Mon petit Trott/1

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Plon (p. 1-16).


MON PETIT TROTT




I

LE NOËL DE TROTT


Avant que Trott soit réveillé, quelque chose dit en lui : « C’est Noël », et aussitôt Trott se réveille. Vite il saute à bas de son petit lit où hier il s’endormit si lentement, pensant que jamais demain n’arriverait ; vite il court à la cheminée où il a posé ses deux petits souliers jaunes. Trott pousse un cri et demeure immobile d’admiration : un tambour, un sabre, un fusil, quatre boîtes de soldats, des bonbons, deux livres d’images, que sais-je encore ? et tout pour Trott… Il aperçoit sa jolie maman qui le guette à la porte, et il se jette à son cou, si heureux. Elle l’embrasse et lui dit :

— C’est le petit Jésus qui t’a donné tout cela.

Trott connaît le petit Jésus ; il a vu son portrait. Il est bien petit pour porter tant de choses, et comment fait-il pour rester si rose en passant par tant de cheminées ? À la reconnaissance de Trott se mêle une grande admiration, et Trott le remercie avec dévotion. Pourtant il se dépêche pour jouir plus tôt de ses nouveaux trésors.

Jane, la bonne anglaise, ouvre les persiennes : il fait splendide, le soleil de Nice entre par la fenêtre, la mer bleuit en face de la villa, l’air est imprégné de joie : ce beau Noël étincelant exalte le bonheur de Trott. À peine on peut le débarbouiller et l’habiller ; à peine il consent à déjeuner. Puis il s’assied par terre à côté de maman avec tous ses jouets. Il les tourne, les retourne, les admire sous toutes leurs faces.

— Comme je voudrais, dit-il tout à coup, que mon pauvre papa soit ici !

Maman répond par un petit soupir. Papa est parti sur un grand bateau, et il navigue, là-bas, très loin, de l’autre côté de la boule ronde.

Un coup de sonnette retentit. Jane entre : elle porte un énorme bouquet de fleurs et un polichinelle plus énorme. Elle donne le bouquet à maman et le polichinelle à Trott, et dit :

— De la part de M. Aaron.

Maman pousse une exclamation de joie, elle devient toute rose et cache sa figure dans les fleurs. Trott n’est pas content. Il regarde le polichinelle avec mauvaise humeur. Trott n’aime pas M. Aaron. M. Aaron est très riche ; il est beau, il est assez jeune ; il est toujours bien aimable pour Trott, il l’a emmené plusieurs fois promener dans sa voiture avec sa maman, il lui donne des bonbons et l’appelle mon mignon. Mais Trott ne l’aime pas ; il lui prend trop sa petite maman : souvent, quand il rentre de la promenade, il trouve M. Aaron assis auprès d’elle, et alors on le renvoie très vite chez Jane. Et puis M. Aaron est Juif. Et Trott sait que ce sont les Juifs qui ont fait mourir le pauvre petit Jésus quand il a été grand. Trott se rappelle une image où l’on voit le Christ sur une croix : il y a près de lui un homme en robe qui ressemble à M. Aaron. Sans doute M. Aaron va à la messe, mais il est Juif pourtant. Thérèse, la cuisinière, le dit, et Trott l’approuve… De quel droit ose-t-il fêter la naissance du petit Jésus ?…

Maman parle :

— Quel superbe polichinelle, mon petit Trott ! vraiment notre ami Aaron te gâte !

Trott répond sèchement :

— Je n’aime pas ce polichinelle.

Maman jette les hauts cris et en vante les beautés. Trott l’écoute d’un air renfrogné et dit : « Il a un vilain nez crochu comme M. Aaron ; je ne l’aime pas. » Maman rit et se moque de Trott. Trott est blessé et ne répond pas. Pour se venger, il met le polichinelle son vilain nez contre le mur, et de temps en temps il lui jette un regard menaçant.

Mais la mauvaise humeur de Trott ne dure pas. Onze heures sonnent. Comme c’est fête, Trott accompagne sa maman à l’église. Il met son manteau à collet de velours, ses beaux gants jaunes et son béret neuf à rubans de soie ; il tient le livre de prières de maman et marche à côté d’elle. À l’entrée de l’église, un monsieur la salue. C’est M. Aaron. Elle le remercie de son envoi. Trott ne veut rien dire. Maman l’excuse, et, pour consoler M. Aaron, elle l’invite à venir prendre le thé l’après-midi avec elle. Trott est indigné ; c’est la première fois que pareille chose arrive. M. Aaron a l’air très heureux, il passe la main dans sa barbe et répond à maman à demi-voix des choses aimables qui la font sourire et un peu rougir.

Cependant on entre à l’église. Trott s’assied et écoute avec recueillement les chants, la liturgie et le sermon de M. le curé. Justement M. le curé raconte la naissance du petit Jésus entre l’âne et la vache ; il parle de sa fin douloureuse, et il recommande qu’en l’honneur de sa fête chacun songe à faire plaisir aux autres, et en particulier aux pauvres et aux humbles.

Trott a bu les paroles de M. le curé, et son âme est agitée de plusieurs émotions : il sent redoubler sa haine contre les Juifs et contre M. Aaron ; il sent une grande tendresse pour le petit Jésus, et il voudrait la montrer en faisant ce que dit M. le curé. Mais voilà ; Trott est si petit qu’il ne peut faire plaisir à personne ; tout le monde lui donne, et lui ne peut rien donner. Qui trouver de plus humble que lui et de plus pauvre qu’il pourrait secourir en ce jour ?

En retournant à la maison, Trott médite sur ce grave sujet. Sa maman lui parle. Il n’entend pas. Elle n’insiste pas et songe de son côté. Cependant il lève la tête à la voix d’une petite fille qui se tient sur la place à côté d’un âne gris sellé : quelquefois on permet à Trott de faire une promenade sur son dos… Non, Trott ne sortira pas aujourd’hui. L’âne se met à braire pour dire bonjour, et la petite fille lui donne un grand coup sur le dos pour le faire taire. Cela attriste Trott, et soudain une lumière se fait dans son esprit. N’est-ce pas le petit Jésus qui lui indique l’humble qu’il doit secourir ? Seul de tous ceux qu’il a rencontrés, le pauvre âne ne fête pas Noël ; seul, il n’a pas sujet d’être heureux. Or, le petit Jésus est né près d’un âne et d’une vache. Trott ne connaît pas de vache, mais il connaît un âne, un âne comme celui qui a vu naître le petit Jésus. Et, au fait, qui sait si ce n’est pas le même ? Thérèse dit qu’il est si vieux ! Trott tressaille d’émotion et de joie ; pourtant il se sent un peu confus d’être monté sur le dos de celui qui a été peut-être le premier camarade du petit Jésus.

Pendant tout le déjeuner, Trott médite son plan. Après déjeuner, maman se retire. Elle va écrire quelques lettres et faire toilette pour recevoir M. Aaron. Trott se glisse par la porte et se met à courir vers la place : il ira chercher l’âne et lui donnera un peu de dessert qui reste sur la table. La petite fille consent à confier l’âne à Trott, et tous deux reviennent ensemble, Trott le conduisant avec respect et, malgré son impatience, n’osant le presser lorsqu’il fait une pause pour chasser une mouche de son flanc pelé. Trott arrête l’âne devant la fenêtre de la salle à manger et lui dit : « Attends ! » et Trott se précipite dans la salle à manger. Hélas ! voilà que Louise a desservi pendant son absence : il n’y a plus rien sur la table. Trott pourrait aller demander du pain à la cuisine, mais il sait bien que la charité doit être discrète. Trott est désolé. Il va à la fenêtre et voit l’âne dans la cour. L’âne lève le nez et s’approche à petits pas d’un air joyeux. Il s’arrête devant Trott et paraît le regarder avec étonnement, puis avec reproche : quoi ! lui a-t-on donné une fausse espérance ? et l’âne exhale sa déconvenue dans un braiment sonore, comme celui du matin. Ce braiment retentit aux oreilles de Trott comme un cri de désespoir et de blâme douloureux. Les larmes lui viennent aux yeux ; ne pourra-t-il donc rien donner à l’ami du petit Jésus ?

Soudain Trott aperçoit sur la cheminée, dans un beau vase, le bouquet de M. Aaron, et de nouveau, comme le matin, une inspiration lui vient : il comprend que son devoir est de plaire au petit Jésus à la fois en punissant un de ses bourreaux et en faisant plaisir à son ami. Avec un enthousiasme d’apôtre, Trott saisit le bouquet, s’élance par la porte, dégringole le perron et arrive devant l’âne. L’âne flaire les fleurs un instant, puis y porte la dent. Il y prend goût. Trott le regarde avec ravissement, le cœur gonflé de félicité. Il n’entend pas la fenêtre du salon s’ouvrir et ne s’aperçoit pas que sa maman, attirée par le braiment de l’âne, sort la tête pour voir ce qui se passe.

— Trott, que fais-tu là ?

Trott est tiré brusquement de son extase. Il lève les yeux. Les sourcils de sa petite maman sont froncés, et sa voix est sévère. Trott reste immobile, vaguement inquiet.

— Rentre tout de suite et apporte-moi ce bouquet.

Trott rentre et présente piteusement un paquet informe de tiges décapitées. Maman jette un cri de désespoir :

— Mes pauvres fleurs, ô Trott, comment as-tu pu les traiter ainsi ?

Trott est très affligé.

— C’est pour te venger de ce bon M. Aaron et me causer de la peine que tu as fait cela. Méchant garçon ! vilain garçon !

Trott, éperdu, balbutie quelques mots :

— J’ai voulu faire plaisir à l’âne… M. le curé avait dit qu’il fallait penser aux humbles… Je ne savais pas que vous aimiez tant M. Aaron…

Au lieu de calmer maman, cette dernière phrase l’irrite tout à fait :

— Je n’aime pas M. Aaron, je l’estime, sache-le bien, et il le mérite ; c’est un ami.

Et elle recommence à gronder Trott si durement, si durement, que le cœur du pauvre Trott se gonfle, se gonfle, et que ses larmes commencent à ruisseler. Maman n’est pas encore attendrie ; elle l’envoie dans un coin du salon, lui ordonnant d’une voix sèche de rester tranquille pour ne pas faire de nouvelles sottises « si c’est possible ».

C’en est trop. Trott cache sa figure dans ses mains :

— Maman, maman, jamais vous ne m’avez grondé comme cela, même quand j’ai cassé le beau médaillon que mon pauvre papa vous avait donné avant de partir.

Et il éclate en sanglots désespérés… Il pleure longtemps ; peu à peu ses larmes cessent, mais un affreux scepticisme a germé en lui ; il ne croit plus au bien ni au mal, l’enfant Jésus l’a trompé, l’âne est un perfide, il faut demander pardon à M. Aaron, il a fait de la peine à sa petite maman, et elle l’a grondé, ô tant ! tant ! Un sanglot lui remonte à la gorge qu’il ne peut réprimer.

— Trott ! dit une voix toute changée.

Trott n’ose regarder.

— Mon petit Trott ! dit la voix, plus doucement encore.

Trott tourne un peu la tête, hasarde un œil et il voit sa maman qui lui sourit. Elle n’a plus l’air fâchée du tout, petite maman.

— Viens m’embrasser, mon petit Trott, dit-elle. Et ses lèvres tremblent un peu.

Trott se jette dans ses bras ; elle l’assied sur ses genoux et le couvre de longs baisers. Trott ferme les yeux et se laisse faire avec délices. Quand il les rouvre, il voit que ceux de sa maman sont tout drôles. Est-ce qu’il lui aurait encore fait de la peine sans le savoir ?… Mais non, voilà maman qui se met à rire et qui ramasse ce qui fut le bouquet de M. Aaron :

— Bah ! dit-elle, puisqu’il est perdu, autant l’achever ; va le porter à ton âne, qu’il le finisse.

Trott se hâte avec bonheur.

— Et puis, lui crie-t-elle avant qu’il ait passé la porte, quand il aura tout mangé, tu viendras chercher un petit billet que je vais écrire à M. Aaron pour le prier de ne pas venir prendre le thé aujourd’hui : j’ai un peu de migraine. Tu iras le porter toi-même avec l’âne.

Le soir, sa petite mère à son chevet, Trott fit sa prière comme d’habitude. Et quand il dit cette phrase : « Ne nous laissez point tomber dans la tentation, mais délivrez-nous du mal », quelque chose de tiède tomba sur son front ; mais Trott ne sentit rien : il dormait déjà.