Mont-Revêche/10

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 112-124).



X


— La dame Hélyette de Mont-Revêche était amoureuse d’un croquant, dit Gervais : on dit un petit clerc de Clamecy. Pour se défaire de son mari, qui avait découvert son intrigue, elle donna dans la science du diable, dans les poisons, et elle montait dans le haut du donjon, où vous verrez ses fourneaux. Elle composa un breuvage qui fit mourir lentement monsieur son mari, Tranchelion de Mont-Revêche. Et, comme la chose lui réussit sans éveiller les soupçons de la justice, elle résolut d’épouser son amant le croquant ; mais elle apprit que le drôle était déjà marié dans le Rouergue, et elle s’apprêta à le faire mourir de la même façon. Or, comme elle était en train de souffler ses fourneaux d’enfer, une belle nuit, je ne sais quelle drogue, qu’elle versait dans la chaudière, lui sauta au visage et lui fit une brûlure effroyable. Cela fit du bruit. Le croquant eut l’éveil et quitta le pays. Madame Hélyette vécut seule et mourut vieille, ayant, depuis ce moment, toujours porté sur la figure ce qu’on appelait un loup, avec lequel elle voulut être enterrée, pour cacher jusque dans le tombeau la marque de son crime. Les paysans, qui sont ignorants et qui arrangent tout à leur idée, jouant sur le mot, prétendent qu’elle avait apprivoisé un grand vilain loup, à qui elle faisait dévorer ceux qui ne payaient pas la taille ; qu’il a été enterré à ses pieds et qu’il revient avec elle ; mais cela est faux, et je vous conte l’histoire exacte telle que je l’ai entendu raconter à madame la chanoinesse, qui la savait bien, la tenant du plus ancien curé des paroisses environnantes.

Gervais, ayant fini sa narration, fit encore gravement le signe de la croix, salua son maître et voulut se retirer.

— Attendez, Gervais, dit Flavien ; n’existe-t-il aucun document sur cette histoire dans les titres de la propriété ?

— Non, monsieur, répondit Gervais. Vous y trouverez bien les noms, titres, contrats et ventes qui prouvent l’existence de madame Hélyette et de M. Tranchelion ; mais de cette histoire, qui n’a été accréditée que par la rumeur publique, madame votre tante a eu beau chercher, il ne reste pas de traces.

— Sinon le portrait et les fourneaux, dit Thierray. Ma foi, je ne me coucherai pas sans les voir.

— Ni moi non plus, dit Flavien. Prêtez-nous votre lanterne, Gervais, car il doit pleuvoir dans le donjon.

— Non, monsieur le comte, le donjon est bien couvert. Mais je vais vous éclairer moi-même.

Et, avec une résolution qui contrastait avec ses croyances superstitieuses, le bonhomme marcha devant eux, traversa la cour, monta l’escalier du donjon et ne s’arrêta que dans une sorte de grenier où, parmi de vieux meubles, il trouva et leur montra les débris d’un alambic et les pièces d’un fourneau à expériences chimiques qui avait été noirci par le feu. Puis il toucha diverses toiles roulées, anciens portraits détachés de leurs cadres, qui ne portaient presque plus de traces de peinture sur leur trame usée, et il en choisit une qui paraissait un peu mieux conservée.

— C’est elle ! dit-il sans l’ouvrir.

— Emportons-la, dit Thierray, nous la verrons mieux au salon ; car, si cette figure est désagréable au bon Gervais, il est inutile de le contrarier et de le tenir éveillé plus longtemps.

Gervais salua en silence, conduisit ses maîtres au salon, alluma des bougies, leur fit remarquer qu’il y avait du feu, une bouilloire, du thé, du rhum, des citrons, des gâteaux, des cigares, et se retira fort calme, tandis que Crésus, après avoir rentré et pansé ses chevaux, regagnait aussi sa chambre en sifflant avec insouciance.

— Voyons madame Hélyette ! dit Thierray en déroulant la toile.

La toile était un peu écaillée partout, un peu mangée aux rats dans les angles : néanmoins, madame Hélyette était parfaitement visible, et la peinture n’était pas très-mauvaise. La dame était en amazone du temps de mademoiselle de Montpensier. Elle portait un chapeau de feutre mou avec une plume verte ; son justaucorps chamois était serré d’une écharpe. Elle avait les cheveux bouclés comme naturellement, et ces cheveux étaient blonds ; le cou, le menton et la main paraissaient jeunes ; la bouche était charmante, vermeille et doucereuse ; le masque noir cachait le reste. Sur le fond du tableau, on lisait en lettres dorées au pinceau le nom et la date que Gervais avait signalés avec exactitude.

— J’emporterai cette peinture et je la ferai restaurer, dit Flavien,

— Garde-t’en bien, Thierray, elle perdrait toute sa valeur, tout son caractère ; fixons-la à la tenture avec des épingles, et nous lui trouverons un cadre en harmonie avec son air de vétusté.

Ils trouvèrent sur la pelote de la chanoinesse des épingles qui avaient servi à la toilette de la chanoinesse, et madame Hélyette fut exhibée à la muraille. En ce moment, une voix rauque et plaintive prononça distinctement dans un angle de l’appartement :

Mes bons amis, je vais mourir !

C’était le vieux perroquet, qui, trompé par les lumières, procédait lentement à son réveil quotidien en faisant le gros dos et en répétant les paroles uniques de son vocabulaire.

— Quoi ! cette affreuse bête est toujours ici ? dit Flavien. Vraiment, tout est lugubre dans ce sombre Morvan et dans cette maussade demeure de Mont-Revêche !

— Pour le coup, dit Thierray en s’approchant de Jacot le centenaire, et en le grattant avec une sorte de complaisance, c’est toi qui as des nerfs, ce soir, mon cher ami. De quoi te plains-tu ? Tu es dans un vieux château, petit, mais revêche au possible ; autour de toi, des terres que tu n’as pas l’ennui et la déception de faire valoir, puisqu’elles sont vendues, et, de toutes les manières d’exploiter la propriété territoriale en France, c’est la seule que je comprenne et que je voudrais mettre en usage si Dieu m’avait affligé d’un patrimoine. Tu as, du haut de ton domaine, une vue magnifique, pour peu que tu veuilles monter les cent dix-sept marches de ton beffroi. Tes bois n’ont plus d’épines pour toi depuis que tu t’y promènes en amateur ; mais ils ont toujours du gibier qu’on te prie en grâce de tuer pour sauver les sarrasins et les pommes de terre d’alentour. Enfin, tu as des revenants dans ton château, une légende terrible, un portrait mystérieux, des fourneaux d’alchimiste et une voix de sibylle qui a appris des paroles de mort, tout exprès pour réjouir tes oreilles romantiques dans les nuits d’automne. Que diable te faut-il de plus ? Si j’avais tout cela, moi, seulement pour un an, je me referais le cœur et l’imagination pour tout le reste de ma vie.

— Et qui t’empêche d’y rester, Thierray ? d’y rester un an, dix ans, toujours, si bon te semble ? Voyons, ne veux-tu pas accepter mon château de Mont-Revêche, à présent qu’il a été bien constaté qu’il n’avait aucune valeur commerciale, et qu’il pouvait entrer dans le contrat ou rester en dehors, sans rien changer aux conditions de la vente ?

— Tu oublies, mon cher Flavien, que, pour habiter une masure comme celle-ci sans qu’elle vous tombe sur la tête, il faut au moins mille francs de réparation tous les ans, et qu’avec ma plume je me fais tout au plus six mille livres de rente, à la condition de travailler sans relâche. Tu crois donc que les vers rapportent quelque chose ? Or, je fais, malgré moi, beaucoup de vers, et ma prose ne me dédommage pas du temps qu’ils me font perdre.

— Eh bien, gardons ce manoir à nous deux. Je me chargerai de l’entretenir, de l’étayer…

— Et les portes et fenêtres ? dit Thierray. Du côté de la campagne, il y a économie ; mais, sur le préau, c’est une ruche, une dentelle !

— Cela me regarde aussi, puisque je me suis imposé comme un devoir de rester propriétaire de la maison de ma tante. Faisons donc ce marché-là ; tu auras, ta vie durant, la jouissance nette de cette maison, sans aucune charge d’entretien ni d’impôts, et j’y viendrai de temps en temps philosopher ou fumer avec toi… Sais-tu faire du punch ? Il y a là tout ce qu’il faut.

— Oui, je sais faire le punch ! Mais cette idée matérialiste qui te vient, ajouta Thierray en versant l’eau dans la théière, me ramène au sentiment de la réalité. De quoi vivrais-je ici ? Tu n’as pas la prétention de me nourrir. Nous avons vendu nos terres (tu vois que je parle déjà en seigneur de Mont-Revêche), et je neveux pas manger les pierres de mon donjon… Ah ! attends ! une idée ! je connais déjà les moindres détails de mon habitation !

Il alla ouvrir un tiroir de bureau en bois de rose, et y prit un petit livre de pauvre apparence, un simple livre de cuisine, mais très-propre, et même parfumé à l’ambre, comme le contenu de tous les tiroirs de la chanoinesse. « Année 1846 !… » dit-il, c’est l’année dernière. « Journal de la semaine… mémoire de Manette ; dépense de table, 12 livres 6 sous… » Pas possible ! pour une semaine ? Voyons donc ! cet ordinaire doit faire frémir ! « Menu du 10 septembre. » Tiens, c’est la date d’aujourd’hui. « Un poulet, une truite, une omelette soufflée… Menu du 11 : une carpe, un perdreau, croquettes de riz… » Et les déjeuners, il n’en est pas question ! Ah ! j’y suis ; les déjeuners se font avec les restes des dîners, du laitage, des œufs… Voyons donc : « Épices, savon, bougie… » Manette est un trésor de probité. Ma portière me compte ma bougie le double… Avec la nourriture, le chauffage, etc., etc., 104, 102, 105 francs par mois… par an, un peu plus de douze cents livres…

— La terre de Mont-Revêche en rapportait deux mille, et ma tante faisait des économies.

— Vive Dieu ! et je ne vivrais pas ici comme Sancho dans son île ! Si fait ! Je passe l’hiver ici, Flavien ; je dépense vingt-cinq louis, et je retourne à Paris avec de l’embonpoint et trois volumes non mangés d’avance ; ma fortune est faite… Et, si tu veux m’en croire, tu resteras avec moi ; tu te reposeras du monde, tu rajeuniras ton sang et ton âme et tu épouseras une des demoiselles Dutertre pour faire une bonne fin.

— Laquelle me cèdes-tu ? dit Flavien en riant. Ah ! que ton punch est fade ! Est-ce Nathalie ou la Benjamine que tu me laisses ?

— On dit que Nathalie fait des vers superbes.

— Pouah !

— Ah çà ! rappelle-toi donc que j’en fais, moi, et dissimule ton mépris.

— Eh ! mon cher, c’est à ton punch que je fais la grimace. J’aime les vers, et je sais que Nathalie les fait bien.

— Et elle est belle ! Un air de reine du xe siècle !

— Des bandeaux nattés ! Je déteste cela. N’importe, ses vers sont beaux.

Et Flavien bâilla.

— Tu les connais donc ?

— De réputation.

— Je crois que tu préfères Benjamine.

— Pauvre petite fille ! dit Flavien. Elle est adorable ! Je la mettrais en pension jusqu’à sa majorité.

— Alors, c’est donc Éveline ! Éveline l’amazone, la dame de mes pensées ?

— Je ne veux pas t’en dégoûter ; mais ma femme ne montera jamais à cheval : elle me rappellerait trop mes maîtresses.

— Alors… c’est donc madame Dutertre, la belle Olympe ?

— Mon cher ami, tu me parles mariage ! Je ne peux pas épouser madame Dutertre !

— Mais tu peux l’aimer.

— Aimer, moi, une femme qui ne serait pas à moi ! Et mon besoin de domination, qu’en fais-tu ?

— Je crois que c’est une prétention que tu as ; car tu es le caractère le moins emporté, le plus égal et le plus obligeant que je connaisse.

— Possible. Mais, ce qui me plaît, je veux le posséder ; et ce que je possède, je ne veux pas le partager. Parlons de toi : il faut rester ici.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il faut épouser Éveline.

— Pourquoi encore ?

— Tu es amoureux d’elle.

— Me demandes-tu cela sérieusement ?

— Je ne te le demande pas, je te l’affirme.

— Flavien !…

— Thierray !

— Est-ce que tu crois possible que je sois amoureux, après tout ce que je t’ai dit ?

— Oui.

— Je me serais donc trompé sur moi-même jusqu’à présent ?

— Non, tu t’es menti à toi-même.

— Oh ! oh !

— Oui, mon cher, j’ai des raisons pour brusquer tes détours d’esprit et tes mignardises de moquerie.

— Ah ! voyons ! quelles raisons ?

— Une seule suffira, et c’est la meilleure : j’ai de l’estime, j’ai de l’amitié pour toi.

— Voici la première fois de ta vie que tu me dis cette bonne parole, et nous nous connaissons depuis trente ans !

— Oui ; mais il y a trente ans que tu sais que je t’aime, et il est même fort inutile que je te le dise aujourd’hui.

— Pardonne-moi, Flavien, dit Thierray en lui tendant les mains avec effusion ; mais je ne l’avais jamais cru.

— Vraiment ? dit Flavien étonné. C’est mal, cela !

Et il hésita à lui prendre les mains ; mais il fit réflexion, et, les lui serrant :

— Oui, tu es méfiant, dit-il, c’est-à-dire malheureux, je dois te pardonner.

— Que veux-tu ! j’étais le fils de ton avoué. C’était si peu de chose que le fils d’un procureur de province dans les idées de ta noble famille ! Nous avons fait ensemble nos premières études, mais il y avait aussi une distance d’âge entre nous. J’étais ton aîné de quatre ans ; j’étais humilié de commencer si tard et d’être sur les mêmes bancs d’école avec un enfant à qui la fortune tenait lieu de précocité.

— J’aurais donc dû souffrir davantage, moi qui, parti du même point, restai si fort en arrière ?

— J’avais la raison de mon âge et la volonté de ma race, voilà tout. Quand je sortis du collège, je te trouvai déjà homme, et, moi, je n’étais qu’un écolier mal habillé, gauche et honteux.

— Oui, on m’avait retiré du collége, où je ne faisais rien, et où tu te distinguais, pour me faire mener la vie de château, où j’appris l’escrime, l’équitation et l’art de nouer ma cravate. Tu m’admiras beaucoup, sans doute ?

— Je l’avoue, dit Thierray, j’eus honte de moi.

— C’est que, bien que beaucoup plus homme que moi, tu étais encore à bien des égards un enfant. Quant à moi, je l’étais tout à fait, et je méprisai ton latin et ton grec, que j’envie aujourd’hui.

— Tu n’avais pas grande idée de moi et je le sentais. Je te haïssais presque, et pourtant je t’enviais.

— Moi, voilà la différence, dit Flavien, et je m’en souviens bien, je t’aimais.

— Et pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Mes parents te trouvaient suffisant et sot. Cela me faisait de la peine, je savais que tu avais de l’esprit.

— Ce n’était donc pas seulement de la politesse, de l’affabilité, ces manières de bon garçon que tu conservas toujours avec moi ?

— Non, c’était un besoin d’équité envers toi. Je t’aurais voulu moins savant et moins content de toi-même à certains égards ; mais, quand on te refusait ce qui était dû à ton intelligence, à ta fierté, à ta droiture, j’étais révolté de cette injustice.

— Mais, depuis, Flavien, quand nous nous sommes retrouvés jeunes gens, et puis hommes faits, dans le monde, n’as-tu pas eu pour moi le sentiment de la protection plutôt que celui de la sympathie ?

— J’ai eu l’un et l’autre, mon cher ami.

— Mais tu aurais dû me connaître assez pour savoir que cette idée d’être protégé par un homme…

— Moins instruit et moins intelligent que toi, te blessait, n’est-ce pas, c’est cela ?

— Eh bien, oui, soyons francs. N’as-tu pas sur moi d’autres avantages incontestables ? Tu es beau comme un chasseur antique, et je suis maigre et noir comme un scribe. Tu es un noble comte, et je suis un croquant, moi, comme l’amant de madame Hélyette. Tu as la grâce et l’aisance qui font que tu causes souvent mieux que moi sans te donner aucune peine, tandis que je sue sang et eau, sans en avoir l’air, pour mettre un frein à une exaltation qu’on peut prendre pour de l’emphase, à une ironie qui pourrait être taxée d’impertinence. Tu es toujours dans la science de la mesure des mots, et je ne suis que dans celle de la mesure des idées. Tu vogues à ton aise dans le convenu ; moi, j’y étouffe ; enfin tu pourrais être un sot sans qu’on s’en doutât, et moi être traité en fou, en ayant beaucoup de raison. Donc, passe-moi la vanité d’avoir cru quelquefois que j’avais le fond et toi la forme. Aujourd’hui, tout tombe devant ta franchise, et je t’avoue que je me sens le plus petit de nous deux.

— Pourquoi donc, mon ami ?

— Parce que tu viens de me dire une grande parole : Je t’ai toujours aimé ! Et, moi qui en avais toujours douté, je sens que le cœur vaut mieux que l’esprit.

Thierray, en parlant ainsi, avait une larme au bord de la paupière. Il était moins bon réellement que Flavien ; mais il sentait plus vivement, et il réparait une vie de méfiance et de jalousie par une heure d’entraînement et d’effusion plus profonde qu’il n’était donné à Flavien de le lui rendre.

Pourtant ce dernier vit l’émotion de son compagnon et lui en sut gré.

— C’en est assez, ami, lui dit-il en lui prenant encore la main. Pardonnons-nous le passé, et disons-nous que nous nous sommes toujours estimés et protégés mutuellement. Dans les réunions de jeunes gens de mon espèce où je t’ai attiré, je t’ai sauvé, à ton insu, plus d’une méchante affaire. Dans les réunions de gens de lettres et d’artistes où je t’ai suivi, je suis certain que tu m’as sauvé plus d’un ridicule. Ne soyons jamais humiliés de nous devoir une assistance mutuelle, et brûlons au feu de l’amitié toutes nos petitesses. À présent, continu a-t-il, permets-moi de te parler de ton avenir. Il doit être beau. Tu n’es pas né pour aspirer péniblement à la fortune. Il faut qu’elle vienne te trouver ; tes goûts sont ceux d’un homme d’élégance, d’indépendance, de contemplation. Ton talent n’a pas besoin du stimulant de la misère. Loin de là, la misère le glacerait, car, si tu sais souffrir, tu ne sais pas renoncer. Sois donc riche, si tu le peux. Épouse mademoiselle Éveline Dutertre.

— Épouser une fille riche, arriver au luxe, à la liberté, à la satisfaction de tous mes appétits par une platitude ? Jamais !

— Depuis quand est-ce une platitude d’épouser une femme qu’on aime ?

— Eh bien, oui, je l’aime, puisque tu l’as deviné, mais pas comme tu crois. J’en suis amoureux, je la désire passionnément ; mais…

— Mais quoi ?

— Mais elle est coquette, et je la crains.

— C’est une coquetterie innocente.

— Qui peut devenir terrible, odieuse par conséquent à mes yeux, après m’avoir semblé charmante.

— Cependant cette fille est bonne au fond du cœur.

— C’est vrai ! je vois que tu l’as observée mieux que je ne pensais. Mais j’ai peur d’elle. Que veux-tu que je te dise ! Elle est blonde… blonde comme madame Hélyette !

Et Thierray, qui s’était retourné vers le portrait, tressaillit involontairement.

— Allons, poëte ! allons, rêveur ! dit Flavien en riant, ne vas-tu pas imaginer une ressemblance sous ce masque ?

— La femme coquette est un éternel personnage de bal masqué, reprit Thierray. Tiens, ami, ne m’interroge pas trop, je ne sais encore où j’en suis. Dans huit jours, j’en serai peut-être fort dégoûté ; je le suis à chaque instant, mais elle me reprend. Rendre et reprendre, c’est la devise et la science de cette amazone consommée ; mais, moi qui suis un cheval assez quinteux, je prendrai peut-être le mors aux dents. Ne faisons donc pas de projets. Laisse-moi m’oublier un peu dans ce jeu délicat, excitant et nerveux, qu’une jeune fille charmante livre à mon imagination. Ne me rappelle pas qu’elle est riche, et que tout cela pourrait bien finir par un notaire et un adjoint. À ce tableau, ma flamme pâlit, et je pense à M. Tranchelion, qui ne fut peut-être pas plus empoisonné que nous ne le sommes, mais qui fut probablement haï, méprisé et trompé par cette blonde masquée.

— Je ne te dirai plus que quelques mots, répondit Flavien. Dutertre est riche, mais vraiment grand. Il veut que ses filles se marient à leur gré… Tu vois chez lui des gentilshommes, des industriels, des fonctionnaires, des artistes, des riches, des pauvres, des partis de toutes sortes, en un mot. Ces demoiselles ont donc de quoi choisir, mais pour le mariage, entends-tu bien ? Elles vivent dans une grande liberté ; elles ont une belle-mère jeune, qui ne voudrait ni ne pourrait les gouverner. Dutertre est persuadé qu’elles savent se gouverner elles-mêmes… Si tu t’apercevais du contraire, si cette indulgence, cette loyauté des parents, venaient à enhardir des caprices… des malheurs domestiques… tu comprends, mon ami : Dutertre est le plus pur, le plus généreux, le meilleur des hommes… On se reprocherait toute sa vie d’avoir répondu à sa confiance par une trahison. Bonsoir ! il se fait tard ; et comme, grâce au signe de croix que Gervais a fait sur la porte, madame Hélyette se tiendra tranquille cette nuit, nous allons, je crois, dormir profondément.

Les deux amis se séparèrent. Thierray songea quelques instants aux dernières paroles de Flavien. Elles n’inquiétèrent pas sa conscience.

— Je ne suis pas un enfant, se dit-il, pour séduire malgré moi et mettre à mal bêtement une jeune fille. J’ai traversé plus d’un danger. Je ne suis plus dans la première fleur de la jeunesse ; j’ai assez usé mes passions pour n’avoir pas un immense mérite à les gouverner. Et, là-dessus, il s’endormit.