Mes pontons/Chapitre 1

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 3-7).


I

Incarcération – Impressions – Description des pontons – Égalité – Vivres – Travaux – Tribunal – Industries – Bertaud – Les rafalés


Après une traversée de dix semaines, le Ramillies entra dans la rade de Portsmouth. Le lendemain même, le 15 mai 1806, je fus transféré, avec une partie de mes compagnons d’infortune, sur le ponton le Protée.

Un ponton, personne ne l’ignore, est un vieux vaisseau démâté, à deux ou trois ponts, qui, retenu par des amarres, présente presque l’immobilité d’un édifice de pierre.

Je ressens encore l’impression pénible que me causa la première vue du Protée : ancré à la file de huit autres prisons flottantes, à l’entrée de la rivière de Portchester, sa masse noire et informe ressemblait assez, de loin, à un immense sarcophage.

Je regardais, avec le désespoir au cœur, pendant que le Transport-Office nous conduisait à son bord, ce sombre tombeau dans lequel, enterré vivant, je devais voir s’écouler ma jeunesse ; mon imagination soulevait les épaisses murailles de bois, me montrait les visages flétris et désolés des infortunés qu’il renfermait dans son sein ; mais, hélas ! mon imagination était bien loin encore, comme je pus m’en convaincre quelques minutes plus tard, d’atteindre à la hauteur de la réalité.

Quelle affreuse impression je ressentis lorsque conduit, entre une haie de soldats sur le pont, je me trouvai brutalement jeté au milieu de la misérable et hideuse population du Protée !

Aucune description, quelle qu’en soit l’énergie, aucune plume, quelle que soit sa puissance, ne sauraient rendre le spectacle qui s’offrit tout à coup à mes regards.

Que l’on se figure une génération de morts sortant un moment de leurs tombes, les yeux caves, le teint hâve et terreux, le dos voûté, la barbe inculte, à peine recouverts de haillons jaunes en lambeaux, le corps d’une maigreur effrayante, et l’on n’aura encore qu’une idée bien affaiblie et bien incomplète de l’aspect que présentaient mes compagnons d’infortune.

À peine eus-je mis les pieds sur le pont que des gardiens s’emparèrent de moi, m’arrachèrent brutalement mes habits, me firent prendre un bain glacé et me revêtirent ensuite d’une chemise, d’un pantalon et d’un gilet de couleur jaune-orange : l’étoffe n’avait pas été prodiguée dans la confection de ces effets, car le pantalon me descendait à mi-jambe, et le gilet, beaucoup trop étroit pour la largeur de ma poitrine, ne croisait pas. Ces deux pièces étaient timbrées en noir d’un T et d’un 0 d’une dimension colossale : ces lettres représentaient les initiales de Transport-Office. Cette opération terminée, on me conduisit avec mes compagnons nous faire inscrire ; puis une fois classés et enregistrés, on nous déposa chacun de notre côté au poste qui nous était assigné : quant à moi je fus parqué dans la batterie de 24.

À présent, je demanderai la permission au lecteur, avant de poursuivre, de donner une description exacte et complète de l’intérieur d’un ponton : cette description me semble indispensable pour l’intelligence des récits qui vont suivre.

L’on sait que sur le pont d’un vaisseau il existe deux gaillards, celui de l’arrière et celui de l’avant, qui sont séparés par une rambade et par une grande ouverture qui laisse à découvert la partie de la batterie de dix-huit appelée le carré de la drome. Ce carré et le gaillard d’avant étaient les seuls endroits où il fût permis aux prisonniers, ce qui n’avait pas lieu toujours, de respirer un peu d’air et de se promener. Les détenus avaient baptisé cet endroit, avec cette ironique gaieté qui ne fait jamais défaut aux Français dans le malheur, du nom pompeux de parc. Le parc avait environ quarante-quatre pieds de long sur trente-huit de large.

Le gaillard d’avant, la seconde promenade des pontons, ne présentait pas autant de surface et par conséquent était loin d’être aussi estimé que le parc ; de plus, les cheminées qui aboutissaient justement à cet endroit l’enveloppaient presque constamment d’un épais nuage de fumée de charbon de terre, qui incommodait horriblement les promeneurs et les forçait la plupart du temps à battre en retraite.

Les deux extrémités du ponton étaient occupées par les Anglais chargés de la garde des prisonniers ; le derrière était spécialement consacré au lieutenant commandant le vaisseau, aux officiers, à leurs domestiques et à quelques soldats : le devant ne contenait que des troupes.

Une forte séparation, faite au moyen de planches très solides et très épaisses, existait entre le logement des Anglais et celui des malheureux captifs ; cette cloison, pour surcroît de précaution, était garnie d’une grande quantité de clous à têtes larges, serrés les uns contre les autres, ce qui constituait à peu près comme une muraille de fer. Des meurtrières pratiquées de distance en distance permettaient aux Anglais, en cas de révolte ou d’émeute de notre part, de tirer sur nous à bout portant et sans courir le moindre danger.

Enfin, la batterie basse et le faux pont étaient les parties du ponton consacrées aux logements de prisonniers ; cette batterie ainsi que le faux pont représentaient une longueur d’environ cent trente pieds sur une largeur de quarante.

C’était dans cet espace resserré que nous étions logés au nombre d’à peu près sept cents !

Dans le parc se trouvait un escalier qui servait à descendre dans les batteries, qui n’avaient aucune communication visible entre elles ; je dis visible, car nous avions percé un petit trou carré, inconnu de nos geôliers, qui nous servait à passer les uns chez les autres : cet escalier ne pouvait donner passage, tant il était étroit, qu’à une seule personne à la fois.

Dans les batteries le jour ne nous arrivait que par les sabords, ouverts de deux l’un, et dans le faux pont que par des hublots fort étroits pratiqués à cet effet. Toutes ces ouvertures étaient garnies de grilles en fonte, épaisses de deux pouces carrés, dont nos geôliers faisaient l’inspection chaque jour, quoiqu’elles fussent à l’épreuve de la lime. Je dirai plus tard, lorsque l’occasion s’en présentera dans le cours de ce récit, de quelle façon nous nous y prenions pour briser cet obstacle si puissant : pour le moment je préfère achever promptement cette description d’un ponton, plan nécessaire au lecteur pour qu’il puisse bien se rendre compte de ce qui va suivre.

Tout autour du vaisseau, presque au niveau de la mer, régnait une galerie dont le fond était construit à claire-voie, afin que nous ne pussions nous glisser dessous sans être aperçus par les fonctionnaires qui s’y promenaient sans cesse : pendant le jour on y plaçait deux sentinelles et sept pendant la nuit. Le ponton était alors commandé par un lieutenant de vaisseau et un master remplissant les fonctions de second ; les fonctions d’officiers étaient remplies par les premiers maîtres ; enfin, la garnison se composait de quarante à cinquante soldats, sous les ordres d’un lieutenant de troupe de marine. Le reste du personnel comprenait une vingtaine de matelots et quelques mousses spécialement affectés au service des embarcations. En outre, et dernière garantie, comme les pontons étaient ancrés soit à la file, soit en regard, et près les uns des autres, ils se surveillaient mutuellement.

Voici à présent quelles étaient les mesures de sûreté à l’intérieur : pendant le jour, on plaçait trois sentinelles dans la galerie, une sur le radeau où s’appuyait l’échelle servant à monter à bord, une autre sur le gaillard d’avant, et une dernière enfin sur chaque passavant : huit à dix hommes de garde se tenaient en outre constamment prêts sur le gaillard d’arrière à prendre les armes au moindre signal.

Pendant la nuit, indépendamment des sept sentinelles dont j’ai parlé et qui se promenaient le long de la galerie placée à fleur d’eau, il y avait encore un factionnaire dans le parc, au-dessus des panneaux servant à descendre dans les batteries. Un officier, un sergent, un caporal et quelques matelots de quart faisaient aussi des rondes continuelles. Enfin, de quart d’heure en quart d’heure, nous entendions le cri monotone des sentinelles criant : All is well (Tout va bien !)

Quant aux canots appartenant au ponton, et dont nous aurions pu nous servir en cas d’évasion, ils étaient hissés le long du bord à huit ou dix pieds au-dessus de l’eau, à l’exception d’un seul, toutefois, qui restait attaché à une chaîne de fer.

À six heures du matin en été, et à huit en hiver, nos geôliers ouvraient les sabords et les panneaux des batteries ; seulement, l’air, trop peu abondant pour une aussi grande agglomération de monde que nous étions, se trouvait tellement vicié chaque matin que les Anglais, en exécutant cette opération, se reculaient vivement pour n’être point atteints par les émanations fortes et pernicieuses qui montaient de nos logements.

L’été – et sans cette précaution une seule nuit eût suffi pour nous tuer tous – on laissait les sabords, défendus, je l’ai déjà dit, par des grilles en fonte, constamment ouverts.

À six heures du soir en été, à deux en hiver les Anglais venaient, armés de barres de fer, frapper toutes les grilles et sonder tous les murs du ponton, pour bien s’assurer que les uns et les autres n’étaient point endommagés par quelque tentative d’évasion ; une heure après cet examen, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au bout, se rendaient successivement dans chaque batterie et nous faisaient monter sur le pont ; on nous comptait absolument comme on compte des moutons, afin de voir si quelque évasion n’avait pas eu lieu.

Je dirai aussi, dans la suite de ce récit, comment nous parvînmes à rendre cette précaution inutile, et de quelle façon nous nous y prîmes pour dissimuler l’absence de ceux qui étaient assez heureux pour se sauver, jusqu’à ce qu’une lettre d’eux nous apprît qu’ils étaient en sûreté. J’arrive à présent à notre logement.

L’ameublement du ponton ne me demandera pas de grands efforts de description, car il se composait tout bonnement d’un banc placé le long des murs et de quatre autres placés au milieu du navire. Chaque prisonnier, à son entrée à bord du ponton, recevait un hamac, une très mince couverture de laine et un matelas de bourre pesant de deux à trois livres au plus. Les hamacs étaient suspendus à des taquets placés sur les barreaux de chaque batterie.

Inutile d’ajouter que quand le nouveau venu était un officier, les Anglais reniaient ou plutôt ne tenaient pas compte de son grade et le traitaient absolument comme s’il eût été un simple matelot. L’égalité la plus complète régnait pour la souffrance dans nos affreuses prisons.

Comme nous étions près de quatre cents personnes dans chaque batterie, et que chaque batterie, c’est là un détail que je ne saurais trop répéter, présentait seulement une longueur de cent trente pieds environ sur une largeur de quarante et une hauteur de six au plus, les hamacs, qui occupaient un espace d’au moins sept pieds à cause des cordes qui les attachaient, ne pouvaient naturellement se placer tous sur le même rang ; une moitié était donc mise par-dessus l’autre. Ceux d’entre les prisonniers qui jouissaient de quelque fortune se faisaient construire des cadres suspendus qu’ils garnissaient de véritables matelas, et ils étaient mieux couchés ; seulement ils devaient subir, tout comme le plus misérable d’entre nous, l’influence pernicieuse de l’air méphitique qui nous enveloppait et de la vermine ; je répète encore ici que nos bourreaux, ne tenant aucun compte du rang, les officiers, les soldats et les matelots étaient confondus.

Je passe maintenant à la nourriture. C’était là que se développait sans contrainte la haine que nous portaient les Anglais.

Notre semaine se divisait en jours gras et en jours maigres : les premiers étaient au nombre de cinq, les derniers de deux. La ration de chaque prisonnier se composait d’une livre un quart de pain bis et de sept onces de viande de vache. Il était convenu, quoique cela manquât la plupart du temps et qu’il nous fallût souvent passer notre journée à jeun, que l’on devait nous servir la soupe à midi. On nous passait pour sa confection trois onces d’orge et une once d’oignon pour quatre hommes, ou bien une once de poireau pour trois et du sel.

Les deux jours de maigre, au lieu de soupe et de viande, notre ration se composait, savoir : le mercredi, d’une livre de hareng saur et d’une livre de pommes de terre ; le vendredi, d’une livre de morue sèche et d’un poids égal de pommes de terre. Je dois faire observer ici que la livre anglaise se compose non de seize, mais seulement de quatorze onces.

Notre ration maigre, qui, au premier aspect, doit paraître suffisante pour la nourriture d’un homme, ne représentait cependant que juste ce qu’il nous fallait pour ne point mourir, littéralement parlant, de faim, et voici pourquoi : d’abord nous ne la recevions jamais complète, car les fournisseurs, sachant très bien que nos plaintes ne seraient pas écoutées, ne manquaient pas de nous en retenir au moins quelque bribe ; ensuite il nous fallait, sur cette ration déjà diminuée par la fraude, opérer les retenues suivantes :

1° Pour les prisonniers qui se trouvaient, soit pour avoir tenté de s’évader, soit pour avoir commis des dégâts, aux deux tiers de la ration ;

2° Pour payer un journal que nous recevions en contrebande et que l’on nous faisait naturellement payer au triple de sa valeur ;

3° Enfin pour pouvoir mettre de côté et fournir quelque argent à ceux qui s’évadaient.

Ces retenues se faisaient indistinctement et par parts égales sur la totalité des prisonniers, car une règle que nous avions établie parmi nous et que nous observions religieusement voulait que chaque homme reçût la même quantité de nourriture à la distribution générale.

Une fois les retenues dont je viens de parler opérées, il nous restait juste par tête : les jours gras, dix-neuf onces de pain, trois onces de viande et une pinte de bouillon ; les jours maigres, dix-neuf onces de pain, treize onces de morue ou cinq harengs, treize onces de pommes de terre.

Nous étions divisés par plats de six personnes, recevant notre ration en commun. Tous les ustensiles que l’on nous donnait pour prendre nos repas se résumaient en un simple bidon en fer-blanc, une gamelle ; les cuillers, les fourchettes et les couteaux nous étaient inconnus.

Quand les fournisseurs anglais avaient approvisionné le ponton pour un jour, ils ne se mêlaient plus de la distribution des vivres et laissaient ce soin, ainsi que celui de les préparer, à nos cuisiniers, qui n’étaient autres que des prisonniers choisis parmi nous. Ces derniers seuls avaient le droit d’entrer dans la cuisine. Quinze prisonniers qui représentaient les détenus des différentes batteries recevaient bien, il est vrai, la permission de surveiller l’emploi de nos provisions, mais les factionnaires, malgré les cartes d’entrée qu’ils leur exhibaient, les repoussaient ordinairement avec brutalité à coups de crosse, et ne leur permettaient que rarement d’accomplir leur mission.

Voici la manière dont nous divisions généralement notre ration pour la nourriture de notre journée :

Le matin nous déjeunions avec du pain sec ; à midi nous mangions seulement la soupe, dans laquelle nous mettions une partie de notre pain ; quant à nos sept onces de viande, nous les gardions pour notre souper. Les jours maigres nous offraient moins de ressources : les harengs saurs étaient ordinairement d’une si détestable qualité que nous ne pouvions, quoique tombant d’inanition, nous décider à les manger ; nous les vendions à raison de deux sous aux fournisseurs, qui les gardaient pour nous les représenter la semaine suivante. Je suis persuadé qu’il y a certains harengs qui ont été servis pendant plus de dix ans de suite. Avec ces deux sous, nous nous procurions soit un peu de beurre, soit du fromage. Quant à la morue, qui, quoique nauséabonde, pouvait cependant à la rigueur, sinon se supporter, du moins s’avaler, nous la faisions cuire à l’eau dans la grande chaudière, et, la séparant en deux portions égales, nous la conservions pour les deux jours.

Après que la distribution générale de la soupe était faite, on répartissait l’excédent qui restait au fond de la chaudière à tour de rôle, de façon que certains jours nous nous trouvions posséder parfois une ration et demie : cette bonne aubaine arrivait ordinairement une fois par mois à chaque plat de six prisonniers et se nommait rabiot. Souvent il arrivait que nous nous trouvions dans la nécessité de refuser le pain que l’on nous donnait, soit parce qu’il était mat comme de la terre, soit parce que nos dix-neuf onces, pesées avec trop de légèreté, représentaient à peine un volume gros comme le poing. Nous adressions alors notre réclamation au lieutenant qui commandait le ponton et qui en instruisait le commissaire. Seulement ce dernier se donnait rarement la peine de répondre à temps pour nos estomacs. Il nous arrivait le plus souvent d’être obligés d’attendre à jeun sa décision jusqu’à cinq heures du soir. Que l’on juge des tourments que nous faisaient éprouver alors nos pauvres estomacs délabrés, privés ainsi pendant vingt-quatre heures de toute nourriture.

L’eau nous était apportée de terre par les petits bâtiments destinés à ce seul usage. Ils venaient se ranger près du ponton, et nous étions alors obligés de hisser les barriques. Ceux d’entre nous que leur faiblesse ou leur grand âge rendait incapables de faire cette corvée, ou bien les officiers qui ne jugeaient pas de leur dignité de s’y assujettir, devaient payer un sou à celui qui les remplaçait ; s’ils manquaient d’argent, ils donnaient dix onces de pain sur leur ration du lendemain.

Au reste, les corvées ne nous manquaient pas. Chaque jour et à tour de rôle, nous étions employés à retirer de la cale le nombre de pièces d’eau nécessaires pour la soupe ou bien à remplir le charnier d’où on tirait l’eau pour la boire. Enfin chaque soir, après que nous étions descendus dans nos batteries, une douzaine d’entre nous s’occupaient à laver le gaillard d’avant et le parc.

Le nombre considérable d’hommes entassés les uns sur les autres aurait produit à coup sûr de dangereuses et fréquentes épidémies, si l’on ne se fût occupé, avec le plus grand soin, d’entretenir la propreté à bord du ponton. À cet effet, des soldats anglais venaient chaque matin dans une des batteries faire détacher les hamacs ; on les portait ensuite au grand air sur le gaillard d’avant, où ils restaient toute la journée.

Deux fois par semaine en hiver, on grattait d’un bout à l’autre le pont des batteries ; chaque homme était tenu de contribuer à cette opération pour l’espace de pont que recouvrait son hamac. En été, au lieu de ce grattage, on lavait chaque matin la batterie à grande eau.

À présent, quelques explications préliminaires sur l’organisation morale établie dans nos affreuses prisons. Avant tout, on concevra sans peine combien ce pêle-mêle d’hommes exaspérés par des souffrances inouïes, aiguillonnés par des besoins impérieux et jamais assouvis, aigris enfin par le malheur, et à l’abri de l’atteinte des lois et de l’autorité, devait présenter d’éléments dangereux de perversité et de démoralisation.

Pour prévenir autant que possible les crimes et les désordres, les prisonniers avaient établi eux-mêmes sur le Protée un comité de huit membres nommés à la majorité des voix, et dont la mission était, d’abord de promulguer les règlements particuliers ou généraux que des circonstances imprévues rendaient nécessaires, ensuite de connaître, apprécier et juger sans appel les différends qui s’élevaient entre les détenus.

Toutefois, lorsqu’il s’agissait d’un crime ou d’un délit grave, comme d’un assassinat ou d’un vol, le comité n’avait que le droit de convoquer la batterie et le faux pont, car l’accusé était alors jugé par tous les prisonniers réunis. Comme personne n’avait le droit de grâce, la sentence rendue était toujours exécutée avec une implacable sévérité. Quoique l’anarchie fût l’essence de notre prison, cependant les officiers y étaient généralement estimés, se faisaient assez facilement écouter par la foule, et jouissaient d’une grande influence.

Une fois ces détails indispensables donnés, et rien n’entravant plus la marche de ce récit, je reprendrai d’un peu plus haut, et je ramènerai le lecteur au moment où je fus introduit dans la batterie de vingt-quatre du Protée.

Si quelqu’un m’eût dit, lorsque j’étais embarqué avec deux cent cinquante esclaves sur la Doris, que l’on pouvait supporter sans mourir une atmosphère plus fétide et plus corrompue que celle qui régnait à bord de ce négrier, j’eusse certes refusé de croire à une pareille assertion ; c’est que je ne me doutais pas alors de ce qu’était l’intérieur d’un ponton.

Je ne puis donc décrire, car je recule parfois devant la vérité lorsqu’elle peut paraître invraisemblable, quelle épouvantable impression de dégoût et de malaise je ressentis lorsque je pénétrai dans la batterie de vingt-quatre où j’étais classé. Il me sembla qu’un nuage épais et brûlant, renfermant dans ses flancs le germe mortel et contagieux de toutes les épidémies humaines, s’abattait sur moi et décomposait mon sang. Je dus faire un violent effort et appeler à mon aide toute ma force de volonté pour ne point tomber en faiblesse.

Heureusement que cette pénible impression dura peu : après une demi-heure de séjour dans la batterie, je me sentis sinon familiarisé avec cette atmosphère épouvantable, du moins en état de la supporter. Je reportai alors toute mon attention sur les objets qui m’environnaient et que mes yeux, affaiblis par une trop brusque transition de la lumière à l’obscurité, ne m’avaient pas permis d’abord d’apercevoir. C’était un incroyable tableau que celui qu’offraient la batterie de vingt-quatre et le faux pont du Protée ; et quoique je sente combien il m’est impossible de le décrire tel qu’il me parut alors, je ne puis cependant résister au désir d’essayer, sinon de le reproduire dans son ensemble, au moins d’en rendre quelques détails.

Au milieu de la batterie régnait une obscurité presque aussi épaisse que celle de la nuit : les deux côtés seuls du vaisseau, éclairés par les ouvertures d’un sabord entre deux, présentaient un jour triste et douteux. Les visages des prisonniers, éclairés par cette lumière blafarde, pâles, cadavéreux, privés des couleurs ordinaires de la vie, semblaient appartenir à une race d’homme inconnue et souterraine : on eût dit des spectres sortis de leurs tombeaux. Peindre à présent l’incroyable diversité des haillons dont ces malheureux étaient affublés me serait chose impossible : tout ce que l’Espagne, cette terre classique des guenilles, a possédé et possède encore de mendiants, ne saurait donner une idée de l’incroyable accoutrement de la plupart de mes compagnons d’infortune.

Une grande activité régnait dans cet affreux cloaque : personne, excepté toutefois quelques prisonniers qui, couchés tout de leur long sur le plancher, semblaient prêts, tant leur pâleur était extrême et leurs regards éteints, à rendre le dernier soupir ; personne, dis-je, n’était inoccupé. Les uns, armés de rabots, se livraient à des travaux de menuiserie ; d’autres exécutaient avec des os de charmants ouvrages et des jeux d’échecs ; ceux-ci construisaient des vaisseaux et des frégates d’un fini achevé ; ceux-là tressaient des chaussons, des chapeaux de paille, ou tricotaient des bonnets de nuit : chaque homme représentait une industrie différente.

À côté de ceux qui cultivaient les arts et les métiers, car plusieurs prisonniers élevaient par la perfection leurs travaux jusqu’aux hauteurs de l’art, se trouvaient aussi les industriels. Je vis, placé entre un tailleur et un cordonnier, un homme fort occupé à manipuler une matière noire et infecte ; l’ayant interrogé sur ce mélange, il m’apprit que c’était du tabac ! Ce prisonnier représentait la régie du bord. Dieu sait pourtant que dans les produits qu’il triturait du matin au soir, et qu’il nous livrait au reste à assez bas prix, il n’entrait guère de feuilles de la plante odorante dont nous sommes redevables à Christophe Colomb.

Enfin, trait de mœurs qui peint admirablement le caractère français, au milieu de la batterie des maîtres de danse, d’escrime et de bâton initiaient leurs élèves au secret de ces divers exercices à raison d’un sou la leçon, et la leçon durait, à plusieurs reprises, quelquefois plus d’une heure !

Des prisonniers, enveloppés la plupart dans de vieilles capotes boutonnées jusqu’au collet, assis auprès des sabords, c’est-à-dire dans le rayon du jour, expliquaient à des camarades d’infortune les mystères de l’algèbre et de la géométrie. J’appris que ces malheureux étaient des officiers, qui, tant pour tuer le temps que pour se procurer quelques améliorations, s’étaient métamorphosés en professeurs. Leurs leçons, hélas ! ne leur étaient pas payées à un plus haut prix que celles des bâtonnistes et des maîtres de danse. Au milieu de la batterie circulaient des marchands, nommés par les prisonniers des bazardeurs, qui ne cessaient de crier d’une voix monotone et nasillarde : « Qui fait vendre ?… Qui donne à vendre ?… Qui veut acheter ?… »

À chaque instant, quelque malheureux, mourant de faim, les arrêtait dans leur course et leur proposait ses effets ; si l’on aime mieux, ses guenilles. Le marché était vite conclu, et le pauvre affamé, dépouillé, grelottant et volé, car les bazardeurs n’achetaient qu’à vil prix, s’empressait d’appeler un autre industriel, ambulant aussi, le marchand de ratatouille (c’était le mot) et échangeait contre un peu de son ignoble nourriture le produit de ses vêtements !

J’étais, quant à moi, quoique la vie nomade et aventureuse que j’avais menée jusqu’à ce jour m’eût donné assez d’assurance, fort embarrassé de ma contenance. Je m’informai de la place où je devais mettre mon hamac, et l’on me désigna, en ma qualité de nouveau venu, l’endroit le plus obscur et le moins aéré de la batterie.

— Mais je ne pourrai jamais passer une nuit entière dans une semblable position, répondis-je ; demain matin l’on me trouvera asphyxié.

— Dame, me répondit un prisonnier, cela pourrait d’autant mieux vous arriver que les trois derniers occupants de cette place sont morts en peu de jours.

— Et vous voulez que je me suicide ainsi ?…. Jamais !…

— Je vous ferai observer, me répondit le prisonnier, qu’il ne s’agit pas de savoir si cela vous convient ou non, vous devez avant tout obéir !… Où voudriez-vous accrocher votre hamac ?

— Nulle part ; je coucherai par terre, sur le plancher !

— Impossible. Comme la batterie n’a que six pieds de haut et que d’un bout à l’autre les hamacs y sont superposés sur deux rangs, vous ne trouveriez pas un espace suffisant pour vous étendre.

— Alors je suis condamné à la peine de mort ?

— À moins toutefois que vous n’ayez de l’argent…

— De l’argent ?.. Hélas ! j’en ai bien peu… À peine me reste-t-il quatre à cinq louis.

— Cinq louis ! s’écria le prisonnier en me regardant avec admiration ; mais c’est ici toute une fortune ! Savez-vous bien que moi, qui suis cordonnier, je ne gagne, en travaillant du matin au soir, que sept sous ! Et encore suis-je un de ceux qui ont le moins à se plaindre de la fortune !… Eh bien, puisque vous possédez cinq louis, pourquoi n’achetez-vous pas à perpétuité une place commode auprès des sabords ?

— Croyez-vous donc que ceux qui les occupent seront assez niais pour m’en céder une pour quelques francs !… C’est une question de vie ou de mort…

— Du tout, camarade ; c’est une question d’appétit… pas autre chose. Voulez-vous me charger de cette négociation ? Je me fais fort de vous installer convenablement en une heure de temps. Seulement, comme cela me dérange de mes travaux, je vous prierai de me payer cette heure. À raison des sept sous par jour que je gagne, ce que je vous demande ne vous ruinera pas !

— Volontiers. Vous me semblez un bon enfant ! Je souscris à tout ce que vous ferez.

— Attendez-moi ici et je reviens de suite, me dit le prisonnier en s’éloignant sans plus tarder.

En effet, cinq minutes après, fidèle à sa promesse, il était de retour.

— Voici, me dit-il en me présentant un pauvre diable dont la maigreur me parut phénoménale, un brave soldat de ligne qui ne demande pas mieux que d’entrer en arrangement avec vous. Il possède depuis quinze jours la meilleure place peut-être de la batterie, une place qu’il a attendue pendant deux ans ; et quoiqu’il y tienne énormément, il ne serait pas éloigné pourtant de la céder à un bon camarade qui saurait récompenser généreusement ce sacrifice.

— Combien voulez-vous, soldat ? demandai-je.

— Trois louis, camarade, me répondit-il d’une voix affaiblie ; inutile de marchander, continua-t-il en croyant que j’allais me récrier : mais l’idée de pouvoir manger pendant deux mois tout mon soûl… enfin c’est à prendre ou à laisser…

J’allais m’empresser de conclure le marché, car je craignais que le soldat ne se ravisât au dernier moment, lorsque mon entremetteur, l’officieux cordonnier, prit la parole.

— Je trouve, Picot, dit-il au soldat, que votre prétention, quoiqu’un peu élevée, n’a rien de réellement déraisonnable… Seulement, pour ces trois louis, il faut que vous vous chargiez de dresser de suite au camarade une table, un banc, enfin tout ce qui lui est nécessaire pour s’établir.

— Va pour l’installation ! répondit le soldat, dont le regard suivait depuis quelque temps avec avidité la marche sinueuse d’un marchand de ratatouille.

— Eh bien, voilà qui est convenu, c’est un marché conclu, dit le cordonnier. Quand tout cela sera-t-il prêt ?

— Dans une heure ou une heure et demie. Vous pouvez y compter.

En effet, le soldat Picot, fidèle à sa promesse, venait m’avertir, trois quarts d’heure plus tard, que tout était prêt. Je m’empressai de le suivre, et il me conduisit à l’endroit où je devais placer mon hamac. J’avoue qu’en voyant l’espace bien éclairé et assez aéré, situé dans un des angles de la batterie, juste contre le sabord, qui m’était destiné, j’éprouvai un véritable mouvement de joie.

Cette place, une des meilleures que l’on pût trouver dans toute la batterie, valait amplement ce qu’elle me coûtait. Un banc pour m’asseoir, presque assez grand même pour me permettre de m’y étendre, se trouvait placé devant une table qui m’appartenait aussi.

— Comment donc avez-vous fait pour vous procurer ces meubles ? demandai-je au soldat Picot.

— Ça ne m’a pas été bien difficile, me répondit-il ; je me suis arrangé avec les amis… Nous en usons toujours ainsi chaque fois que nous avons besoin de quelque chose.

Je remis alors les trois louis convenus au soldat, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

— Mon cher camarade, dis-je en m’adressant alors au complaisant cordonnier à qui j’étais redevable d’avoir fait ce bon marché, recevez, je vous prie, avec tous mes remerciements pour le service que vous venez de me rendre, ces quarante sous que je vous dois bien pour le temps que je vous ai fait perdre.

Le cordonnier saisit avidement la pièce de monnaie que je lui présentai, la fourra soigneusement dans son gousset, puis me regardant en souriant :

— Camarade, me dit-il, merci. Je veux, pour vous récompenser de la générosité que vous venez de montrer à mon égard, vous donner un bon conseil ; écoutez-moi attentivement. À bord des pontons, retenez bien ceci, un homme prudent ne doit jamais ni se laisser entraîner par la générosité, ni par quelque autre sentiment que ce soit. Il faut s’habituer à fermer son cœur, ses yeux et ses oreilles à toute pitié. Ces quarante sous que vous venez de me donner, et auxquels je ne m’attendais certes pas, représentent une semaine de nourriture, et vous regretterez bientôt amèrement d’en avoir disposé avec tant de légèreté.

« Au lieu de cette somme, car cela constitue une somme ici, vous auriez dû me glisser une pièce de deux sous dans la main, et j’eusse encore été fort satisfait ! Croyez-moi, ménagez avec le plus grand soin les deux louis qui vous restent, et profitez de ce que vous vous trouvez pour quelque temps encore à l’abri des atteintes de la faim, pour vous créer une occupation ou pour établir un commerce. Sur ce, merci, je m’en retourne à mes souliers.

J’étais assis tristement sur mon banc, réfléchissant à l’avenir qui m’attendait et songeant déjà par quel moyen je pourrais parvenir à l’éviter, lorsqu’une exclamation joyeuse, suivie d’un coup de poing que je reçus sur l’épaule, me retira brusquement de ma rêverie.

— Tiens ! c’est vous, lieutenant ! me dit en souriant d’un air de connaissance un prisonnier que je reconnus de suite pour être un matelot.

Je regardai avec attention le donneur du coup de poing ; mais cet examen ne m’apprit rien et n’éveilla en moi aucun souvenir.

— Je crois, camarade, lui répondis-je, que vous faites erreur ; je ne vous connais pas !

— Nenni, que je ne fais point erreur ! Quant à la chose que vous ne me remettez pas, c’est possible ; car lorsque j’étais simple matelot, vous étiez, vous, lieutenant, et quoique nous ayons causé quelquefois ensemble tous les deux…

— Vous vous trompez, mon ami…

— Ah ! mais non, sacrebleu !… c’est bien vous qui êtes Garneray, n’est-ce pas ? Et à preuve que nous avons servi ensemble sous les ordres du plus grand malin de tous les malins, de Surcouf ! Hein ! ça vous revient-il, à présent ? C’est moi qui suis Bertaud !… Vous savez bien ? le timonier Bertaud, natif de Saint-Brieuc, la crème des bons enfants… C’est ma longue barbe, sans doute, qui me rend méconnaissable… spa ? — Ah ! parbleu ! je me souviens à présent de vous, Bertaud. En effet, nous avons navigué tous les deux sur la Confiance.

— Et tapé ensemble sur les Anglais. Quelle noce, tout de même, à bord du Kent ! ça pleuvait-il, les horions ! Et les parts de prise… Ah ! si je ne les avais pas bues comme un imbécile, j’aurais au moins de quoi manger aujourd’hui. Mais, bah ! laissons là toutes les vieilles histoires… Vrai, ça me fait crânement plaisir de vous voir.

Il y avait un tel accent de sincérité dans la parole du timonier que je me sentis ému ; je serrai cordialement la main qu’il me tendait.

Ce Bertaud était une de ces franches et belles natures pleines de douceur et d’énergie tout à la fois, comme j’en ai, je me plais à constater ce fait en l’honneur de l’humanité, si souvent rencontré pendant ma carrière maritime. Sa rencontre me fit un grand plaisir ; je pouvais au moins compter sur un ami, et je ne me trouvais plus isolé dans la foule.

— Y a-t-il longtemps que tu as abordé ce ponton, mon pauvre Bertaud ? lui dis-je.

— Tiens, tu me tutoies ! s’écria-t-il d’un air joyeux, eh bien ! je t’en remercie ; c’est bien de ta part, car ça veut dire que tu m’estimes et que tu comptes sur moi !… Entre nous deux à présent, vois-tu, c’est à la vie et à la mort !

Nous nous serrâmes de nouveau la main, et Bertaud reprit :

— Tu me demandes s’il y a longtemps que j’habite ce gredin de ponton ? Hélas ! voilà deux ans que j’ai été pris !… Depuis cette époque, j’ai fait quatre pontons. Je ne suis sur le Protée que depuis huit mois, et j’espère ne pas y rester bien longtemps.

— Comment cela, Bertaud ? que veux-tu dire ?

— Chut et silence ! aujourd’hui blaguons ; nous causerons plus tard.

— Comme tu voudras. Et où as-tu été fait prisonnier ? dans l’Inde ?

— Hélas ! mon ami, me répondit Bertaud en poussant un soupir, c’est en revenant en France…

— Alors, c’est absolument comme moi.

— Oh ! que non !… moi, vois-tu, tu vas me traiter de muscadin ; mais que veux-tu que j’y fasse, je ne puis changer la vérité, moi, je fuyais une femme… Tu ris, que veux-tu, c’est comme ça… Une énorme mulâtresse, mon cher, nommée Chapet, qui voulait à toute force m’épouser. Faut dire que vu son poids de quatre cents livres, peu de gens lui faisaient la cour !… Bref, elle prétendait ou me tuer ou devenir mon épouse !… J’ai eu peur, j’ai fui, j’ai rencontré les Anglais sur ma route, et me voilà.

Je passai le reste de ma journée à causer avec le brave timonier ; et sa conversation m’initia davantage aux mœurs des pontons.

— Veux-tu voir quelque chose de drôlement curieux ? me dit-il après un dîner que je rendis supportable en consacrant quelques sous à acheter du beurre, du pain et des légumes.

— Qu’est-ce que c’est, Bertaud ?

— Je vais te mener voir le quartier des rafalés. Connais-tu ça, toi, les rafalés ?

Comme ce mot, originaire des pontons, n’avait pas alors encore pris son essor et fait son entrée dans le monde, il m’était complètement inconnu. Je fis à Bertaud l’aveu de mon ignorance à cet égard.

— Avant de te conduire voir les rafalés, me répondit-il, je vais t’apprendre, puisque tu ne t’en doutes pas, quels sont ceux que l’on désigne sous ce nom. Ils sont plus célèbres qu’estimés à bord du ponton. Après tout, si ce sont de faillis chiens, il faut leur rendre cette justice que quand l’occasion se présente, ils ne boudent pas.

— Avant tout, Bertaud, pourrais-tu m’expliquer d’où vient ce mot de rafalé ?

— Pardi, c’est pas malin à deviner ! Est-ce qu’en terme de marine, rafaler ou affaler ne signifie pas descendre quelque chose, se trouver sous le vent ?.. Eh bien ! un rafalé est un garçon qui est en bas, qui est sous le vent de sa bouée… Le rafalé donc, pour en revenir à la conversation, est d’abord joueur comme les cartes… mais ça c’est rien… ce qui lui manque c’est la dignité… Ici nous n’en avons que quelques-uns que l’on a parqués à part comme des bêtes féroces et immondes, et avec qui nous n’avons presque jamais de rapports. Mais il y a un ponton où l’on en compte jusqu’à deux cents.

« D’abord les rafalés vendent tous leurs effets. Ils n’ont ni hamac ni couvertures : aussi pour se réchauffer couchent-ils serrés les uns contre les autres, absolument comme des sardines, sur le tillac de la batterie. Ils sont tous étendus sur le même côté, et quand celui qui est placé en tête d’un rang se trouve au milieu de la nuit fatigué de sa position, il se contente de crier : Pare à virer ! et tout le monde se retourne à son commandement.

— Tu n’exagères pas, Bertaud ?

— Dieu de Dieu ! c’est-à-dire que ce que je vous raconte là n’est rien encore… Le vrai rafalé n’a ici-bas ni culotte, ni habit, ni chemise, il est tout nu, mais ce qui s’appelle nu ! Eh bien, croiriez-vous qu’il y a des gens qui désirent faire partie de cette société ?

« Or, ce n’est pas tout que de souhaiter d’y entrer, faut d’abord être reçu. Celui donc qui veut se faire admettre parmi les rafalés commence par vendre tout ce qu’il possède, et avec l’argent qu’il en retire il doit régaler de bière et de pain, jusqu’au dernier liard, tous les membres de la société ; alors on le reconnaît frère, et on lui donne un gros caillou destiné à lui servir d’oreiller.

— Mais ce que tu me racontes là ne peut être véridique, Bertaud ! m’écriai-je.