Mes pontons/Chapitre 10

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Captivité de Louis Garneray : neuf années en Angleterre ; Mes pontons (p. 27-30).

X.


R… toujours furieux – Infamies d’un nouveau genre – Un gardien de Terre-Neuve – Meurtres – La justice aux abois – Exigences ridicules – Aspersions glacées – Révolte – Audace – Victoire passagère – Repas mémorable


Le lendemain, dans la journée, l’on nous réintégra dans notre ponton la Couronne. Hélas ! Je ne me rappelle encore aujourd’hui qu’avec un frémissement d’indignation et de colère le triste spectacle qui frappa notre vue lorsque, pénétrant dans la batterie et dans le faux pont, nous aperçûmes, gisant sur le plancher, les débris pulvérisés de nos outils de travail et de nos ustensiles de ménage, que le capitaine R…, vengeance ignoble et que je ne sais comment qualifier, avait fait briser pendant notre absence.

Quant à moi personnellement, je retrouvai mes vessies de couleurs écrasées par terre à coups de talon de botte, mes pinceaux en dérive et mes toiles déchirées en lambeaux ; les livres que nous possédions, réduits en fragments, couvraient le sol comme d’une légère couche de neige.

Quel immense cri de douleur et de vengeance retentit alors ! Que de grincements de dents, que de larmes ! La plupart d’entre nous, accablés par cette grande infortune, pleuraient comme des enfants ! Quelle joie devait éprouver le capitaine R… !

Le soir même de ce fatal désastre arriva à bord du ponton un énorme chien de Terre-Neuve que notre geôlier avait trouvé à propos de s’adjoindre comme surveillant. À cette vue de l’animal installé dans la galerie extérieure qui entourait la Couronne, juste au pied de l’escalier, l’explosion de notre colère éclata comme un cratère de volcan. Des cris de mort partirent de toutes les bouches, et nous nous précipitâmes vers les portes de nos logements pour les briser et pour envahir le pont ; peu soucieux des balles anglaises et dominés par le seul sentiment de la vengeance, nous étions déterminés à tuer le misérable R…, quitte à payer plus tard de notre vie cet acte sanglant de justice !

Je ne sais si le misérable eut peur pour sa personne, ou s’il craignit que l’enquête qui viendrait après la révolte, en dévoilant ses cruautés à notre égard, ne soulevât contre lui l’opinion publique et ne lui fît perdre sa place : toujours est-il qu’il ne voulut ni n’osa profiter de l’occasion que nous lui offrions de nous faire fusiller. Il se contenta de nous laisser vociférer tout à notre aise.

Pendant les trois ou quatre jours qui suivirent la barbare destruction de nos livres et de nos outils, nous restâmes plongés dans une espèce de torpeur qui tenait presque de la folie. Ne sachant à quoi employer notre temps et ne pouvant plus travailler à améliorer notre position, nous gardions, la plus grande partie de la journée, un morne silence. Le peu de paroles que nous échangions étaient pour nous communiquer nos projets de vengeance.

L’adjonction du chien de Terre-Neuve à nos geôliers habituels avait, je l’ai déjà dit, excité au plus haut point notre indignation et notre colère. Nous tournâmes donc toutes nos idées vers la mort du vigilant et féroce animal. Après bien des tentatives inutiles nous parvînmes, le troisième jour de son arrivée, à lui faire avaler un morceau de viande empoisonnée, et nous le vîmes mourir quelques heures plus tard après une douloureuse agonie. Ce jour fut le premier où, depuis notre réintégration à bord de la Couronne, quelques chants joyeux retentirent dans nos logements.

— Ah ! misérables !… s’écria le capitaine R… en nous menaçant du poing, vous payerez ce crime plus cher que vous ne le croyez ! Vous verrez si je sais me souvenir d’une injure.

Un infernal charivari de sifflets accueillit ces paroles de notre geôlier qui s’éloigna furieux.

À partir de ce moment, les hostilités déclarées déjà depuis longtemps entre les Anglais et nous redoublèrent d’intensité et atteignirent jusqu’aux dernières limites de la haine. Deux prisonniers furent tués ou, pour mieux dire, assassinés par les soldats anglais : le premier, un jeune novice bordelais nommé Dulaure, s’étant retourné et ayant levé la main sur un soldat qui le poussait brutalement à coups de crosse pour le faire rentrer, reçut une balle qui lui cassa l’épine dorsale ; il mourut presque à l’instant ; le second, dont le nom m’échappe, passant du faux pont dans la batterie pour se réunir à un assaut de danse, fut percé d’un coup de baïonnette et tiré par derrière ; la balle ressortit par l’estomac, et il succomba sur-le-champ. Les deux assassins furent nommés caporaux : que l’on juge de l’état d’exaspération dans lequel nous nous trouvions !

Heureusement survint un événement qui nous apporta un peu de distraction ; je veux parler du procès du canonnier Duvert, qui s’instruisit devant le jury d’examen ou le coroner.

Duvert, fidèle à sa parole, dénonça deux cents prisonniers d’entre nous, c’est-à-dire tous ceux dont le nom lui revenait à la mémoire, comme étant ses complices. Chaque matin c’était une procession et un va-et-vient perpétuel d’embarcations qui venaient nous chercher pour nous conduire à terre.

La joie de ceux qui étaient ainsi appelés devant la justice était immodérée : l’idée de quitter pendant quelques jours le ponton, de toucher du pied la terre, l’espoir qu’une occasion de s’évader se présenterait peut-être, leur faisaient oublier tous leurs maux présents et rêver un autre avenir.

J’avoue que quand, sur un billet que j’avais fait passer à Duvert par un prisonnier, et où je me recommandais auprès de lui de l’enseigne R…, on appela un matin mon nom, j’en éprouvai un plaisir extrême.

Rien de bizarre, au reste, comme ce procès, qui fit grand bruit dans le temps en Angleterre.

Duvert, impassible depuis qu’il avait détruit les pièces à conviction qui eussent pu le perdre, se montrait d’une rare adresse et mystifiait ses juges avec un aplomb merveilleux. Semblant, par moments, sur le point de tout avouer, il entrait dans une demi-voie de révélation et captivait toute l’attention du coroner pendant des heures entières, sans se livrer lui-même le moins du monde. Ensuite il jouait la frayeur, il nous regardait avec des yeux effarés, et laissait entrevoir qu’une formidable et mystérieuse association, formée entre nous, et dont il craignait de devenir la victime, retenait les aveux prêts à lui échapper.

Enfin, Duvert, dans la dernière séance de ce mémorable procès, fit atteindre à sa mystification les limites du sublime. Pressé de questions par le chef des juges, il feignit d’abord de réfléchir profondément, puis semblant prendre tout à coup son parti comme un homme que le remords accable :

— Messieurs, dit-il en se levant brusquement, il faut enfin que la clarté se fasse ! Je sais que je me voue, en parlant, à une mort certaine, mais je ne reculerai pas !…

— Ne craignez rien, accusé, interrompit le coroner, entre vous et vos ennemis il y aura toujours la puissante main de l’Angleterre. Quant à votre franchise, soyez persuadé qu’au lieu de vous nuire, elle ne pourra que vous valoir l’intérêt et l’indulgence du jury, devant lequel nous vous renverrons.

— Oh ! monsieur, s’écria alors Duvert d’un air de mélancolie et de tristesse profondes, ne parlons pas de moi. Mon sort est décidé, et toute la puissance anglaise n’est pas capable de l’empêcher de s’accomplir. Si vous saviez… mais non…

— Parlez, accusé, dit le coroner avec empressement.

— Non, c’est inutile !… Cela est en dehors de la question. Revenons à l’affaire qui nous occupe : à cette fabrique mystérieuse de bank-notes, à cette association formidable de faussaires, que moi seul puis faire découvrir !… D’abord, et avant tout, je dois vous déclarer que je suis personnellement étranger à ce complot… Je n’en suis que la victime.

Le coroner s’empressa de faire un geste qui pouvait se traduire par :

« Oh ! cher ami, quant à vous, vous n’avez rien à craindre. » Et Duvert continua.

— Oui, messieurs, je puis dévoiler cette trame ténébreuse et inouïe dont la révélation vous frappera comme d’un coup de foudre ; mais avant tout, je veux que vous me promettiez de ne reculer, après mes révélations, devant aucunes considérations, aucunes dépenses, pour arriver à constater la vérité.

— L’Angleterre est juste, puissante et riche, dit un des juges d’un air plein de dignité ; elle ne recule jamais ; parlez sans crainte.

Duvert resta plongé pendant quelques minutes dans de profondes réflexions ; puis, relevant bientôt son front incliné sous le poids de ses prétendues préoccupations :

— Voilà, reprit-il, la marche la plus simple à suivre. Vous allez me faire conduire à bord de tous les pontons, et nous arrêterons tous les coupables : car la fabrication de la fausse monnaie a des ramifications dans tous les pontons ; le nombre de ces coupables s’élève à environ deux mille…

À cette révélation, faite avec un sang-froid admirable et un sérieux parfait, le coroner éprouva un ébahissement comique, qui ne fit rien perdre à Duvert de sa gravité.

— Mais cette association doit avoir un chef, dit le magistrat ; le connaissez-vous ?

— Oui, certainement ; on ne peut mieux.

— Alors nommez-le sans plus tarder. Une fois ce chef en notre pouvoir, notre tâche nous deviendra plus facile.

— Je ne demande pas mieux, messieurs ; seulement permettez-moi, avant de me rendre à votre désir, de vous adresser une simple question, car étant fort ignorant des lois anglaises, je ne voudrais pas aggraver ma position en les enfreignant.

— Faites cette question, accusé ; il y sera répondu.

— Je vous ai dit que je connaissais le chef de l’association des faussaires, mais je dois avouer que jamais je n’ai eu de rapports directs avec lui, que jamais je ne l’ai vu fabriquer de bank-notes ; qu’enfin, il me serait impossible de rien préciser à sa charge. Cinq cents de ses complices me l’ont désigné comme leur chef ; mais voilà tout. À présent, n’ai-je pas à craindre que si je dénonce cet homme, il ne m’attaque plus tard, en supposant que la justice ne puisse le convaincre de son crime, en calomnie, et qu’il me fasse condamner ?

— Nullement, soyez tranquille à cet égard.

— Eh bien ! messieurs, l’homme que plus de cinq cents de mes camarades, que vous pouvez faire assigner, m’ont déclaré être le chef de la fabrique des fausses bank-notes, est le lieutenant de vaisseau R…, commandant actuellement le vaisseau-prison de Sa Majesté Britannique la Couronne, s’écria Duvert d’une voix éclatante.

Cette révélation si inattendue produisit un coup de théâtre merveilleux. Le coroner comprit enfin qu’il était mystifié ; nous éclatâmes d’un rire homérique, et beaucoup de gens du public, chose incroyable, prirent la déclaration du canonnier au sérieux.

Après n’avoir abouti qu’à produire un tel scandale, l’enquête ne pouvait être continuée, elle était tuée. Duvert sortit donc à son honneur de la critique position dans laquelle il se trouvait et qui eût pu tout simplement le conduire, sans sa présence d’esprit et sans son aplomb, à l’échafaud !

Je laisse à présent à deviner au lecteur l’incroyable colère que dut ressentir et que ressentit en effet notre geôlier lorsqu’il apprit, quelques heures plus tard, la façon dont son nom avait été prononcé à l’audience. Il jura de se venger de cette infamie, et il ne tint que trop bien, comme on le verra tout à l’heure, sa parole.

Ce ridicule procès eut du moins un bon résultat pour nous, car il nous permit, quoique nous eussions été très surveillés pendant notre séjour à terre, de nous créer de nouvelles intelligences et de nous procurer quelques ustensiles de ménage et quelques outils. Trois prisonniers, je n’ai jamais su de quelle façon ils s’y prirent, profitèrent aussi de cette occasion pour s’évader.

Revenons maintenant à bord de notre tombeau flottant la Couronne.

La quarantaine ne suffisant plus à la haine que depuis l’assassinat de nos deux camarades, le pauvre Dulaure et le novice, nous éprouvions contre l’infâme R…, nous étions convenus que chaque fois que nous l’apercevrions, nous le sifflerions à outrance.

Qui l’eût cru ? cette gaminerie, car c’est le vrai mot, toucha plus sensiblement notre geôlier que n’eût pu le faire une tentative de révolte. Ces maudits sifflets lui prenaient horriblement sur les nerfs, et lui donnaient des accès de rage furieuse qui nous charmaient. N’osant plus ni sortir de sa cabine pour se promener sur le pont, ni recevoir des visites, car il craignait d’être humilié devant elles, ni abandonner son bord pour se rendre à terre, car il lui fallait passer devant nos sabords et subir notre bordée, notre geôlier avait fini par devenir le prisonnier de ses prisonniers !

Nous jouissions délicieusement de ce triomphe si inattendu, lorsqu’un matin le capitaine R… apparut tout à coup sur le gaillard d’arrière de son vaisseau, séparé, comme on sait, de notre parc par une haute barrière, et fit appeler un prisonnier français qui remplissait à bord du ponton les fonctions d’interprète. Inutile d’ajouter que les siffleurs s’en donnaient à cœur joie. Cependant bientôt un grand silence se fit, lorsque nous vîmes l’interprète, après avoir eu une assez longue conférence avec le capitaine, se diriger vers nous : nous l’entourâmes aussitôt.

— Camarades, nous dit-il, si mes fonctions d’interprète me forcent à vous traduire les paroles que je suis chargé de vous transmettre, elles ne me contraignent pas à les approuver. Voici la chose : le capitaine demande d’abord à faire la paix avec vous. Seulement quoique ce soit lui qui sollicite la cessation des hostilités, il nous impose les conditions suivantes.

Un grand silence s’établit aussitôt dans notre parc, et l’interprète, après avoir fait une légère pause, afin de donner plus de solennité à la communication qu’il avait à nous soumettre, reprit :

— Voici, messieurs, nous dit-il, les propositions que le capitaine R… désire nous voir accepter, s’engageant, dans le cas d’une soumission complète de notre part, à vivre avec nous en bonne intelligence :

1° Nous nous engagerons sur l’honneur à ne plus essayer aucune tentative d’évasion.

2° Nous cesserons de donner toute marque d’improbation à la vue du capitaine.

3° Nous continuerons à laver le pont.

4° Nous entretiendrons en bon état et nettoierons chaque matin cette petite cabane réservée, que je ne veux pas désigner par son vrai nom. L’interprète allait continuer, mais à ces dernières paroles un cri d’indignation et de rage, poussé spontanément par tous les détenus, lui coupa la parole. Cette insulte éminemment anglaise envers des prisonniers de guerre nous parut si basse et si lâche, nous exaspéra à un tel point, que les soldats de garde crurent prudent de se placer entre le capitaine R… et nous en croisant la baïonnette.

— Je vote pour un concert de sifflets avec accompagnement de grosse caisse ! s’écria un de nos camarades.

À l’instant même des sifflets furieux et des bravos ironiques s’élevèrent bruyants d’un bout à l’autre du ponton.

— Faites rentrer ces chiens dans leurs chenils, balbutia notre bourreau d’une voix étranglée par la rage en s’adressant à ses soldats.

Heureux d’un pareil ordre, ces derniers s’empressèrent de se jeter sur nous, et ce ne fut pas sans recevoir auparavant une grêle de coups que nous pûmes regagner nos logements.

Notre exaspération était alors si profonde, que ces idées de révolte que l’épouvantable tyrannie du capitaine R… nous donnait à chaque instant nous reprirent avec plus de force que jamais.

— Mes amis, prenez garde, nous disaient nos officiers, vous allez tomber dans le piège qui vous est tendu ! Ne voyez-vous pas que cet infâme R… ne désire rien tant que de pouvoir motiver sa cruauté par vos violences ? Il est vrai que nous sommes si malheureux que la mort n’a rien qui puisse nous effrayer, mais enfin réfléchissez que si d’être fusillés nous est une chose indifférente, rien ne pourrait causer une plus grande joie à nos bourreaux que d’avoir un prétexte pour nous mitrailler ! Ne leur donnons pas cette joie ! Au lieu de leur laisser voir par notre fureur que nous sommes sensibles à leurs persécutions et à leurs outrages, restons au contraire, du moins en apparence, de joyeux compagnons ! Moquons-nous et rions d’eux à leur barbe, mais ne nous plaignons pas ; que la gaieté française l’emporte sur la cruauté anglaise : sifflons et chantons, ne pleurons pas !

Pendant que nos officiers nous adressaient ces sages exhortations que nous écoutions avec respect et que nous prenions en considération, le capitaine R…, ivre de vengeance, s’occupait à nous punir de ce que nous n’avions pas voulu nous laisser avilir.

Bientôt nous vîmes, sans rien comprendre à cette manœuvre, embarquer la pompe à incendie dans la chaloupe que suivirent deux canots, l’un placé à son avant, et l’autre à son arrière.

— Voilà qui est étrange ! disions-nous. Pourquoi choisir un jour de froid et de neige comme celui d’aujourd’hui pour approprier l’extérieur du ponton ?

Hélas ! notre illusion fut de bien courte durée. À peine la chaloupe, aidée des deux canots, se fut-elle éloignée de quelques brasses de la Couronne que le capitaine R…, orientant lui-même la pompe contre nous, ordonna à ses hommes de la mettre en mouvement.

Aussitôt une trombe d’eau s’engouffrant à travers les sabords de la batterie et les hublots du faux pont s’abattit sur nous et nous enveloppa de son étreinte glacée. Comment décrire notre stupéfaction et notre désespoir ! En vain essayions-nous de nous réfugier dans les angles de la batterie et de mettre nos effets à l’abri, l’eau glacée nous poursuivait et nous atteignait partout !

Enfin, peu à peu, nous parvînmes à organiser une résistance. Les tables, les bancs, tous les meubles que nous possédions furent placés contre les sabords et les hublots, et notre adresse aidant, nous ne tardâmes pas à nous trouver à l’abri. R…, exaspéré de voir que nous ne subissions pas de bonne grâce ses douches, ordonna aux soldats placés sur le pont d’envahir notre batterie et de détruire nos barricades !

Ma foi ! notre patience était à bout : et nous opposâmes la force à la force ; nous dressâmes des barricades. Armés de couteaux emmanchés au bout de longs bâtons, et à l’abri derrière nos bancs, nous attendîmes les soldats anglais de pied ferme et bien décidés à ne pas reculer d’une semelle.

— En joue ! commanda un sergent qui n’osant se mettre à la tête de ses hommes pour nous charger trouva bien plus commode et moins dangereux de nous faire fusiller à distance.

Les Anglais levaient leurs fusils et n’attendaient plus que le mot « Feu ! » lorsqu’un de nos camarades, un capitaine de corsaire, abandonnant une encoignure où il s’était abrité, se jeta entre eux et nous :

— Soldats ! leur dit-il en se retournant de leur côté et en entr’ouvrant par un geste rapide et plein d’énergie la grossière veste de toile qui couvrait sa poitrine, si vous êtes des assassins, accomplissez votre œuvre de sang !… Si vous êtes de braves soldats, bas les armes !

Les Anglais intimidés et surpris par la fière énergie du corsaire semblèrent hésiter et se retournèrent vers leur sergent ; mais celui-ci, les yeux baissés, paraissait fort embarrassé lui-même.

Le corsaire comprenant que l’avantage était de son côté avança alors lentement de quelques pas en fixant les Anglais d’un de ces regards froids et impérieux à la fascination desquels les natures ordinaires ne peuvent se soustraire, puis touchant du bout du doigt d’un air de commandement et de dédain le canon d’un fusil qui s’appuyait presque déjà sur sa poitrine :

— Bas les armes, soldats ! répète-t-il d’une voix vibrante, qui retentit claire et sonore jusqu’à l’extrémité de la batterie.

Les Anglais obéirent.

— Mais monsieur, dit alors le sergent, nous avons reçu l’ordre de détruire les barricades que vous avez élevées contre les sabords pour vous garantir de l’eau, et nous devons obéir.

— Obéir ! s’écria le corsaire. Quoi ! vous, des soldats, vous consentiriez à remplir l’office de valets de bourreau… car cette eau glacée dont on nous inonde est pour nous mortelle… vous le savez… Non, jamais je ne vous croirai capables de souiller ainsi votre uniforme.

— Je ne dis pas que le capitaine n’ait point tort et qu’il n’aille pas un peu trop loin, interrompit le sergent, cela ne nous regarde pas !… l’obéissance avant tout… Ainsi, retirez-vous, ou sinon…

— Sinon vous nous ferez fusiller !… n’est-ce pas ? Eh bien, je vous en défie, moi ! s’écria l’intrépide corsaire.

— Ah ! prenez garde ! prisonniers…

— Mes amis, nous dit le corsaire en se retournant vers nous, jetez bas vos armes, sortez de vos cachettes, et mettez-vous hardiment, la poitrine découverte, devant ces soldats !… Nous verrons s’ils osent déshonorer l’armée anglaise. Nous nous empressâmes d’obéir à cette invitation, et nous vînmes nous placer, désarmés et dans une attitude inoffensive, à quelques pas des Anglais.

— À présent, reprit le corsaire en s’adressant à ces derniers, je vous avertis que mes camarades ne vous laisseront pas arriver jusqu’aux sabords… à moins, toutefois, qu’usant de vos armes, vous ne nous massacriez tous ! Or, comme nous sommes ici près de quatre cents, que nous tomberons tous sans essayer de nous défendre, et que, par conséquent, pas un seul d’entre vous ne sera frappé, il deviendra manifeste pour l’univers entier, en supposant même que pas un d’entre nous ne survive pour témoigner contre votre monstrueux assassinat ; il sera évident, dis-je, que nous ne nous sommes pas révoltés et que vous nous aurez égorgés pour le seul plaisir de répandre notre sang !… qui sait ? par la peur probablement de vous retrouver plus tard face à face avec nous sur quelque champ de bataille !… Osez tirer ! je vous en défie…

Ce petit discours, que je crois bien rapporter textuellement ici, car il fit sur moi, dans le moment, une profonde impression et se grava de suite dans ma mémoire, déconcerta complètement le sergent anglais.

— Vous êtes tous des entêtés et des rascals ! s’écria-t-il, et vous ne valez pas la peine que l’on cause avec vous. Arrangez-vous comme bon vous semblera ! J’espère que le capitaine R… saura vous faire repentir de l’empêchement que vous mettez à l’exécution de ses ordres.

Le sergent, après avoir prononcé ces paroles, s’éloigna en emmenant ses hommes avec lui, et nous restâmes maîtres du champ de bataille. Nous nous croyions sauvés et nous songions déjà à réparer les avaries causées par la pompe du capitaine R… ; mais nous comptions sans notre hôte. Un autre détachement de soldats et de matelots armés, envahissant de nouveau la batterie et le faux pont, nous fit bientôt monter sur le tillac.

Alors, les gens qui montaient les deux canots placés en avant et en arrière de la chaloupe, nageant vers le ponton, brisèrent à coups de gaffe les obstacles que nous avions placés devant les sabords, et le jeu de la pompe recommença, dirigeant alternativement son jet d’eau dans la batterie et dans le pont, de façon à atteindre et nous et nos effets.

Ici se place un épisode burlesque. Exaspéré par les cris de joie et par les bravades du capitaine R…, un de nos camarades, saisissant une pomme de terre cuite dans un énorme tas de ces légumes qui se trouvait sur le pont, la trempa dans un baquet de goudron et la lança avec tant d’adresse qu’elle frappa en plein le visage de notre persécuteur.

La gaieté est d’essence française ; aussi, à peine le projectile eut-il atteint la laide figure du capitaine R… qu’un éclat de rire immense, accompagné de bravos frénétiques, s’éleva jusqu’aux cieux. Oubliant aussitôt et nos souffrances et les pertes que nous venions d’éprouver, nous nous précipitâmes vers le tas de pommes de terre, et renversant dessus le baquet de goudron, nous commençâmes, armés de ces projectiles de nouvelle espèce, à assaillir notre geôlier, dont le corps, en moins de deux minutes, ne présenta bientôt plus qu’une belle couche de goudron.

Cruellement contusionné, aveuglé et ne pouvant parler, le capitaine R.. fut sublime dans sa résistance. Dix fois le tuyau de la pompe tomba d’entre ses mains, et dix fois il ramassa et essaya de le diriger contre nous.

Enfin vaincu, hors de combat, il fit signe à ses matelots qu’ils eussent à regagner le ponton, où il aborda quelques secondes plus tard.

Je laisse à se figurer au lecteur le charivari monstrueux qui accueillit notre geôlier lorsqu’il mit le pied sur le pont : on eût dit un chœur dirigé par Éole et exécuté par ses enfants. Je suis persuadé que si R… eût osé nous faire fusiller en ce moment, pas un seul d’entre nous n’eût trouvé grâce devant sa colère ; il est vrai qu’à la rigueur il eût pu se passer la fantaisie de nous faire envoyer quelques balles, car le gouvernement anglais se montrait fort tolérant pour ces sortes de choses ; mais il craignit sans doute que l’enquête soulevée par cet événement, quelque bienveillante et peu sévère qu’elle pût être, ne jetât encore une trop vive lumière sur le passé et n’entraînât sa destitution ; cette crainte nous sauva de sa sanglante vengeance.

Nous pensions que notre victoire allait nous permettre de retourner dans nos logements, mais nous nous trompions. Le capitaine R.. n’était pas un homme à abandonner ainsi la partie : il tenait à avoir la seconde manche. Il pouvait être alors environ trois heures de l’après-midi : une neige épaisse tombant avec violence nous aveuglait et nous engourdissait tout à la fois ; plusieurs prisonniers, à peine recouverts par de misérables haillons et minés par la fièvre, grelottaient de froid et n’avaient même plus la force de se tenir debout, lorsque nous vîmes placer des sentinelles devant les étroites issues qui conduisaient aux batteries et au faux pont : nous comprîmes que notre séjour en plein vent devait se prolonger, et nous nous encourageâmes mutuellement à la patience. Hélas ! nous ne devinions pas jusqu’où devait s’étendre la colère de notre vindicatif turnky !

Comment dépeindre le désespoir que nous ressentîmes lorsque nous vîmes des soldats et des matelots anglais descendus dans nos logements remonter bientôt, pliant sous le poids de nos lits, de nos effets d’habillement et des nouveaux ustensiles de travail et de ménage que nous étions parvenus à nous procurer pendant notre séjour à terre, lors du procès de Duvert, jeter sur le tillac de la dunette, dans un affreux pêle-mêle, et exposer à la neige et à la pluie ces lits, ces effets et ces ustensiles ! Cette fois, accablés par cette barbarie et vaincus par la nécessité, nous demandâmes grâce.

Un prisonnier fut dépêché pour traiter avec le capitaine, mais son retour nous ôta bientôt tout espoir.

R…, toujours impitoyable, exigeait, avant d’entrer en pourparlers avec nous, que nous commencions d’abord par accepter les conditions qu’il nous avait déjà fait faire par l’interprète, c’est-à-dire que nous nous engagions sur l’honneur à ne plus déserter, et à aider les Anglais à laver et approprier le navire.

Ces exigences, au lieu de nous accabler, nous rendirent toute notre indignation et tout notre courage ; nous résolûmes, à l’unanimité, de ne pas céder, et nous commençâmes à nous organiser du mieux que nous pûmes pour résister aux souffrances qui nous attendaient. Les prisonniers les plus chaudement couverts se dépouillèrent d’une partie de leurs vêtements en faveur des malades, puis, ayant balayé la neige qui encombrait le pont, nous nous couchâmes en nous serrant, à l’exemple des rafalés, les uns contre les autres, afin de pouvoir résister au froid qui commençait à nous gagner avec une telle force qu’il nous devenait impossible de conserver la liberté de nos mouvements et de nous servir de nos membres.

La vue de nos effets que les Anglais continuaient à amonceler en forme de pyramide sur la poupe nous causait une poignante douleur ; mais déterminés à ne pas donner à nos tourmenteurs la joie de nos souffrances, nous affections devant ce spectacle qui nous navrait l’âme une profonde indifférence, hélas ! bien loin de nos cœurs.

À plusieurs reprises, nous entonnâmes même en chœur la Marseillaise. La plupart des matelots anglais, touchés de notre affreuse position et de notre courage, ne se cachaient pas pour nous laisser voir toute la part qu’ils prenaient à notre malheur ; ils étaient indignés de la conduite de leur capitaine.

À quatre heures, car les journées sont courtes l’hiver en Angleterre, la nuit commença à nous envelopper de son ombre ; la distribution des vivres n’avait pas encore eu lieu, et nous étions, sauf un semblant de déjeuner qu’on ne pouvait raisonnablement compter pour un repas, à jeun depuis la veille.

Je passerai sous silence, car il est des tableaux qui sont aussi pénibles à retracer qu’à voir, le laps de temps qui s’écoula jusqu’au moment où l’on vint nous avertir que la soupe allait nous être distribuée. Minuit sonnait alors : et il y avait, par conséquent, quatorze heures que nous étions exposés sur le pont à toutes les rigueurs de l’hiver.

Nous étions tellement faibles et engourdis que, malgré la faim qui nous rongeait les entrailles, on dut nous forcer de nous lever pour aller prendre, dans la batterie et dans le faux pont, notre repas.

La plupart d’entre nous ayant été trempés des pieds à

la tête par l’eau de la pompe, avaient leurs vêtements complètement gelés, et éprouvaient la plus grande difficulté à se tenir debout.

Enfin, une fois que nous eûmes secoué notre torpeur, la nature reprit ses droits et nous nous précipitâmes, en nous bousculant, vers nos logements, où notre souper nous attendait ! Ici se place un détail banal, presque grotesque à première vue, surtout pour les gens qui n’ont jamais manqué de rien, qui compléta dignement notre série de souffrances, c’est-à-dire que nous ne possédions plus une seule cuiller, les Anglais nous ayant tout enlevé ou brisé. Or l’espèce de soupe que l’on nous servait étant brûlante, nous ne savions comment la manger.

L’obscurité profonde qui enveloppait nos logements ne contribuait pas peu non plus à augmenter notre confusion, et nous empêchait d’organiser nos platées. De tous les côtés on s’appelait et on se cherchait, c’était des bidons ou des gamelles renversées, des cris, des imprécations et des coups !

Quel spectacle pour nos amis de France, s’ils eussent pu nous voir, semblables à des animaux, nous jeter à plat ventre par terre, dévorer, dans l’obscurité, les contenus souillés de nos plats ! Hélas ! c’était affreux.

Enfin, après avoir apaisé les plus impérieuses exigences de notre faim, nous nous couchâmes sur le plancher mouillé de la batterie et de l’entrepont, et nous essayâmes de nous endormir.

Cette fois nos officiers, poussés à bout par tant de cruauté, partageaient notre indignation, et loin de s’opposer à nos projets de révolte, nous excitaient, au contraire, à la résistance.

Je compris que si un événement imprévu ne venait se placer entre l’infâme R… et nous, j’assisterais bientôt à quelque éminente et sanglante catastrophe.

Hélas ! j’étais tellement dégoûté de la vie que, j’avoue ici ce sentiment avec peine, la pensée de pouvoir tuer des Anglais était la seule qui apportât, en ce moment, quelque soulagement à mes souffrances !

Il y a eu dans ma captivité des heures terribles dont le souvenir me poursuit, et que j’éprouve une invincible répugnance à dérouler aux yeux du lecteur. Je demanderai donc la permission de ne pas m’appesantir sur les sept jours qui suivirent.

Je dois toutefois rapporter que pendant cette semaine, nos effets restèrent exposés sur la dunette, à la pluie et à la neige qui continuèrent de tomber sans interruption, et que lorsque le capitaine R… nous permit de les reprendre, ils étaient tous tellement avariés que nous fûmes obligés d’en jeter la plus grande partie à la mer.

Les idées de révolte dont j’ai parlé ne s’étaient pas endormies en nous, bien au contraire ; réunis la plupart du temps en conseil, nous délibérions sur les mesures à prendre pour mener à bonne fin notre dangereuse entreprise, et nous concertions notre plan de façon que si la chance se déclarait contre nous, ce qui était malheureusement trop possible, au moins notre défaite coûtât cher aux Anglais. Ce que nous appelions avant tout, de nos vœux les plus ardents, n’était pas tant l’heure de la délivrance que celle de la vengeance.

Nos mesures étaient à peu près prises, et nous n’attendions plus qu’une occasion favorable pour frapper le grand coup, quand un événement qui, au premier abord, semblait ne devoir nous regarder en rien, vint nous arrêter sur le bord de l’abîme. Voici le fait.