Mont-Revêche/8

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Michel Lévy frères (p. 94-99).



VIII


Crésus était, comme tous les grooms qui ont affaire à de bonnes gens, un enfant fort gâté. Éveline l’avait peut-être un peu trop rabaissé au rôle de bouffon. Il en tirait une vanité, une audace singulières, et prenait pour autant de traits d’esprit les balourdises qu’elle lui faisait répéter. Il s’étendit donc avec complaisance sur son office de devin à Mont-Revêche, et n’oublia pas la gratification qu’il avait reçue.

— Allons, c’est un homme du plus beau monde, dit Nathalie d’un air ironique.

— C’est un homme fort aimable, dit Olympe, qui voulait réparer cette impertinence auprès de Thierray. Dans tous les mondes possibles, le désir d’être agréable est une qualité du cœur.

— C’est un bon voisin, et voilà comme je les aime, dit Dutertre. Confiance, c’est-à-dire honneur et loyauté.

— C’est un charmant monsieur, dit Benjamine, il comprend mon papa !

— Puissance et prestige de la richesse ! dit Thierray tout bas à Éveline ; quand ce ne sont pas là des séductions, ce sont encore des charmes.

— Êtes-vous riche, monsieur ? dit Éveline avec une liberté d’interrogation qui confondit Thierray.

— Je n’ai et n’aurai probablement jamais rien, mademoiselle, répondit-il avec un empressement hautain.

— Eh bien, tant mieux ! répondit-elle étourdiment.

— Auriez-vous l’extrême bonté de m’expliquer cette parole ?

— Ah ! vous savez que je suis une vivante énigme, vous l’avez dit !

— Dois-je tâcher de deviner le sphinx ?

— C’est de la prétention que de croire y arriver si vite !

— On apporta le café et des cigares. Madame Du tertre alluma le bout d’une cigarette en paille et fit mine de la fumer pour donner l’exemple à ses hôtes. Tous les hommes profitèrent de la permission, et, pendant qu’Olympe toussait à la dérobée ses trois bouffées d’étiquette hospitalière, Éveline prit un gros cigare et fuma comme un garçon au nez de Thierray avec l’intention presque évidente d’essayer sur lui l’effet de ses excentricités. Il en fut choqué d’abord et ne se gêna point pour lui dire que c’était affreux. Elle Jeta aussitôt son cigare, s’amusa une demi-minute du trouble naïf qui s’empara de lui à cette concession inopinée, et alla chercher un autre cigare en disant :

— Vous aviez raison, celui-là était affreux. Est-ce que vous ne fumez-pas ?

— Si fait, répondit-il en allumant son cigare à celui qu’elle venait d’allumer elle-même et qu’elle lui tendait familièrement, je fume sans cesse.

— Vous avez tort !

— Pourquoi ?

— Ah ! si je vous explique toutes mes paroles, quand est-ce que vous commencerez à deviner mes pensées ?

M. Dutertre passa près d’Éveline, lui ôta en souriant son cigare, le jeta bien loin, malgré ses réclamations, et la laissa causer avec Thierray.

Pendant que ces deux jeunes gens faisaient assaut de coquetteries, innocentes de la part d’Éveline, mais assez dangereuses pour Thierray, Nathalie, blessée de n’être l’objet des attentions exclusives de personne, quitta le perron, où l’on fumait et causait à l’abri d’une vaste tendine d’étoffe de palmier, et s’enfonça dans les massifs de la pelouse. Insensiblement, perdue dans d’assez chagrines rêveries, elle s’éloigna dans le jardin anglais et se trouva tout à coup face à face avec Flavien.

Mais ce face à face ne troubla ni l’un ni l’autre. En marchant d’un pas lent et mesuré, Nathalie n’avait pas éveillé Flavien, qui, assis sur un banc de gazon et la tête un peu renversée contre la tige d’un platane, dormait du sommeil du juste.

De Saulges avait ces besoins de repos subit et complet que les natures actives et robustes éprouvent et satisfont là où elles se trouvent, à moins qu’elles ne soient forcées de les combattre par un effort de la volonté. Il s’était levé de grand matin, il avait fait six ou sept lieues de pays au trot allongé d’un vigoureux cheval, il avait déjeuné à la hâte en repassant par Mont-Revêche, il était reparti sans songer à faire une sieste ; enfin il était las, il se trouvait dans un lieu solitaire et frais, et, sans dessein prémédité, il dormait comme un roi, ou comme un paysan.

Nathalie fut choquée de cette grossièreté, et, tournant légèrement les talons sur la mousse discrète, elle s’éloigna avec mépris ; mais, au bout de trois pas, cette réflexion l’arrêta :

— J’ai menti hier au soir à Éveline en voulant lui faire croire que ce garçon était déjà épris d’Olympe. Il ne la connaît pas, il ne se soucie ni d’elle ni de nous. C’est, quant à nous, un cœur libre, une table rase. Il vient ici pour vendre son domaine, preuve qu’il n’a aucun désir de conserver un pied-à-terre près de nous, aucun dessein d’épouser Tune de nous. Je dois donc le traiter comme un personnage sans conséquence, puisqu’il n’est pas enrôlé dans le corps des prétendants à ma dot. Il est riche, c’est un droit à mon estime. Je méprise les pauvres qui cajolent les ridicules et les travers d’une femme riche. Il n’a pas été frappé des charmes transcendants d’Olympe, puisqu’il dort au lieu de courir au-devant des remercîments qui l’attendent. Sa galanterie à l’endroit du clavecin est celle d’un homme qui apporte un cornet de bonbons à des petites filles. Sa confiance en mon père est le dédain seigneurial d’un patricien qui ne veut pas être en reste de procédés vis-à-vis d’un roturier. Décidément, M. de Saulges a du bon, et, par la raison que je ne lui plais pas, j’aimerais assez à lui plaire.

Elle se rapprocha, et, se tenant un peu en arrière du banc, de manière à voir le dormeur en profil et à pouvoir disparaître derrière les massifs au moindre mouvement qu’il ferait pour s’éveiller, elle examina sa figure avec attention.

Flavien avait une de ces beautés fières et vaillantes qui flattent l’orgueil d’une souveraine ; la taille élevée, les épaules larges, la ceinture fine, les traits admirablement dessinés, la chevelure blonde, épaisse, abondante ; les mains grandes, mais blanches, et d’une belle forme ; enfin, la vigueur et la fierté des antiques races équestres.

— Il est trop beau pour ne pas être un peu bête, pensa Nathalie. Mais la nullité, chez ces êtres-là, est couverte d’un trop beau vernis de savoir-vivre pour qu’une femme ait à en rougir. On n’aime pas les gens pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils paraissent aux autres. La reine Élisabeth eût pris ce noble seigneur pour un de ses grands officiers, et, quoi qu’en dise Éveline, je suis reine, je suis Elisabeth, je suis Anglaise par nature plus qu’on ne le pense… Comment plairais-je à ce grand vassal ? comment le retiendrais-je ici, au moins tout le temps des vacances, ne fût-ce que pour n’être pas abandonnée au fretin des prétendants, pendant qu’Éveline jette déjà son dévolu sur le seul homme d’esprit de la société ? Je suis aussi belle dans mon genre que M. Flavien dans le sien, et d’une nature encore plus aristocratique, malgré mon origine bourgeoise. Là où celui-ci ne saurait que commander, je saurais régner. J’ai du talent, prestige infaillible sur ceux qui n’en ont pas. — Oui, mais je n’ai pas de coquetterie, et, dans ce temps-ci, il faut qu’une demoiselle fasse les avances pour se faire remarquer d’un homme qui n’aspire pas à une dot. Mais suis-je bien sûre de n’avoir pas de coquetterie ? J’ai le désir d’être admirée, et la coquetterie, c’est l’esprit mis au service du besoin de plaire. L’esprit ! Éveline en a ; mais, moi, j’ai du génie, et je ne saurais pas m’en servir pour la satisfaction de mon amour-propre !

Elle réfléchit encore longtemps. Je crois, Dieu lui pardonne ! que, pendant cette orgueilleuse et grave méditation de Nathalie, il arriva à Flavien de ronfler un peu. Nathalie n’en fut point émue, et même cette pensée lui vint involontairement :

— Avec un mari qui ronflerait, on aurait tout de suite le droit de passer les nuits à écrire chez soi… Mais pourquoi ne nous recherche-t-il pas en mariage ? pensa-t-elle. Nour, sommes plus riches que lui. Il faut qu’il soit sans dettes, ou sans ambition, ou fiancé déjà… ou encore, amoureux d’une femme mariée. Enfant que j’étais ! avant tout, il faut savoir cela.

Elle cueillit une branche d’azalée, approcha derrière le banc sur la pointe du pied, la laissa tomber dans le chapeau de Flavien, qui était placé à côté de lui ; puis, se glissant comme une couleuvre dans les buissons, elle alla, d’un air fort tranquille, rejoindre le premier groupe qu’elle vit paraître sur la pelouse.

Flavien s’éveilla. Au moment de remettre son chapeau sur sa tête, il fit tomber la branche d’azalée ; il l’examina un peu comme un chien de chasse flaire la piste d’un gibier suspect.

— C’est une déclaration, dit-il. Ces filles de province, comme ça s’ennuie ! Voyons !

Il détacha une des fleurs qu’il mit à sa boutonnière, et froissa le reste de la branche qu’il fourra dans la poche de côté de son habit. Puis il se leva et prit le chemin du château, résolu, dans le désœuvrement de son propre cœur, à voir venir l’aventure.

Il n’avait pas fait trois pas, qu’il rencontra Caroline.

— Il n’y a, pensa-t-il, que les petites filles pour faire, en jouant, de pareils coups de tête. Elles appellent cela des espiègleries !

Mais Caroline, qui cherchait Nathalie, l’accosta avec sa manière accoutumée ;

— Bonjour, monsieur ; comment vous portez-vous ?

Il ne fallait que rencontrer ces beaux grands yeux vifs, hardis et tranquilles, pour ne pas douter un instant de son indifférence et de sa pureté. Aussi Flavien lui offrit-il son bras, qu’elle accepta sans embarras, pour retourner vers sa mère, un peu vaine d’être traitée comme une personne raisonnable, et s’efforçant de régulariser son pas vagabond, qui savait courir et non pas marcher.