Meuse/p2/s1

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Georges Thone (p. 65-69).

DEUXIÈME
PARTIE

SCÈNE PREMIÈRE.

Les Roches et les Rivières.


La scène, au fond, est toute tendue de gris-bleu — coulisses aux tons changeants même teinte — pendant que se déroulera l’action, des jeux de lumière la suivront qui développeront la gamme de toutes les lumières de la Meuse.

Ils expriment la poésie des roches et des rivières.

D’un côté :

Les Rivières — cinq femmes — vêtues de robes (costumes antiques) moirées, allant du vert d’eau au vert presque noir de la Semois, de la Houille et de la Lesse. En certains endroits, sur des robes, fleurs aquatiques.

De l’autre :

Les Roches — cinq femmes — vêtues de costumes même style, argent, or foncé, violet et argent, rougeâtre, améthyste et or ; sur les roches, guirlandes de mousses et de fleurs de roches (primevères, valérianes, giroflées, etc.).

Des danseuses viendront, pendant et après le dialogue, danser autour des Roches et des Rivières. Ce seront les abeilles, les libellules, les martinets, les corneilles, les rayons du soleil.

Le dieu Temps entre par le fond ; il marche lentement la main dans la main de la fée Espace. Ils s’avancent jusqu’au proscénium tandis que l’orchestre dessine déjà le motif du chœur qui terminera la scène.

Les Roches et les Eaux sont immobiles. Pendant le dialogue, le dieu Temps et La fée Espace monteront et descendront en scène, s’adressant aux Roches et aux Rivières, le dialogue alternant avec les danses.

LE DIEU TEMPS.

Et voici, fée Espace, celles qui, déjà dans la forêt d’Ardenne, et puis, après, surgies de ses ombres profondes, font, à la Meuse, une étincelante parure.

(Annonce du mouvement musical.)


LA FÉE ESPACE.

Ce sont les Rivières enchantées.

LE DIEU TEMPS.

Et les Roches.


LA FÉE ESPACE.

Accourues des bois, comme de jeunes biches bondissantes, ces belles biches blondes et brunes qui penchèrent, sur elles, leurs bouches assoiffées et leurs grâces effarouchées ; voici les Rivières.

Elles viennent, petites sœurs, à la rencontre de la grande dame, vers leur souveraine comme des filles d’honneur.

(Le thème se précise.)

Elles sont tout écumantes d’avoir couru sur les pierres où se sont meurtris leurs flots, où s’est brisée et ranimée vingt fois leur chanson. Toutes couvertes de nénuphars, de fleurs arrachées à leurs rives, elles portent des traînes multiples. Elles apparaissent, vibrantes du bruissement des libellules et du bourdonnement des abeilles.

(Les abeilles et libellules entourent les rivières, dansent, tourbillonnent, et sortent.)
(Développement du thème musical.)
LE DIEU TEMPS.

Elles ont écouté, en tremblant, dans la forêt, le grommellement du sanglier fracassant le feuillage et les râles du cerf ; elles ont entendu cajoler les geais et l’appel familier du coucou, cueilli le parfum de la bruyère et du chèvrefeuille. Et tout cela qu’elles ont promené, caressantes, autour des collines rondes, dressées comme les seins feuillus de la terre vers le ciel, elles te l’apportent, ô Meuse, dans un baiser.

(Développement musical. Les rayons du soleil dansent autour des rivières et disparaissent.)
LA FÉE ESPACE.

Et voici les Roches, murailles d’argent et d’or, d’améthyste et de violette, de grisaille et d’albâtre ; murs étincelants d’un palais merveilleux dont le sol est d’émeraude, la voûte de ciel bleu, d’un palais où elle passe, nonchalante et royale, en sa robe verte, sertie des perles et des diamants fils du soleil.

(Autre thème.)
LE DIEU TEMPS.

Les verdures, les mousses et les fleurs plaquent sur les roches des reflets roux, des reflets bleus, des reflets verts ; les émaux les plus rares y semblent enchâssés.

(Les rayons du soleil dansent autour des roches et disparaissent.)

On dirait par moments les énormes piliers de pierre ou les orgues immenses d’une cathédrale céleste.

LA FÉE ESPACE.

Ici, c’est un fantastique jubé, d’où monterait vers le firmament la prière des prés, des arbres et des eaux et là, c’est un balcon où pourraient se pencher des centaines de fées.

(Le thème se précise.)
LE DIEU TEMPS.

Là, l’eau du ciel dessina des figures bizarres ; le calcaire qui affleure la roche ronde y précipite des cascades gelées ; on dirait des milliers de stalactites. Regarde ce château de rêve à l’assaut duquel montent des lierres, là cette dent de pierre mordant la verdure.

LA FÉE ESPACE.

Et dans le miroir légèrement balancé des eaux, dans le vert foncé du fleuve, s’agitent un monde de serpents d’or, d’argent et de violette que tord la brise et que coupent en tronçons les chalands.

(Développement musical.)
LE DIEU TEMPS.

Sur l’onde, les martinets au ventre blanc, venus des roches pointues, battent des ailes dans un cri, et, là-haut, tout là-haut, au-dessus de la chevelure verte des roches, criaillantes et babillardes, des corneilles tournent, tournent, se poursuivent, s’appellent, montent, montent vers les nuées en répétant leurs notes alternées.

(Les martinets et les corneilles tournoyent autour des roches et s’enfuient.)

Elles descendent brusques, coupent d’un coup de leurs ailes la muraille de pierre, elles rasent le taillis épais, le chêne découpé sur l’horizon et, vers les nuages qui voguent, vaisseaux gris sur le ciel, elles montent, elles montent, à l’infini.

(Les deux thèmes se rejoignent et éclatent, mêlés, en un ballet.)
Les libellules, les abeilles, les corneilles, les martinets, les rayons du soleil, qui ont à différentes reprises passé autour des rivières et des roches pendant le dialogue puis sont rentrés dans les coulisses, rentrent pour le ballet.
À la fin du ballet, danse et chant s’épousent. Le chœur en coulisse chante :

Cher pays de Meuse aux roches d’argent
et d’or violet, d’améthyste pâle,
doux pays de Meuse aux roches plongeant
leurs reflets dans l’onde aux clartés d’opale,
Cher pays de Meuse, ô mon doux pays.

Cher pays de Meuse aux coteaux fleuris,
aux vallons emplis de verdures claires,
cher pays de Meuse, où même les gris
sont encor peuplés de tendres lumières,
Cher pays de Meuse, ô mon doux pays.