Mont-Revêche/4

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Michel Lévy frères (p. 48-62).



IV


— Comment ! il n’est que minuit ? dit Éveline, qui feuilletait un roman de Walter Scott sans le lire, étendue sur un moelleux sofa, et jouant tantôt avec les tresses détachées de ses beaux cheveux, tantôt avec les oreilles d’un énorme et magnifique terre-neuve.

— Je trouve aussi le temps long aujourd’hui, répondit Nathalie, qui, d’une main ferme et en caractères d’une largeur affectée, copiait une longue tirade de sa façon sur un vélin épais et cassant.

— Mais cela s’explique, reprit Éveline, il y a une grande heure que nous sommes ensemble.

— Éveline, tu prends avec moi des habitudes de sarcasme qui lasseraient la patience de tout autre, mais dont j’ai résolu de ne pas m’apercevoir. Tu ne t’aperçois donc pas, toi, ma chère, de la cause de mon silence ?

— Oh ! si fait ! c’est le calme du mépris, la patience de la force. D’un mot, tu me briserais !

— Qui sait ?

— Et tu as pitié de ma faiblesse !

— Peut-être bien.

— Ta fais à tort la généreuse, ma grande Nathalie ; tu n’es qu’une avare, au contraire ; tu amasses les trésors de la vengeance, et, d’un mot placé à propos de temps en temps, tu foudroies mon arsenal de taquineries. Mais je suis meilleure que toi et reconnais que j’ai tort. Nous ferions mieux de nous supporter mutuellement, à présent surtout que nous voilà condamnées à vivre de longues heures vis-à-vis l’une de l’autre.

— Moi, je ne m’en plains pas ; j’aime encore mieux ta société bizarre et ta causerie incohérente que les fourberies caressantes d’Olympe, les trahisons niaisement bien intentionnées de la Benjamine, les remontrances pédagogiques de M. Amédée, et surtout que les indignations mal contenues de notre pauvre père.

— C’est-à-dire que tu détestes tant tout le monde, que tu aimes mieux te reposer dans le dédain que t’inspire ta frivolité ? Tu devrais au moins excepter mon père…

— Ah ! tu poses la fille tendre et soumise, ce soir ! Oui, oui, tu l’as fait, je l’ai vu, Éveline, tu es lâche !

— Lâche de cœur, c’est possible. Ayant pour ma part le courage physique, je m’en contente, et ne rougis pas de céder à la fantaisie d’un père si indulgent pour moi et si parfait d’ailleurs.

— Fort bien, tu continueras à lui marquer la plus entière déférence, à la condition qu’il te laissera faire toutes tes volontés, même les plus absurdes, courir avec tout le monde, par tous les temps, par tous les chemins, exposer ta réputation…

— Halte-là, ma belle ! Vous seule prétendriez volontiers cela. Mais, vivant avec vos livres, vous ne savez, de ce qui vous entoure, que le mal que vous y supposez. Ma réputation ne risque rien au grand jour et au grand air. Plus j’ai de témoins de mes actions, moins je crains qu’on ne les calomnie, et ce n’est pas au milieu des chevaux, des piqueurs et des chiens, que la vertu d’une demoiselle est exposée. On sait, d’ailleurs, que la main qui sait gouverner un cheval dangereux serait de force à châtier un insolent, et qu’une cravache voltige dans mes doigts aussi adroitement qu’une épée dans la main d’un homme.

— Fort bien ! tout cela me paraît du plus mauvais goût, et je ne conçois aucune espèce d’arme séante à la main d’une femme, quand l’austérité de son extérieur et le sérieux de ses habitudes ne la préservent pas de la seule pensée d’une insulte. Mais passons, car je compte beaucoup plus sur l’escorte fidèle d’Amédée pour contenir les audacieux que sur tes moyens personnels de défense…

— Amédée est un sot qui, s’il me voyait insultée, me vengerait sans doute, mais en ne manquant pas de prouver que je suis dans mon tort, que c’est ma faute, et en me criant comme le maître d’école de la fable : « Je vous l’avais bien dit ! »

— Ce serait révoltant, en effet, que ce pauvre garçon, en se faisant couper la gorge pour tes sottises, se permît de murmurer contre sa souveraine adorée !

— Adorée ! voilà une méchanceté d’un nouveau genre ! Prétends-tu maintenant m’imposer le ridicule d’avoir pour amoureux mon petit cousin, un enfant dont nous avons vu pousser la première barbe ?

— Un enfant qui a maintenant une très-jolie barbe, et qui compte vingt-quatre ans, juste l’âge de madame Olympe.

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? Une femme de vingt-quatre ans a le double de l’âge d’un garçon du même âge.

— Alors tu ne penses pas qu’il puisse être amoureux…

Un sourire sinistre passa sur les lèvres de Nathalie.

— De qui amoureux ? demanda Éveline étonnée.

— De toi, répondit Nathalie négligemment.

— J’espère bien qu’il n’y songe pas, le cher enfant ! cela me ferait de la peine, car je l’aime beaucoup. C’est un bon garçon, malgré ses manies ; il a été élevé avec nous, et je le regarde comme mon frère. Est-ce que tu le verrais d’un autre œil ? Tu en es peut-être jalouse, toi, qui ne fais et ne penses rien comme les autres ?

Nathalie ne répondit que par un sourire et un mouvement d’épaules plus expressifs que toutes les paroles par lesquelles on peut exprimer le dédain qu’inspire un individu appartenant au sexe masculin. Puis elle bâilla, posa un instant son front élevé dans sa main longue et blanche, changea un hémistiche qui lui paraissait incolore, et se mit à l’écrire.

La pendule sonna le quart après minuit.

— Cette nuit est un siècle, dit Éveline en laissant tomber son livre, que la jeune Tisiphone, grande chienne griffonne courante de prédilection, se mit à déchirer à belles dents.

— Cette bête mange ton livre, dit Nathalie sans se déranger.

— Elle fait bien, répondit Éveline, il m’ennuyait. Décidément, je déteste Walter Scott.

— Et pourtant tu singes assez Diana Vernon.

— Comme tu singes la reine Elisabeth, et comme Caroline singe Cendrillon. Tout le monde singe quelqu’un, à dessein ou sans le savoir. Il n’y a pas de type humain qui ne trouve son analogue dans le roman, dans la fable ou dans l’histoire. Ce qui rend la ressemblance souvent ridicule, c’est que les situations diffèrent. Ainsi, Benjamine habitant un château comme celui-ci, et servie par vingt laquais, jouissant des préférences d’un papa débonnaire, est absurde quand elle fait elle-même le chocolat avec autant de hâte et de soin que si elle attendait des coups et des injures au bout de son œuvre ; moi, je suis ridicule en ayant l’air de chercher, à travers nos bois et nos collines, un père proscrit et persécuté, quand j’en ai un qui siège tranquillement à la Chambre, et règne par ses vertus et ses richesses dans la province… Et toi, ma pauvre Nathalie, qui, au lieu de la plus brillante cour de l’Europe, n’as à tyranniser qu’une famille ennuyeuse et paisible.

— Ennuyeuse, c’est vrai, interrompit Nathalie ; paisible, cela te plaît à dire. Éveline, sais-tu pourquoi nous n’avons envie ni de veiller, ni de dormir en ce moment ? C’est que nous avons de l’ennui sans être paisibles.

— Pourquoi ne sommes-nous pas paisibles ? C’est peut-être la faute de notre caractère.

— Nullement. Le tien est celui d’un enfant qui s’amuse de tout ; le mien, celui d’une femme qui méprise beaucoup de choses. Par nous-mêmes, nous avons de quoi nous réjouir ou nous distraire : toi dans les choses riantes, moi dans les choses sérieuses. Mais, en dehors de nous, il y a une cause de trouble qui nous atteint déjà, et qui nous forcera d’éclater tôt ou tard. Cette chose fatale, ridicule, mais insurmontable dans notre destinée, c’est l’amour de notre père pour une autre femme que notre mère.

— Ah ! je t’en supplie, Nathalie, ne mets pas notre pauvre mère en cause dans cet éternel procès que tu fais à mon père. Tu n’avais que quatre ans quand elle est morte, je n’en avais que deux, la Benjamine venait de naître : aucune de nous ne l’a connue au point de se souvenir d’elle aujourd’hui, et l’amour filial n’est chez nous, de ce côté, qu’un sentiment très-vague et qui aurait mauvaise grâce à se plaindre du peu de temps que notre père a donné à sa douleur. Douze ans écoulés avant qu’il songeât à se remarier, c’est un deuil sur lequel je ne vois que celui du Malabar qui puisse renchérir.

— Que tu parles de tout légèrement, et surtout des choses sérieuses ! Je ne te dis pas que notre père se soit remarié trop tôt ; je te dis, au contraire, qu’il s’est remarié trop tard pour nous !

— Mais, nous-mêmes, ce serait nous en aviser bien tard pour le lui reprocher, toi surtout, qui avais déjà seize ans quand il nous fit part de ce projet qui le rendait si heureux, et auquel, pourtant, l’excellent père eût renoncé s’il nous eût vues désolées et effrayées.

— Belle autorité pour faire une pareille folie, que le consentement de trois petites filles qui s’ennuyaient au couvent et qui avaient hâte d’en sortir ! Je fus enchantée, pour ma part, quand mon père, enfant lui-même dans l’entraînement de sa passion, mit devant nos yeux d’enfant le doux leurre de la liberté, de la vie de luxe à la campagne, chose charmante à seize ans.

— Et à dix-huit aussi ; je m’y plais encore beaucoup.

— Tu mens, tu commences à t’y ennuyer, et, moi, je m’y ennuie depuis longtemps. Nous sommes nées pour le monde, nous avons été élevées pour le monde ; nous avons soif de notre élément, et nous vivons ici comme des poissons jetés sur l’herbe, qui bayent au soleil en entendant le lointain murmure de la rivière.

— Voyons, Nathalie, tu es injuste : est-ce que nous ne voyons pas du monde ici ? est-ce que le monde n’est pas partout pour les riches ? Dans trois jours, l’arrivée de mon père sera l’événement du pays, et nous ne saurons à qui entendre ; tu auras une cour de gens sérieux, moi un cortège d’écervelés…

— Oui, oui, une lanterne magique qui durera deux mois, et, quand mon père retournera à ses travaux parlementaires, la solitude, l’hiver, le silence ! Puis le printemps sans amour et sans espoir, l’été morne et accablant, avec des moissonneurs pour coup d’œil et des mouches pour société.

— Il est vrai que l’année de dix mois est un peu longue, mais on peut tuer le temps, et, quant à l’amour dont tu commences à être pressée d’éprouver les douceurs, moi, je te déclare que je n’y pense pas encore.

— Tu mens, te dis-je ! Tu y penses moins souvent et moins sérieusement que moi, c’est possible, mais tu commences à te dire que l’amour n’est pas ici et ne viendra pas nous y chercher.

— Pourquoi non ? Nous n’avons pas manqué de poursuivants jusqu’à cette heure.

— Des poursuivants de passage, et dont pas un ne nous convenait !

— Nous les avons tous assez peu encouragés. Nous sommes difficiles, conviens-en.

— Et nous avons sujet de l’être ; nous ne sommes pas seulement difficiles à contenter : nous sommes difficiles à marier.

— Au contraire, nous sommes riches et on nous permet d’épouser des hommes sans fortune, à la condition qu’ils seront honnêtes, bien élevés, laborieux… Quoi encore ? Papa a là-dessus de belles théories assez romanesques…

— Et, par conséquent, irréalisables. Les jeunes gens pauvres qui recherchent de riches héritières ne sont pas fort honnêtes, car ils les trompent en feignant d’aimer en elles autre chose que leur dot. Les jeunes gens riches sont insolents, ignorants, frivoles, sots…

— Quel pessimisme ? J’espère que c’est ta bile qui te fait voir ainsi le monde. Mais, s’il en est ainsi, sais-tu que ce n’est pas nous qui sommes difficiles à marier, mais le monde qui est difficile à épouser ?

— Il y a du vrai dans ta remarque. Mais ce qui est difficile n’est pas impossible. Seulement, il faut se trouver lancé en plein dans les conditions où l’esprit, la pénétration, le jugement, peuvent servir à quelque chose. Ainsi, que nous vivions dans le monde, à Paris, que nous voyagions en Angleterre, en Allemagne, en Italie, que nous menions la vie qu’il convient à notre situation dans la société, et, au milieu de tous les flots que nous aurons à traverser, notre œil saura bien découvrir, et notre main saura bien arrêter la perle fine qui nous convient, au milieu des coquillages vulgaires qui se prendront à nos filets.

— Ne te sers pas de cette métaphore, je t’en prie. La perle est toujours cachée dans une huître.

— Folle ! tu cherches toujours le mot et ne réfléchis à rien ! Nous sommes riches, nous sommes belles, nous sommes supérieures aux femmes du monde, et nous sommes peut-être destinées à attendre ici le limaçon dont le héron de la fable fut forcé de se contenter à l’heure du soir. Si cela continue, il nous restera à croquer le petit cousin entre nous trois.

— Oui, ce sera ce qu’on appelle croquer le marmot.

— Ah ! que tu m’irrites avec tes sottes plaisanteries ! Riras-tu de bien bon cœur quand mon père viendra nous dire : « Vous voilà trois ; voici mon neveu Amédée Dutertre que j’ai élevé à la brochette pour vous, choisissez ! »

— Crois-tu, vraiment, que mon père le destine à l’une de nous ?

— J’espère qu’il le réserve pour sa Benjamine. Ils sont faits l’un pour l’autre, ces charmants enfants, et je ne pense pas qu’on me fasse, à moi, l’injure de me l’offrir.

— Parce que tu rêves l’amour, l’idéal, que sais-je ? mais, moi, sans faire tort à Benjamine, qui ne pense encore et ne pensera peut-être jamais qu’à élever des serins, je t’avoue que, si je me voyais réduite par disette à conserver intact mon nom de Dutertre, je m’arrangerais du cousin Amédée plutôt que de bien d’autres. Il ne me plaît pas du tout, je te le déclare ; même il me déplaît un peu, il m’ennuie ! mais, en somme, il est encore le plus joli garçon, le plus convenable, le plus instruit, le plus propre à faire un mari de campagne que nous ayons sous la main.

— Enfin, nous y viendrons, pensa Nathalie, mais tout à l’heure !… Voyons d’abord… Éveline ! dit-elle tout haut, comme si elle n’eût pas entendu ce que sa sœur venait de dire à propos d’Amédée : que dis-tu de ces deux nouveaux visages qui sont venus ce soir et qu’on n’a pas voulu nous montrer aux lumières ?

— Je les ai entrevus dans la cour, dit Éveline. Il y a une espèce de lion qui m’a paru irréprochable.

— M. de Saulges ?

— Oui, le nouveau voisin.

— Tu le trouves bien ?

— Parfait, charmant, un homme délicieux ! Mais, après le premier coup d’œil accordé à la curiosité, je n’y ai plus fait la moindre attention.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas les animaux de mon espèce. Je les connais trop bien. Une lionne admirer un lion ! Allons donc !

— Mais celui-là montre quelque esprit ?

— N’ai-je pas de l’esprit aussi, moi, quoique lionne ? Non, non, ma chère, les semblables se fuient et les contrastes se cherchent, voilà l’idée que je me fais de l’amour et du mariage.

— Alors, l’homme de plume te plairait davantage ?

— Oui ; ce n’est pas une figure régulière, c’est jaune, bilieux et d’une jeunesse équivoque ; mais ça a des yeux magnifiques d’expression, des dents si blanches, des cheveux si noirs… et le sourire fin… une physionomie dont la distinction vient du dedans et se répand sur les lignes peut-être incorrectes et communes d’ailleurs… Tu ris ? Oui, j’accorde que, pour des yeux bêtes, il est assez laid. Mais il a ce je ne sais quoi de rêveur, de souffrant, de mélancolique et de railleur, qui me paraît indispensable, même à la beauté, pour qu’elle ne soit pas ennuyeuse. Est-ce que c’est un grand nom littéraire, Jules Thierray ?

— Connais pas ! dit Nathalie du bout des lèvres. Il y a comme cela deux ou trois mille écrivains célèbres dont, à moins de faire partie de quelque cénacle, personne n’a jamais entendu parler.

— Ce n’est pas une raison pour que celui-là n’ait pas beaucoup de talent.

— Mon Dieu ! dit Nathalie, cela peut devenir, comme tout autre, un écrivain de premier ordre ! Il ne s’agit que d’être prôné dans un certain monde et de trouver ce qui flatte le goût du moment ! Mais qu’importe son rang dans la hiérarchie des beaux esprits, s’il te plaît par lui-même ? et il te plaît un peu ?

— Beaucoup, ce soir ! Mais que sais-je s’il me plaira demain ?

— Tâche qu’il ne te plaise plus.

— Pourquoi ?

— Parce que tu lui déplais.

— À quoi as-tu vu cela ?

— J’ai vu cela en même temps que j’ai vu autre chose.

— Quoi donc ?

— Qu’il est amoureux d’une autre personne que toi.

— C’est donc de toi ?

— Non ; c’est d’Olympe Dutertre.

— Ah ! fit Éveline d’un air étonne.

Puis elle ajouta avec indifférence :

— Eh bien, qu’est-ce que cela me fait ?

— Et à moi ? dit Nathalie en haussant les épaules.

— Tu es sûre de ce que tu dis ? reprit Éveline un peu rêveuse.

— J’en étais sûre avant qu’il vînt ici. Il lui a écrit des vers sur son album, au dernier voyage qu’elle a fait à Paris sans nous ; des vers bien plats, par parenthèse !

— Elle te les a montrés ?

— Je n’ai pas demandé sa permission pour les lire.

Est-ce qu’on met des secrets dans un album ?

— Alors, c’étaient des vers qui ne prouvaient rien !

— Ma chère amie, dans le monde, les vers sont l’art de faire des déclarations d’amour à une femme sous le nez de son mari et devant tout le monde.

— Tu dis pourtant qu’ils étaient plats, ces vers ?

— Veux-tu les lire ? Je les ai là.

— Ah ! tu les as copiés ?

— Non, je les ai retenus…

Et elle passa une feuille volante à Éveline, qui s’écria, après les avoir lus :

— Mais je les trouve charmants, moi, ces vers-là ! je les aime mieux que tous les tiens !

— C’est que tu ne t’y connais pas. Ils n’ont qu’un mérite, c’est d’exprimer assez adroitement une passion très-vive.

— Voyons donc, dit Éveline en les relisant.

Et, quand elle eut fini, elle garda le silence et rêva.

Puis elle dit :

— J’y vois plus d’adulation que d’amour.

— L’adulation n’est-elle pas le langage de l’amour ?

— Celle-là est excessive.

— Olympe est admirablement belle, c’est incontestable.

— Trop pâle !

— C’est la mode, d’être pâle, et rien n’a plus de succès auprès des artistes. Tes belles couleurs, souvent trop vives, seraient en disgrâce dans un salon.

— Bah ! c’est un goût dépravé, cela ! Mais qu’est-ce que cela me fait, encore une fois ? Si le rimeur me trouve trop fraîche, le gentilhomme me rendra plus de justice, et il verra qui, de moi ou d’Olympe, sait faire changer de pied au galop, et enlever net ce changement dans un tournant dangereux ; il ne me fera pas de vers, lui, mais on prend ce qu’on trouve !

— Tu oublies que les semblables se fuient et que les contrastes se cherchent ! Le lion n’a pas plus de goût pour toi, que toi pour lui.

— Tu as vu aussi cela, ce soir, au salon, où l’on ne voyait rien ?

— J’ai entendu.

— Quoi donc ? celui-là aussi fait la cour à Olympe ?

— Il la lui fera ; elle l’a charmé avec quelques mots, elle cause bien, elle est fort séduisante. Il lui a demandé si elle montait à cheval. « Fort peu, a-t-elle répondu, je n’ai pas le temps. » Là-dessus, il s’est écrié qu’elle avait bien raison de n’en pas perdre à de pareils amusements ; que, pour lui, il en était dégoûté, et qu’il ne comprenait plus le plaisir qu’on pouvait trouver à cheval auprès d’une femme, car c’était la plus incommode manière de causer, et que, quand on avait le bonheur d’entendre une voix comme la sienne, on devait regretter tout ce que le mouvement et le bruit des chevaux en fait perdre.

— Mais tout cela n’était pas flatteur pour moi… pour mon père, qui m’avait reproché de passer ma vie à cheval.

— Ton père n’entendait pas. Est-ce que tu n’as pas remarqué qu’on parle toujours bas aux jeunes femmes, et qu’on ne parle tout haut qu’aux maris et aux demoiselles ?

— Tu es méchante, Nathalie ! Tu voudrais me rendre jalouse de ma belle-mère. Je t’avertis que c’est inutile, je ne le serai pas au point de vue de la rivalité et de la coquetterie. Je ne le serais que si elle nous enlevait le cœur de mon père.

— Et tu trouves que ce n’est pas un fait accompli ?

— Non, non, cent fois non ! Tais-toi !

— Tu trouves tendre, de la part de notre père, de nous quitter et de nous envoyer coucher à onze heures, le jour de son arrivée ?

— Il était fatigué du voyage. Il avait sommeil.

— À preuve qu’il n’est pas encore couché et que les croisées de leur appartement rayonnent dans la nuit comme la flamme de l’amour dans l’âme aveuglée de notre pauvre jeune homme de papa !

Ici, Nathalie partit d’un rire nerveux, haineux, horrible à entendre. Ce n’était pas la jalousie injuste, mais excusable, d’une fille qui dispute l’amour de son père, c’était le profond dépit d’une femme sans cœur qui hait et maudit le bonheur des autres.

Éveline en fut effrayée. Une rougeur brûlante couvrit son front.

— Ils s’aiment donc bien ! dit-elle en aspirant de toute son haleine l’air frais de la nuit.

Mais, faisant un dernier effort pour échapper à la maligne influence de sa sœur aînée, elle regarda d’un autre côté et dit pour changer d’entretien :

— Il paraît que personne ne dort cette nuit, car les croisées d’Amédée sont éclairées aussi. Ce bon Amédée ! il travaille, il fait des chiffres, il compte nos richesses et les augmente par l’ordre et l’économie qu’il y porte.

Puis, entraînée par une succession d’idées assez naturelle, Éveline ajouta :

— Il ne possède rien, lui, et il n’y songe pas. Il est l’homme d’affaires de la famille. Il ne désire rien pour lui-même, heureux qu’il est d’être utile à mon père et à nous ! Il serait bien juste qu’une de nous le récompensât un jour de tant de soins et de désintéressement. Allons, allons, Nathalie, si Olympe nous enlève les amoureux de passage, elle fait bien, elle nous rend service ; car le bonheur est peut-être là, dans ce pavillon carré, où Amédée veille pour nous, et je crois bien que celle de nous qui l’y trouvera sera la plus sage des trois.

— Ainsi, tu te rabats, en désespoir de cause, sur le pauvre cousin ? dit Nathalie d’un air triomphant, car elle avait enfin, à travers mille détours, amené Éveline au point où elle la voulait. Eh bien, ma chère petite, il te faudra encore renoncer à ce pis aller. Des charmes plus puissants que les tiens s’y opposent, et ce n’est ni à toi, qu’il dédaigne comme une éventée, ni à moi, qu’il déteste comme un juge clairvoyant, ni à la Benjamine, qu’il regarde comme un zéro, que pense, à l’heure où nous sommes, le romanesque et mélancolique Amédée.

— Affreuse Nathalie ! dit Éveline en voulant quitter la fenêtre, oserais-tu prétendre aussi que notre belle-mère…?

— Tais-toi et regarde, dit Nathalie en la ramenant et en la forçant de s’avancer avec elle sur le balcon.