Mon petit Trott/15

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Plon (p. 233-252).



XV

LA MISSION DE TROTT


Trott est assis par terre, sur la plage. Sa pelle gît d’un côté, son seau de l’autre. Il gratte machinalement dans le sable avec ses deux mains et regarde devant lui, sans savoir où. Il ne voit pas les petites vagues qui se roulent sur le rivage comme des chatons câlins. Il regarde dans le bleu, les yeux perdus. Il a la bouche ouverte. Trott est grave. Trott est inquiet. Trott est triste.

Depuis quand ? depuis plusieurs jours déjà. Exactement, depuis que papa est de retour. Oui, c’est une chose extraordinaire qu’on peut à peine croire. Mais c’est comme ça. On s’était tant réjoui de le voir revenir, ce papa ! Pendant les trois jours qu’ils l’ont attendu, maman et Trott ne tenaient plus en place d’impatience. Eh bien ! maintenant qu’il est là, quand tout le monde devrait être tout à fait heureux, Trott est triste.

Pourquoi cela ? On ne sait pas très bien. C’est un peu difficile à expliquer. D’abord, bien sûr, ce n’est pas la faute de papa. Papa a toujours raison. Il n’y a qu’à regarder ses grands yeux bruns qui vont tout droit, tout au fond, pour être sûr qu’il voit tout, qu’il sait tout et qu’il fait tout mieux que personne. Et puis, c’est papa. Mais ce qui est certain, c’est qu’il n’est pas comme avant de partir. Autrefois il riait, il était très gai, il faisait des folies. Trott était bien petit quand il s’est embarqué : mais il se souvient que quelquefois il gambadait tant et disait de si drôles de choses, que maman était obligée de lui dire : « Pierre, soyez sérieux. » Papa ne gambade plus. Il ne dit plus de choses drôles. On dirait que ses gros sourcils noirs sont devenus plus gros et plus noirs. Ses yeux sont si brillants qu’on n’ose presque pas les regarder. Et certainement il y a des gens qui ont peur de lui. Depuis que papa est là, on ne voit plus jamais Mme de Bray, Mme Thilorier et plusieurs autres dames ; et non plus M. de Thilanges qui, avant, venait presque tous les jours. Et maman ne va plus non plus faire des visites ; elle reste à la maison ; et elle ne met plus jamais ses robes sans manches pour aller au bal le soir.

C’est qu’elle aussi elle est changée depuis le retour de papa, petite maman. Trott ne l’a jamais vue comme cela. Figurez-vous qu’elle ne rit presque plus, qu’elle ne parle presque plus, que plus jamais elle ne se met à danser en levant la jambe et en chantant : « Tararaboum. » Tout ça, c’est fini. Quand papa est là, elle parle très peu avec lui ; elle a les yeux baissés ; elle laisse tomber les choses, les casse, les embrouille. Elle a de drôles de mouvements brusques et maladroits. On dirait Jip quand il fait une sottise. Si papa lui demande quelque chose, elle répond très vite, comme si les mots se dépêchaient de venir, et pourtant comme s’ils ne pouvaient pas passer. Si par hasard elle lève les yeux, ils sont tout drôles comme quand on a avalé du poivre, ou une goutte de cognac, ou qu’on va pleurer tout à l’heure. Quand elle est seule avec Trott, ce n’est plus non plus comme autrefois. Elle le prend sur ses genoux très doucement en lui disant des mots très tendres et en lui caressant les cheveux lentement, très longtemps. Et, quand Trott la regarde, il voit qu’elle a les yeux tout pleins d’eau, comme si, à l’intérieur, elle avait un très gros chagrin qui lui faisait beaucoup de mal et qui débordait.

Et de tout cela Trott est atterré. Qu’est-ce qui peut se passer ? Personne n’est mort, puisqu’on ne met pas d’habits noirs. Personne n’est malade, puisque le médecin ne vient pas. Trott est sage. Il fait très beau temps. Les déjeuners et les dîners sont toujours très bons. Alors quoi ?

C’est si horrible que ça fait mal à Trott d’y penser. Hélas ! il sait bien ce qu’il y a. Mais il voudrait tant ne pas le savoir ! C’est trop affreux. Il n’y a pas de doute. C’est une chose si extraordinaire que ça paraît impossible. Mais c’est vrai. C’est vrai.

Ce qui est arrivé, c’est que le papa de Trott est fâché contre sa maman. Voilà. D’abord Trott ne voulait pas le croire. Mais maintenant c’est sûr. Peu à peu il a bien fallu qu’il le fût. Comment est-ce que c’est possible ? Papa ne peut pas avoir tort. Mais alors est-ce que maman… est-ce que la maman de Trott a été méchante ? C’est épouvantable qu’un petit garçon se demande cela. Trott rougit tout seul de cette pensée. Non, maman n’a pas été méchante. C’est impossible. Maman est bien trop bonne et trop gentille. Et puis, c’est maman.

Alors pourquoi est-ce que papa est fâché ?

Eh bien ! c’est assez difficile à comprendre, mais voici pourquoi. Maman aimait à aller en voiture, à mettre de belles robes pour danser au bal, à jouer la comédie, à entendre de la musique, à rire et à plaisanter avec les messieurs. Tout cela, on croirait que ce n’est pas bien terrible, n’est-ce pas ! Eh bien ! quand maman, ou Trott, ou quelqu’un d’autre parle de ces choses-là, voilà les sourcils de papa qui se rapprochent ; il semble que son regard devienne si lourd qu’on voudrait se mettre les mains devant les yeux pour ne pas être écrasé ; et, s’il parle, sa voix est rauque comme si on râpait ses paroles. Maman devient rouge, ses mains tremblent, et ses yeux se remplissent d’eau. Tout à coup Trott se souvient que Mme de Tréan aussi n’avait pas l’air contente quand maman racontait comme elle s’amusait. Il y a des choses singulières que Trott ne comprend pas bien. Évidemment les grandes personnes, comme papa et Mme de Tréan, n’aiment pas qu’on s’amuse trop. Sans doute, maman n’est pas tout à fait une aussi grande personne. Elle a cru qu’elle pouvait faire comme les enfants qui s’amusent tant qu’ils veulent sans qu’on les gronde.

L’autre jour, Trott, oh ! bien malgré lui, a entendu des choses épouvantables. Avant d’entrer dans la salle à manger, pendant qu’il se lavait les mains à la petite fontaine, il a tout à coup entendu la voix de papa, une voix toute changée qu’il ne connaissait pas ; on aurait dit de grands coups de fouet, et puis des grondements de tonnerre. Pour sûr il était très en colère. Et il disait des mots que Trott ne comprenait pas bien : tas de péronnelles et de gommeux — tenue déplorable — lettre anonyme — mari de carton — cruelle surprise — plus que de la légèreté — vieux polisson de Thilanges — tirer le nez — youtre d’Aaron, etc., etc. C’est très bien fait pour M . Aaron et M. de Thilanges. Trott ne les aime pas du tout. Mais, ces choses-là, Trott a très bien compris qu’elles n’étaient pas pour les enfants. Et il a eu une telle peur de cette grosse voix, qu’il s’est mis bien fort les mains sur les oreilles pour ne plus rien entendre. Après un moment il est entré dans la salle à manger. Papa se promenait de long en large d’un air très fâché. Maman, avant de se mettre à table, est allée regarder par la fenêtre et s’est mouchée très fort. Elle n’était pourtant pas enrhumée. Et à déjeuner personne n’a eu faim.

Et depuis ? Eh bien ! depuis, il y a toujours quelque chose. Papa ne s’est pas remis en colère. Mais il n’a pas l’air gai. Il ne dit presque rien. Il a des plis au milieu du front. Quand il se promène avec Trott, il ne lui raconte plus d’histoires. Et maman est comme si elle était malade. On n’entend plus sa voix. Et elle regarde papa avec de grands yeux tristes qui vous donnent envie de pleurer. À table, on laisse parler Trott tant qu’il veut. Mais ce n’est pas amusant de parler tout seul. Et par moments il y a de longs silences, comme si personne n’osait rien dire, comme si chacun, à part soi, pensait à de très tristes choses qu’on ne peut pas répéter.

Et Trott est dans une très grande détresse. Jamais il n’aurait cru qu’un papa et une maman pouvaient être fâchés ensemble. Chaque fois qu’il y pense, ça lui fait mal, oh ! si mal, qu’il voudrait crier pour se soulager. Il lui semble qu’il existe un tas de vilaines choses, très laides, très terribles, qu’il ne connaissait pas. Et depuis ce malheur, on dirait qu’il y a une petite fente par où il entrevoit tout cela. Il tâche de ne pas voir, il ferme les yeux. Mais malgré lui toutes ces horreurs approchent, lui soulèvent les paupières. Oh ! quand est-ce que cela finira, pour que Trott puisse penser à autre chose, à des choses bonnes et gaies, et pour qu’il ne voie plus ces figures de cauchemar qui s’approchent ! Peut-être que les grandes personnes doivent les connaître, mais ce n’est pas possible qu’elles viennent faire mal aussi aux petits enfants…

Voilà bien des jours que cela dure. Est-ce que ce sera toujours comme ça ? Maman n’est pas fâchée, on le voit bien. Elle voudrait que papa soit content et tout le monde aussi. Eh bien ! qu’elle lui demande pardon et que ce soit fini. Le bon Dieu pardonne toujours, et papa ne voudra pas être plus sévère que lui. Oh ! vite, vite… Trott n’a plus envie de rire, de babiller, de courir, de s’amuser. Quand il est avec papa et maman, il ne fait qu’examiner leurs figures, pour voir si tout à coup un petit coin de soleil ne va pas venir y rayonner ; et quand il est loin, même pendant qu’il joue, il voit toujours le front de papa avec ces plis durs au milieu, et la pauvre bouche de maman qui a l’air si désolée de ne plus sourire.

— Vite, monsieur Trott, le dîner est sonné.

Il faut s’en aller. C’est dommage. Il faisait bon sur la plage. Le soleil se couchait si joliment dans un tas de petits nuages roses ! On aurait dit de doux oreillers de plume où il descendait s’endormir. Après dîner, il sera parti pour sûr. Comme on a vite fait de manger depuis qu’on n’est plus gai, peut-être qu’on pourra encore sortir un peu. Maintenant Trott va revoir les figures sombres de papa et de maman… à moins que, par hasard…

Hélas ! non. Ce dîner sera encore comme les autres. À peine à table Trott hasarde un clin d’œil vers maman, un autre vers papa. Ça suffit. Papa a l’air de penser à des choses très graves. Maman regarde dans son assiette. On raconte à demi-voix des histoires pas très intéressantes. Pourtant ils sont contents de voir Trott. Ils lui font des questions et écoutent ce qu’il dit. Trott aimerait mieux que ce soit comme autrefois, qu’on le fasse un peu taire et que ce soient eux qui parlent et qui rient. Maman voudrait bien. Elle essaye de dire des paroles gentilles, de parler de choses gaies ; mais ça vient très difficilement. Et papa est toujours sérieux. Il n’a plus sa voix dure, mais il a une voix triste, lente et douce, qui fait presque plus de peine à Trott, comme si plus jamais il ne devait rire et être gai. Si quelqu’un d’autre était si sévère avec sa petite maman, Trott trouverait cela très mal ; et maman sûrement se mettrait en colère et gronderait. Mais elle ne se met pas en colère, elle ne gronde pas. C’est sans doute que papa a raison d’être fâché. Et alors c’est que maman… Oh ! que Trott a mal ! Oh ! il faut que papa et maman soient contents et réconciliés ; sans cela, lui non plus jamais il ne pourra être heureux. Si papa allait repartir pour un autre voyage sans que tout soit arrangé, ce serait horrible.

On a très vite fini de dîner.

— Maman, il fait très beau ce soir. Est-ce que vous ne voulez pas sortir encore un peu ?

Maman interroge papa du regard. Papa dit :

— Mais oui. Nous pouvons aller jusqu’à la plage. Nous nous assiérons sur le sable. Il fera bon prendre un peu l’air.

On met à Trott sa petite veste. Papa prend sa casquette et maman s’enveloppe dans un grand fichu.

On fait quelques pas sur la plage. Puis papa et maman s’asseyent sur le sable. Un peu plus bas, Trott s’accroupit à leurs pieds.

Comme elle est belle, la nuit qui commence ! Il ne fait pas encore tout à fait noir. Les étoiles pourtant s’allument déjà dans le ciel. Et voici la grande lune presque ronde qui se lève. Ses rayons très doux s’étendent comme des caresses, et l’un d’eux vient briller sur la mer qui s’enflamme. Une rivière d’argent sillonne les eaux noires, où çà et là reluit une paillette étincelante. Sur la terre murmurent les bruits lointains des choses qui vont s’endormir ; le gazouillis lent de la mer lui chuchote bonsoir ; et dans les cieux les étoiles se hâtent de scintiller pour veiller sur le monde qui s’assoupit.

Comment peut-on être triste ou fâché devant tant de belles choses ? Il semble à Trott qu’il oublierait toutes ses peines et toutes ses colères. Comme il danse sur la mer, le rayon de lune ! C’est très beau ; c’est très gai ; pas gai à vous faire rire, mais d’une très bonne gaieté qui fait chaud, qui fait doux au cœur. Le rayon a l’air de glisser vers Trott, d’hésiter, de se sauver, de revenir, de jouer avec lui. Il vient de là-haut, du ciel où est le bon Dieu… Comme tout est noir ! C’est la grande nuit. Il va être l’heure de dormir. On va chercher Trott pour le mettre au lit. Est-ce que c’est nécessaire ? à quoi bon ? On dormira si bien sous le plafond des étoiles ! Il fait trop exquis ce soir pour aller se nicher entre quatre murs. Le sable est une couche molle. Trott s’étend de tout son long, les pieds en bas du côté de la mer, la tête en haut entre les jambes de papa et celles de maman. C’est fait. Voilà le sommeil qui arrive en planant comme un grand oiseau noir ; les idées s’envolent comme des hirondelles dans le ciel. Bientôt il n’y aura plus rien. Et maman n’est pas venue faire faire sa prière à Trott ; et Jane non plus. Il faut qu’il la dise tout seul. Mais il a trop sommeil, il oublie les mots. Le bon Dieu lui pardonnera. Oh ! mais il y a une chose qu’il faut demander ; celle-là est trop importante. Trott la demande en dedans ; il tâche de se la répéter, il ne peut pas, il s’endort. Pourtant il faut que le bon Dieu l’entende. Alors il fait un grand effort. Et tout à coup, arrachant papa et maman aux pensées sombres qui les assiègent, une petite voix qui monte vient frapper à la porte de leurs cœurs.

— Oh ! mon cher petit bon Dieu ! j’ai si mal que papa soit fâché contre maman ! Oh ! si vous saviez comme j’ai mal ! Oh ! je vous en prie, faites qu’il ne soit plus fâché, pour que je n’aie plus peur et pour que ces terribles choses, vous savez, soient loin de moi, parce que je suis un petit enfant. Et faites que je puisse de nouveau aimer papa et maman de tout mon cœur tout plein ; parce que, voyez-vous, mon petit bon Dieu, quand on est fâché, j’ai trop mal et j’ai trop peur, et puis je suis un petit enfant. Amen.

Une grande paix solennelle tombe des cieux rayonnants. La mer murmure le refrain tranquille de sa chanson apaisante. Le sourire de la terre assoupie répond au sourire calme des étoiles. Et la voix de Trott a retenti comme une petite voix secrète et très forte qui est au fond de tous les cœurs. Papa s’est penché vers maman. Il a pris sa main dans la sienne. Et peu à peu maman s’est rapprochée et a mis sa tête sur son épaule. Elle sanglote très doucement. Quelques paroles définitives montent du cœur aux lèvres. Et le pardon, la confiance et la bonne volonté se lèvent et s’épandent comme des vols soyeux de papillons de nuit.

Trott est au lit. Il entr’ouvre un œil et voit deux visages penchés sur lui, tout près l’un de l’autre, joue contre joue. Il sourit vaguement et s’endort. Demain ce sera bon de se réveiller.



FIN