Merci, Giorgio de Chirico

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Le Disque Vert, nord, tome 2, 1922 - 19242 (p. 583-584).


MERCI, GIORGIO DE CHIRICO


Ceux qui vivent parmi les paysages que Jean-Jacques Rousseau le premier baptisa romantiques, peuvent, pour oublier leur ennui, regarder l’herbe croître, écouter les fleurs éclore.

Dans les villes, à défaut de vocation précise et suffisante, il s’agit de confondre les rues bâties avec des coins de nature authentique ; ainsi devient-il aisé de se réjouir à chaque promenade, car c’est ici la naissance des maisons et là le jaillissement des pierres amoureuses du rire, des scies : or, comme les plus hauts immeubles mettent à s’épanouir moins de temps que les graminées, ceux qui habitent les capitales et les grands ports ne doutent plus de rien ; mais comment dire, sans avoir l’air d’un pédant à la recherche d’une formule, que le mouvement peu à peu leur fait oublier la matière ? J’ai trop peur des mots savants pour parler de dynamisme, et cependant les tours poussent, se fanent, et déjà les voici en ruines que personne encore ne les a caressées de la main ou du regard.

Les citadins ne songent guère à la joie de la sensualité, mais est-ce bien une excuse que de la prétendre trop facile et trop bonne fille pour qu’il s’en puisse espérer un geste original ?

Tout de même, quel bonheur de pouvoir s’arrêter, le jour où, libre des petites angoisses et des peurs banales, un homme aura trouvé un point de perfection tel qu’on puisse souhaiter voir le mouvement s’y stabiliser à jamais. J’imagine un architecte en quête de ce point ou plutôt de la formule qui lui permettra de le découvrir ; la tête entre les mains, il est le portrait même du chercheur ; je prévois qu’il va se jeter par la fenêtre ; bonne âme, pour qu’il n’en fasse rien, je colle sur les vitres une toile ; il rouvre les yeux, s’écrie au miracle, va s’élancer dans une rue mystérieuse qui s’ouvre de plain-pied. Je l’arrête, le force à regarder ; au bas du tableau il lit Giorgio de Chirico.

Je lui explique qu’une cité vient d’être découverte ; sans doute, doit-on dire qu’elle est la perfection même, puisqu’on ne saurait imaginer dans le plus infime détail une autre combinaison de ses rues, de ses places, de ses arcades ; les grands hommes ont les statues qu’ils méritent ; aucune cheminée ne manque du plus bel orgueil, et d’attendrissants petits chemins de fer regardent s’envoler leur fumée légère, légère.

Je répète qu’on a envie de se promener dans les tableaux de Giorgio de Chirico ; villes de somptuosité, dirai-je, et d’harmonie ; villes qui nous troublent tout de même, car elles paraissent avoir l’indifférence d’une chair qui ne se sentirait point vivre ; et déjà cette perfection qui engageait au repos et à de paisibles bonheurs, semble appeler la mort ; et parce qu’il est homme à la conscience orgueilleuse, le peintre assombrit l’horizon d’une menace glauque.

On a dû respirer le même air dans les villes qui furent ensevelies ; mais avant que se déploie à jamais le rideau de lave verte, explorons.

Devant l’énigme des masques antiques, faudra-t-il parler de quelque hantise olympienne ? Il me plairait assez d’imaginer Chirico prophète sans souvenir ; pourtant, de quel droit lui prêter l’inconscience du devin ? J’aime mieux retenir sa grande leçon désespérée : le panthéisme allant jusqu’à l’athéisme, une voiture de déménagement plus angoissante que l’ombre des portiques, plus terrible aussi que le masque de Zeus.

Chirico ne crée ni les idoles, ni les objets rituels d’une mythologie encore inédite, qui forcément serait aussi précaire que l’ancienne ; on accuse sa peinture d’être métaphysique ; mais que prouve ce mot aux intentions sournoises ? Je crois, au contraire, qu’un sensuel très affiné pouvait seul goûter le charme des corps de buis ; de même, un simple penseur aurait-il su comprendre que chez les opticiens les têtes idéales attendent des baisers que nul encore n’a donnés ?

Ce n’est pas encore la fin du monde.
Une grandeur s’impose, inexplicablement.
Giorgio de Chirico, merci.


rené crevel.