Militona/4

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Militona (1847)
Hachette (p. 60-77).


IV


« Ce n’est pas le tout de connaître le nid de la colombe, se dit don Andrès en s’éveillant après un sommeil que l’image de Militona avait traversé plus d’une fois de sa gracieuse apparition, il faut encore arriver jusqu’à elle. Comment s’y prendre ? Je ne vois guère d’autre moyen que de m’aller établir en croisière devant sa maison, et d’observer les tenants et les aboutissants. Mais si je vais dans ce quartier, habillé comme je suis, c’est-à-dire comme la dernière gravure de mode de Paris, j’attirerai l’attention, et cela me gênerait dans mes opérations de reconnaissance. Dans un temps donné, elle doit sortir ou rentrer ; car je ne suppose pas qu’elle ait sa chambrette approvisionnée pour six mois de dragées et de noisettes ; je l’accosterai au passage avec quelque phrase galamment tournée, et je verrai bien si elle est aussi farouche à la conversation qu’elle l’était à la place des Taureaux. Allons au Rastro acheter de quoi nous transformer de fashionable en manolo ; ainsi déguisé, je n’éveillerai les soupçons d’aucun jaloux et d’aucun frère féroce, et je pourrai, sans faire semblant de rien, prendre des informations sur ma belle. »

Ce projet arrêté, Andrès se leva, avala à la hâte une tasse de chocolat à l’eau, et se dirigea vers le Rastro, qui est comme le Temple de Madrid, l’endroit où l’on trouve tout, excepté une chose neuve. Il se sentait tout heureux et tout gai ; l’idée que la jeune fille ne pouvait pas l’aimer ou en aimer un autre ne lui était pas venue : il avait cette confiance qui trompe rarement, car elle est comme la divination de la sympathie ; l’ancien esprit d’aventure espagnol se réveillait en lui. Ce travestissement l’amusait, et, quoique l’infante à conquérir ne fût qu’une manola, il se promettait du plaisir à se promener sous sa fenêtre en manteau couleur de muraille ; le danger que l’effroi de la jeune fille faisait pressentir ôtait à cette conquête ce qu’elle pouvait avoir de vulgaire.

Tout en forgeant dans sa tête ces mille et mille stratagèmes qui s’écroulent les uns sur les autres et dont aucun ne peut servir à l’occasion, Andrès arriva au Rastro.

C’est un assez curieux endroit que le Rastro. Figurez-vous un plateau montueux, une espèce de butte entourée de maisons chétives et malsaines, où se pratiquent toutes sortes d’industries suspectes.

Sur ce tertre et dans les rues adjacentes se tiennent des marchands de bric-à-brac de bas aloi, fripiers, marchands de ferraille, de chiffons, de verres cassés, de tout ce qui est vieux, sale, déchiré, hors de service. Les taches et les trous, les fragments méconnaissables, le tesson de la borne, le clou du ruisseau trouvent là des acheteurs. C’est un singulier mélange où les haillons de tous les états ont des rencontres philosophiques : le vieil habit de cour dont on a décousu les galons coudoie la veste du paysan aux parements multicolores ; la jupe à paillettes désargentées de la danseuse est pendue à côté d’une soutane élimée et rapiécée. Des étriers de picador sont mêlés à des fleurs fausses, à des livres dépareillés, à des tableaux noirs et jaunes, à des portraits qui n’intéressent plus personne. Rabelais et Balzac vous feraient là-dessus une énumération de quatre pages.

Cependant, en remontant vers la place, il y a quelques boutiques un peu plus relevées où l’on trouve des habits qui, sans être neufs, sont encore propres et peuvent être portés par d’autres que des sujets du royaume picaresque.

Ce fut dans une de ces boutiques qu’Andrès entra.

Il y choisit un costume de manolo assez frais, et qui avait dû, dans sa primeur, procurer à son heureux possesseur bien des conquêtes dans la red San-Luis, la rue del Barquillo et la place Santa-Ana : ce costume se composait d’un chapeau à cime tronquée, à bords évasés en turban et garnis de velours, d’une veste ronde tabac d’Espagne, à petits boutons, de pantalons larges, d’une grande ceinture de soie et d’un manteau de couleur sombre. Tout cela était usé juste à point pour avoir perdu son lustre, mais ne manquait pas d’une certaine élégance.

Andrès, s’étant contemplé dans une grande glace de Venise à biseau, entourée d’un cadre magnifique et venue là on ne sait d’où, se trouva à son gré. En effet, il avait ainsi une tournure délibérée, svelte, faite pour charmer les cœurs sensibles de Lavapiès.

Après avoir payé et fait mettre les habits à part, il dit au marchand qu’il reviendrait le soir se costumer dans sa boutique, ne voulant pas qu’on le vît sortir de chez lui travesti.

En revenant, il passa par la rue del Povar ; il reconnut tout de suite la fenêtre entourée de blanc et la jarre suspendue dont Perico lui avait parlé ; mais rien ne semblait lui indiquer la présence de quelqu’un dans la chambre : un rideau de mousseline soigneusement fermé rendait la vitre opaque au dehors.

« Elle est sans doute sortie pour aller vaquer à quelque ouvrage ; elle ne rentrera que la journée finie, car elle doit être couturière, cigarera, brodeuse ou quelque chose approchant », se dit Andrès, et il continua sa route.

Militona n’était pas sortie, et, penchée sur la table, elle ajustait les différentes pièces d’un corsage de robe étalées sous ses yeux. Quoiqu’elle ne fît rien de mystérieux, le verrou de sa porte était poussé, sans doute dans la crainte de quelque invasion subite de Juancho, que l’absence de la tia Aldonza aurait rendue plus dangereuse.

Tout en travaillant, elle pensait au jeune homme qui la regardait, la veille, au Cirque, avec un œil si ardent et si velouté, et lui avait dit quelques mots d’une voix qui résonnait encore doucement à son oreille.

« Pourvu qu’il ne cherche pas à me revoir ! Et pourtant cela me ferait plaisir qu’il le cherchât. Juancho engagerait avec lui quelque affreuse querelle, il le tuerait peut-être ou le blesserait dangereusement comme tous ceux qui ont voulu me plaire ; et même, quand je pourrais me soustraire à la tyrannie de Juancho, qui m’a suivie de Grenade à Séville, de Séville à Madrid, et qui me poursuivrait jusqu’au bout du monde pour m’empêcher de donner à un autre le cœur que je lui refuse, à quoi cela m’avancerait-il ? Ce jeune homme n’est pas de ma classe ; à ses habits l’on voit qu’il est noble et riche ; il ne peut avoir pour moi qu’un caprice passager : il m’a déjà oubliée sans doute. »

Ici la vérité nous oblige à confesser qu’un léger nuage passa sur le front de la jeune fille, et qu’une respiration prolongée, qui pouvait se prendre pour un soupir, gonfla sa poitrine oppressée.

« Il doit sans doute avoir quelque maîtresse, quelque fiancée, jeune, belle, élégante, avec de beaux chapeaux et de grands châles. Comme il serait bien avec une veste brodée en soie de couleur, à boutons de filigrane d’argent, des bottes piquées de Ronda, et un petit chapeau andalou ! Quelle taille fine il aurait, serré par une belle ceinture de soie de Gibraltar ! » se disait Militona conduisant son monologue, où, par un innocent subterfuge du cœur, elle revêtait Andrès d’un costume qui le rapprochait d’elle.

Elle en était là de sa rêverie, lorsque Aldonza, qui habitait la même maison, heurta à la porte.

« Tu ne sais pas, ma chère ? dit-elle à Militona, cet enragé de Juancho, au lieu d’aller panser son bras, s’est promené toute la nuit devant ta fenêtre, sans doute pour voir si le jeune homme du Cirque rôdait par là : il s’était fourré dans la tête que tu lui avais donné rendez-vous. Si cela avait été vrai, cependant ? comme ce serait commode ! Aussi, pourquoi ne l’aimes-tu pas, ce pauvre Juancho ? il te laisserait tranquille.

— Ne parlons pas de cela ; je ne suis pas responsable de l’amour que je n’ai provoqué en rien.

— Ce n’est pas, poursuivit la vieille, que le jeune cavalier de la place des Taureaux ne soit très bien de sa personne, et très galant ; il m’a offert la boîte de pastilles avec beaucoup de grâce et tous les égards dus à mon sexe ; mais Juancho m’intéresse, et j’en ai une peur de tous les diables ! Il me regarde un peu comme ton chaperon, et serait capable de me rendre responsable de ta préférence pour un autre. Il te surveille de si près, qu’il serait bien difficile de lui cacher la moindre chose.

— À vous entendre, on croirait que j’ai déjà une affaire réglée avec ce monsieur, dont je me rappelle à peine les traits, répondit Militona en rougissant un peu.

— Si tu l’as oublié, il se souvient de toi, lui, je t’en réponds ; il pourrait faire ton portrait de mémoire ; il n’a pas cessé de te regarder tout le temps de la course ; on eût dit qu’il était en extase devant une Notre-Dame. »

En entendant ces témoignages qui confirmaient l’amour d’Andrès, Militona se pencha sur son ouvrage sans rien répondre ; un bonheur inconnu lui dilatait le cœur.

Juancho, lui, était bien loin de ces sentiments tendres ; enfermé dans sa chambre garnie d’épées et de devises de taureaux qu’il avait enlevées au péril de sa vie pour les offrir à Militona, qui n’en avait pas voulu, il se laissait aller à ce rabâchage intérieur des amants malheureux : il ne pouvait comprendre que Militona ne l’aimât point ; cette aversion lui semblait un problème insoluble et dont il cherchait en vain l’inconnue. N’était-il pas jeune, beau, vigoureux, plein d’ardeur et de courage ? les plus blanches mains de l’Espagne ne l’avaient-elles pas applaudi mille fois ? ses costumes n’étaient-ils pas brodés d’autant d’or, enjolivés d’autant d’ornements que ceux des plus galants toreros ? son portrait ne se vendait-il pas partout lithographié, imprimé dans les foulards avec une auréole de couplets laudatifs, comme celui des maîtres de l’art ? Qui, Montès excepté, poussait plus bravement une estocade et faisait agenouiller plus vite un taureau ? Personne. L’or, prix de son sang, roulait entre ses doigts comme le vif-argent. Que lui manquait-il donc ? Et il se cherchait avec bonne foi un défaut qu’il ne se trouvait pas ; et il ne pouvait s’expliquer cette antipathie, ou tout au moins cette froideur, que par un amour pour un autre. Cet autre, il le poursuivait partout ; le plus frivole motif excitait sa jalousie et sa rage ; lui qui faisait reculer les bêtes farouches, il se brisait contre la persistance glacée de cette jeune fille. L’idée de la tuer pour faire cesser le charme lui était venue plus d’une fois. Cette frénésie durait depuis plus d’un an, c’est-à-dire depuis le jour où il avait vu Militona, car son amour, comme toutes les fortes passions, avait acquis tout de suite son développement : l’immensité ne peut grandir.

Pour rencontrer Andrès, il s’était dit qu’il fallait fréquenter le salon du Prado, les théâtres del Circo et del Principe, les cafés élégants et les autres lieux de réunion de gens comme il faut ; et, bien qu’il professât un profond dédain pour les habits bourgeois, et fût ordinairement vêtu en majo, une redingote, un pantalon noir et un chapeau rond étaient posés sur une chaise : il était allé les acheter le matin sous les piliers de la calle Mayor, précisément à l’heure où Andrès faisait son emplette au Rastro ; l’un pour arriver à l’objet de sa haine, l’autre pour arriver à l’objet de son amour avaient pris le même moyen.

Feliciana, à qui don Andrès ne manqua pas d’aller faire sa visite à l’heure ordinaire avec l’exactitude d’un amant criminel, lui fit d’amers reproches sur les notes fausses et les distractions sans nombre dont il s’était rendu coupable la veille chez la marquise de Benavidès. C’était bien la peine de répéter si soigneusement ce duo, de le chanter tous les jours, pour faire un fiasco à la soirée solennelle. Andrès s’excusa de son mieux. Ses fautes avaient fait briller d’un éclat plus vif l’imperturbable talent de Feliciana, qui n’avait jamais été mieux en voix, et qui avait chanté à rendre jalouse la Ronconi du théâtre del Circo ; et il n’eut guère de peine à la calmer ; ils se séparèrent fort bons amis.

Le soir était venu, et Juancho, revêtu de ses habits modernes qui le rendaient méconnaissable, parcourait d’un pas saccadé et fiévreux les avenues du Prado, regardant chaque homme au visage, allant, venant, tâchant d’être partout à la fois ; il entra dans tous les théâtres, fouilla de son œil d’aigle l’orchestre, les avant-scènes et les loges ; il avala toutes sortes de glaces dans les cafés, se mêla à tous les groupes de politiqueurs et de poètes dissertant sur la pièce nouvelle, sans pouvoir découvrir rien qui ressemblât à ce jeune homme qui parlait d’un air si tendre à Militona le jour des taureaux, par l’excellente raison qu’Andrès, qui était allé se costumer chez le marchand, prenait le plus posément du monde, à cette heure-là, un verre de limonade glacée dans une orchateria de chufas (boutique d’orgeat), située presque vis-à-vis la maison de Militona, où il avait établi son quartier d’observation, avec Perico pour éclaireur. Au reste, Juancho aurait passé devant lui sans le regarder ; l’idée ne lui serait pas venue d’aller chercher son rival sous la veste ronde et le sombrero de calaña d’un manolo. Militona, cachée dans l’angle de la fenêtre, ne s’y était pas trompée une minute ; mais l’amour est plus clairvoyant que la haine. En proie à la plus vive anxiété, elle se demandait quels étaient les projets du jeune homme en s’établissant ainsi dans cette boutique, et redoutait la scène terrible qui ne saurait manquer de résulter d’une rencontre entre Juancho et lui.

Andrès, accoudé sur la table, examinait avec une attention de mouchard épiant un complot les gens qui entraient dans la maison. Il passa des femmes, des hommes, des enfants, des gens de tout âge, d’abord en grand nombre, car la maison était peuplée de beaucoup de familles, et puis à intervalles plus éloignés ; peu à peu la nuit était venue, et il n’y avait plus à rentrer que quelques retardataires. Militona n’avait point paru.

Andrès commençait à douter de la bonté des renseignements de son émissaire, lorsque la fenêtre obscure s’éclaira et fit voir que la chambre était habitée.

Il avait la certitude que Militona était bien dans sa chambre, mais cela ne l’avançait pas à grand-chose ; il écrivit quelques mots au crayon sur un papier, et, appelant Perico qui rôdait aux alentours, lui dit de l’aller porter à la belle manola.

Perico, se glissant sur les pas d’un locataire qui rentrait, s’engagea dans l’escalier noir, et, tâtant les murs, finit par arriver au palier supérieur. La lueur qui filtrait par les interstices des ais lui fit découvrir la porte qui devait être celle de Militona ; il frappa deux coups discrètement ; la jeune fille entrebâilla le guichet, prit la lettre et referma le petit volet.

« Pourvu qu’elle sache lire, » dit Andrès en achevant sa boisson glacée et en payant sa dépense au Valencien, maître de l’orchateria.

Il se leva et marcha lentement sous la fenêtre. Voici ce que la lettre contenait :

« Un homme qui ne peut vous oublier, et qui ne le voudrait pas, cherche à vous revoir ; mais d’après les quelques mots que vous lui avez dits au Cirque, et ne sachant pas votre vie, il aurait peur, en l’essayant, de vous causer quelque contrariété. Le péril qui ne serait que pour lui ne l’arrêterait pas. Éteignez votre lampe et jetez-lui votre réponse par la fenêtre. »

Au bout de quelques minutes la lampe disparut, la fenêtre s’ouvrit, et Militona, en prenant sa jarre, fit tomber un des pots de basilic qui vint se briser en éclats à quelque distance de don Andrès.

Dans la terre brune qui s’était répandue sur le pavé, brillait quelque chose de blanc ; c’était la réponse de Militona.

Andrès appela un sereno (garde de nuit) qui passait avec son falot au bout de sa lance, et le pria de baisser sa lanterne, à la lueur de laquelle il lut ce qui suit, écrit d’une main tremblante et en grosses lettres désordonnées :

« Éloignez-vous… je n’ai pas le temps de vous en écrire plus long. Demain je serai à dix heures dans l’église de San-Isidro. Mais, de grâce, partez : il y va de votre vie. »

« Merci, brave homme, dit Andrès en mettant un réal dans la main du sereno, vous pouvez continuer votre route. »

La rue était tout à fait déserte, et Andrès se retirait à pas lents, lorsque l’apparition d’un homme enveloppé dans un manteau, sous lequel le manche d’une guitare dessinait un angle aigu, éveilla sa curiosité et le fit se blottir dans un coin obscur.

L’homme rejeta les pans de son manteau sur ses épaules, ramena sa guitare par devant, et commença à tirer des cordes ce bourdonnement rythmé qui sert de basse et d’accompagnement aux mélodies des sérénades et des séguidilles.

Il était évident que ces préludes bruyants avaient pour but d’éveiller la belle en l’honneur de qui ce bruit se commettait ; et, comme la fenêtre de Militona restait fermée, l’homme réduit à se contenter d’un auditoire invisible, malgré ce dicton espagnol qui prétend qu’il n’est pas de femme si bien endormie à qui le frémissement d’une guitare ne fasse mettre le nez à la fenêtre, après deux hum ! hum ! profondément sonores, commença à chanter les couplets suivants avec un fort accent andalou :


 
Enfant aux airs d’impératrice,
Colombe au regard de faucon,

Tu me hais, mais c’est mon caprice
De me planter sous ton balcon.

Là, je veux, le pied sur la borne,
Pinçant les nerfs, tapant le bois,
Faire luire à ton carreau morne
Ta lampe et ton front à la fois.

Je défends à toute guitare
De bourdonner aux alentours.
Ta rue est à moi. Je la barre
Pour y chercher seul mes amours.

Et je coupe les deux oreilles
Au premier racleur de jambon
Qui devant la chambre où tu veilles
Braille un couplet mauvais ou bon.

Dans sa gaine mon couteau bouge ;
Allons ! qui veut de l’incarnat ?
A son jabot qui veut du rouge
Pour faire un bouton de grenat ?

Le sang dans les veines s’ennuie,
Car il est fait pour se montrer ;
Le temps est noir, gare la pluie !
Poltrons, hâtez-vous de rentrer.

Sortez, vaillants, sortez, bravaches,
L’avant-bras couvert du manteau.
Que sur vos faces de gavaches
J’écrive des croix au couteau !

Qu’ils s’avancent ! Seuls ou par bande,
De pied ferme je les attends.

À ta gloire il faut que je fende
Les naseaux de ces capitans.

Au ruisseau qui gêne ta marche
Et pourrait salir tes pieds blancs,
Corps du Christ ! je veux faire une arche
Avec les côtes des galants.

Pour te prouver combien je t’aime,
Dis, je tuerai qui tu voudras ;
J’attaquerai Satan lui-même,
Si pour linceul j’ai tes deux draps.

Porte sourde ! Fenêtre aveugle !
Tu dois pourtant ouïr ma voix ;
Comme un taureau blessé je beugle,
Des chiens excitant les abois !

Au moins plante un clou dans ta porte :
Un clou pour accrocher mon cœur.
A quoi sert que je le remporte
Fou de rage, mort de langueur ?


« Peste, quelle poésie farouche ! pensa Andrès, voilà de petits couplets qui ne pèchent pas par la fadeur. Voyons si Militona, car c’est en son honneur qu’a lieu ce tapage nocturne, est sensible à ces vers élégiaques, composés par Matamore, don Spavento, Fracasse ou Tranchemontagne. C’est probablement là le terrible galant qui lui inspire tant de peur. On s’effrayerait à moins. »

Don Andrès, ayant un peu avancé la tête hors de l’ombre où il s’abritait, fut atteint par un rayon de lune et dénoncé aux regards vigilants de Juancho.

« Bon ! je suis pris, dit Andrès ; faisons bonne contenance. »

Juancho, jetant à terre sa guitare, qui résonna lugubrement sur le pavé, courut et s’avança sur Andrès, dont la figure était éclairée et qu’il reconnut aussitôt.

« Que venez-vous faire ici à cette heure ? dit-il d’une voix tremblante de colère.

— J’écoute votre musique : c’est un plaisir délicat.

— Si vous l’avez bien écoutée, vous avez dû entendre que je défends à qui que ce soit de se trouver dans cette rue quand j’y chante.

— Je suis très désobéissant de ma nature, répondit Andrès avec un flegme parfait.

— Tu changeras de caractère aujourd’hui.

— Pas le moins du monde, j’aime mes habitudes.

— Eh bien ! défends-toi ou meurs comme un chien », cria Juancho en tirant sa navaja et en roulant son manteau sur son bras.

Ces mouvements furent imités par Andrès, qui se trouva en garde avec une promptitude qui démontrait une bonne méthode et qui surprit un peu le torero, car Andrès avait longtemps travaillé sous un des plus habiles maîtres de Séville, de même qu’on voit à Paris de jeunes élégants étudier la canne, le bâton et la savate, réduits en principes mathématiques par Lecour et Boucher.

Juancho tournait autour de son adversaire, avançant comme un bouclier son bras gauche défendu par plusieurs épaisseurs d’étoffe, le bras droit retiré en arrière pour donner plus de jet et de détente au coup ; tour à tour il se relevait et s’affaissait sur ses jarrets pliés, se grandissant comme un géant, se rapetissant comme un nain : mais la pointe de son couteau rencontrait toujours la cape roulée d’Andrès prêt à la parade.

Tantôt il faisait une brusque retraite, tantôt une attaque impétueuse ; il sautait à droite et à gauche, balançant sa lame comme un javelot, et faisait mine de la lancer.

Andrès, à plusieurs reprises, répondit à ces attaques par des ripostes si vives, si bien dirigées, que tout autre que Juancho n’eût pu les parer. C’était vraiment un beau combat et digne d’une galerie de spectateurs érudits ; mais par malheur toutes les fenêtres dormaient et la rue était complètement déserte. Académiciens de la plage de San-Lucar, du Potro de Cordoue, de l’Albaycin de Grenade et du barrio de Triana, que n’étiez-vous là pour juger ces beaux coups !

Les deux adversaires, tout vigoureux qu’ils étaient, commençaient à se fatiguer ; la sueur ruisselait de leurs tempes, leurs poitrines haletaient comme des soufflets de forge, leurs pieds trépignaient la terre plus lourdement, leurs sauts avaient moins d’élasticité.

Juancho avait senti la pointe du couteau d’Andrès pénétrer dans sa manche, et sa rage s’en était accrue ; tentant un suprême effort, au risque de se faire tuer, il s’élança comme un tigre sur son ennemi.

Andrès tomba à la renverse, et sa chute fit ouvrir la porte mal fermée de la maison de Militona, devant laquelle avait lieu la bataille. Juancho s’éloigna d’un pas tranquille. Le sereno qui passait au bout de la rue cria : « Rien de nouveau, onze heures et demie, temps étoilé et serein. »