Mon petit Trott/4

La bibliothèque libre.
Plon (p. 45-58).



IV

LA CHARITÉ DE M. AARON


Aujourd’hui c’est bien amusant. Mme Ray est venue voir maman. Elle lui a demandé de venir faire un tour de promenade avec elle jusqu’au jardin d’hiver. Maman a d’abord dit non, puis oui. Et Mme Ray a dit avec son petit accent américain : « Emmenons Trott. » Maman a dit : « Il nous ennuiera. » Mme Ray a dit : « Mais non, il nous suivra comme un petit caniche. » Trott a répété en regardant maman avec des yeux suppliants : « Maman, je vous suivrai comme un petit caniche. » Mme Ray s’est mise à rire en l’appelant darling ; maman a ri aussi. On l’a fourré dans sa vareuse bleue et sous sa toque à pompon. En route !

Maintenant il marche fièrement : d’une main, il brandit sa belle canne avec une tête de bouledogue au bout ; dans l’autre, il tient une pièce de deux sous que Mme Ray lui a donnée pour s’acheter un gâteau ou un sucre d’orge ; la pièce est toute neuve : pour une pièce comme cela, on doit avoir un gâteau très gros ou un sucre d’orge très long. De temps en temps, Trott entr’ouvre sa main pour voir briller la pièce. Il se sent joyeux et allègre. Et tout bas, en trottinant derrière les deux dames, il se dit à part lui qu’il n’est pas un petit caniche, mais un homme très fort qui est chargé de veiller sur elles et de les protéger en cas de danger. Elles ne le savent pas, les dames, mais lui, Trott, il le sait bien.

Ah ! voilà une fâcheuse rencontre ! C’est M. Aaron. Il sort d’une boutique. Il est en train de remettre dans la poche de son gilet une belle bourse à mailles d’or. Il aperçoit les dames. Un sourire découvre ses dents. Il s’avance à pas empressés, ôte son chapeau mou et s’incline. On voit apparaître le dessus brillant de ses cheveux noirs. Ça sent comme chez le coiffeur. Trott est mécontent. Il contemple d’un œil malveillant le complet gris perle de M. Aaron, son faux col éclatant de blancheur où s’étale sa barbe noire, sa boutonnière fleurie, sa cravate écossaise, ses bottines immaculées, le jonc à bec d’argent qu’il balance dans sa main gauche où reluisent deux grosses bagues. Mme Ray regarde maman d’un air drôle comme si elle avait envie de rire. Maman n’a pas l’air enchantée ; et elle est devenue un peu rouge.

Est-ce qu’elles ne vont pas bientôt lui dire adieu à ce monsieur-là ? Mais non ; on reste immobile à raconter toutes sortes de choses. M. Aaron fait de grands gestes, il prodigue les sourires, gratte la terre du bout de sa canne, se rejette le buste en arrière ; il ressemble aux gros pigeons qui roucoulent et se font la révérence devant l’écurie du Cosmopolitan-Hôtel. Enfin on se remet en route. Mais voilà que M. Aaron, au lieu de s’en aller de son côté, marche à côté de maman tout en continuant de discourir. On n’est pas plus indiscret !

On dirait que c’est aussi l’avis de Mme Ray. Elle est un peu en arrière avec Trott.

Elle lui dit tout à coup :

Look, Trott.

Et la voilà qui se met à tirer la langue et à faire une épouvantable grimace derrière le dos de M. Aaron. Trott éclate de rire tout haut. Maman et M. Aaron se retournent. Mme Ray leur raconte d’un air calme une petite histoire, tandis que Trott continue à rire à part lui. Pour un petit garçon ce serait très laid de faire une grimace comme ça. Mais pour une grande personne c’est très amusant. Elle est drôle, Mme Ray.

On parle de beaucoup de choses qui n’intéressent guère Trott. Pourtant il écoute vaguement, n’ayant pas autre chose à faire. Voilà Mme Ray qui demande à M. Aaron des nouvelles de la fête qu’on a donnée au profit des enfants malades de l’hôpital de Sainte-Marie. Ces pauvres petits enfants ! quelquefois on les aperçoit quand on passe près du jardin de l’hôpital ; ils sont tout pâles et tout maigres, et toussent toujours. Pourvu qu’on ait pu leur donner beaucoup d’argent !

M. Aaron hausse les épaules d’un air dédaigneux. Il n’admet pas ce genre de fêtes, qui servent plus à amuser les oisifs qu’à secourir les pauvres. Au moins la moitié de l’argent qu’elles rapportent est mangée en frais inutiles. C’est une très sotte habitude que de faire de la charité une manière de distraction. Que l’on s’amuse tant qu’on peut, c’est très bien. Mais, quand on s’occupe des pauvres, il faut le faire sérieusement, se donner tout entier à cette tâche, sans songer à soi et à son propre plaisir.

Trott n’a pas très bien compris tout ce qu’a dit M. Aaron. Ce qui est clair, c’est que de méchantes gens ont dépensé pour eux l’argent des petits malades. C’est très mal. M. Aaron parle en remuant les mains et d’une voix très harmonieuse. Trott pense qu’il ressemble à une image de son livre d’Histoire sainte qui représente le roi David dansant devant l’arche.

Mme Ray dit de sa voix un peu pointue :

— Vous êtes admirable, monsieur. Savez-vous bien que saint Martin lui-même ne donna aux pauvres que la moitié de son manteau ?

M. Aaron sourit (il sourit toujours !). Il parle, il raconte, il fait des phrases. Enfin, il déclare :

— Saint Martin eut tort. En matière de charité, je le répète, il faut donner tout ou rien. Voilà ma devise.

Eh bien ! c’est superbe. Trott n’aime guère M. Aaron. Mais il ne peut s’empêcher d’être plein d’admiration. Thérèse a joliment tort de dire que M. Aaron n’est qu’un vilain avare de Juif… à moins que… M. Aaron a dit qu’il fallait donner tout ou rien. Qui sait ? peut-être qu’il ne donne rien.

Une complainte mélancolique vient geindre aux oreilles de Trott. C’est un pauvre vieux mendiant qui est accroupi au bord de la route. Ses habits sont tout déchirés et ont la couleur de la poussière. Une barbe en broussaille pendille sous son menton ; des cheveux épars descendent sur ses joues creuses ; des mains crochues tiennent une chose extraordinaire, qui ressemble vaguement à un chapeau et qu’il tend aux passants. Il est si sale, si misérable, si lamentable, qu’on aimerait mieux ne pas le voir. Pourtant on ne peut pas s’empêcher d’avoir pitié de lui.

Trott est plein d’anxiété. Que va faire M. Aaron ?

M. Aaron semble ne rien voir. Il continue à sourire et à raconter des histoires aux deux dames, sans avoir l’air de se préoccuper du mendiant. Sûrement il va passer à côté de lui sans s’en apercevoir…

Mais non. Le voilà qui s’arrête. Il plonge deux doigts dans la poche de son gilet, dans la poche où tout à l’heure il a mis la petite bourse d’or ; il y fouille une seconde, jette quelque chose de lourd dans le chapeau du vieux qui se confond en bénédiction, et se remet à marcher, sans cesser de bavarder, comme s’il n’avait rien fait que de très naturel.

Toutes les idées de Trott sont bouleversées. La figure de M. Aaron s’entoure à ses yeux d’un nimbe éclatant. Tout, il a tout donné à ce pauvre, d’un petit geste, comme ça, vite, sans avoir l’air d’y faire attention. Et il y avait sûrement des tas de sous et même des pièces d’or dans la bourse… On a beau dire, il n’y a pas beaucoup de gens qui feraient ça… Il n’y en a pas beaucoup.

Une rougeur monte au front de Trott. Il ouvre sa main gauche et y aperçoit ses deux sous. Il n’a seulement pas songé à les donner au pauvre, lui. Et pourtant il n’a pas besoin de gâteau ou de sucre d’orge. C’est seulement par gourmandise qu’il va s’en acheter un. Et le pauvre peut-être n’en a jamais goûté. Une tristesse amère envahit l’âme de Trott. Il regarde en arrière. Le pauvre a disparu. Il est trop tard pour retourner sur ses pas. Impossible. Trott est navré.

Un arrêt subit l’arrache de sa mélancolie. On est à l’entrée du jardin d’hiver. M. Aaron montre à maman la boutique du pâtissier et lui demande de venir avec Mme Ray prendre une tasse de thé. Maman refuse. Mais M. Aaron insiste toujours d’un air aimable.

Quel bon homme ! Il est encore meilleur que saint Martin. Non seulement il a donné tout ce qu’il avait, mais il veut encore donner ce qu’il n’a pas. Il a oublié qu’il n’a plus d’argent, et il veut offrir à goûter à ces dames. Trott se sent si ému que les larmes lui en viennent presque aux yeux. Et lui qui… Enfin, il va réparer sa faute. Deux sous ! un petit garçon ne peut pas acheter beaucoup de choses avec. Mais peut-être qu’une grande personne…

À la hauteur du ventre de M. Aaron, une voix perçante se fait entendre :

— Monsieur Aaron !

Surpris, M. Aaron abaisse les yeux. Il voit au-dessus d’une tête blonde un poing levé qui se dresse et lui tend une pièce de deux sous.

— Que voulez-vous, mon petit ami ?

— C’est pour payer le thé, monsieur, puisque tout à l’heure, vous savez, vous avez tout donné au vieux pauvre…

Mme Ray se tord de rire. Maman se mord les lèvres. M. Aaron se met à rire aussi, mais d’un air pas du tout gai. Il balbutie quelques mots : bon petit homme, leçon bien méritée, pris à la lettre, et donne une ou deux petites tapes sur l’épaule de Trott étonné.

On entre chez le pâtissier. Tout le monde s’assied autour d’une petite table. M. Aaron commande le thé et beaucoup de gâteaux. Une demoiselle avec un bonnet blanc apporte des tas de bonnes choses. Qui va payer tout ça ? Sans doute Mme Ray ou maman. Mais M. Aaron n’est pas gêné. On dirait que c’est lui qui invite tout le monde.

Mais c’est que c’est bien lui. Le voilà qui met sa main dans la poche de son gilet ; il en tire la fameuse bourse d’or, où roulent une dizaine de pièces d’or, et il en prend une entre ses doigts…

Trott est ahuri de stupeur. Ses yeux lui sortent à moitié de la tête. Alors, quoi ? qu’est-ce ça veut dire, ce qu’il disait tout à l’heure ? Qu’est-ce qu’il a donné au pauvre ? peut-être deux sous ! et il avait dit tout ou rien. M. Aaron n’est qu’un menteur. Le regard de Trott se charge de mépris et d’orage…

M. Aaron tend sa pièce à la dame au bonnet blanc. Trott se dresse sur sa chaise comme un pantin à ressort.

— Madame, je veux payer mon gâteau.

Et il remet fièrement les deux sous à la pâtissière. Au moins M. Aaron ne l’aura pas invité.