Mont-Revêche/7

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 85-94).


VII


La cloche sonna le déjeuner.

— C’est le premier coup, dit Amédée. Nous avons encore une demi-heure avant le second. Voulez-vous que nous fassions un tour de jardin ?

— Volontiers, dit Thierray. — Si entre le premier et le second coup de cloche je ne devine pas ton secret, à toi, disait Thierray intérieurement, mon jugement est un sot et un flâneur. — D’autant plus, ajouta-t-il en s’adressant à lui, que je voudrais me munir d’un objet indispensable pour couronner ma mission ici.

— Que vous faut-il ? dit Amédée.

— Un bouquet, fût-il d’herbes des champs, pour placer sur le pupitre du clavecin que je suis chargé de présenter. C’est une galanterie bien usée, n’est-ce pas ? mais, ici, ce n’est pas même une galanterie. C’est une simple étiquette à placer sur un objet, comme pour dire, de la part de mon ami M. de Saulges : « Je vous ai vendu ma propriété ; mais je me suis réservé cette bagatelle pour avoir à vous l’offrir. »

— Fort bien, répondit Amédée. Allons dire au jardinier en chef de nous faire un bouquet.

— Quoi ! vous faites faire vos bouquets par les jardiniers, ici, quand vous avez la liberté et le bonheur de pouvoir les faire vous-même ?

— Mais un bouquet équivalant à un écriteau, ce n’est plus un bouquet.

— Qui sait ? dit Thierray en examinant son hôte ; j’ai peut-être des instructions secrètes. Sous cet écriteau affiché à tous les yeux, l’ami dont je suis l’ambassadeur veut peut-être cacher un hommage, et je vous avoue que je ne sais rien d’intéressant et d’amusant comme de composer un bouquet pour une femme, même quand on n’agit que par procuration.

— Pour une femme ? objecta Amédée toujours calme, ou maître de lui-même. Vous m’aviez dit que ce présent était offert aux dames de Puy-Verdon, et j’avais compris que c’était, comme le bouquet, une offrande collective. Toutes jouent du piano.

— Mais qui en joue le mieux ?

— Sans contredit, c’est Éveline.

— Flavien n’en sait probablement rien, dit Thierray en l’observant, et je vous avoue que je ne sais pas à laquelle de ces dames il a pensé en particulier.

— Je crois qu’il n’a pensé à aucune, mais à toutes, répondit un peu sèchement Amédée.

— Vous avez raison, dit Thierray, et vous me donnez une leçon de convenances. Il est évident que Flavien ne peut se permettre d’offrir un présent à aucune des demoiselles Dutertre en particulier. — J’ai dit une sottise, pensa-t-il, mais je l’ai fait exprès. J’ai éveillé un sentiment de jalousie. Reste à savoir s’il est collectif ou particulier.

— Mais, reprit-il tout haut, l’hommage pourrait, sans inconvenance aucune, s’adresser à madame Dutertre exclusivement.

— Oui, dit Amédée toujours calme, mais dédaigneux, c’est un pot-de-vin offert par M. de Saulges à la femme de son acquéreur.

— Oh ! que vous êtes positif ! s’écria Thierray ; appeler une attention exquise du nom brutal et malsonnant de pot-de-vin ! Il me semble que je vois du vin bleu dans un pot de faïence égueulé s’approcher des lèvres pures de madame Dutertre !

Thierray remarqua que la figure d’Amédée ne faisait pas un pli. Mais il crut voir qu’à la pensée des lèvres d’Olympe, les siennes devenaient pâles comme l’était habituellement le reste de son visage. Cependant sa voix ne trahit aucune émotion en disant :

— Si nous causons toujours, nous ne ferons pas le bouquet. Tenez, voilà mon sécateur, commencez.

— Si j’étais sûr, reprit impitoyablement Thierray, que le clavecin et le bouquet fussent spécialement offerts à madame Dutertre, je vous demanderais quelles sont les fleurs qu’elle préfère.

— Et je vous répondrais que je n’en sais rien, dit Amédée. Je crois que ma tante aime toutes les fleurs.

Ce mot ma tante fut prononcé d’un ton de domesticité si chaste et si respectueux, que les soupçons de Thierray furent écartés.

— On n’aime pas sa tante, pensa-t-il, même quand elle n’est que la femme de notre oncle… C’est une sorte d’inceste. Pourtant on aime bien la cousine, qui est la fille de notre oncle… et on épouse l’une et l’autre avec ou sans dispense du pape. Voyons donc ! nous n’avons pas encore nommé la troisième cousine. — Sur mon honneur, reprit-il en s’adressant à Amédée, je vous jure que, si mon ami a une intention particulière, je n’en suis pas le confident. J’ai parlé pour parler, comme les oiseaux chantent pour chanter, parce que le ciel est beau et que les arbres sont verts. Je dois donc m’en remettre à votre opinion, qui est la plus sensée. Le bouquet doit être collectif, et nous devons le prouver, en réunissant toutes les fleurs qui plaisent à toutes les belles hôtesses de Puy-Verdon.

— Voilà un monsieur très-bavard, pensait Amédée.

— Donc, reprit Thierray, prenons des œillets pour madame Dutertre, elle doit aimer les œillets.

— Pourquoi ?

— C’est une idée que j’ai ! des roses pompons pour mademoiselle Caroline ; un peu de tout pour mademoiselle Éveline ; et pour mademoiselle Nathalie, que réservons-nous ?

Le bout d’une baguette que tenait négligemment Amédée toucha, soit à dessein, soit au hasard, une ortie qui perçait le gazon à ses pieds.

— Oh ! oh ! se dit Thierray, celle-là, il la déteste.

Le second coup du déjeuner sonna. Amédée, qui paraissait supporter plutôt qu’écouter Thierray, tressaillit et parut impatient de retourner vers la maison. Ce pouvait être une commotion naturelle sur des nerfs délicats : il pouvait aussi avoir faim ; mais Thierray voulut s’attribuer la victoire d’avoir au moins découvert quelque chose.

— 11 y a dans cette maison, pensa-t-il, des bruits qui le font frissonner et quelqu’un qui l’attire irrésistiblement. Donc, il est passionné plus qu’il n’est utile et vertueux. Il aime Benjamine comme sa sœur, il respecte Olympe, il abhorre Nathalie… C’est donc Éveline qu’il aime. Éveline doit aimer les papillons.

Cette circonstance, cette supposition, gratuite ou non, décida des sentiments et des pensées de Thierray pour tout le reste de la journée. Il avait été amoureux à Paris, pendant quelques jours, de madame Dutertre, amoureux sans désir arrêté, sans ébranlement de cœur. L’assaut qu’il avait subi la veille, en s’imaginant qu’elle était grand’mère, les plaisanteries de Flavien, les siennes propres, avaient dépoétisé en lui cette brillante image ; et puis Dutertre lui avait paru beau et respectable au milieu de sa famille. Son accueil était si cordial ! il inspirait tant d’estime et de reconnaissance à tous les gens du pays qui parlaient de lui ! Thierray n’était corrompu qu’à la surface, par bravade, par affectation. Son cœur avait de la jeunesse, de la droiture, des instincts de religion sociale. Il s’abstint donc de faire attention, ce jour-là, à la victime qu’en riant il s’était choisie en quittant Paris ; et, se sentant excité par la première idée de lutte qui lui tombait sous la main, il résolut d’être amoureux d’Éveline, au moins jusqu’au coucher du soleil, ne fût-ce que pour faire enrager Amédée.

On est beaucoup moins scrupuleux envers la fille d’un ami qu’envers sa femme, parce qu’on peut l’épouser si l’on arrive à la séduire ou seulement à la troubler ; et, quand elle est riche autant que belle, la perspective n’a rien d’effrayant. Pourtant, si Thierray eût réfléchi ce matin-là, il se serait abstenu, car l’idée de s’enrichir par le mariage blessait toutes ses notions sur la dignité et la liberté de l’artiste.

Mais déjà Jules Thierray n’était plus l’homme qui avait quitté Paris trois jours auparavant. La campagne, le grand air, le soleil de septembre, l’aspect des vieux manoirs, le mouvement à travers les grands bois, les beaux jardins, les fleurs luxuriantes, et, plus que tout cela, l’indéfinissable influence que répand dans l’air qu’on respire la présence d’un groupe de femmes jeunes, belles, jolies, opulentes, et forcément plus avenantes à la campagne qu’à Paris, ne fût-ce que par devoir d’hospitalité ou par désœuvrement, c’était de quoi enivrer un peu cette tête vide et l’emporter hors du cercle rigide que lui avaient tracé la mode du scepticisme et ses instincts de farouche indépendance.

Le succès d’Éveline sur Thierray fut fatalement favorisé par l’attitude que prit, sans préméditation, madame Dutertre. Elle avait l’habitude, aussitôt que paraissait un étranger, et surtout un jeune homme, de s’effacer entièrement pour laisser briller les filles de son mari. À Paris, où elle se trouvait comme tête à tête au milieu du monde avec ce mari passionnément épris d’elle, elle redevenait elle-même et laissait percer une vive intelligence. Mais, dévouée à ses devoirs avant tout, elle ne quittait presque jamais la campagne et la famille. Aussi n’était-elle pas brillante d’habitude. Thierray ne l’avait vue que dans un de ces rares intervalles où elle ne craignait pas d’exciter de funestes rivalités. Quand il la trouva si réservée, si peu communicative, si sobre de se faire voir et entendre, bien qu’il reconnût qu’elle était encore plus belle que ses filles d’adoption, il la jugea guindée.

— Je ne m’étais pas trompé sur sa jeunesse et sur sa beauté, se dit-il ; mais je m’étais fait illusion sur son esprit et sa grâce. C’est une vaniteuse indolente qui s’admire elle-même et se croit dispensée d’être aimable.

Personne ne songea à entrer au salon avant de se mettre à table, le repas était servi, Dutertre avait faim. Thierray put aller déposer le bouquet sur le clavecin sans être observé.

Olympe et Benjamine étaient habillées de même, en rose. La belle-mère avait dû céder aux désirs de l’enfant, qui prétendait fêter par là l’arrivée de son père chéri, et dont la passion était de copier les vêtements d’Olympe avec autant de soin que ses sœurs en mettaient à s’en éloigner. Aussi, Nathalie arriva-t-elle l’avant-dernière, avec une toilette bleu céleste, très-belle, mais très-mélancolique ; et Éveline la dernière, avec une robe de foulard bariolée de fleurs et couverte de rubans chatoyants. Chez elle, la profusion et la fantaisie n’excluaient pas le goût. Elle était éblouissante de parure en ayant l’air de s’être arrangée à la hâte et au hasard.

Cette toilette étourdit Thierray.

— Est-elle toujours ainsi, se dit-il, ou suis-je pour quelque chose dans cette gracieuseté ?

Il ne passa pas cinq minutes auprès d’elle, car il arriva précisément qu’elle vint occuper la place restée vide à son côté, sans trouver moyen de lui prouver par ses observations qu’il appréciait sa science et en goûtait les raffinements. Il y avait plusieurs autres commensaux, arrivés pour saluer l’arrivée de Dutertre. Le déjeuner était assez bruyant, à cause du mouvement des valets, de la sonorité de la vaste salle en boiserie, de la gaieté communicative de l’amphitryon et du mouvement incessant de Benjamine. Grâce à ces circonstances, Thierray put bientôt lier une causerie assez animée avec sa voisine.

Elle reçut d’abord avec moquerie les compliments adressés à sa toilette.

— Comment ! monsieur, lui dit-elle, vous faites attention à nos chiffons ? On nous avait dit que vous étiez un homme sérieux.

— Qui m’avait ainsi calomnié ? dit Thierray.

— Ah ! vous convenez, reprit Éveline, que, dès qu’on s’occupe de toilette, on perd le droit de prétendre au sérieux ?

— Non pas ! Il y a sérieux et sérieux, comme il y a toilette et toilette. Ne voir que la valeur où l’éclat des choses, c’est être frivole ; mais apprécier le choix, l’arrangement, l’harmonie, c’est faire de l’art, et je déclare que vous êtes une grande artiste.

— Votre approbation doit me flatter, dit Éveline ; les romanciers ont besoin de s’y connaître pour peindre des types. Voyons, à quel caractère attribueriez-vous mon costume dans un de vos personnages ? Mes chiffons seraient-ils l’indice révélateur d’une âme fantasque ou profonde, courageuse ou timide ?

— Il y aurait de tout cela, répondit Thierray, des contrastes piquants et des énigmes terribles dont on donnerait peut-être sa vie pour savoir le mot.

— Tais-toi donc ! dit tout bas Éveline à Nathalie, qui lui adressait la parole. J’écoute une déclaration. — Expliquez-vous mieux, dit-elle en se retournant vers Thierray, et ne faites pas trop de littérature avec moi qui suis une fille de campagne. Dites tout bonnement ce que je suis, ce que je pense.

— Jusqu’à ce jour, vous n’avez rien aimé.

— Oh ! si fait : mon cheval !

— Vous en convenez, rien que votre cheval ?

— Oh ! mes parents, ma famille, cela va sans dire…

— Vous vous aimez encore plus vous-même.

— Mais vous me dites des injures, je crois, et je n’aime que les compliments, je vous en avertis.

— Je ne vous en ferai pas. Vous êtes peut-être une âme affreuse, un caractère détestable !

— Tu appelles cela une déclaration ? dit à Éveline Nathalie, qui écoutait.

Éveline éclata de rire et regarda Thierray en face.

— Et moi, je vous trouve charmant, dit-elle ; je vous prie, recommencez.

— Cela vous amuse, dit Thierray, c’est dans l’ordre. Vous savez que vous avez des forces pour faire souffrir, et vous ferez beaucoup souffrir.

— Qui donc ? les gens assez fous pour m’aimer ?

— Ou pour vous le dire, répondit Thierray en serrant les lèvres d’une manière expressive.

— Conviens qu’il a un joli sourire, dit Éveline à Nathalie, pendant que Thierray répondait à son voisin de gauche.

— Allons, répondit Nathalie en haussant les épaules, te voilà éprise d’un sot ou d’un roué !

— Ou d’un roué ? reprit Éveline. S’il est amoureux de moi à la première vue, il est dans la première catégorie ; s’il l’est de ma belle-mère, et qu’il veuille se servir de moi comme d’écran, il est dans la seconde ; nous verrons bien !

Sur la fin du repas, Flavien arriva, et, sachant qu’on était encore à table, il passa par le perron du jardin dans le salon, admira le bon air que Thierray avait su donner à son offrande, et envoya tout doucement Crésus porter au cabinet de travail de Dutertre la procuration signée de sa main. Puis il se mit à faire le tour des jardins, ne voulant pas assister en provincial à son triomphe.

Le triomphe fut complet. D’une part, le charmant clavecin tant convoité par Éveline et si bien apprécié par Olympe ; de l’autre, le cordial et flatteur badinage de la procuration parafée et signée que le secrétaire de Dutertre lui apporta au milieu du salon : il y avait certes de quoi donner une bonne idée des manières du jeune gentilhomme, et ce fut encore mieux quand Crésus, appelé et questionné à l’incitation de Thierray, raconta à sa mode comment M. de Saulges s’y était pris pour deviner ce qui pourrait être agréable aux dames de Puy-Verdon.