « On a beau ne leur rien donner, ces drôles-là demandent toujours. » Plus d’un prince pourrait dire cela de ses courtisans.

DXCVII

Un provincial, à la Messe du Roi, pressait de questions son voisin : « Quelle est cette dame ? — C’est la reine. — Celle-ci ? — Madame. — Celle-là, là ? — La comtesse d’Artois. — Cette autre ? » L’habitant de Versailles, impatienté, lui répondit : « C’est la feue reine. »

DXCVIII

À l’époque de l’Assemblée des Notables (1787), lorsqu’il fut question du pouvoir qu’il fallait accorder aux intendans dans les assemblées provinciales, un certain personnage important leur était très favorable. On en parla à un homme d’esprit lié avec lui. Celui-ci promit de le faire changer d’opinion, et il y réussit. On lui demanda comment il s’y était pris ; il répondit : « Je n’ai point insisté sur les abus tyranniques de l’influence des intendans ; mais vous savez qu’il est très entêté de noblesse, et je lui ai dit que de fort bons gentilshommes étaient obligés de les appeler : Monseigneur. Il a senti que cela était énorme, et c’est ce qui l’a amené à notre avis. »

DXCIX

Définition d’un Gouvernement despotique : un ordre de choses où le supérieur est vil et l’inférieur avili.

DC

Les ministres ont amené la destruction de l’autorité royale, comme le prêtre celle de la Religion. Dieu et le Roi ont porté la peine des sottises de leurs valets.

DCI

Un homme disait naïvement à un de ses amis : « Nous avons, ce matin, condamné trois hommes à mort. Il y en avait deux qui le méritaient bien. »

DCII

« On dit la puissance spirituelle, disait M…, par opposition à la puissance bête. Spirituelle, parce qu’elle a eu l’esprit de s’emparer de l’autorité. »


  1. Cette pensée résume la maxime CCLXXX de la p. 97.