Mon petit Trott/12

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Plon (p. 177-194).



XII

TROTT EST MALADE


Trott ne rit plus. Trott ne parle plus. Trott ne bouge plus. Trott est malade. Il est couché dans son petit lit blanc avec beaucoup de couvertures ramenées jusqu’au menton. Il a très chaud à la tête, et sa tête est si lourde ! Et puis il a si soif ! On lui donne à boire toutes les heures trois cuillerées tièdes d’une potion amère très mauvaise. De temps en temps, quelque chose de froid le chatouille près du cou. C’est très bon d’abord. Puis ça descend, ça court, ça glisse, ça entre, ça le secoue si fort qu’il claque des dents et tient la couverture très serrée avec ses deux mains crispées. C’est un frisson.

Tous les jours le médecin vient : une fois le matin et une fois l’après-midi ; quelquefois encore le soir. C’est un vieux monsieur avec des lunettes, un gros ventre et une barbe grise. Il regarde Trott d’un air indécis et a une espèce de petite toux. Il lui pose toutes sortes de questions. Trott y répond très sagement. Alors il grommelle un petit moment, se passe la main sur le front, puis tout à coup se décide et se met à écrire très vite en faisant cracher la plume. Tous les jours c’est la même chose.

Trott n’a pas mal d’ailleurs. Sans doute, ce n’est pas agréable d’être étendu dans son lit. Il est un peu faible et très courbatu. Sa tête est trop chaude et trop lourde. Et ces frissons qui d’abord sont si agréables finissent par être bien fatigants. Pourtant Trott n’a pas très mal. Quand Jane vient lui demander très doucement comment cela va, il dit : « Très bien », et quand elle ajoute : « Il ne vous faut rien ? » il répond : « Non, merci. »

Vraiment Trott n’est pas mal. Lui qui s’ennuyait quelquefois avec tous ses joujoux, il ne s’ennuie plus du tout. Il y a des tas de choses à regarder. On ne se figure pas tout ce qu’on peut voir, rien que dans le plafond. Il ne fait pas très clair dans la chambre ; les rideaux sont presque tirés. Aussi les coins du plafond sont tout sombres. On peut y deviner toutes sortes de formes singulières. Il y a aussi le papier de la chambre qui est bien intéressant. Trott passe des heures à contempler les fleurs qui y sont dessinées. Il sait très bien comment elles sont rangées : une rose, une verte, une jaune ; une rose, une verte, une jaune. Trott essaye de compter les roses, puis les vertes, puis les jaunes. Mais c’est difficile de compter si longtemps ; il y en a tant ! et puis elles se mettent à danser, à tourner, on dirait qu’elles se courent après. C’est joli, mais c’est fatigant. Trott ferme les yeux.

— Tu as mal, mon chéri ?

C’est maman qui a parlé. Pauvre petite maman ! elle a un bien drôle d’air. Comme elle a les yeux rouges et qu’elle est agitée ! Elle tourne dans la chambre, va à la fenêtre, se précipite hors de la porte, rentre en souriant de travers. Elle renverse les potions, casse les verres, fait bien du bruit en trottinant ; et cela résonne, toc, toc, toc, dans la tête de Trott. Ou bien elle se jette sur son petit garçon et l’embrasse si fort qu’il en perd la respiration. C’est parce qu’elle l’aime bien, il le sait. Mais est-ce qu’elle ne pourrait pas le serrer un peu moins fort ?

Non, Trott n’a pas mal. Il regarde sa maman. Elle a l’air tout triste.

— Maman, vous n’êtes plus fâchée, n’est-ce pas, que j’aie été malade le jour où Mme Florin-Gautier vous avait invitée ?

Le jour où Trott est tombé malade (il doit y avoir déjà bien longtemps), maman devait aller à une soirée chez Mme Florin-Gautier. Elle s’était fait faire une belle robe jaune avec du vert, et pas de manches du tout. Maman aime beaucoup les belles robes sans manches et les soirées. Et elle avait l’air un peu grognon de devoir rester à la maison. Elle a dit à Mme de Bray, qui venait la chercher, des mots que Trott n’a pas bien compris : « Désolant, ma guigne, monstre d’enfant, fait exprès, etc. » Trott a bien compris que sa petite maman n’était pas contente.

— Maman, vous savez, je n’ai pas fait exprès d’être malade ce jour-là. Et puis vous auriez très bien pu aller au bal. Jane serait restée avec moi, comme tous les autres soirs cet hiver.

Maman tord un petit mouchoir dans ses mains. Elle regarde de côté, se mouche, va arranger quelque chose sur la cheminée et revient. Elle dit d’une voix un peu enrouée :

— Sois tranquille, mon chéri. Ce n’est pas ta faute si tu es malade. Mais ne parle pas trop pour être bien vite guéri.

Trott veut bien. Il reste tout tranquille.

Peu à peu le jour se fond et la chambre devient obscure. Trott est sur le dos, les yeux grands ouverts. Il y a maintenant deux ronds de lumière au plafond ; un grand, tout pâle, celui de la veilleuse ; un plus petit, plus brillant, celui de la lampe de maman. Ils tremblotent tout doucement comme des yeux qui clignent ou comme des papillons qui ne peuvent pas s’envoler. Autour, le noir s’étend, descend, devient plus noir, et le silence et la nuit sont partout.

Mais Trott n’a pas peur de cette nuit. Car la voilà qui se peuple, qui s’anime, qui grouille bien vite, partout, de toutes sortes de choses extraordinaires. De tous les coins du noir il se met à sortir des nuages qui nagent dans l’air. Ils sont noirs aussi. Mais au milieu il monte comme des bulles rouges ou vertes ou bleues. Elles grandissent et crèvent : alors il fait tout noir. Puis ça recommence. Les nuages tournent lentement dans les airs, si lentement, si régulièrement que Trott en a presque le vertige. Et quand ils ont tourné tout autour du rond de lumière, ils l’effleurent, s’y précipitent, et disparaissent. Mais il y en a d’autres qui viennent les remplacer. Tout le plafond est plein de gros nuages d’orage, lourds, chauds, écrasants. Ils emplissent la chambre de leur masse ; ils pressent la pauvre tête de Trott jusqu’à la broyer. Il voudrait lever les bras, crier, les chasser. Ils pèsent toujours plus. Oh ! sa pauvre tête !

Ce n’est pas étonnant qu’ils soient si lourds, les nuages. En voilà un qui se fend. Et il en sort des masses de choses. D’abord de la pluie ; une terrible pluie, froide comme de la neige. Elle coule d’abord goutte à goutte, puis à pleins seaux, puis en cascade. Et cela inonde Trott. Il faudrait un parapluie. Il n’en a pas. Comment le laisse-t-on sous cette pluie ? Tout à l’heure son lit brûlait comme un gril. Maintenant il est glacé comme un marbre.

Heureusement ça ne dure pas. Ce n’était qu’une farce. Une volée de ballons rouges sortent du nuage crevé. De beaux ballons comme ceux que l’homme à casquette jaune vend sur la place. On dirait une énorme grappe de raisins rouges. Comme Trott voudrait en saisir un ! Les ficelles pendillent autour de lui, montent, descendent, sautillent. En vain il jette ses bras en l’air pour les attraper. Oh ! c’est celle-là qu’il faudrait tenir. Il y a un ballon plus gros que tous les autres ensemble. Il grossit à vue d’œil. Il va faire éclater la maison. Si Trott pouvait le tenir ! Il saute, il crie : « Victoire ! » La ficelle est saisie. Il s’assied dans la nacelle, et, pouf ! le ballon l’emporte bien loin dans la vilaine chambre.

C’est maintenant qu’il fait bon. Le ballon passe au-dessus de la plage. Trott voit ses petites amies, il est tout glorieux. Elles le regardent avec des yeux étonnés et l’appellent. Il voudrait bien emmener Marie de Milly. Mais il n’y a pas de place, et puis le ballon ne descendrait pas.

Il y a un vent froid sur la plage. Ça vous jette un manteau de glace sur les épaules Puis tout à coup le soleil est trop chaud. Allons plus loin. Voilà Trott parti au-dessus de la pleine mer. Il regarde sous lui les grandes vagues qui lèvent leurs dos énormes, puis qui se creusent en précipices effroyables. Trott suit leur mouvement. Il descend au fond de leurs abîmes : alors les clameurs des eaux l’ahurissent, il est oppressé jusqu’à perdre la respiration, puis soudain il est enlevé sur leur crête à une hauteur vertigineuse. C’est comme un bouchon qui monte ou qui descend. Non, pas comme un bouchon. Comme un gros flocon d’écume qui voltigerait sur l’eau, un petit nuage blanc oublié, avec Trott dessus, léger comme une plume.

Oh ! ne descendons plus comme ça, ne descendons plus, n’est-ce pas, petit nuage ! Il ne faut pas non plus aller à terre. Il y fait trop de soleil. Et au large il y a des brumes très froides. Où donc ? Le petit nuage s’élance droit comme une flèche vers les étoiles.

Oh ! que c’est beau ! Les étoiles dansent gravement des quadrilles extraordinaires. Elles s’avancent, reculent, clignent de l’œil, et se saluent, faisant scintiller leurs robes pailletées. C’est bal aujourd’hui chez elles. Il y a grande fête dans le salon du ciel. Quelle chance ! Trott est arrivé au bon moment. Il donne la main à une toute petite étoile. Il voudrait aussi danser. Mais il n’ose : elles sont si nombreuses, si brillantes, à se presser, à reluire, à se trémousser et à dansoter. Il se sent tout perdu au milieu d’elles. Et qu’y faire ? Non, ce n’est pas encore là… Plus haut ! Trott, plus haut ! Trott a compris. Il donne un coup de pied et s’élance d’un bond dans le ciel par delà les étoiles.

Oh ! c’est maintenant que c’est beau et que c’est bon ! C’est là qu’il faudrait rester. Le ciel n’est plus bleu, ni gris, ni noir, ni étoilé. Mais partout, de tous les côtés, en bas, en haut, là-bas, là encore, partout enfin, c’est rose, rose comme les plus tendres mousselines roses, rose comme les plus fins coquillages, rose comme les plus délicates roses qui viennent d’éclore au printemps. Tout est rose. Un parfum de rose emplit les airs. Tout est rose. Une musique rose gazouille berceusement des mélodies tendres, exquises, roses, elles aussi. Et dans les lointains vagues et indécis palpitent vaguement des choses innombrables qui s’enfuient comme des fumées roses, plus haut encore, par delà le ciel.

Trott court avec elles. Maintenant ce sont de grandes processions qui montent. Elles ne sont plus roses. Pourtant elles sont encore plus exquises, si c’est possible. Ce sont d’innombrables formes blanches, douces, légères, qui s’en vont les mains dans les mains, laissant tomber de leurs lèvres un murmure de chansons qu’on ne peut pas répéter. On dirait des bandes de premières communiantes ou de mariées. Mais il y a un cercle d’or sur leurs têtes. Et à leurs épaules se déploient deux grandes ailes blanches, blanches comme celles des cygnes, plus blanches, blanches comme celles des anges… Et les cortèges des anges glissent, flottent, ondulent avec des mouvements de caresse… Trott leur tend les bras. Ils le reçoivent, l’enveloppent de leurs ailes et l’emmènent dans leur vol. Il sent la douce chaleur de leur sein ; il sent le frémissement léger de leurs baisers ; il sent la rapidité enivrante de leur course ailée. Ils l’entraînent très vite, très doucement, très vite pourtant, plus haut, toujours plus haut. Maintenant tout est blanc. Tout est blanc. Tout, tout, tout. Un blanc immense, éclatant, superbe, doux pourtant, où l’on voudrait s’étendre et s’endormir. Mais en haut il y a quelque chose. Quelque chose de plus brillant encore ; quelque chose d’extraordinaire et qu’on ne connaît pas. Cela grandit, cela étincelle, cela attire, cela appelle. Oh ! comme c’est beau ! Et les anges poussent Trott doucement en lui soufflant : « C’est le paradis, le bon Dieu t’attend. » Trott lève ses petits bras. Alors cela grandit encore. Trott a quitté le sein des anges ; il court, il vole, il se précipite tout seul. Des choses inexprimables se précisent.

Oh ! oh ! oh ! Qu’est-ce donc ? Il y a une grande secousse. Trott se brouille. C’est bleu, rose. Oh ! que c’est chaud ! Quel froid ! Au secours ! maman, maman !

Trott est assis sur son lit, haletant, étouffant, le corps en sueur. Sa petite maman et Jane le tiennent chacune d’un côté. Elles ont l’air bouleversé… Trott se laisse retomber. La tête lui tourne. Il se sent brisé. Oh ! qu’il faisait bon tout à l’heure ! Encore un instant, et Trott était en paradis, là où l’on était encore mieux que dans le rose.

— Maman !

Maman s’élance. Elle dévore des yeux le petit visage aminci aux pommettes enfiévrées.

— Qu’y a-t-il, mon chéri ?

— Maman, est-ce que vous avez des commissions pour le bon Dieu et pour l’oncle Gérard ?

Maman ne répond pas. Elle regarde Trott avec des yeux hagards.

— Parce que, si vous en avez, il faudrait me les donner maintenant. Vous savez, je crois que je vais partir ; et après ce serait trop tard.

Maman ne répond rien. Elle saisit la petite main moite. Trott referme les yeux. Il s’est remis en route pour le pays lointain. Et toute la nuit, jusqu’à ce que l’aube vienne blêmir aux fenêtres, sa maman, le cœur brisé, épie s’il reviendra, — ou si, peut-être, il ne reviendra pas.