Mont-Revêche/6

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 73-85).



VI


— Serait-ce par hasard de cet affreux perroquet que les dames de Puy-Verdon ont pris envie ? dit Flavien.

— Ce perroquet ! s’écria Manette effrayée : le perroquet de Madame ! un vieux ami qui l’a vue naître, qui l’a vue mourir et qui verra peut-être mourir les jeunes gens qui sont ici ! Sachez, monsieur le comte, que cet animal a appartenu à votre arrière-grand’mère, et qu’il a, d’après les papiers de la famille, plus de cent ans révolus.

— Ah ! mais, dit Thierray en ôtant son chapeau, ceci devient intéressant. Monsieur le centenaire (et ici il salua profondément le perroquet), permettez-moi de vous présenter mon respect. Vous devez savoir bien des choses, et je gage que vous pourriez nous chanter la complainte sur la mort du maréchal de Saxe, que l’on vous apprit sans doute dans votre jeunesse.

— Hélas ! monsieur, répondit Manette, il a su tant de choses, qu’il ne se souvient plus de rien. Il ne parlait même plus depuis longtemps, lorsque…

— Eh bien, quoi ? dit Flavien frappé de l’émotion de Manette.

— Attendez, monsieur le comte, répondit la vieille, il se secoue, il se gratte, il se rengorge, il va le dire, le seul mot nouveau qu’il ait appris, et dont il se souvienne aujourd’hui.

— Allons, Jacot, puisqu’il faut que tu le dises !… Mes bons amis

Mes bons amis, dit d’une voix cassée et plaintive le perroquet, mes bons amis, je vais mourir !

— Voilà une triste parole ! dit Flavien : qui donc la lui a apprise ?

— Hélas ! monsieur !… dit Manette.

Et ses yeux se remplirent de larmes.

— Allons, Crésus, dit Thierray, qui n’avait pas donné beaucoup d’attention au trouble de Manette, est-ce là l’objet de la convoitise de ces dames ? Au fait, c’est sérieux, un oiseau centenaire, c’est un monument !

— Ces dames ont parlé d’oiseaux, de beaucoup d’oiseaux, dit Crésus.

— Il n’y a pas d’autres oiseaux ici que celui-là ! s’écria Manette irritée, et M. le comte ne le donnera pas ! Écoutez, écoutez ce qu’il dit, la pauvre bête !

Je vais mourir ! je vais mourir ! répéta le perroquet avec une sorte de râle effrayant.

— Mais, enfin, m’expliquerez-vous ce cri sinistre ! dit Flavien.

— Vous ne le devinez pas, monsieur le comte ?… Eh bien, sachez que, dans les trois derniers jours de sa vie, votre grand’tante, toute paralysée et tout agonisante, ne pouvait pas dire un autre mot que celui-là. Elle ne bougeait plus de son fauteuil. On ne pouvait la lever ni la coucher, on eût craint de la tuer en la touchant, tant elle était faible. Jacot, qui était habitué à être caressé par elle, tout étonné de ce qu’elle n’approchait plus de son perchoir, essayait de lui parler pour se faire remarquer : il ne pouvait plus, il ne savait plus dire un mot ; mais, à force d’entendre sa maîtresse nous répéter d’un ton dolent : Mes bons amis, je vais mourir ! il a cru qu’elle lui commandait d’apprendre ces mots-là, et, pour se faire caresser et affriander comme il en avait l’habitude, il s’est mis à les dire comme un écho. Cela a fait peur à Madame. On a emporté l’oiseau dans une autre chambre, mais il n’a pas désappris cette plainte, et, depuis six mois, il la dit aussitôt qu’il voit du monde. Eh bien, monsieur le comte, croyez-vous que les jeunes dames de Puy-Verdon trouveront cela bien réjouissant, et qu’elles ne feront pas tordre le cou à cette pauvre bête quand elles l’entendront parler ?

— Vous avez raison, Manette, dit Flavien, que ce récit avait attristé, bien qu’il n’eût vu sa grand’tante que quelques jours en toute sa vie, dans un voyage qu’elle avait fait à Paris pour un procès, ceci rentre dans la religion de famille, et je vous donne ce perroquet, avec charge d’en avoir soin à mes frais et dépens !

— Oh ! c’est inutile, monsieur. Cela a été prévu dans le testament de madame la chanoinesse, et il y a une rente constituée pour moi comme pour lui.

— Eh ! c’est vrai, dit Flavien, je l’avais oublié ; oui, oui, bonne Manette, en même temps que le sort de Gervais et le vôtre sont assurés, celui de Jacot est à l’abri des coups du sort… Thierray, salue encore ce centenaire ; c’est un rentier, il jouit d’une pension de vingt-cinq francs de rente.

— Il est plus riche que moi, dit Thierray. Es-tu bien sûr que ce soit le même perroquet ? ajouta-t-il à voix basse. Pour conserver la rente, comme celui-ci a une réputation de longévité, je gage qu’on le fera vivre deux ou trois siècles dans la famille Gervais, en lui substituant des individus de deux ou trois générations de son espèce.

— N’importe ! dit Flavien. Manette, vous aimez cette maison, je le vois. Je mettrai dans mon contrat de vente que vous y demeurerez le reste de votre vie, ainsi que Jacot et Gervais.

— Merci, monsieur le comte ! Dieu vous bénira, dit la vieille en s’inclinant devant Flavien et en donnant un baiser à Jacot.

Leurs vieilles têtes, en se rapprochant, présentèrent à l’œil de Thierray une ressemblance d’un comique, et en même temps d’une tristesse extraordinaires. Malgré cette remarque, qui le fit sourire, il ne put se défendre d’une sorte d’attendrissement qu’il secoua vite en rappelant à Flavien l’objet de leur visite domiciliaire au salon.

— Cet ameublement, si complet et si bien conservé, lui dit-il, est un spécimen d’une rare homogénéité. Tout y porte la même date, Louis XVI, depuis les choses de fond jusqu’aux derniers accessoires, depuis les tentures, les boiseries et tes tapis, jusqu’à la corbeille brodée en rubans au passer, la miniature de madame la dauphine et le soufflet en bois de rose. Décidément, le salon est, dans son genre, aussi précieux et aussi intéressant à examiner que le château, et je vois là une foule de petites merveilles qui ont pu tenter les jeunes élégantes. Voyons, il faut en finir, si tu ne veux que ton bouquet du matin arrive à midi, ce qui est une heure indue dans les annales des petits soins.

— Viens ici, Crésus, dit Flavien en posant le pommeau de sa cravache contre l’oreille rouge du groom. Tu as parlé d’oiseaux : il y en a sur cet écran. Est-ce cela ?

— Non, monsieur le comte, dit Crésus, ces dames ont dit comme ça : « Les oiseaux, les jolis petits oiseaux qui sont sur la table ! »

— Il n’y a ni cage ni petits oiseaux sur ces tables, dit Thierray en faisant de l’œil le tour de la chambre.

— Et il n’y en a jamais eu, dit Manette. Madame n’aimait et ne supportait que le perroquet.

— Étaient-ce des oiseaux vivants, ou des oiseaux en peinture ? dit Thierray à Crésus.

— Dame ! je ne sais pas, répondit-il en se grattant l’oreille ; ça devait être vivant, car on a parlé comme d’un bruit qui s’entendait.

— Ah ! dit Thierray, la chose s’éclaircit, et vos actions montent, monsieur Crésus ; vous êtes fort intelligent, et vous écoutez ce qui se dit à la portée de vos longues oreilles. — Tiens ! ce doit être cette montre à répétition, dit-il à Flavien : il y a des oiseaux en or vert guilloché sur le fond d’or jaune de la boîte, et cela est d’un travail exquis.

Crésus rêva et dit d’un ton capable :

— Non, monsieur, ça n’est pas encore ça. Mademoiselle Éveline a dit : « Je le mettrais au salon, car il n’y aurait pas de place dans ma chambre ; » et je pense, monsieur, que la chambre de Mademoiselle serait bien assez grande…

— Pour contenir une montre de la grosseur d’un oignon ! Vous êtes un grand logicien, monsieur Crésus, et vos moindres paroles sont des traits de lumière. Vous nous avez révélé que l’objet en question appartenait au genre masculin et faisait du bruit : donc, ce n’est ni une montre ni une horloge, mais ce peut être un coucou ou un tourne broche.

— Ou un instrument de musique, dit Flavien.

— Monsieur le comte brûle ! dit enfin Manette, qui savait fort bien de quoi il s’agissait, et qui avait espéré qu’on ne le découvrirait pas, car cette recherche lui avait paru d’abord une profanation. Mais l’espoir de rester au château l’avait radoucie, et dès lors elle désirait complaire à son jeune maître,

— Pardié ! s’écria Crésus, si vous étiez là quand on a regardé la chose, ce n’est pas malin, à vous, de la deviner, mère Manette… Mais, tout de même, vous me volez cent bons francs ; car, sans moi, vous n’auriez rien dit.

— Il a raison, dit Flavien. Manette, ne dites rien. Cherche, Crésus, cherche ! ton idée t’appartient.

Crésus se mit à fureter avec le flair d’un valet curieux et la précaution d’un paysan méfiant. Enfin, il découvrit, dans l’angle le plus obscur du salon, derrière les fauteuils qui lui formaient une barrière, un grand meuble oblong couvert d’une toile verte. Il souleva doucement cette toile et trouva en dessous une couverture de laine

— C’est un lit ! fit-il.

Et il laissa retomber la couverture. Mais, se ravisant, il la souleva de nouveau et découvrit un bois noir lisse comme de l’ébène, bordé d’une large raie dorée, une clef s’offrit sous sa main.

— C’est un coffre, dit-il. Peut-on l’ouvrir ?

Sur un signe affirmatif de Flavien, il rejeta les couvertures, tourna la clef et essaya de lever le couvercle. Le couvercle résista. Alors, comme un chat qui tourne autour d’un fromage pour savoir par où l’entamer, il se pencha à droite et à gauche ; puis, découvrant un onglet, il tira la planche de sa rainure et se trouva en face d’un clavier placé dans des parois d’un vermillon aussi beau que la plus belle laque chinoise, et tout rehaussé de dorures sur bois.

— C’est ça ! s’écria-t-il, c’est une sonnerie comme celles qu’il y a au château de Puy-Verdon ; seulement, les grandes claquettes, qui sont blanches là-bas, sont noires ici, et les petites, au lieu d’être noires, se trouvent être blanches… Et puis il y a deux sonneries, ajouta-t-il en faisant remarquer qu’il y avait un double clavier ; et ça rend un bruit, dit-il encore en posant ses gros doigts spatules sur les touches d’ébène.

— Eh bien, c’est un clavecin, un clavecin en bon état, chose rare aujourd’hui, dit Thierray en essayant les claviers. C’est un meuble curieux et précieux, en effet, un charmant cadeau à offrir à des personnes de goût… Mais rien ne prouve que ce soit cela ! Manette, ne dites rien. M. Crésus a parlé de tables, d’oiseaux, et il faut qu’il les trouve, s’il veut toucher tout à l’heure le capital de cinq louis.

— Oh ! il faudra bien les trouver, dit Crésus, dont la figure épaisse, appartenant au type calmouk, s’était illuminée d’une certaine intelligence à l’idée de l’or.

Et il tourna et chercha si bien, qu’il souleva le couvercle anguleux du clavecin, l’appuya sur son bâton rouge, admira le dessous du couvercle qui était peint en vermillon, verni et doré comme le tabernacle du clavier, et enfin découvrit aux yeux charmés de Thierray l’intérieur d’un des plus coquets et des plus riches instruments du xviiie siècle : les cordes de laiton, fines comme des cheveux, résonnant sur leurs petits becs de plume, le mécanisme naïf de l’instrument centenaire $, dont la voix avait quelque rapport avec celle du perroquet, et, enfin, la table d’harmonie, ce fin morceau des artistes luthiers d’avant la Révolution, planchette de sapin mince comme une feuille de papier, lisse comme du satin et couverte de peintures mates aux teintes éblouissantes de pourpre et d’azur. Des arabesques d’une charmante fantaisie entouraient l’ouverture circulaire par où le son tentait de se répercuter dans la boîte inférieure. Des feuillages verts s’enroulaient gracieusement autour d’une couronne d’étoiles d’or sur un fond de cobalt ; et, pour consommer le triomphe de Crésus, partout, sous la trame dorée des cordes métalliques, couraient et voltigeaient de beaux oiseaux fantastiques aux vives couleurs, au bec et aux pattes d’argent, becquetant des fleurs splendides et faisant mine d’ajouter, par leur ramage, aux harmonies évoquées sur le clavier.

— Allons, c’est un bijou, dit Thierray à Flavien, et une curiosité de prix. Dans notre siècle d’utilité et de réalité, on a perfectionné la sonorité, on a atteint la solidité ; mais, dans l’heureux temps auquel remonte cette machine coquette, l’imagination suppléait aux jouissances de l’oreille, et les yeux charmés rêvaient des concerts d’oiseaux célestes qui chantaient dans l’âme plus que dans le tympan. Eh ! mon Dieu, la voix humaine était-elle moins belle pour être accompagnée par ces sons grêles, et la pensée musicale des maîtres était-elle moins puissante et moins sublime pour n’avoir pas à son service toutes les puissances de la matière ?

Pendant que Thierray dissertait ainsi, Flavien, tout en l’écoutant avec un certain intérêt, versait la gratification à Crésus et donnait des ordres à Manette. Deux heures après, il était à la ville, où il bouleversait l’esprit positif du notaire en exigeant de lui la bizarre rédaction de l’acte qu’il était impatient d’envoyer à M. Dutertre sous forme de courtoise plaisanterie ; et Thierray, monté sur un des beaux chevaux détachés des écuries de Puy-Verdon, escortait au pas une charrette où le clavecin, soigneusement posé sur des matelas, cheminait vers Puy-Verdon, traîné par l’impassible César.

Thierray arriva à dix heures du matin, désireux de ne rencontrer aucune des dames Dutertre avant d’avoir pu installer le clavecin dans le salon. Invité à déjeuner dès la veille par Dutertre, il était parfaitement en règle vis-à-vis des bienséances. Dutertre était sorti avec sa femme dans la campagne. Éveline et Nathalie, réparant le déficit qu’une longue veillée avait apporté dans leur repos, dormaient encore. Benjamine, levée depuis longtemps, avait été soigner la volière. Thierray se trouva seul dans la cour avec la figure sérieuse et légèrement étonnée d’Amédée Dutertre.

Après avoir écouté l’explication nécessaire, Amédée, souple et robuste, malgré l’apparente délicatesse de son organisation, mit bas son habit, passa une blouse, sauta sur la charrette, enleva les matelas, et, ne voulant pas se fier aux mains rudes des serviteurs, aida Thierray à transporter jusqu’au salon l’instrument volumineux, mais léger, sans faire une égratignure aux vernis merveilleusement intacts que Thierray avait eu soin d’envelopper de vieux numéros de la Quotidienne, seul journal auquel la chanoinesse eût été abonnée.

En se livrant de concert avec Amédée à ce petit travail, en l’aidant à enlever les quelques grains de poussière et les bouts de ficelle qui eussent pu nuire à l’éclat du coup d’œil ; enfin, en le suivant dans sa chambre pour brosser son habit et laver ses mains, Thierray, toujours chercheur et soupçonneux, s’était rapidement posé ce problème : »

— Voici un fort joli garçon. Ses yeux sont des flammes douces, ses dents sont des perles, ses muscles sont d’acier, ses formes sont élégantes, ses manières et son extérieur sont d’un homme parfaitement élevé. Il parle peu, mais sa physionomie et sa prononciation disent qu’il est intelligent et distingué ; Gervais raconte qu’il a été élevé ici comme l’enfant de la maison, que M. Dutertre l’aime comme son fils, et se fie à lui par-dessus tout ; qu’il s’est adonné à l’étude de l’agriculture, et qu’il surveille et dirige en grand les vastes exploitations territoriales de son oncle. Donc, c’est un homme charmant que l’on peut ranger, chose rare, dans la catégorie des hommes utiles. Les femmes aiment-elles les hommes utiles ? Non ! mais elles aiment les hommes charmants. Donc, celui-ci doit être aimé céans d’une ou de plusieurs femmes, et il est aimé en raison du degré de charme qui l’emporte en lui sur l’utile. Quel est ce degré, s’il existe ? Et, tout en échangeant quelques mots de conversation générale avec Amédée, en regardant avec une attention pénétrante tous ses mouvements, toutes ses expressions de physionomie, il le trouva si calme, si simple, si à propos dans toutes choses, qu’il ne sut que penser.

— S’il était passionné, comme sa mélancolie l’indique, se disait-il, l’équilibre serait détruit ; l’homme qu’on doit aimer l’emporterait de cent degrés sur l’homme qu’on doit estimer. Mais cette mélancolie n’est peut-être qu’une affaire de tempérament.

Il jeta un coup d’œil sur l’intérieur du pavillon carré qu’habitait son jeune hôte ; il était, conformément à l’opulence de la famille, aussi richement décoré et meublé que possible chez un jeune homme modeste et laborieux. Mais on devinait une sorte d’effort pour s’abstenir des jouissances d’un luxe qui ne lui appartenait pas. Amédée n’avait rien. Son père n’avait pas fait de bonnes affaires. Il était mort endetté. Dutertre avait tout payé ; il avait élevé l’orphelin avec soin, avec tendresse, mais dans des tendances au but sérieux du travail. Amédée n’apportait donc que son travail dans le budget de la famille, travail intelligent, assidu, dévoué, mais qu’il ne considérait que comme l’acquit d’une dette sacrée, et en retour duquel il ne voulait accepter que le nécessaire. Ce nécessaire, dans les habitudes somptueuses au niveau desquelles il fallait bien se tenir un peu, eût été le superflu pour Thierray, qui était fort gêné, voulant mener la vie d’un homme du monde, et ne trouvant pas encore dans son talent les ressources nécessaires. Aussi, au premier abord, fut-il tenté de faire compliment à Amédée du bien-être dont il paraissait jouir ; mais tout aussitôt il devina que ces félicitations ne lui seraient pas agréables.

À quoi, entre autres choses, le devina-t-il ? À un morceau de gros savon-ponce que lui offrit le jeune homme pour se laver les mains. Le savon de l’ouvrier sur la tablette de marbre blanc d’une toilette garnie de porcelaines de Saxe ! tout est révélation pour l’observateur attentif. Ce faible indice en disait assez. La toilette faisait partie du mobilier abondant et superbe de la maison. Le savon rentrait dans la dépense personnelle et journalière d’Amédée. Du savon pierreux à de si belles mains ! Il y avait là, selon Thierray, une parcimonie qui sentait l’abnégation héroïque ; car on tient à ses mains quand on les a charmantes, quand on a vingt-cinq ans et quand on demeure dans une maison où il y a quatre paires de beaux yeux pour les apprécier.

— Voilà une complication ! pensa Thierray. L’homme vertueux l’emporte sur l’homme charmant comme sur l’homme utile. Les femmes aiment-elles les hommes vertueux ? Oui, si la passion l’emporte sur ces trois faces de l’individu. L’homme passionné est le roi naturel de la création. — Vous cultivez le lépidoptère ? dit-il en riant et en jetant un coup d’œil sur une pile de cartons bien rangés, aux flancs desquels on lisait :

Argynnis, — Polyomates, — Vanesses, etc.

— J’aime les papillons, répondit Amédée en souriant comme un enfant pris en faute.

— Mais vous avez bien raison ! C’est une passion que j’aurais si j’avais le bonheur d’habiter la campagne. Et puis c’est un moyen de faire la cour aux femmes.

— Vous croyez ? dit Amédée avec un sourire très-froid.

— Oui, à la campagne, les femmes, qui sont partout essentiellement artistes, aiment les richesses, les beautés, les caprices charmants de la nature : je parie qu’ici toutes les dames aiment les papillons et vous en demandent.

— Non, pas toutes, répondit nonchalamment Amédée.

— Nous nous renfermons dans l’impénétrabilité, pensa Thierray, nous avons un secret de cœur. Dans une heure je saurai laquelle des dames Dutertre aime les papillons.

— Amédée ! Amédée ! ton filet, vite ! cria de la pelouse une voix de femme aussi forte que celle d’un petit garçon. Un flambé, superbe, là, sur le jasmin de ta fenêtre !

Thierray courut à la fenêtre et vit Benjamine sur la pelouse. En le voyant, elle sourit, mais ne se troubla point, et lui dit avec la franchise et l’absence de timidité d’un véritable enfant :

— Ah ! bonjour monsieur ; comment vous portez-vous ?

Thierray lui rendit presque paternellement son salut.

— Dites donc à Amédée, reprit la jeune fille, que les papillons se poseront bientôt sur son nez, au train dont il leur fait la chasse.

Amédée s’approcha tranquillement de la fenêtre et lui jeta son filet en souriant. Elle le ramassa, courut après le papillon et disparut avec lui dans les massifs d’arbustes en fleurs.

Amédée était aussi calme qu’auparavant.

— Allons ! elles sont deux qui aiment les papillons, pensa Thierray.