Meuse/p1/s1

La bibliothèque libre.
Georges Thone (p. 33-38).

PREMIÈRE
PARTIE

SCÈNE PREMIÈRE.

La Naissance du Fleuve.


Au fond de la scène, une toile représentant une forêt claire, sous un ciel bleu, où roulent des nuages rosés. Une prairie qui descend du bois, légère et fleurie. Sur la scène, quelques arbres, entourant un amas de roches moussues. Une légère musique qui chante dans les pierres : la Source.

On entend couler l’eau sur les pierres.
Puis, un chant d’oiseaux,
Des merles qui sifflent.
La scène reste vide tout un moment.

(Atmosphère musicale.)

Entre de droite, le dieu Temps. Il est vêtu d’une robe couleur feuille d’automne ; il porte longue barbe grise ; il tient, dans la main, un rameau vert. Il va vers la source. Il fait glisser l’eau dans ses doigts. Il sourit et médite.

(Atmosphère musicale.)

De gauche entre la fée Espace. Elle est vêtue de blanc. Elle a le front ceint de verdure. Elle tient dans la main des fleurs des champs. Elle se dirige vers la source. Elle s’y baigne le front. Elle y laisse rouler ses fleurs.

(Atmosphère musicale.)
LE DIEU TEMPS.

Ma sœur, ô douce fée Espace, vois quelle eau claire et comme elle chante.

LA FÉE ESPACE.

Elle est douce, dieu Temps, comme les fleurs que je lui confie et qui viennent des prés d’alentour.

LE DIEU TEMPS.

Elle chante comme les oiseaux du ciel.

LA FÉE ESPACE.

Elle glisse dans mes doigts, comme un rayon de lune ; elle glisse, prête à courir le monde.

LE DIEU TEMPS.

Demain ruisseau, bientôt rivière, elle s’inscrit déjà, adorable et glorieuse, dans le temps.

LA FÉE ESPACE.

Source, aujourd’hui pareille à toutes les sources, — un peu de lumière dans l’ombre, — demain ruisseau riant, baignant son premier village, elle s’inscrit déjà dans l’espace. Comment la nommerons-nous, dieu Temps ?

LE DIEU TEMPS.

Meuse.

LA FÉE ESPACE.

Ce nom est frais comme un balbutiement d’enfantelet, comme un sourire de toute jeune fille.

LE DIEU TEMPS.

Va, petite Meuse, va chère clarté qui bruisse, va par les bois, va par les champs, épouse, sur ta route, en passant, la bonne terre maternelle qui te marquera de son baiser doré, caresse le pied sonore des roches lumineuses.

Espace, ma bonne fée, évoque, avec moi, en cette minute ceux et celles qui vont, au long des siècles, se pencher sur elle, mirer dans ses yeux leurs regards et leurs vies, les orner de sa grâce, les parer de sa beauté.

LA FÉE ESPACE.

Cette source est divine, ô dieu Temps. Elle est unique. Ce n’est point seulement qu’un peu d’eau, limpide parmi des pierres, mais je vois, dans chacune de ses gouttes qui perlent, comme la rosée d’un matin de gloire.

LE DIEU TEMPS.

Ce n’est qu’un peu d’eau qui tombe d’une roche, mais, il me semble entendre en sa chanson naïve, les vers alternés d’un poème doré.

(Atmosphère musicale.)
LA FÉE ESPACE.

Mes sœurs…
(Elle va vers les coulisses, à droite.)

… Mes sœurs,


venez, venez ô bonnes fées.

Venez, la Poésie et la Gloire !

La Poésie (robe d’argent), la Gloire (robe d’or) — une lyre — un laurier — mains nouées — s’approchent et vont s’asseoir au pied des roches ; elles tendent, vers la source, la lyre et le laurier.
LE DIEU TEMPS.

Et vous, la Légende et l’Histoire, à votre tour, venez !

xxxxxxxx(Il va vers les coulisses à gauche.)
La Légende est vêtue de rose, l’Histoire de velours rouge. La Légende est couronnée de fleurs, l’Histoire du hennin. Elles viennent mains nouées, et s’assoient, d’autre part, au pied des roches.
(Atmosphère musicale.)
LA FÉE ESPACE.

Et vous aussi, la Lumière !

(La Lumière est vêtue de bleu clair et de voiles gris bleu.)
LE DIEU TEMPS.

La douce Lumière qu’accompagnent les brumes, la lumière de Meuse pareille à une perle bleue dans un écrin de satin gris.

LA FÉE ESPACE.

Lumière exquise qui fond le village et la terre, la forêt et le ciel et qui semble une cendrée légère jetée sur les feux du soleil, lumière tendre au regard, enveloppante comme le bras d’une amante, délicate comme le contour, savoureuse comme le parfum d’un fruit.

La Lumière est allée s’asseoir au pied des roches entre la Poésie et la Gloire d’une part, la Légende et l’Histoire d’autre part.
On entend le chant de la source et des oiseaux.
(Atmosphère musicale.)
LE DIEU TEMPS.

rivière, fleuve, chose vivanteVa, source, ruisseau,
rivière, fleuve, chose vivante, éternelle comme le
temps, changeante comme l’espace ; tu es ensemble
le mouvement et la durée ; tu porteras, au long
des siècles et des paysages, le reflet des villes et des villages,
des êtres et des choses, la sagesse du vieillard, le rêve de

la jeune fille, le rire des petits enfants.
LE CHŒUR, en coulisse.
(Développement du thème musical de la Source.)

La fierté des étés, la grâce des automnes
les hivers rayonnants de blancheur sous le froid
la douceur des avrils éclairés d’anémones
étoilant les mousses des bois.

LA FÉE ESPACE.

Va, source, ruisseau, rivière, fleuve, glisse dans la prairie, couverte de pâquerettes et de primevères, au pied de la roche brune qu’encerclent, tumultueuses, les corneilles ; roule sous le château découronné, tout empli de gloire endormie ; bondis, comme une fée, au milieu des nutons et des fées…

LE CHŒUR, en coulisse.

… Qui dansent dans les prés entourés d’aubépines,
dans les myosotis et dans les boutons d’or.

LE DIEU TEMPS.

Va, source, ruisseau, rivière, fleuve, voici penchées sur toi, la Poésie et la Gloire, l’Histoire et la Légende. Elles te font escorte. Tu verras sans cesse leurs visages dans les murs de tes demeures tapissées de lierres et de roses, au sommet des tours de tes vieilles villes ; elles se pencheront vers tes eaux, descendant des toits bleus des églises et des maisons, comme des chants de cloches et des rayons du soleil…

LE CHŒUR, en coulisse.

Qui fait étinceler, au flanc de tes collines
l’or fauve des genêts, l’or brun des châteaux forts.

LE CHŒUR, LE DIEU TEMPS, LA FÉE ESPACE, LA LÉGENDE, L’HISTOIRE, LA POÉSIE ET LA GLOIRE, LA LUMIÈRE, chantent :

Meuse, chère Meuse, adorables eaux

Allez, par l’espace, embellir les choses.
Soyez, pour chacun, comme un chant d’oiseaux
Et, pour chacun, comme un parfum de roses.

(La toile descend lentement.)
(Atmosphère musicale continuée, la toile chue.)