Mohammed-Ali

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MOHAMMED-ALI-PACHA.

Avant de pénétrer dans l’intérieur de cette Égypte, naguère gisante et inanimée comme les momies de ses tombeaux, arrêtons un instant nos regards sur l’homme qui l’arrache à ses langes séculaires.

L’an de l’hégire 1151 (1775), un pauvre officier de police mourut à Cavala, petit port de l’eyalet de Roum-Hi, laissant un fils âgé de quatre ans, sans pain, sans asile, et, ce qui était plus cruel encore, sans parens et sans amis. Les Turks, comme on le sait, sont charitables. L’aga recueillit l’orphelin dans son harem, et lui apprit ce qui constituait alors en Turquie une éducation complète, l’équitation, l’exercice du djérid, le maniement du sabre et de la carabine. Cet enfant, c’était ce Mohammed-Ali, qui, soixante ans plus tard, devait relever un empire, et en ébranler un autre.

Il était dans sa destinée de n’attirer les regards du monde qu’à l’âge où les hommes politiques sont déjà sur le déclin de leur gloire ; et ce n’est pas une des particularités les moins remarquables de cette existence, si bizarrement accidentée d’ailleurs, que de voir ses plus belles années, ses années d’une jeunesse rêveuse d’avenir, et délirante d’ambition, s’écouler bourgeoisement dans un comptoir de marchand de tabac. Telle était la position que Mohammed-Ali s’était faite dans le pays, en quittant la maison qui avait nourri son enfance. Apparemment il fallait que le réformateur appelé à renouveler l’industrie aussi bien que la politique de l’Orient, fut préparé à ce double rôle par une des plus banales conditions industrielles, comme par le rang le plus élevé de la hiérarchie gouvernementale.

Toutefois, cette jeunesse obscure se rattache déjà par quelque rapport à la vieillesse qui va la suivre. Dans ce commerçant apprenti qui, avec une mince gratification de quelques piastres, a le talent d’acquérir une patente, un magasin, du crédit, et devient, sans savoir lire ni écrire, un des plus riches marchands du sangiak, ne découvre-t-on pas en germe la capacité financière du monopoleur qui absorbera les richesses de l’Égypte, pour les lui rendre en travaux fructueux et en institutions civilisatrices ? Ce sujet officieux qui va proposer ses services pour réduire un village rebelle au fisc, qui prend le commandement de la garde de police, comme l’aurait fait son père, attire dans un piège les quatre principaux habitans, et les emmène malgré la résistance du peuple, ne trahit-il point déjà le zèle intéressé, le mélange de ruse et d’audace, qui doivent caractériser, dans une certaine phase de sa vie, Mohammed-Ali-Pacha ?

Mais laissant de côté des détails qui lui sont purement personnels, arrivons au temps, où son nom se mêle à l’histoire, quand l’expédition française le fixe pour jamais dans cette Égypte, dont il doit épouser la fortune, et qu’il va doter d’immenses et glorieux destins. Merveilleux exemple de cet enchaînement providentiel qui relie entre eux les termes de toute progression humanitaire ! Un décret du directoire français, lançant une armée sur les rives du Nil, vient arracher un marchand macédonien à ses étroites spéculations, et cet homme ranimera un jour le flambeau de civilisation allumé sur les ruines de Memphis par les enfans de Paris ! Au premier bruit de la guerre qui se prépare, un irrésistible instinct l’entraîne. Il part. Le contact d’une race intelligente va développer les germes de cette pensée puissante qui s’ignore encore elle-même. L’homme de l’Occident, Napoléon, va électriser de son regard celui qui doit, à son tour, personnifier en lui la vie et la gloire de l’Orient ; et quand l’Égypte est terrassée au pied des pyramides, sa défaite devient pour elle plus féconde que la victoire même, parce qu’au nombre des vaincus est Mohammed-Ali. Dans cette leçon où la stérile résignation musulmane n’a vu que l’arrêt d’une immuable fatalité, lui a tout compris, le progrès, l’ordre, la science, la civilisation, l’Europe.

Généralement les faits qui concourent à l’accomplissement de son œuvre, Mohammed-Ali n’en est redevable qu’à ses instigations, ou à sa propre volonté, tirant de lui-même et ourdissant de ses mains les fils de sa trame. Deux circonstances capitales vinrent pourtant favoriser son ambition, sans qu’il ait pu les prévoir, et que son influence les ait préparées ; mais celles-là, il sut en quelque sorte se les approprier, et en faire les instrumens de sa grandeur. Nous avons indiqué la première : c’est l’invasion de l’Égypte par les troupes françaises ; la seconde est la guerre de la Porte contre les Mameluks.

Pendant la lutte et l’occupation des Français, confondu dans les grades inférieurs, Mohammed-Ali ne joue encore qu’un rôle passif et subalterne. Il prend à la vérité l’empreinte de ce monde européen, dans lequel il refondra plus tard l’Orient démonétisé ; mais c’est une œuvre intime, secrète, spéculative, dont il ne peut tirer immédiatement parti ; et si ses théories le rendent déjà supérieur à ses compatriotes, il reste encore, par sa vie effective, dans une position tout-à-fait secondaire. Dans la guerre contre les Mameluks, au contraire, il ne tarde pas à occuper le poste le plus important, et, pendant toute la durée de cette longue tragédie, il remplit tellement la scène, que sa biographie devient l’exposé du drame lui-même. En comptant les victimes qui tombèrent sous ses coups, la postérité demandera quelle sorte de courage a pu le pousser dans ce dédale de sanglantes intrigues. L’Égypte régénérée répondra pour lui.

Puisque nous venons de rappeler les principales circonstances qui occupèrent sa jeunesse, peut-être ne sera-t-il pas superflu de jeter aussi un coup d’œil rapide sur les antécédens de ses futurs adversaires, les Mameluks.

Ce fut vers le milieu du xiiie siècle, pendant l’expédition de saint Louis en Égypte, que le soudan Maleck-Sala, arrière neveu de Saladin, et petit-fils de ce Maleck-Adel dont une plume française a popularisé le souvenir, acheta un certain nombre de jeunes Circassiens, et en fit ses gardes du corps. On les nomma Mameluks, ou esclaves militaires ; ils ne tardèrent pas à devenir esclaves-rois. La faczon et manière de faire du soudan, rapporte le sire de Joinville, estait que quand aucuns de ses chevaliers de sa haulqua, par leurs prouesses, avaient gagné du bien, tant que ils se pooient passer de luy, de paour que il avait que ils ne le déboutassent et tuassent, il les faisait prendre et mourir en ses prisons et prenait tout le bien que leurs femmes et leurs enfans avaient. Sous le règne suivant, révoltés contre ce despotisme, ils renversèrent, par un meurtre, la dynastie des Ayoubites, et s’emparèrent du trône qu’ils conservèrent pendant près de trois siècles, malgré les attaques des chrétiens, des Turks et de Tamerlan, malgré les périls plus imminens encore où les jetaient leur turbulence et leurs divisions continuelles.

Enfin, à la faveur de ces troubles, l’empereur Sélim Ier s’empara de leur capitale en 1517, fit pendre leur sultan à une des portes du Kaire, et remit à un pacha ou vice-roi, le gouvernement de l’Égypte, devenue province de l’empire ottoman. Toutefois, pour balancer l’autorité de ce lieutenant, et le maintenir toujours dans sa dépendance, il établit une oligarchie composée de vingt-quatre beys mameluks, entre lesquels il partagea le commandement des Livas.

C’était organiser l’anarchie. Cette division du pouvoir, sans rien équilibrer, détermina des hostilités permanentes entre les pachas et les beys. Une seule cause (et l’on en peut conclure quelle fut pendant trois cents ans l’horrible situation du pays) apportait une trêve à la guerre intestine : c’était la guerre étrangère.

Vainement l’Égypte, cette terre qui intervient toujours dans les affaires humaines, protesta contre la funeste présence de ces Asiatiques, en refusant à leurs enfans les conditions de viabilité qu’elle leur avait accordées d’abord, et dont elle est si prodigue envers d’autres races. Impuissans à se perpétuer par la génération, ils se recrutèrent de jeunes gens enlevés, comme leurs ancêtres, aux pays caucasiens ; et, comme pour discréditer ces droits du sang dont les dépouillait la nature, ils déclarèrent la dignité de bey incompatible avec la qualité de fils de Mameluk, réservant exclusivement le pouvoir à ceux d’entre eux qui auraient été pris ou achetés, en un mot aux esclaves. La servitude, leur seul moyen de reproduction sociale, devint donc aussi leur premier titre de noblesse, et ils offraient le spectacle unique d’une armée, d’un corps politique, d’une société toute entière frappée de stérilité, répudiée à la fois du monde et des hommes, et continuée depuis trois siècles par l’adoption, le rapt et le pillage, quand le sultan Sélim iii résolut d’arracher l’Égypte à leur désastreuse domination.

Déjà plusieurs beys avaient succombé dans des embûches tendues par les agens de la Porte ; mais en 1802, Mohammed-Pacha-Kousrouf, un des officiers turks qui avaient commandé l’armée pendant la campagne contre les Français, reçut, avec le pachalik d’Égypte, l’ordre secret d’exterminer la milice et ses chefs, et de diriger contre eux toutes les troupes dont il pourrait disposer. L’exécution de ce coup d’état était réservée à un bras plus fort. Mais l’idée première en appartient à ce prince, qui semble n’avoir précédé Mahmoud et Mohammed-Ali dans la carrière, que pour leur signaler la route et les écueils des réformes politiques.

Quinze mille hommes environ furent réunis sous les étendards du pacha ; agrégation bizarre où se trouvaient représentées toutes les contrées orientales, excepté cette Égypte pour la possession de laquelle on allait en venir aux mains, et qui jusqu’alors n’avait participé que par sa désolation aux débats dont elle était l’objet et le théâtre. L’infanterie se composait surtout de bandes albanaises, turques et barbaresques. La cavalerie, moins nombreuse, n’était qu’un amas d’aventuriers de tous pays, et formait un de ces corps d’éclaireurs que les Turks appellent les fous (delhis). Insuffisante par elle-même contre cette superbe milice des Mameluks, la première cavalerie du monde, suivant l’expression de Bonaparte, cette armée devait tirer sa force des haines et des jalousies qui divisaient ses adversaires ; car, dans leur aveugle ambition, les beys se montraient toujours prêts à sacrifier leur cause commune à des intérêts individuels.

À cet élément de succès, le nouveau vice-roi crut en ajouter un autre en confiant une de ses bannières à Mohammed-Ali, qui avait fait la dernière campagne sous ses ordres, et dont il avait remarqué la bravoure et l’intelligence. Puis, égaré par cet esprit de vertige qui semble présider à la politique des Turks depuis qu’ils justifient leur fatalisme par leur propre décadence, il exclut de son état-major le seul homme qui puisse lui offrir un véritable appui. Ses troupes viennent d’essuyer un échec près de Damanhour : les chefs en rejettent la faute sur l’absence de Mohammed-Ali, qu’ils taxent de malveillance et de lâcheté ; et le pacha, avec une inconséquence inexplicable, prête l’oreille à cette calomnie. En vain l’accusé prouve-t-il qu’il ne s’est éloigné du champ de bataille que pour opérer une diversion indispensable et concertée d’ailleurs avec les autres généraux ; on le destitue.

Outré de cette insultante disgrâce, il fait sa paix avec les Mameluks, stipule une alliance entre eux et leurs ennemis les Albanais, ouvre au bey les portes du Kaire, et oblige Mohammed-Kousrouf à se réfugier dans Damiette, où il court l’assiéger et le prendre. De ce jour date l’influence politique de Mohammed-Ali.

Essentiellement conservateur et stationnaire au milieu des désordres anarchiques, l’Orient semble répugner à ces subversions complètes qui abolissent d’un seul coup le fait et le droit ; et lors même qu’il renverse les institutions, il en respecte encore les formes extérieures. On peut dire aussi qu’en Orient les révolutions épargnent les choses et n’atteignent guère que les hommes. Les gouvernans succombent, mais les gouvernemens résistent. Depuis trois siècles que les Mameluks se battaient contre les vice-rois d’Égypte, les coutumes de cette institution hétérogène établies par Sélim Ier n’avaient pas subi d’altération, et il ne s’était pas fait, entre les deux partis, une seule déclaration de guerre. Un pacha était-il tué ou déposé ? le mécanisme administratif du divan n’en fonctionnait en apparence ni plus ni moins régulièrement. On nommait un autre visir, et on le chargeait secrètement d’une mission de vengeance ; mais le grand-seigneur, par des témoignages officiels, se hâtait d’approuver la révolte, de peur qu’elle ne se mît en garde contre le châtiment, et souvent aussi pour épargner à l’impuissance de l’autorité impériale la nécessité de sévir. Les Mameluks, de leur côté, avaient conservé l’usage de se faire représenter auprès du gouverneur par un cheik-el-beled, ou chef des villages, chargé, dans le principe, de leur communiquer les volontés de son altesse ; mais quand leur parti dominait, ce commissaire changeait de rôle, dictait des ordres au lieu d’en recevoir, d’otage se faisait maître et geôlier, et s’emparait du pouvoir, dont le vice-roi ne gardait plus que le vain titre. L’Égypte avait alors ses maires du palais.

D’après les erremens de cette politique timorée dont nous venons de tracer l’esquisse, un autre pacha fut choisi par Sélim pour remplacer et venger Mohammed-Kousrouf. Ali-Gézaïrly (c’était son nom), malgré les assurances pacifiques sous lesquelles il cachait ses véritables instructions, ne devait point trouver, de la part de la nouvelle ligue, des dispositions plus soumises. Prévoyant le parti qu’il pourrait en tirer un jour, Mohammed-Ali fomentait sous main l’anarchie ; bientôt même il leva le masque et seconda ouvertement, à la tête des troupes albanaises, l’insurrection des beys, qui ne tardèrent pas à faire tomber Gézaïrly sous leurs coups. Mohammed-Ali s’était contenté d’emprisonner Kousrouf-Pacha ; les Mamelouks tuèrent son successeur.

La dignité de premier cheik-el-beled, et la direction des affaires publiques était restée, depuis la déposition de Mohammed-Kousrouf, entre les mains d’un certain Osman-Bardissy. À peine ce bey se fut-il défait, avec l’aide de Mohammed-Ali, du dernier gouverneur nommé par la Porte, qu’un nouveau prétendant vint lui disputer le pouvoir. C’était un de ses frères d’armes, arrivant d’Angleterre, et fondant ses prétentions à la vice-royauté sur la protection spéciale du cabinet de Saint-James. Dès-lors Mohammed-Ali, qui s’était servi des Mameluks pour renverser deux vice-rois, travaille à les détruire par leurs propres armes, et se met à briser l’instrument qui désormais n’est plus pour lui qu’un obstacle. D’abord il suscite la guerre entre les deux beys rivaux, et prête à Osman-Bardissy l’appui de ses troupes ; puis, quand il a expulsé le protégé, ou plutôt le bouc émissaire du ministère anglais, il soulève le peuple contre ce même Bardissy, auquel il vient de procurer la victoire, le foudroie au milieu de son triomphe, et confond dans la même défaite le vainqueur et le vaincu. Sa vengeance avait introduit les Mameluks dans le Kaire ; son ambition les en chassa. Ces guerriers nourris dans l’intrigue et la défiance, contre lesquels la politique du divan épuisait, depuis des siècles, les ressources de son astuce et de sa force, semblaient obéir comme un jouet, comme un ressort souple et facile, aux passions de cet homme apparu d’hier et déjà devenu une puissance.

Dès à présent, s’il la veut, la vice-royauté est à lui. Personne n’est là pour la lui disputer. Mais ira-t-il exposer sa fortune naissante à la double inimitié des Mameluks acharnés à sa perte, et du grand-seigneur qu’il a outragé dans la personne de ses lieutenans ? Plus clairvoyant, il rend le pachalik à un délégué de la Porte, à ce Mohammed-Kousrouf, qu’il a fait prisonnier, voulant, par cette soumission apparente, retarder la vengeance du sultan, présenter aux coups des Mameluks un prédécesseur qui lasse leurs attaques, et se faire ainsi pour l’avenir la vice-royauté moins glissante.

Toutefois cette autorité, qu’il lui aurait été facile de garder pour lui-même, il n’a point encore le pouvoir d’en revêtir un autre. Son choix ne réunit pas les suffrages des chefs de troupes et des cheyks, et leur assemblée qui confère au gouverneur d’Alexandrie, Kourchid-Pacha, le dangereux honneur de commander au Kaire et à l’Égypte, dédommage Mohammed-Ali de cet échec, en le nommant caïmacan, ou lieutenant du visir.

Cette double élection ratifiée par un firman impérial, et les hostilités contre les beys, qui reprenaient leur cours, lui fournirent bientôt de nouvelles occasions d’affaiblir ceux qu’il devait déjà regarder comme ses ennemis personnels. Pendant que des agens secrets disposaient le divan en sa faveur, il harcelait, à la tête de l’armée turque, la cavalerie des Mameluks ; mais les intrigues qu’il entretenait à Constantinople, et l’activité qu’il déployait dans les opérations militaires, ne l’empêchaient point de s’immiscer en personne dans les affaires de la capitale de l’Égypte, protégeant les habitans contre la rapacité de la soldatesque, et se rendant nécessaire pour apaiser les séditions qu’il avait soulevées lui-même.

Ses menées le conduisirent en peu de temps au résultat qu’il en attendait. Les cheyks, ou chefs de la religion, dont l’Égypte, au milieu de ses calamités, voyait parfois surgir l’intervention comme une ombre de représentation nationale, fatigués d’un gouverneur qui, outre ses torts réels, avait encore à leurs yeux ceux que lui prêtait sourdement un rival, proclamèrent sa déchéance, et le remplacèrent par son caïmacan. Mohammed-Ali cette fois jugea le moment opportun ; il accepta. Kourchid voulut résister, et se renferma dans la citadelle ; l’élu des cheyks vint l’y assiéger, et la place allait être enlevée d’assaut, quand un capidgi-bachi apporta la nomination de Mohammed-Ali au pachalik, où l’appelait, disait le firman d’inféodation, le vœu de l’Égypte. Et cela était vrai, car on ne connaissait de lui que le bien qu’il avait fait, ou du moins le mal qu’il avait empêché, et le peuple, et les prêtres, et l’armée, avec cette unanimité d’acclamations, écho de la voix de Dieu, tous applaudissaient à ce choix, excepté le sultan lui-même, qui feignait de condescendre à l’opinion publique, quand il ne faisait que céder à une nécessité impérieuse.

Ici se présente une remarquable coïncidence. Cette même année 1803, où l’Égypte tombait aux mains de Mohammed-Ali, Czerni-George battait les Turks, à la tête de la révolte des Serviens, qui alluma plus tard l’insurrection de toute la Grèce : et ainsi s’accomplissaient en même temps deux événemens qui devaient aboutir à détacher de la Turquie ses deux plus importantes provinces.

Le voilà maître enfin de ce pachalik, si long-temps disputé ! Parmi tant de rivaux, c’est lui, c’est Mohammed-Ali, qui l’a le plus ardemment convoité, qui a le plus vaillamment combattu, qui a pratiqué les menées les plus habiles, et le plus compromis sa fortune et sa tête. — À lui l’Égypte ! Mais cette possession, si chèrement achetée, qu’a-t-elle donc de si digne d’envie, et qui vaille tant et de si grands sacrifiées ? Au dedans, un peuple accablé d’impôts à contenir, une armée pillarde et indisciplinée à réduire à l’obéissance, une guerre de complots et une lutte ouverte à soutenir contre les Mameluks : au dehors la politique à la fois jalouse et débile du divan qui le laissera écraser s’il est vaincu, et le frappera dans l’ombre s’il triomphe ; de tous côtés, d’incessantes attaques et des haines à mort : voilà ce que sa position lui présente, et ce que d’avance il a vu lui-même. N’importe, rien ne l’arrêtera ; il a un but et le moyen d’y parvenir : — pour but, la régénération de l’Égypte ; pour moyen, une inébranlable volonté. Ces deux terribles ennemis qui le menacent, la Porte et le corps des Mameluks, trop faible encore pour leur résister seul, il armera contre eux cette race arabe, qui ne comptait jusqu’ici que dans les calculs du fisc, et le sultan l’aidera d’abord à ébranler la puissance des beys. Les endormir par des trêves, et envenimer leurs inimitiés réciproques ; tantôt les enlacer dans d’invisibles trames, tantôt les surprendre par de brusques attaques ; un jour les attirer, le lendemain les poursuivre ; lutter sans cesse avec eux de vigueur et de perfidie, telle sera la tactique qui enfin consommera leur ruine. Car lui aussi, comme Selim, a prononcé leur sentence. Obstacle déclaré à toutes les réformes exigées par la situation de l’Égypte, les Mameluks périront. Et cette Porte, qui déjà, aux yeux des enfans d’Ismaël, a perdu le prestige de sa grandeur, cette Porte sourde à leurs cris et à leurs prières, il lancera contre elle, comme un bélier vivant, les tribus altérées de vengeance, et il la fera trembler sur ses gonds, si même il ne la brise un jour, pour ouvrir passage aux peuples dont il aura précipité l’essor. Ainsi, malgré les résistances, que son adresse doive les éluder ou sa force les vaincre, à tout prix il marchera, et il entraînera l’Égypte après lui. Il le veut, — de la volonté d’un homme qui sent en lui tout un monde tressaillir, s’agiter pour une transformation sociale, et se préparer à une vie nouvelle ; il le veut. — À lui l’Égypte !

Mais avant de rien fonder, il est nécessaire qu’il déblaie son terrain de tous les empêchemens qui l’encombrent ; avant d’ensemencer son champ, il doit le purger de toutes les plantes parasites et délétères. C’est d’abord aux Mameluks qu’il s’attaque. Il leur fait écrire qu’une partie des troupes turques les attendent au Kaire pour se révolter, et plusieurs beys, accourant se jeter dans le piége, y trouvent la mort qu’ils apportaient à leur ennemi. Puis ce sont ses propres soldats qu’il se voit contraint de décimer, en faisant lui-même la police de sa capitale. Jour et nuit, sous le déguisement d’un simple cavas[1], il parcourt les rues, les cafés, les places publiques, livrant les pillards aux gardes qui le suivent de loin, et parfois punissant de sa main le flagrant délit. Bref, le peuple lui sait déjà gré de sa fermeté répressive : cette rigueur, qui témoigne de sa confiance en lui-même, lui fait plus de partisans qu’à ses prédécesseurs une coupable indulgence, et bientôt son pouvoir se trouve assis sur des bases si solides, que la Porte, dans sa défiance habituelle, juge le temps venu de l’en dépouiller. Elle rétablit par un firman l’autorité destructive des beys, et nomme un autre visir à la place de Mohammed-Ali ; mais lui, fort du dévouement des Albanais et de ses compatriotes, élude les ordres de sa hautesse, en feignant d’être retenu par les troupes. Vainement les Mameluks, et surtout Mohammed l’Elfy, le protégé de l’Angleterre, remportent sur son armée d’importans avantages ; la résistance de la ville de Damanhour, qui tient pour lui, neutralise les effets de leurs victoires isolées. La Porte, obligée de caresser celui qu’elle ne peut abattre, lui confère de nouveau le titre de vice-roi, et la mort simultanée des deux beys les plus redoutables, Osman-Bardissy et Mohammed-l’Elfy, lui tient lieu d’un succès décisif. Profitant alors de la consternation où cette double perte jette ses ennemis, il les attaque lui-même, les bat en plusieurs rencontres, et pour se soustraire plus long-temps à leur agression, les fait poursuivre dans le Sayd par les Bédouins qu’il a soudoyés.

Déjà nous l’avons vu insurger contre un bey le peuple du Kaire : maintenant c’est le désert qu’il soulève contre les Mameluks, et en associant ainsi les Arabes à ses victoires, il prépare la réhabilitation de leur race.

La capitale à peine débloquée, une invasion imprévue appelle ses efforts sur un autre point. Le cabinet de Saint-James, toujours occupé de ses prétentions sur l’Égypte, envoie au secours des Mameluks six mille hommes que le gouverneur d’Alexandrie, gagné d’avance, reçoit dans sa ville ; mais une tentative des Anglais sur Rosette échoue complètement, et tandis que les beys, divisés entre eux, hésitent à prendre parti pour une armée étrangère qui ne leur paraît pas imposante, ou à entendre les propositions avantageuses que le pacha leur adresse, les troupes britanniques se rembarquent, trop heureuses de ne point laisser de prisonniers, grâce à la générosité du vainqueur.

Ainsi sa fortune ne lui manquait pas plus qu’il ne manquait à sa fortune, et de toutes ces épreuves dont on espérait sa ruine, sa puissance sortait toujours retrempée et affermie.

Cependant la Porte changeait de maître sans renoncer à sa politique ombrageuse. À Selim, renversé par la secousse qu’il avait donnée lui-même au janissariat, avait succédé le féroce Mustapha, dont la nullité politique ne devait occuper le trône que pour laisser à Mohammed-Ali le temps de repousser l’invasion anglaise. Puis, après ce qu’on pourrait appeler une année d’interrègne, Mustapha iv, expiant par sa mort l’assassinat de son prédécesseur, avait fait place à son frère Mahmoud, qui devait continuer la mission inachevée de Sélim. Mais l’exterminateur des janissaires avait à remplir encore une autre grande et importante mission : en présentant sans cesse un but d’activité aux forces renaissantes de l’Égypte, il devait contribuer au développement de cette puissance, par ses efforts pour la comprimer.

La secte des Wahabytes, formée depuis cinquante ans dans le Nedjed, par un cheyk dont elle avait pris le nom, maîtresse de l’Hedjas et de l’Iémen, et menaçant déjà Damas et Bagdad de ses armes victorieuses, offrit à l’empereur le moyen d’affaiblir un vassal redouté. Il ordonne donc au vice-roi d’Égypte d’aller combattre les révoltés d’Arabie, espérant tuer ces deux rébellions, en les mettant aux prises. Mais, loin de reculer devant les dangers de cette expédition, le pacha n’y voit pour lui qu’un accroissement de richesses et de puissance. Il fondera la sécurité de son commerce sur les garnisons des places maritimes, la facilité de ses relations avec l’Iémen sur la terreur qu’il jettera parmi les tribus, la tranquillité de ses frontières sur l’extermination des voleurs, et enfin son crédit politique dans l’islamisme sur la protection qu’il accordera aux villes saintes.

Un seul obstacle l’arrête. Ralliés dans le Delta, dont ils ravagent les campagnes, et veillant aux portes du Kaire, comme sur une proie qu’ils s’apprêtent à saisir, les Mameluks ne lui permettent point d’éloigner son armée. Ces étrangers doivent-ils donc retarder plus long-temps l’exécution des grandes choses qu’il médite ? Leurs brigandages n’ont-ils pas fait assez sentir au pays la nécessité d’un gouvernement unitaire ? Une race entière va-t-elle encore s’arrêter paralysée par une factieuse aristocratie, et n’est-il pas temps que l’Égypte leur passe sur le corps, puisqu’ils s’obstinent à entraver sa marche ? Mohammed-Ali se décide à trancher ce nœud gordien de sa politique, à frapper un de ces coups condamnés par les règles communes de la justice, mais dont les hommes d’une certaine trempe osent assumer la responsabilité devant Dieu et leurs semblables, quand ils pèsent d’une main les prétentions égoïstes des castes, et de l’autre les intérêts généraux et les droits imprescriptibles des sociétés. — Le massacre des Mameluks est résolu.

Le visir désarme d’abord leur défiance par un armistice habilement préparé, et pour leur donner moins d’ombrage, il paraît exclusivement occupé de l’expédition d’Arabie. Il fait construire une flottille sur la mer Rouge, et va lui-même à Suez activer les travaux. Il exige des Moultezims l’impôt et le revenu de leurs terres pendant deux années, bâtit à Alexandrie d’immenses magasins destinés au commerce, dont il conçoit déjà le développement et les bases nouvelles, et annonce enfin à tout l’empire le départ de l’armée, commandée par son fils aîné Toussoun-Pacha.

Le 1er mars 1811, la maison de l’Elfy, comblée depuis quelques jours de trompeuses faveurs, est invitée à se rendre à la citadelle, pour présenter ses adieux au fils de son altesse. C’était en effet de leurs derniers adieux qu’il s’agissait. À peine entrés, les Mameluks sont fusillés du haut des murailles, sans pouvoir fuir ni se défendre. Le même jour, à la même heure, on égorge leurs frères dans les rues du Kaire, dans les villes, dans les campagnes du Sayd et du Delta, et la proscription qui les immole par milliers, force les débris de leur milice à se jeter dans le désert.

Ainsi périt, après six cents ans d’existence, le corps des Mameluks, exception dans la physiologie humaine, anomalie dans les lois de l’organisme social. Pas un regret ne s’éleva pour eux de cette terre dont ils avaient si long-temps étouffé les plaintes, pas une larme ne se mêla au sang expiatoire dont ils l’arrosaient. On sentait qu’avec eux finissait le règne du pillage et de la barbarie. Des qualités brillantes que plusieurs de leurs devanciers avaient portées sur le trône, ils n’avaient gardé, dans la dernière phase de leur carrière, qu’une bravoure fougueuse presque toujours fatale au pays et à eux-mêmes ; encore ne s’étaient-ils signalés, depuis l’expédition de Bonaparte, par aucun fait d’armes mémorable. Ils avaient contribué, en débutant, à repousser une armée française marchant sous la bannière de la religion ; des Français d’un autre âge, combattant au nom de la liberté, prirent sur eux une dernière revanche, et la France ensevelit ainsi dans ses victoires cette gloire militaire qu’elle avait vu naître.

L’obstacle renversé, l’armée partit. À une guerre d’extermination, les Wahabytes opposèrent le courage du désespoir. Ibrahim-Pacha, second fils du vice-roi, dut aller au secours de son frère Toussoun ; il fallut s’y prendre à trois fois pour réduire cette puissance, menaçante rivale du Kaire et de Constantinople ; mais enfin, après six années consécutives de siéges, de marches, de combats et de massacres, Ibrahim rasa Derrégéh, capitale de l’empire sectaire, et la révolte fut noyée dans des flots de sang.

Jusqu’ici nous avons vu Mohammed-Ali réprimer, punir, faucher, non pour récolter, mais pour détruire. Sa politique s’est montrée toute négative. Il va commencer maintenant à semer, à fonder, à organiser ; son gouvernement va devenir à la fois conquérant et créateur. Déjà les victoires de ses fils dans la péninsule arabique, ont ajouté à ses possessions le grand chérifat de la Mecque, les villes principales du Nedjed et les ports de la mer Rouge : il continue à recomposer par la conquête ce vaste royaume des Pharaons, dont il ne gouverne encore qu’une partie.

L’Arabie a dévoré l’élite de ses soldats, et l’Égypte, épuisée d’hommes et d’argent, ne suffit plus à réparer tant de pertes. C’est aux régions méridionales, terres nourricières des esclaves où les mères pleurent sur leur fécondité, que le pacha va demander des ressources nouvelles, et porter en échange de plus heureux destins. Remontant le Nil à la tête des débris de l’armée, son fils Ismayl rattache la vieille Éthiopie à l’Égypte, qui reçut d’elle autrefois ses premiers éléments de civilisation, et qui pourra bientôt enfin lui payer sa dette de six mille ans. En vain l’Afrique sauvage accourt-elle tout armée du fond de ses déserts ; en vain les féroces Chaykié, les anthropophages Chelouks opposent-ils à la mousqueterie égyptienne leurs javelots empoisonnés, leurs armures de fer et leurs boucliers de peau de rhinocéros ; ils sont repoussés vers les sources du fleuve qu’ils adorent. Le Kénons, encore peuplé de ces colosses et de ces temples géans que le grand Sésostris semait sur son passage, le Chendy, territoire oublié de la théocratique Meroé, le Domer, le Halfay, le Sennâr que le fleuve Blanc et le fleuve Bleu embrassent dans leurs détours, la Basse et la Haute-Nubie, qui, depuis Cambyse, n’avaient pas vu d’armée de race caucasique, le Kordoufan et le Dar-Four, archipels d’oasis au milieu du désert, riches d’or, de cuivre, de fer, riches surtout d’une population nombreuse ; tous ces pays vierges, couvrant une étendue de trois cents lieues depuis la cataracte de Phylie jusqu’aux montagnes de l’Abyssinie, deviennent tributaires du vice-roi. Il ne régnait que sur la moitié du Nil : aujourd’hui le fleuve n’arrose pas une terre qui ne reconnaisse sa suzeraineté. Cette vaste région se résume dès-lors en deux grandes unités, le Nil et Mohammed-Ali.

Mais à l’orgueil que lui met au cœur ce prodigieux agrandissement, vient se mêler une déchirante et inconsolable douleur. Ismayl, son fils victorieux, sa joie et sa gloire, Ismayl est brûlé vif dans sa tente par un des rois africains qu’il a détrônés. Ah ! sans doute, cet affreux supplice est l’expiation de tant de sang répandu. — Et maintenant qu’il se souvienne, ce monarque dont les entrailles saignent, et qui pleure un fils ravi par le feu à ses embrassemens, qu’il se souvienne qu’il est le père aussi de ces peuples confiés à sa tutèle, et dont il a trop souvent prodigué la vie ! — Cette leçon terrible n’aura pas été donnée en vain. Sa politique abjurera ce vouloir impitoyable, ces habitudes sanguinaires qu’il avait crues nécessitées par son rôle de destruction, pour revêtir un caractère d’humanité et de clémence plus conforme à l’œuvre de régénération qu’il a désormais entreprise.

Il a réuni et coordonné les membres épars d’un vaste empire ; l’Égypte des Pharaons est reconstituée. Mais elle ne présente encore qu’un être matériel et inerte, un colosse sans chaleur, sans action et sans âme. À quel foyer va-t-il puiser l’animation qui doit, dans ce grand corps, régler le mouvement, éveiller la pensée, échauffer le cœur, en un mot faire circuler la vie ? C’est à la France qu’il va demander pour son œuvre ce souffle créateur ; car il a compris que l’immobile Orient a besoin de l’impulsion étrangère, et il se rappelle celle que les Français ont déjà donnée à son pays ; il sait que la France est savante comme l’Allemagne, industrielle comme l’Angleterre, et sympathique plus qu’aucun peuple d’Europe ; il sait qu’elle est la nation initiatrice et prêtresse par excellence, celle que son amour social, son génie novateur, son instinct de propagande, ont établie intermédiaire entre Dieu et l’humanité.

C’est donc à sa discipline qu’il confie l’éducation de l’Égypte. Les intérêts du commerce français sont représentés auprès de lui par un magistrat éclairé, un diplomate habile. Cet homme, Mohammed-Ali l’attire et le fixe près de sa personne ; il le caresse, il s’en empare, il lui arrache le secret de sa pensée ; au milieu des piéges dont l’entoure un suzerain jaloux, il n’agit plus que par ses avis, et le ministre de France devient en quelque sorte, sous l’influence de cette captation, son propre ministre[2].

Mais un conseiller ne lui suffit pas ; il lui faut aussi des hommes d’action. Un officier français, fuyant l’Europe, triste et déserte à ses yeux, depuis qu’elle a perdu son grand empereur, vient à passer par le Kaire, pour se rendre auprès de Fateh-Ali-Schah, dont il doit discipliner l’armée. Mohammed-Ali l’arrête. Que va chercher en Perse le colonel Sèves ? Les émotions et la gloire du champ de bataille ? — L’Égypte les lui donnera. Et aussitôt des casernes se construisent à Syènes, et vingt mille Arabes, joints à vingt mille nègres, enfans des contrées récemment conquises, sont formés à la tactique par un soldat de Napoléon.

Dès lors le nom de Français devient auprès du vice-roi la recommandation la plus puissante, et tous ceux qui lui apportent leur industrie, sont admis sans examen dans les services publics. Habiles ou non, c’est à l’œuvre qu’il les jugera plus tard, et en attendant, son peuple n’aura qu’à gagner à ce frottement avec des Européens.

L’occasion se présenta bientôt de mettre à l’épreuve les troupes nouvelles, les premières troupes indigènes reproduisant sur le sol africain les manœuvres européennes. L’insurrection grecque triomphait. Ce Kourchid-Pacha, que nous avons vu disputer l’Égypte à Mohammed-Ali, s’était laissé battre à la tête de cinquante mille Osmanlis par une poignée de rayas, et la mort qu’il s’était donnée lui-même, pour prévenir les coups du divan, n’avait pas ramené la victoire sous les drapeaux de ses successeurs. Quatre armées gisaient dans les ravins de la Thessalie et du Péloponèse ; trois flottes couvraient l’Archipel de leurs débris ; le sang ottoman s’épuisait, et le chemin de Stamboul était ouvert aux giaours. Le sultan eut recours alors au vainqueur des Wahabytes, et quelque regret qu’il éprouvât de fournir un nouvel aliment à son ambition, force lui fut d’opposer un vassal encore soumis en apparence à ce débordement populaire qui menaçait déjà sa capitale et son trône. Une première expédition de trente mille hommes, commandée par Ibrahim-Pacha, partit donc d’Alexandrie, pour débarquer sur les côtes de la Grèce occidentale.

Ce fut un curieux rapprochement et une étrange antithèse politique que l’invasion de la Morée et de la Crète par les régimens de Mohammed-Ali. Le vieux monde évoquant pour un duel ses deux grands types, l’Égypte et la Grèce ! l’unité aux prises avec la multiplicité ! Et la France sympathisant avec ces deux aspects du progrès social, représentée à la tête de ces deux émancipations, l’une et l’autre fécondes, quoique d’une nature différente, chez les Hellènes par Fabvier, chez les Arabes par Sèves ; chez le peuple constitutionnel par le carbonaro, le Français libéral ; chez le peuple soumis à l’autocratie militaire, par le bonapartiste, le Français étranger à la marche de l’Europe depuis la chute de l’aigle impérial ! Et certes, l’un et l’autre auxiliaire étaient bien dans son rôle ; car tandis que les Grecs ne devaient leur régénération qu’à leurs efforts individuels, Mohammed-Ali déterminait le progrès en Égypte, comme Napoléon l’avait hâté en Europe, par le despotisme.

On fit dans ce temps un crime au pacha de combattre une nation généreuse, dont l’alliance eût favorisé sa propre indépendance. On a senti généralement depuis que le réformateur d’un état musulman ne pouvait, sans renoncer à sa mission, se placer au point de vue du libéralisme européen. Fondant la réalisation de ses projets sur l’obéissance aveugle de son peuple, ne devait-il pas prévenir les conséquences d’un fait menaçant pour son autorité, et effrayer, par l’exemple du châtiment, ses sujets influencés par l’exemple de la révolte ? Mohammed-Ali ne fut point philhellène, et il ne fallait rien moins qu’une aveugle préoccupation politique pour exiger de lui ce caractère ; mais, loin de mériter dans cette circonstance la réprobation de l’humanité, il acquit de nouveaux droits à ses applaudissemens. À cette extermination qui avait jusqu’alors caractérisé la lutte, il substitua les lois de la guerre européenne, et il apprit à ses ennemis comme à ses soldats cette clémence que, depuis la mort de son fils, il pratiquait lui-même[3].

La bataille de Navarin et la présence d’une armée française ayant mis un terme à ces débats prolongés par la belle défense des Hellènes, Ibrahim évacua la Morée. Mais, dans l’absurde morcellement du territoire grec, l’île de Candie resta sous les lois de son père : contre-sens politique qui compromit son autorité avec les antipathies religieuses et sociales d’une population libérale et chrétienne. Mohammed-Ali n’avait rien à faire en Europe ; son action gouvernementale n’y pouvait être qu’oppressive et rétrograde. C’étaient l’Asie et l’Afrique qui seules attendaient de lui le progrès.

Une circonstance peu importante en elle-même devait bientôt réunir à ses vastes domaines une contrée plus riche et d’une occupation plus difficile encore. Mohammed-Ali réclame au pacha de Saint-Jean-d’Acre quelques déserteurs égyptiens réfugiés dans cette ville, et celui-ci, d’après les injonctions du sultan, refuse de les livrer. Ibrahim, le bras droit de son père, investit cette place qui avait arrêté Bonaparte ; il s’en empare après un siége meurtrier, et ce succès lui livre la Syrie tout entière.

Alors Mahmoud se voit forcé d’intervenir activement, et de recouvrer par la force ce que son imprudence lui a fait perdre. Cette révolte, qu’il a fatalement provoquée, va mettre enfin aux prises le vassal et le suzerain, le destructeur des Mameluks et le destructeur des janissaires, les deux novateurs de l’islamisme ; car le sultan a marché sur les traces du vice-roi : il a senti, comme lui, la nécessité d’une réforme ; comme lui, il a donné à ses institutions l’appui d’une armée régulière ; et s’il est resté, selon le sort des imitateurs, inférieur à son modèle, on peut dire néanmoins qu’il fait progresser son peuple, malgré ses revers, comme Mohammed-Ali régénère le sien par la victoire. Mais la rivalité des deux souverains, des deux hommes, n’est ici que secondaire, et s’efface, dominée par une autre lutte plus importante. C’est Stamboul et le Kaire qui se précipitent l’un sur l’autre comme deux lions furieux ; ce sont deux races qui se prennent corps à corps. Mohammed-Ali a rendu aux Arabes le sentiment de leur force, en les armant, en les disciplinant, en leur répétant ce commandement d’en avant, marche ! qu’ils n’avaient jamais oublié depuis que Bonaparte l’avait fait retentir à leurs oreilles ; et maintenant ils vont demander raison aux Turks de trois siècles d’abrutissante oppression. Et les Turks, armés comme les Arabes de la tactique européenne, mais privés par tant de précédentes défaites de toute foi en eux-mêmes et dans leurs chefs, succombent dans les plaines d’Iconium, berceau de leur grandeur. — Ici, par Mohammed-Ali s’accomplit une immense révolution sociale, qui commence pour ses sujets, qui se continue pour les Ottomans ; — ascendante et positive pour les premiers, décroissante et négative pour les seconds. Les Arabes d’Égypte ne formaient qu’une masse compacte, incapable de spontanéité et couchée à plat-ventre par une soumission fanatique ; il fallait un levier qui relevât ce peuple tout d’une pièce, et le remit sur ses pieds. — Mohammed-Ali fut ce levier.

Toutefois sa politique, si puissante à remuer les populations sur lesquelles la religion lui donne prise, est trop inflexible pour maîtriser de même les races que leurs habitudes et leurs croyances religieuses n’offrent pas toutes passives à son action. Sa domination devient pour ces dernières un lit de Procuste qui ne peut les contenir sans les mutiler. Maronites et Druses, chrétiens et schismatiques, sont traités par lui comme s’il comptait sur la résignation de leur orthodoxie ; aussi ces hommes, révoltés contre la tyrannie d’une autorité musulmane, lui vendent-ils chèrement la possession de leurs montagnes. Il lui faudra renoncer à la Syrie, ou plutôt modifier l’administration trop rigoureuse qu’il y a d’abord introduite ; mais, quoi qu’il arrive, il y a pour lui dans cette résistance une indication dont il a sans doute déjà pénétré le sens : c’est qu’à un gouvernement trop peu élastique pour se prêter aux variétés de mœurs et de caractères, il ne faut que des peuples homogènes et homœopathes ; son pouvoir marche en Asie avec la langue arabe : contesté là où cette langue se mêle à d’autres idiomes, il doit s’arrêter là où elle disparaît.

Aussi bien ce ne sont plus seulement les Osmanlis qui lui barrent le passage. Déjà les Russes accourent défendre Constantinople, proie superbe que se réserve l’ambition de leurs autocrates, et la France, ainsi que l’Angleterre, interdit à l’Égypte de provoquer, par ses menaces, cette intervention du czar, également dangereuse pour tous. — Retenu par des obstacles providentiels dans le vaste cercle politique que sa puissante épée a tracée autour de lui et dont il s’est fait centre, Mohammed-Ali n’a plus aujourd’hui qu’à achever, au sein de ses états pacifiés, la mission qui lui avait imposé le triple rôle de révolutionnaire, de conquérant et de fondateur.

Révolutionnaire, — il a soustrait son pays à l’autorité de la Porte, détruit la milice des Mameluks, renversé l’empire des Wahabytes, dépouillé le clergé de son pouvoir temporel.

Conquérant, — il a envahi l’Arabie, la Nubie, la Morée, la Crète, la Syrie.

Fondateur, — il a ressuscité la nationalité arabe, organisé le nizam ou armée régulière, introduit en Égypte les arts, les sciences, les industries de l’Europe. C’est à cette grande œuvre qu’il met aujourd’hui la dernière main.

Heurter un continent contre l’autre et forcer l’Europe à s’interposer entre l’Afrique et l’Asie musulmane, c’était sans doute couronner avec éclat vingt-huit années de règne ; mais plus haut que cette célébrité de conquérant, vulgarisée par tous les siècles, relèvent aux yeux de l’avenir les pacifiques conquêtes, les trophées plus solides et plus rares dont il a enrichi ses peuples ; il a eu la gloire de poursuivre sa réforme avec une infatigable ardeur au milieu de ses armemens continuels. À lui aussi la gloire d’avoir francisé l’Égypte ! car il appelle incessamment l’initiation française ; il la récompense de son admiration, de ses honneurs, de ses trésors. Bimbachys, beys, pachas, les Français à son service, en dépit des préjugés religieux, sont par lui revêtus de tous les grades ; ouvriers, maîtres, conducteurs de travaux, ingénieurs, médecins, mathématiciens, marins, militaires, artistes, des Français figurent chez lui dans tous les rangs et communiquent à tous l’enthousiasme du grand et du beau. L’activité française circule dans ses états comme un courant électrique, comme une sève vivifiante ; par elle, il crée des arsenaux, des flottes, des fonderies, des manufactures, des écoles : par elle, l’Égypte commence à s’animer, à savoir, à sentir, à vivre ; par elle, toutes les gigantesques entreprises qu’avait rêvées pour ce pays le grand homme de la France, Mohammed-Ali les réalise, et ses actes s’élèvent à cette haute inspiration. Cette pensée de civilisation orientale, née du génie de Napoléon, et dont Mohammed-Ali s’était épris dès sa jeunesse, maintenant qu’il est puissant, il l’épouse et elle devient féconde pour le bonheur de l’humanité, car ce n’est pas l’Orient seul qui bénira tant de glorieux enfantemens : l’Occident y trouve aussi pour ses peuples une garantie de richesses et de prospérités nouvelles. Si, par la guerre, Mohammed-Ali a produit, entre trois continens, un conflit inévitable et momentané d’ambition, de jalousie et de haine, par les travaux et les arts de la paix, il leur a préparé une longue communion d’affections, d’intérêts et de jouissances.


Lucien Davésiés.
  1. Soldat turk.
  2. Nous avons entendu des négocians d’Alexandrie reprocher à M. Drovetti, le consul dont il est ici question, d’avoir moins servi les intérêts de ses compatriotes que ceux du pacha. Nous ne sommes point à même de prononcer sur cette accusation, soulevée par quelques griefs individuels ; mais nous ne craindrons d’être démentis par personne, en disant que M. Drovetti, par la nature des relations qu’il a contribué à établir entre la France et l’Égypte, par la prépondérance qu’il a acquise dans le divan du Kaire à la légation française, a rendu, sous le rapport des intérêts généraux, un immense service à son pays.
  3. On a beaucoup parlé des cruautés d’Ibrahim en Morée, et l’intérêt qu’inspiraient les malheureux Grecs a partout accrédité cette erreur. La vérité est qu’Ibrahim a ravagé quelques provinces, mais qu’il n’a pas versé de sang hors du champ de bataille. Au lieu de massacrer les prisonniers, à l’exemple des Grecs et des Turks, il les a fait passer en Égypte, et le vice-roi les a remis plus tard entre les mains des consuls européens.