Histoires extraordinaires/Metzengerstein

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Traduction par Charles Baudelaire.
Histoires extraordinairesMichel Lévy fr. (p. 425-439).


METZENGERSTEIN


Pestis eram vivus, — moriens tua mors ero.
Martin Luther.


L’horreur et la fatalité se sont donné carrière dans tous les siècles. À quoi bon mettre une date à l’histoire que j’ai à raconter ? Qu’il me suffise de dire qu’à l’époque dont je parle existait dans le centre de la Hongrie une croyance secrète, mais bien établie, aux doctrines de la métempsycose. De ces doctrines elles-mêmes, de leur fausseté ou de leur probabilité, — je ne dirai rien. J’affirme, toutefois, qu’une bonne partie de notre crédulité vient, comme dit la Bruyère, qui attribue tout notre malheur à cette cause unique, de ne pouvoir être seuls[1].

Mais il y avait quelques points dans la superstition hongroise qui tendaient fortement à l’absurde. Les Hongrois différaient très-essentiellement de leurs autorités d’Orient. Par exemple, — l’âme, à ce qu’ils croyaient, — je cite les termes d’un subtil et intelligent Parisien, — ne demeure qu’une seule fois dans un corps sensible. Ainsi, un cheval, un chien, un homme même, ne sont que la ressemblance illusoire de ces êtres[2].

Les familles Berlifitzing et Metzengerstein avaient été en discorde pendant des siècles. Jamais on ne vit deux maisons aussi illustres réciproquement aigries par une inimitié aussi mortelle. Cette haine pouvait tirer son origine des paroles d’une ancienne prophétie : — Un grand nom tombera d’une chute terrible, quand, comme le cavalier sur son cheval, la mortalité de Metzengerstein triomphera de l’immortalité de Berlifitzing.

Certes, les termes n’avaient que peu ou point de sens. Mais des causes plus vulgaires ont donné naissance — et cela, sans remonter bien haut, — à des conséquences également grosses d’événements. En outre, les deux maisons, qui étaient voisines, avaient longtemps exercé une influence rivale dans les affaires d’un gouvernement tumultueux. De plus, des voisins aussi rapprochés sont rarement amis ; et, du haut de leurs terrasses massives, les habitants du château Berlifitzing pouvaient plonger leurs regards dans les fenêtres mêmes du palais Metzengerstein. Enfin, le déploiement d’une magnificence plus que féodale était peu fait pour calmer les sentiments irritables des Berlifitzing, moins anciens et moins riches. Y a-t-il donc lieu de s’étonner que les termes de cette prédiction, bien que tout à fait saugrenus, aient si bien créé et entretenu la discorde entre deux familles déjà prédisposées aux querelles par toutes les instigations d’une jalousie héréditaire ? La prophétie semblait impliquer, — si elle impliquait quelque chose, — un triomphe final du côté de la maison déjà plus puissante, et naturellement vivait dans la mémoire de la plus faible et de la moins influente, et la remplissait d’une aigre animosité.

Wilhelm, comte Berlifitzing, bien qu’il fût d’une haute origine, n’était, à l’époque de ce récit, qu’un vieux radoteur infirme, et n’avait rien de remarquable, si ce n’est une antipathie invétérée et folle contre la famille de son rival, et une passion si vive pour les chevaux et la chasse, que rien, ni ses infirmités physiques, ni son grand âge, ni l’affaiblissement de son esprit, ne pouvait l’empêcher de prendre journellement sa part des dangers de cet exercice. De l’autre côté, Frédérick, baron Metzengerstein, n’était pas encore majeur. Son père, le ministre G…, était mort jeune. Sa mère, madame Marie, le suivit bientôt. Frédérick était à cette époque dans sa dix-huitième année. Dans une ville, dix-huit ans ne sont pas une longue période de temps ; mais dans une solitude, dans une aussi magnifique solitude que cette vieille seigneurie, le pendule vibre avec une plus profonde et plus significative solennité.

Par suite de certaines circonstances résultant de l’administration de son père, le jeune baron, aussitôt après la mort de celui-ci, entra en possession de ses vastes domaines. Rarement on avait vu un noble de Hongrie posséder un tel patrimoine. Ses châteaux étaient innombrables. Le plus splendide et le plus vaste était le palais Metzengerstein. La ligne frontière de ses domaines n’avait jamais été clairement définie ; mais son parc principal embrassait un circuit de cinquante milles.

L’avénement d’un propriétaire si jeune, et d’un caractère si bien connu, à une fortune si incomparable laissait peu de place aux conjectures relativement à sa ligne probable de conduite. Et, en vérité, dans l’espace de trois jours, la conduite de l’héritier fit pâlir le renom d’Hérode et dépassa magnifiquement les espérances de ses plus enthousiastes admirateurs. De honteuses débauches, de flagrantes perfidies, des atrocités inouïes, firent bientôt comprendre à ses vassaux tremblants que rien, — ni soumission servile de leur part, ni scrupules de conscience de la sienne, — ne leur garantirait désormais de sécurité contre les griffes sans remords de ce petit Caligula. Vers la nuit du quatrième jour, on s’aperçut que le feu avait pris aux écuries du château Berlifitzing, et l’opinion unanime du voisinage ajouta le crime d’incendie à la liste déjà horrible des délits et des atrocités du baron.

Quant au jeune gentilhomme, pendant le tumulte occasionné par cet accident, il se tenait, en apparence plongé dans une méditation, au haut du palais de famille des Metzengerstein, dans un vaste appartement solitaire. La tenture de tapisserie, riche, quoique fanée, qui pendait mélancoliquement aux murs, représentait les figures fantastiques et majestueuses de mille ancêtres illustres. Ici des prêtres richement vêtus d’hermine, des dignitaires pontificaux, siégeaient familièrement avec l’autocrate et le souverain, opposaient leur veto aux caprices d’un roi temporel, ou contenaient avec le fiat de la toute-puissance papale le sceptre rebelle du Grand Ennemi, prince des ténèbres. Là, les sombres et grandes figures des princes Metzengerstein — leurs musculeux chevaux de guerre piétinant sur les cadavres des ennemis tombés — ébranlaient les nerfs les plus fermes par leur forte expression ; et ici, à leur tour, voluptueuses et blanches comme des cygnes, les images des dames des anciens jours flottaient au loin dans les méandres d’une danse fantastique aux accents d’une mélodie imaginaire.

Mais, pendant que le baron prêtait l’oreille ou affectait de prêter l’oreille au vacarme toujours croissant des écuries de Berlifitzing, — et peut-être méditait quelque trait nouveau, quelque trait décidé d’audace, — ses yeux se tournèrent machinalement vers l’image d’un cheval énorme, d’une couleur hors nature, et représenté dans la tapisserie comme appartenant à un ancêtre sarrasin de la famille de son rival. Le cheval se tenait sur le premier plan du tableau, — immobile comme une statue, — pendant qu’un peu plus loin, derrière lui, son cavalier déconfit mourait sous le poignard d’un Metzengerstein.

Sur la lèvre de Frédérick surgit une expression diabolique, comme s’il s’apercevait de la direction que son regard avait pris involontairement. Cependant, il ne détourna pas les yeux. Bien loin de là, il ne pouvait d’aucune façon avoir raison de l’anxiété accablante qui semblait tomber sur ses sens comme un drap mortuaire. Il conciliait difficilement ses sensations incohérentes comme celles des rêves avec la certitude d’être éveillé. Plus il contemplait, plus absorbant devenait le charme, — plus il lui paraissait impossible d’arracher son regard à la fascination de cette tapisserie. Mais le tumulte du dehors devenant soudainement plus violent, il fit enfin un effort, comme à regret, et tourna son attention vers une explosion de lumière rouge, projetée en plein des écuries enflammées sur les fenêtres de l’appartement.

L’action toutefois ne fut que momentanée ; son regard retourna machinalement au mur. À son grand étonnement, la tête du gigantesque coursier — chose horrible ! — avait pendant ce temps changé de position. Le cou de l’animal, d’abord incliné comme par la compassion vers le corps terrassé de son seigneur, était maintenant étendu, roide et dans toute sa longueur, dans la direction du baron. Les yeux, tout à l’heure invisibles, contenaient maintenant une expression énergique et humaine, et ils brillaient d’un rouge ardent et extraordinaire ; et les lèvres distendues de ce cheval à la physionomie enragée laissaient pleinement apercevoir ses dents sépulcrales et dégoûtantes.

Stupéfié par la terreur, le jeune seigneur gagna la porte en chancelant. Comme il l’ouvrait, un éclat de lumière rouge jaillit au loin dans la salle, qui dessina nettement son reflet sur la tapisserie frissonnante ; et, comme le baron hésitait un instant sur le seuil, il tressaillit en voyant que ce reflet prenait la position exacte et remplissait précisément le contour de l’implacable et triomphant meurtrier du Berlifitzing sarrasin.

Pour alléger ses esprits affaissés, le baron Frédérick chercha précipitamment le plein air. À la porte principale du palais, il rencontra trois écuyers. Ceux-ci, avec beaucoup de difficulté et au péril de leur vie, comprimaient les bonds convulsifs d’un cheval gigantesque couleur de feu.

— À qui est ce cheval ? Où l’avez-vous trouvé ? demanda le jeune homme d’une voix querelleuse et rauque, reconnaissant immédiatement que le mystérieux coursier de la tapisserie était le parfait pendant du furieux animal qu’il avait devant lui.

— C’est votre propriété, monseigneur, répliqua l’un des écuyers, du moins il n’est réclamé par aucun autre propriétaire. Nous l’avons pris comme il s’échappait, tout fumant et écumant de rage, des écuries brûlantes du château Berlifitzing. Supposant qu’il appartenait au haras des chevaux étrangers du vieux comte, nous l’avons ramené comme épave. Mais les domestiques désavouent tout droit sur la bête ; ce qui est étrange, puisqu’il porte des traces évidentes du feu, qui prouvent qu’il l’a échappé belle.

— Les lettres W. V. B. sont également marquées au fer très-distinctement sur son front, interrompit un second écuyer ; je supposais donc qu’elles étaient les initiales de Wilhelm von Berlifitzing, mais tout le monde au château affirme positivement n’avoir aucune connaissance du cheval.

— Extrêmement singulier ! dit le jeune baron, avec un air rêveur et comme n’ayant aucune conscience du sens de ses paroles. C’est, comme vous dites, un remarquable cheval, — un prodigieux cheval ! bien qu’il soit, comme vous le remarquez avec justesse, d’un caractère ombrageux et intraitable ; allons ! qu’il soit à moi, je le veux bien, ajouta-t-il après une pause ; peut-être un cavalier tel que Frédérick de Metzengerstein pourra-t-il dompter le diable même des écuries de Berlifitzing.

— Vous vous trompez, monseigneur ; le cheval, comme nous vous l’avons dit, je crois, n’appartient pas aux écuries du comte. Si tel eût été le cas, nous connaissons trop bien notre devoir pour l’amener en présence d’une noble personne de votre famille.

— C’est vrai ! observa le baron sèchement.

Et, à ce moment, un jeune valet de chambre arriva du palais, le teint échauffé et à pas précipités. Il chuchota à l’oreille de son maître l’histoire de la disparition soudaine d’un morceau de la tapisserie, dans une chambre qu’il désigna, entrant alors dans des détails d’un caractère minutieux et circonstancié ; mais, comme tout cela fut communiqué d’une voix très-basse, pas un mot ne transpira qui pût satisfaire la curiosité excitée des écuyers.

Le jeune Frédérick, pendant l’entretien, semblait agité d’émotions variées. Néanmoins, il recouvra bientôt son calme, et une expression de méchanceté décidée était déjà fixée sur sa physionomie, quand il donna des ordres péremptoires pour que l’appartement en question fût immédiatement condamné et la clef remise entre ses mains propres.

— Avez-vous appris la mort déplorable de Berlifitzing, le vieux chasseur ? dit au baron un de ses vassaux, après le départ du page, pendant que l’énorme coursier que le gentilhomme venait d’adopter comme sien s’élançait et bondissait avec une furie redoublée à travers la longue avenue qui s’étendait du palais aux écuries de Metzengerstein.

— Non, dit le baron se tournant brusquement vers celui qui parlait ; mort ! dis-tu ?

— C’est la pure vérité, monseigneur ; et je présume que, pour un seigneur de votre nom, ce n’est pas un renseignement trop désagréable.

Un rapide sourire jaillit sur la physionomie du baron.

— Comment est-il mort ?

— Dans ses efforts imprudents pour sauver la partie préférée de son haras de chasse, il a péri misérablement dans les flammes.

— En… vé… ri… té… ! exclama le baron, comme impressionné lentement et graduellement par quelque évidence mystérieuse.

— En vérité, répéta le vassal.

— Horrible ! dit le jeune homme avec beaucoup de calme. Et il rentra tranquillement dans le palais.

À partir de cette époque, une altération marquée eut lieu dans la conduite extérieure du jeune débauché, baron Frédérick von Metzengerstein. Véritablement, sa conduite désappointait toutes les espérances et déroutait les intrigues de plus d’une mère. Ses habitudes et ses manières tranchèrent de plus en plus et, moins que jamais, n’offrirent d’analogie sympathique quelconque avec celle de l’aristocratie du voisinage. On ne le voyait jamais au delà des limites de son propre domaine, et, dans le vaste monde social, il était absolument sans compagnon, — à moins que ce grand cheval impétueux, hors nature, couleur de feu, qu’il monta continuellement à partir de cette époque, n’eût en réalité quelque droit mystérieux au titre d’ami.

Néanmoins, de nombreuses invitations de la part du voisinage lui arrivaient périodiquement. — « Le baron honorera-t-il notre fête de sa présence ? » — « Le baron se joindra-t-il à nous pour une chasse au sanglier ? » — « Metzengerstein ne chasse pas ; » — « Metzengerstein n’ira pas, » — telles étaient ses hautaines et laconiques réponses.

Ces insultes répétées ne pouvaient pas être endurées par une noblesse impérieuse. De telles invitations devinrent moins cordiales, — moins fréquentes ; — avec le temps elles cessèrent tout à fait. On entendit la veuve de l’infortuné comte Berlifitzing exprimer le vœu « que le baron fût au logis quand il désirerait n’y pas être, puisqu’il dédaignait la compagnie de ses égaux ; et qu’il fût à cheval quand il voudrait n’y pas être, puisqu’il leur préférait la société d’un cheval. » Ceci à coup sûr n’était que l’explosion niaise d’une pique héréditaire et prouvait que nos paroles deviennent singulièrement absurdes quand nous voulons leur donner une forme extraordinairement énergique.

Les gens charitables, néanmoins, attribuaient le changement de manières du jeune gentilhomme au chagrin naturel d’un fils privé prématurément de ses parents, — oubliant toutefois son atroce et insouciante conduite durant les jours qui suivirent immédiatement cette perte. Il y en eut quelques-uns qui accusèrent simplement en lui une idée exagérée de son importance et de sa dignité. D’autres, à leur tour (et parmi ceux-là peut être cité le médecin de la famille), parlèrent sans hésiter d’une mélancolie morbide et d’un mal héréditaire ; cependant, des insinuations plus ténébreuses, d’une nature plus équivoque, couraient parmi la multitude.

En réalité, l’attachement pervers du baron pour sa monture de récente acquisition, — attachement qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque nouvel exemple que l’animal donnait de ses féroces et démoniaques inclinations, — devint à la longue, aux yeux de tous les gens raisonnables, une tendresse horrible et contre nature. Dans l’éblouissement du midi, — aux heures profondes de la nuit, — malade ou bien portant, — dans le calme ou dans la tempête, — le jeune Metzengerstein semblait cloué à la selle du cheval colossal dont les intraitables audaces s’accordaient si bien avec son propre caractère.

Il y avait, de plus, des circonstances qui, rapprochées des événements récents, donnaient un caractère surnaturel et monstrueux à la manie du cavalier et aux capacités de la bête. L’espace qu’elle franchissait d’un seul saut avait été soigneusement mesuré, et se trouva dépasser d’une différence stupéfiante les conjectures les plus larges et les plus exagérées. Le baron, en outre, ne se servait pour l’animal d’aucun nom particulier, quoique tous les chevaux de son haras fussent distingués par des appellations caractéristiques. Ce cheval-ci avait son écurie à une certaine distance des autres ; et, quant au pansement et à tout le service nécessaire, nul, excepté le propriétaire en personne, ne s’était risqué à remplir ces fonctions, ni même à entrer dans l’enclos où s’élevait son écurie particulière. On observa aussi que, quoique les trois palefreniers qui s’étaient emparés du coursier, quand il fuyait l’incendie de Berlifitzing, eussent réussi à arrêter sa course à l’aide d’une chaîne à nœud coulant, cependant aucun des trois ne pouvait affirmer avec certitude que, durant cette dangereuse lutte, ou à aucun moment depuis lors, il eût jamais posé la main sur le corps de la bête. Des preuves d’intelligence particulière dans la conduite d’un noble cheval plein d’ardeur ne suffiraient certainement pas à exciter une attention déraisonnable ; mais il y avait ici certaines circonstances qui eussent violenté les esprits les plus sceptiques et les plus flegmatiques ; et l’on disait que parfois l’animal avait fait reculer d’horreur la foule curieuse devant la profonde et frappante signification de sa marque, — que parfois le jeune Metzengerstein était devenu pâle et s’était dérobé devant l’expression soudaine de son œil sérieux et quasi humain.

Parmi toute la domesticité du baron, il ne se trouva néanmoins personne pour douter de la ferveur extraordinaire d’affection qu’excitaient dans le jeune gentilhomme les qualités brillantes de son cheval ; personne, excepté du moins un insignifiant petit page malvenu, dont on rencontrait partout l’offusquante laideur, et dont les opinions avaient aussi peu d’importance qu’il est possible. Il avait l’effronterie d’affirmer — si toutefois ses idées valent la peine d’être mentionnées, — que son maître ne s’était jamais mis en selle sans un inexplicable et presque imperceptible frisson, et qu’au retour de chacune de ses longues et habituelles promenades une expression de triomphante méchanceté faussait tous les muscles de sa face.

Pendant une nuit de tempête, Metzengerstein, sortant d’un lourd sommeil, descendit comme un maniaque de sa chambre, et, montant à cheval en toute hâte, s’élança en bondissant à travers le labyrinthe de la forêt.

Un événement aussi commun ne pouvait pas attirer particulièrement l’attention ; mais son retour fut attendu avec une intense anxiété par tous ses domestiques, quand, après quelques heures d’absence, les prodigieux et magnifiques bâtiments du palais Metzengerstein se mirent à craqueter et à trembler jusque dans leurs fondements, sous l’action d’un feu immense et immaîtrisable, — une masse épaisse et livide.

Comme les flammes, quand on les aperçut pour la première fois, avaient déjà fait un si terrible progrès que tous les efforts pour sauver une portion quelconque des bâtiments eussent été évidemment inutiles, toute la population du voisinage se tenait paresseusement à l’entour, dans une stupéfaction silencieuse, sinon apathique. Mais un objet terrible et nouveau fixa bientôt l’attention de la multitude, et démontra combien est plus intense l’intérêt excité dans les sentiments d’une foule par la contemplation d’une agonie humaine que celui qui est créé par les plus effrayants spectacles de la matière inanimée.

Sur la longue avenue de vieux chênes qui commençait à la forêt et aboutissait à l’entrée principale du palais Metzengerstein, un coursier, portant un cavalier décoiffé et en désordre, se faisait voir bondissant avec une impétuosité qui défiait le démon de la tempête lui-même.

Le cavalier n’était évidemment pas le maître de cette course effrénée. L’angoisse de sa physionomie, les efforts convulsifs de tout son être, rendaient témoignage d’une lutte surhumaine ; mais aucun son, excepté un cri unique, ne s’échappa de ses lèvres lacérées, qu’il mordait d’outre en outre dans l’intensité de sa terreur. En un instant, le choc des sabots retentit avec un bruit aigu et perçant, plus haut que le mugissement des flammes et le glapissement du vent ; — un instant encore, et, franchissant d’un seul bond la grande porte et le fossé, le coursier s’élança sur les escaliers branlants du palais et disparut avec son cavalier dans le tourbillon de ce feu chaotique.

La furie de la tempête s’apaisa tout à coup et un calme absolu prit solennellement sa place. Une flamme blanche enveloppait toujours le bâtiment comme un suaire, et, ruisselant au loin dans l’atmosphère tranquille, dardait une lumière d’un éclat surnaturel, pendant qu’un nuage de fumée s’abattait pesamment sur les bâtiments sous la forme distincte d’un gigantesque cheval.


  1. Mercier, dans l’An deux mil quatre cent quarante, soutient sérieusement les doctrines de la métempsycose, et J. d’Israeli dit qu’il n’y a pas de système aussi simple et qui répugne moins à l’intelligence. Le colonel Ethan Allen, le Green Mountain Boa, passe aussi pour avoir été un sérieux métempsycosiste. — E. A. P.
  2. J’ignore quel est l’auteur de ce texte bizarre et obscur ; cependant, je me suis permis de le rectifier légèrement, en l’adaptant au sens moral du récit. Poe cite quelquefois de mémoire et incorrectement. Le sens, après tout, me semble se rapprocher de l’opinion attribuée au père Kircher, — que les animaux sont des Esprits enfermés. — C. B.