Mont-Revêche/25

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Michel Lévy frères (p. 284-296).



XXV


En ce moment, Thierray disait à Flavien, qui était tombé à l’improviste à Mont-Revêche sur les dix heures du soir :

— En vérité, mon ami, je ne sais comment te remercier de ta sollicitude. Quoi ! t’arracher à tes plaisirs, refaire ce long voyage, revenir dans ce pays de loups, pour me tirer d’embarras et me faire faire ce mariage ! J’en suis si confus, que tu devrais bien, pour me rassurer, me laisser croire…

— Que je suis mal guéri de ma passion pour madame Olympe ? Crois-le, si bon te semble, cela ne fait pas grand tort à cette honnête femme. Pour moi, je suis convaincu, à présent, et pour cause, que j’étais un sot et qu’elle n’a même pas compris un mot à cette belle passion. Cependant, ne me rappelle pas trop les absurdités que je t’ai écrites, j’en suis honteux, et te prie de les jeter au feu.

— Quand tu voudras ! dit Thierray en mettant la main sur le fatal tiroir.

— Bien, bien, tu les brûleras ! dit Flavien, dont la conversation empêcha Thierray d’ouvrir le tiroir, en donnant un autre cours à ses idées. Je te parle sérieusement, il ne faut pas manquer sottement ce mariage.

— Mais, au contraire, il faut le manquer, reprit Thierray, puisque j’y vois des soucis et des dangers qui ne seront jamais compensés par les vanités de la fortune.

— Eh bien manque-le ; mais pas sottement, te dis-je !

— À la bonne heure, je t’écoute !

— Tu ne peux rester dans cette fausse situation vis-à-vis de Dutertre. Dutertre, homme de cœur et galant homme s’il en fut, ne doit pas attendre que tu lui demandes la main de sa fille, soit qu’il sache le coup de tête qu’elle a fait pour toi, soit qu’il se doute seulement de son inclination et de la tienne. Tu dois, en tout état de cause, faire la demande en règle, car tu risques d’être vilipendé pour ne l’avoir pas faite. De toutes façons, un refus en règle te justifie. Si on t’accepte, ma foi ! c’est un joli pis-aller que d’épouser un million et une femme qui fait des folies pour vous ! ce n’est pas si fréquent dans ce froid et triste monde où nous vivons, et je t’avoue que je suis désolé de n’avoir pas de penchant pour cette jolie personne, car je serais très-flatté d’être aimé ainsi.

— Et c’est parce que j’en suis flatté que je me méfie d’un amour qui prendrait sa source dans la vanité satisfaite, répondit Thierray. J’ai une peur affreuse de la richesse et de la gloriole ; c’est avec cela qu’on vit misérable de cœur et qu’on meurt misérable d’esprit.

Les deux amis prolongèrent leur veillée sur ce thème, débattu obstinément de part et d’autre. Flavien ne faisait aucun cas de l’argent par lui-même, parce qu’il en avait à discrétion ; mais il ne concevait point qu’on pût s’en passer quand on avait, comme Thierray, les goûts du monde, et il croyait lui rendre un service d’ami en lui aplanissant les obstacles vers la fortune. Il lui offrait et il se proposait sérieusement d’entrer en pourparlers avec Dutertre, dont il était loin de prévoir l’éloignement subit pour lui, et qu’il aimait d’autant plus qu’il lui avait immolé son amour pour Olympe. Il ne voulait pas croire à la conversation que lui rapportait Thierray.

— Non, disait-il, vous vous êtes mal expliqués et mal compris mutuellement. Tu t’y seras mal pris tout le premier. Tu l’auras blessé par quelque mépris d’artiste pour sa fortune. Il aura cru voir que tu te sacrifiais, et sa fierté s’en est émue.

— Et, dans ce cas, il eût dû me proposer un duel, répondit Thierray. Je sais qu’il est brave, et, tout père de famille qu’il est, il est presque aussi jeune que moi. Pourtant je l’attends toujours, et je t’assure que je le crois un peu fou. La pauvre Éveline a de qui tenir.

— Non, Dutertre n’est pas fou ; je le sais incapable de repousser un homme comme toi à cause de son manque de fortune. Je veux renouer l’affaire, et je le ferai malgré toi. Si cela doit finir par un duel, que diable ! finissez-en et ne soyez pas là à vous regarder comme deux sentinelles, du haut de vos donjons. J’ai donc bien fait de venir, ne fût-ce que pour te servir de témoin.

— Mon cher de Saulges, tu es le meilleur ami que j’aie jamais eu, et je ne me pardonne pas de ne t’avoir pas apprécié plus tôt. Crois à toute ma reconnaissance, mais sache que j’ai peur de ton zèle, et que je ne voudrais pas…

Ici, un cri déchirant, qui semblait partir du dehors, interrompit Thierray, et les deux amis se regardèrent, écoutant et se demandant s’ils avaient rêvé.

— Ah çà ! est-ce encore la dame au loup qui fait de ses tours ? dit Flavien en se levant et en prenant un flambeau. On a appelé, c’est certain.

— Non, dit Thierray, c’est un cri de détresse, c’est un accident, et plus près de nous peut-être que cela ne semble. Ils sortirent du salon, et se dirigèrent vers les appartements inhabités qui prenaient jour sur la face extérieure du château, car il leur semblait que le bruit était venu de ce côté. Thierray, guidé peut-être par un vague instinct, quoiqu’il fût à cent lieues de pressentir la vérité, entra dans la chapelle, et vit devant lui un corps étendu sans mouvement sur le pavé.

— Bon ! un voleur qui s’est cassé la mâchoire en tombant de là-haut, dit-il mesurant de l’œil la distance du pavé à la fenêtre, qui était de neuf à dix pieds.

— Est-il mort ? dit Flavien avec la nonchalante tranquillité qu’il portait dans les faits de la vie active,

— C’est un enfant ! reprit Thierray s’approchant du jeune villageois, dont il ne voyait pas la figure tournée vers le mur.

Et, soulevant le large chapeau qui cachait cette figure, il jeta à son tour un cri perçant, en découvrant les blonds cheveux et le visage pâle d’Éveline évanouie. Ils l’emportèrent dans le salon où elle se ranima, regarda autour d’elle d’un air étonné, reconnut Thierray et sourit.

— Voyez, dit-elle, à quoi vous m’exposez ! je me suis fait mal ! encore une de vos bouderies cruelles, et je me tuerai !

En achevant ces mots, elle vit Flavien, qu’elle n’avait pas remarqué d’abord. De pâle qu’elle était, elle devint pourpre de honte et cacha son visage dans ses deux mains avec un effroi plein de pudeur qui attendrit Flavien, en lui faisant retrouver la femme timide dans l’héroïne entreprenante.

— Ne doutez pas de mon honneur, de ma discrétion, de mon intérêt, lui dit-il ; rassurez-vous, mademoiselle ; mais, pour Dieu ! dites-nous si vous êtes blessée.

Thierray ne pouvait parler ; suffoqué par l’effroi, la reconnaissance et le dépit qui se combattaient en lui, il ne savait s’il devait la maudire ou la remercier à genoux ; mais son angoisse la plus forte et la plus naturelle était la crainte qu’elle ne se fût blessée mortellement.

— Oui, oui, lui dit-il enfin en lui touchant les bras avec une anxiété qui écartait toute idée contraire au respect ; — vous devez avoir beaucoup de mal ; parlez, parlez. Que vous est-il arrivé ?

— Rien, en vérité, dit Éveline ; j’ai seulement le pied engourdi ; je ne suis pas tombée précisément ; j’ai sauté de plus haut que je ne croyais, et j’ai eu peur, voilà tout.

— Mais comment êtes-vous entrée ? Quelle est cette nouvelle folie ? dit Thierray, rassuré, mais non calmé.

— Ah ! vous me le demandez ? dit Éveline d’un ton de reproche déchirant.

Flavien vit qu’une explication entre eux devenait nécessaire, et, par discrétion, il se retira doucement ; mais Éveline le rappela.

— Monsieur de Saulges, lui dit-elle, puisque la Providence me fait vous rencontrer ici, rendez-moi un grand service : restez entre nous. Quelque fastidieuses que soient les querelles de deux fiancés parfaitement déraisonnables tous les deux, acceptez généreusement cette lâche. Vous êtes son ami, à lui ; soyez aussi le mien. Servez-moi de témoin, de juge, de conseil et d’avocat au besoin, je vous en prie.

Flavien, ramené par ces paroles caressantes, prit Éveline en amitié.

— Eh bien, oui, je le veux, dit-il, car, aussi bien, je ne suis revenu ici que pour faire entendre raison à ce sceptique et travailler à votre union. Mais, avant tout, ma chère demoiselle, prenez quelque chose, de la fleur d’oranger, de l’éther, que sais-je ? Que prend-on pour les chutes, Thierray ? Elle est pâle comme la mort, cette pauvre enfant ! Est-ce qu’il n’y a pas ici quelque chose qui soit bon pour son état ? Cherche donc.

Thierray ouvrit le nécessaire pharmaceutique de la chanoinesse, et il y prit des sels qui soulagèrent effectivement Éveline. Elle raconta ce qui lui était arrivé. Elle avait trouvé, de près, les objets aperçus de loin, beaucoup moins rassurants qu’elle ne s’y était attendue. L’éboulement laissait une plus grande portée à l’échelle. L’échelle était plus longue qu’elle ne croyait. Elle n’avait pas voulu reculer devant le danger de se tuer, et, sauf à faire naufrage au port, elle avait atteint la fenêtre de la chapelle. Là, au moment où ses pieds quittaient le dernier échelon, elle avait, par un effort désespéré, franchi l’embrasure et sauté dans l’intérieur sans se demander à quelle distance elle se trouvait du sol. Elle était arrivée au bas très-adroitement sur ses pieds, et attribuait son évanouissement à la surprise et à la frayeur que lui avait causées cette distance.

— Je ne sais pas si j’ai crié, dit-elle ; je crois que j’avais perdu l’esprit avant d’arriver à terre.

— Mais, alors, comment sauriez-vous que vous êtes tombée sur vos pieds ? dit Thierray.

— Parce qu’il m’a semblé éprouver aux pieds une douleur terrible, et que je suis alors tombée doucement sans ressentir aucun autre mal, et sans me souvenir du lieu où j’étais.

— Mais, cependant, il faudrait vous assurer, dit Flavien, que vos pieds ne sont pas blessés.

— Non, non, dit Éveline, je ne suis qu’engourdie, fatiguée ; laissez-moi ne pas bouger pendant un instant, et puis je reprendrai ma route, car il est tard, cette fois, et il faut que je sois rentrée avant le jour.

— Rentrée ? dit Thierray. Ah ! Éveline, quand votre fantaisie vous emporte, vous savez bien où vous allez mais vous vous inquiétez fort peu du retour. Vous êtes donc venue à pied, que ces vilaines chaussures sont mouillées ?

— Oui, à pied, et toute seule, dit Éveline en ôtant ses pistolets, qu’elle posa sur le guéridon à côté d’elle. Cette fois, vous ne direz pas que mes confidents me trahiront ?

— Seule, la nuit ! s’écria Thierray. Oh ! folle ! trois fois folle !…

— Vous voyez comme il me sait gré de ce qu’aucune autre femme ne serait capable de faire pour lui ! dit Éveline à Flavien, par qui elle se sentait soutenue intérieurement.

Et elle raconta comment elle était venue, avec la modestie d’un vrai courage.

— Ma foi, c’est superbe ! dit Flavien émerveillé. Vous êtes une Jeanne Hachette, une héroïne des anciens jours. Tenez ! dix femmes comme vous eussent sauvé la royauté en Vendée ! Dix femmes intrépides et enthousiastes valent des milliers d’hommes, parce qu’avec elles les hommes ne se découragent jamais et veulent devenir des héros sous leurs yeux. Allons, Thierray, c’est insensé, mais c’est sublime ! À genoux devant ta fiancée ! Demain, les paroles seront échangées avec la famille, je m’en charge. Donnez-moi d’abord les vôtres, mes enfants, et je me fais l’ambassadeur des deux parties. Tenez, je me sens tout paternel entre vous deux, et il me prend des envies de bénir dont je ne me serais jamais cru susceptible.

Cette manière brave et enjouée de prendre les choses était fort sympathique à Éveline ; mais Thierray sentait de plus en plus l’effroi de sa destinée. Il baisait si respectueusement et avec si peu de passion la main de sa fiancée, qu’elle n’était avertie par aucun trouble intérieur d’avoir à la lui retirer. Ainsi, au fond de cette passion que le public eût jugée effrénée s’il n’en eût vu que les actes extérieurs, il y avait encore quelque chose de glacé au fond des âmes.

— Allons, dit Éveline en regardant la pendule, qui marquait déjà trois heures, le temps presse. Dites-moi trois bonnes paroles, monsieur Thierray ; car vous ne me dites rien du tout, et il faut que ceci soit ma dernière campagne.

— Tout ce qu’il vous dirait ne vaudrait pas ce qu’il pense, dit Flavien, trompé par le trouble de son ami, et, si vous étiez émue comme lui, vous ne pourriez rien dire. Il suffit que j’aie sa parole, et il va me la donner.

— Oui, mon cher Flavien, je te la donne ! répondit Thierray, honteux de sa propre froideur ; mais songez, chère Éveline, que je fais pour vous plus que vous ne pourriez jamais faire pour moi. Pour reconnaître votre affection, je m’expose, presque à coup sûr, aux refus méprisants de votre famille, à l’affront qui m’est le plus sensible et que j’avais mille fois juré de ne pas risquer en recherchant une personne riche.

— Vous êtes fou, vous rêvez, Thierray, dit Éveline. Mon père désire si vivement notre union, qu’il s’inquiète et s’afflige de votre absence, et qu’il est venu lui-même ici sans vous trouver.

— Mais il ne m’a pas écrit ; il ne m’a rien fait dire ?

— Faut-il donc qu’il vous prie d’accepter ma main, et n’est-ce pas à vous à la demander ?

Thierray raconta la conversation qu’il avait eue dans le bois avec Dutertre. Éveline jura que Thierray avait eu l’hallucination auditive, et que son père ne se doutait pas seulement de sa première visite à Mont-Revêche.

— Il aura eu ce jour-là, dit-elle, une querelle avec Nathalie, ou une mauvaise nouvelle pour ses affaires. Vous l’aurez vu triste ; vous aurez fait quelque absurde quiproquo en lui parlant de mon aventure, dont il n’a pas encore le moindre soupçon. Vous persistez à en douter ? Moi, je vous l’atteste, et, si vous ne venez pas demain éclaircir l’affaire, je croirai que j’ai fait cette nuit une course à me faire dévorer par les loups et une chute à me briser la tête pour un homme qui ne veut pas de moi.

— J’irai ! j’irai ! en doutez-vous ? s’écria Thierray ranimé par l’espoir que, si ce mariage était un malheur pour lui, ce ne serait, du moins, pas une avanie.

Il lui baisa la main avec plus d’expansion. Éveline, rassurée, reprit ses pistolets, remit son chapeau rustique et prétendit qu’elle allait partir. Thierray et Flavien se disposèrent à l’accompagner jusqu’à la limite du parc de Puy-Verdon. La nuit était fort sombre et on pouvait sortir par la porte de Mont-Revêche sans éveiller les domestiques.

Éveline se leva, devint pâle comme la mort, et essaya de marcher. Malgré le courage héroïque qu’elle mit dans cet acte de volonté, elle tomba dans les bras qui la soutenaient, en s’écriant :

— Ah ! malheureuse que je suis, c’est impossible ! je suis perdue !

Elle avait un pied luxé. Elle souffrait le martyre depuis une heure, en parlant et en souriant, sans vouloir faire attention à cette souffrance. Mais l’effort qu’elle fit pour s’appuyer sur ce membre déjeté fut si atroce, qu’elle perdit connaissance une seconde fois.

Qu’on juge de l’effroi et de l’embarras des deux amis ! Ils n’osaient toucher à cette jeune fille. Ils ne savaient à quel accident attribuer son état. Avant tout, il fallait la faire revenir à elle. Ils y parvinrent ; elle leur dit alors qu’elle aimerait mieux mourir que de se laisser soigner par eux. Flavien voulait appeler Manette. Thierray s’y opposa ; Manette n’était ni curieuse ni vigilante, mais elle n’en était pas moins bavarde, et, malgré la meilleure volonté du monde, l’âge et l’habitude de raconter la rendaient incapable de garder un secret pendant vingt-quatre heures. Gervais était bien discret avec les gens du dehors ; mais, comme il n’avait pas de secret pour sa femme, cela revenait au même.

— Allez me chercher Forget, dit Éveline, pour qui un domestique n’était pas un homme.

Malgré l’âge mûr et la gravité de Forget, cette idée d’exposer Éveline à son blâme fut insupportable à Thierray.

— Éveline, dit-il avec autorité, il n’y a rien d’indécent à montrer son pied à un homme, quand ce pied est brisé et que cet homme est un médecin. Je ne le suis pas, mais je suis plus, je suis votre mari, je vous panserai moi-même.

Il se rappela que Manette soignait les malades d’alentour avec un certain vulnéraire dont la chanoinesse lui avait solennellement légué la recette, et qu’il y avait une ample provision de ce topique dans les inépuisables buffets de la défunte.

Thierray, avec le sérieux d’un médecin et la chasteté d’un père, en imbiba des linges et en enveloppa ce malheureux pied, déjà bleu et enflé, afin d’arrêter l’inflammation en attendant les secours du chirurgien. Puis Éveline, qui souffrait au point de ne pouvoir s’aider elle-même, fut couchée sur le divan du salon, pendant que ses deux hôtes se demandaient avec anxiété ce qu’ils allaient devenir.

La mettre dans le tilbury, seule voiture qu’ils eussent à Mont-Revêche (Flavien ayant renvoyé immédiatement la chaise de louage qui l’avait amené de Nevers), ne paraissait pas possible pour le moment. Éveline, qui avait doublé son mal par un effort fatal pour le vaincre en marchant, ne pouvait plus faire un mouvement du reste du corps qui ne lui arrachât un cri. Comment supporterait-elle le trot du cheval dans une voiture où elle ne pourrait même pas s’étendre ? Et puis c’était une voiture découverte, et le jour allait poindre. Son déguisement pouvait la protéger le long du chemin, mais le soleil serait levé quand on arriverait à Puy-Verdon, et comment ferait-on pour la descendre de voiture et la reconduire à ses parents, sans mettre toute la maison dans la confidence ?

— La première chose à faire, dit Flavien en s’efforçant d’être gai pour ranimer la malade, c’est d’avoir le chirurgien. Indiquez-moi le meilleur, Éveline ; Forget ira le chercher. Il ne verra de vous que votre pied, et nous le menacerons de lui brûler la cervelle s’il parle de l’aventure.

— Oui, oui, dit Éveline d’une voix brisée ; comme dans les romans espagnols ! Mais cela ne se peut pas ; il n’y a dans le pays que des remégeux, ou le chirurgien de notre maison, qui est habile, mais qui reconnaîtra ma voix rien qu’au moindre hoquet que la douleur m’arrachera pendant l’opération. C’est impossible, voyez-vous ; il faut que je trouve moyen de rentrer à Puy-Verdon, où cet homme me soignera sans savoir en quel lieu m’est arrivé l’accident. On peut rester quelques heures dans la position où je suis. J’ai vu des paysans attendre l’opération des jours entiers, et ils n’en sont pas morts. Or, moi, j’aime mieux mourir que d’être vue ici par des étrangers, ou rencontrée sur les chemins, faisant retraite après une campagne malheureuse. Il n’y a de pardonnables et de pardonnées, en fait de folies, que celles qui réussissent ; celles qui échouent sont ridicules et blâmées. Il importe peu, Thierray, que, le lendemain de notre mariage, on sache quelles diableries j’ai faites pour vous. On en sera effrayé, on n’en rira pas. Mais être prise là, sur le fait, c’est affreux ! J’aime mieux mourir, vous dis-je : on ne rit pas d’une femme qui meurt… Oui, oui, vous me cacherez, vous m’enterrerez dans quelque coin… Mes bons amis, comme dit votre perroquet, laissez-moi, je vais mourir !

Et la pauvre Éveline, dont les nerfs étaient surexcités, partit d’un éclat de rire qui se termina par des sanglots.

— Il n’y a qu’un parti à prendre, dit tout bas à Thierray Flavien, qui, seul, ne perdait pas la tête : il faut aller tout dire à Dutertre. Ce n’est pas dans l’état où est cette pauvre enfant qu’un père peut manquer de tendresse et d’indulgence. Lui seul décidera du parti à prendre immédiatement, soit que nous devions soigner ici sa fille avec lui, soit qu’il trouve un moyen de l’emmener. Sa présence sauvera tout ; il est ferme, prudent et généreux. Ta demande et son acceptation seront un fait simultané. Je pars ! charge-toi de tenir la présence d’Éveline ici secrète, jusqu’à ce que le père ait décidé.

Éveline, en proie à une crise nerveuse, n’entendit rien de cette résolution, à laquelle elle se fût opposée, bien que ce fût la seule à prendre et la meilleure possible. Flavien sella et brida lui-même Problème, et partit au triple galop, tandis que Thierray, consterné, s’enfermait dans le salon avec Éveline.