Mont-Revêche/9

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Michel Lévy frères (p. 100-111).



IX


En ce moment, Thierray, après s’être éloigné d’Éveline pour ne pas paraître d’une assiduité choquante, était revenu, comme naturellement, reprendre l’assaut avec elle.

— Mademoiselle, lui disait-il, aimez-vous les papillons ?

— Je les déteste, répondit-elle. Ce sont les emblèmes de ma propre légèreté, et je ne demande qu’à me distraire de moi-même.

— Votre cousin Amédée aime beaucoup les papillons, mademoiselle.

— Ah ! dit Éveline avec son irréflexion accoutumée, c’est parce que sa tante les aime ! Il s’en fallut de peu que cette parole imprudente n’éloignât subitement d’Éveline l’hommage qu’elle prétendait accaparer. Thierray ne voyait encore, dans ses rapports avec le groupe féminin de Puy-Verdon, que le plaisir de tourmenter, d’effrayer, de supplanter, en passant, le rival qui lui tomberait sous la main. Ses yeux se portèrent rapidement sur Olympe et sur Amédée, qui échangeaient à voix basse quelques paroles dans un coin, debout l’un et l’autre.

Il n’y avait rien de plus naturel que de voir ces deux personnes se consulter sur quelque détail d’intérieur avec cette sorte de petit mystère officiel qu’on affecte en pareille circonstance, pour ne pas troubler le loisir ou l’amusement des autres par un retour vers les choses de la réalité. Mais Thierray, se croyant sur la voie d’une découverte importante, faillit oublier Éveline, qui, déjà, n’avait plus rien de mystérieux pour lui, pour courir après l’ombre d’un mystère nouveau. Il sentit passer en lui comme un vague frémissement de curiosité qu’Éveline prit pour un frisson de jalousie.

— Nathalie avait deviné juste, pensa-t-elle, M. Thierray est amoureux de ma belle-mère. Allons, c’est un combat à livrer, et je le livrerai. Il ne sera pas dit que cette jeune femme, à qui je permets d’accaparer le cœur de mon père, ne nous laissera pas un pauvre adorateur.

Elle fit si bien, que Thierray resta enchaîné à ses côtés, un peu préoccupé, un peu acerbe, un peu rebelle, mais, sinon retenu par un lien de fleurs, du moins empêtré dans un écheveau de soie. Flavien arriva, et, en recevant les remercîments et les éloges de la famille, il ne songea qu’à chercher dans les yeux de toutes les femmes qui se trouvaient là (car il était arrivé plusieurs voisines) la folle ou la railleuse qui avait jeté à sa tête, c’est-à-dire dans son chapeau, la branche d’azalée. Avant qu’il eût rencontré les yeux de Nathalie, celle-ci avait vu la fleur à sa boutonnière, et s’était dit :

— Ou il n’aime personne, ou il est facile à distraire, Avec une passion sérieuse, on ne se donne pas à la première venue, et cette fleur est sur lui comme un écriteau sur une maison à vendre ou à louer.

Elle prit un journal qu’elle fit mine de parcourir, et, quand Flavien, par un détour savant, trouva le moyen de venir la saluer, elle était si bien préparée à lui faire un accueil de glace, qu’après lui avoir souhaité fort gracieusement le bonjour, il s’éloigna en pensant :

— Certes, ce n’est pas de cette précieuse que je porte les couleurs à ma boutonnière !

Éveline causait avez tant d’animation sans même le voir, et Thierray l’absorbait si bien, que Flavien sourit en se disant que ce n’était pas celle-là non plus.

Quelque dame du voisinage ? Il ne s’en trouvait précisément pas une seule qui fût jolie, et on ne suppose jamais qu’un mystère de ce genre puisse cacher une ligure ridicule ou déplaisante.

Restait madame Dutertre. Elle avait accueilli et remercié Flavien avec une cordialité gracieuse et calme ; elle n’avait pas paru remarquer la fleur d’azalée. Pourquoi l’eût-elle remarquée, si elle n’y était pour rien ? Mais tout d’un coup Flavien fit une remarque à son tour. Olympe avait, dans les plis de son jabot de dentelle, une fleur d’azalée toute semblable à la sienne et coupée fraîchement ; car, on le sait, cette fleur ne vit qu’un instant séparé de sa tige.

Voyons ! se dit encore Flavien. — Mon cher voisin, dit-il à Dutertre, c’est donc une affaire faite, vous êtes propriétaire du petit domaine de Mont-Revêche. Je ne m’en occupe plus. Mais, ajouta-t-il en regardant madame Dutertre, Madame comprendra aussi bien que vous qu’il est des choses qu’on ne vend ni ne donne, des souvenirs de famille dont on ne se sépare pas. Ainsi le lit, la chambre, le petit castel, qui porte encore, pour ainsi dire, l’empreinte de ma vieille grand’tante, je n’ai jamais compté m’en dessaisir. Heureux aujourd’hui pourtant de détacher un échantillon de ce vieux mobilier, je l’ai mis à vos pieds, madame, ne sachant rien de plus précieux à vous offrir qu’une relique ainsi consacrée. Mais, comme je ne peux pas vous apporter la tour de Mont-Revêche pour la placer sur votre cheminée, permettez-moi de la garder pour moi. Aucune personne de votre famille ne voudrait habiter ce pauvre donjon si petit, si triste, si complètement isolé. Moi, je m’y trouve bien, je l’ai pris déjà en amitié, et je souffrirais de le voir habité par un fermier. Je vous livre, mon cher Dutertre, les bâtiments d’exploitation qui sont au bas du monticule ; mais je vous demande de me laisser sans regret ma colline de bruyère, mon fossé rempli de broussailles, et mon pied-à-terre de Mont-Revêche à côté de vous. Distrayez-donc la valeur de cette habitation de celle que vous attribuez à la propriété entière.

— Elle est nulle, mon cher voisin, répondit Dutertre. Ces sortes de manoirs, qui ont une valeur historique ou artistique, n’en ont aucune dans les affaires de ce pays-ci, et passent par-dessus le marché dans les contrats d’achat et de vente, à moins qu’ils ne fournissent un local à l’exploitation agricole. Ce n’est point ici le cas : la ferme de Mont-Revêche est suffisante comme bâtiment, et votre donjon, qui ne serait pas volontiers habité par un fermier (vu sa réputation d’être hanté par les esprits), risquerait de tomber sous les outrages du temps. Nous ne distrairons donc rien de la valeur totale de la propriété, et vous garderez, vous, en toute propriété, la colline de Mont-Revêche et tout ce qu’elle comporte. À présent, laissez-moi vous dire que, dans notre marché, voilà ce qui m’enrichit le plus : c’est l’intention que vous avez de garder un pied-à-terre auprès de nous et de nous faire espérer par là le séjour ou le retour d’un excellent voisin.

Madame Dutertre approuva son mari par un regard où Flavien crut voir de l’émotion, et un sourire cordial qui se changea pourtant en rougeur lorsqu’il lui baisa la main, après avoir serré chaleureusement celle de Dutertre.

Nathalie n’avait rien perdu de cet entretien, qu’elle avait paru ne pas entendre.

— La partie est gagnée, se dit-elle, il restera. Un château pour une fleur, c’est assez chevaleresque.

Et elle plaça à son corsage une fleur d’azalée qu’elle avait mise en réserve pour les besoins de l’aventure. Flavien n’y prit pas garde.

Éveline aussi avait ouvert l’oreille, et, comme elle ne s’obstinait pas, ainsi que Nathalie, à tenir les yeux baissés sur un journal, elle vit l’espèce de trouble enjoué et animé de Flavien, l’espèce de satisfaction tout à coup embarrassée d’Olympe. Un regard un peu trop hardi de ce dernier avait intimidé la jeune femme au milieu de sa candeur, et, chose étrange, Éveline, cette fille de dix-huit ans, ne comprenait pas la timidité. Elle pensa donc que Nathalie avait bien deviné et qu’une affaire de cœur ou de coquetterie s’engageait entre l’excellent voisin et sa belle-mère.

Elle s’approcha de lui pour essayer l’effet d’une bordée au hasard.

— M. de Saulges n’est ni romanesque ni curieux, je le vois, dit-elle. On lui parle d’esprits, on lui apprend que son château est hanté, et il n’y fait pas la moindre attention.

— Est-ce que tous les châteaux ne sont pas hantés ? répondit Flavien. Tous ceux que j’ai habités ont leur légende. Le vôtre n’aurait-il pas la sienne ?

— Oh ! il n’y a de spectres que dans les châteaux abandonnés, ou dans ceux qui sont encore habités par des nobles, dit Dutertre. La bourgeoisie réaliste a mis à la porte de chez elle le monde des rêves, et c’est grand dommage, convenez-en, mesdemoiselles !

— Mais vous ne nous dites pas, s’écria Thierray, la nature des apparitions de Mont-Revêche ! Cela m’intéresse, moi ! Libre à M. de Saulges d’être blasé sur les légendes, puisqu’il en a autant que de châteaux à son service ; mais, moi qui ne possède pas le plus petit fragment de mâchicoulis, je serais fort curieux de savoir quelles aventures nous attendent dans les nuits d’automne du Morvan.

— Ah ! dit vivement Éveline, vous voyez bien que vous comptez prolonger votre séjour ici jusqu’aux nuits brumeuses d’octobre ou de novembre ! Quand je vous le disais !

Et, en même temps, elle regarda Flavien, qui regardait Olympe,

— Je l’espère bien ! dit M. Dutertre. Est-ce que nous n’avons pas formé le projet de courir et de chasser toute la saison, mon cher Thierray ? Je suis à vous pour cela, une fois par semaine, car je ne chasse que le gros gibier, Mais nous nous verrons plus souvent, je l’espère ; tous les jours, si vous voulez ! C’est ainsi que j’entends la vie d« campagne. Pas d’invitation, pas de visite ! Qu’on aille, qu’on vienne, qu’on soit les uns chez les autres comme dans la famille commune, et surtout que rien ne rappelle l’étiquette méfiante et la discrétion forcée de la vie de Paris.

À huit jours de là, après une semaine de beau soleil, après des chasses magnifiques, après des journées entières de promenades en voiture, de pêche ou d’équitation avec la famille Dutertre, Flavien et Thierray rentraient au manoir de Mont-Revêche entre onze heures et minuit. Le temps avait changé dans la soirée ; le soleil s’était couché terne et voilé ; la brise était restée assez tiède ; mais une petite pluie fine avait commencé à tomber. En revenant à cheval côte-à-côte, de Puy-Verdon à Mont-Revêche, les deux amis s’étaient parlé à bâtons rompus, comme on peut parler au trot à l’anglaise, quand on ne le ralentit que pour monter une côte rapide ou descendre, dans l’obscurité, une pente dangereuse.

— Crésus ! avait dit Flavien au groom dans un de ces intervalles, vous ne partirez pas demain sans que je vous voie.

— C’est donc demain que je quitte Monsieur ?

— À mon grand regret, certainement, monsieur Crésus ! mais j’ai enfin trouvé, dans votre pays de sauvages, chevaux, domestique et voiture, et il est temps que je vous rende à vos fonctions auprès de mademoiselle Éveline, qui a bien voulu se priver de vous pendant huit jours.

— Oh ! pardié ! elle peut bien se passer de moi tout le restant de sa vie, objecta philosophiquement Crésus. Elle a bien d’autres laquais que moi à ses ordres, et j’ai plus besoin d’elle qu’elle n’a besoin de moi.

— Ne rendez pas notre séparation trop déchirante, monsieur Crésus, en nous montrant les trésors de votre esprit, dit Thierray, et, puisqu’on n’a plus rien à vous dire, reprenez votre distance à douze têtes de cheval en arrière ; surtout comptez bien et qu’il n’y en ait pas une de moins.

— Sont-ils bêtes ! pensa Crésus. C’est égal, ça paye bien.

Et il opéra son mouvement de retraite à l’arrière-garde.

— Il fait presque froid ce soir, dit Thierray.

— Non, c’est la campagne qui devient triste, répondit Flavien.

Il reprit le trot, et Thierray le suivit.

— Décidément, mon cher, dit Thierray, lorsqu’au bout de dix minutes ils se remirent au pas pour traverser un marécage, je ne suis pas né cavalier, le trot me fatigue. Je n’aime que le pas et le galop.

— Mais, mon très-cher, nous irons comme tu voudras. Règle l’allure, je te suivrai. Est-ce que par hasard tu te gênes avec moi ?

— Non ; mais, devant le monde, je te suis par amour-propre, et, quand nous sommes seuls, je te suis par habitude.

— Pourquoi mettrais-tu de l’amour-propre a cela ? Tu montes parfaitement bien.

— Il est vrai qu’on ne met d’amour-propre que dans les choses qu’on ne fait pas bien, et c’est à cause de cela que j’ai la sottise d’en mettre dans l’équitation. Je l’ai apprise avec rage ; je me suis assoupli les muscles et assuré la main avec une rapidité étonnante. J’ai analysé l’étude du cheval assimilé à l’homme, et de l’homme assimilé au cheval, avec un sérieux formidable. J’ai dépensé plus de force physique et de volonté pour cette belle science que pour apprendre à penser et à écrire, le tout par amour-propre ; et malgré tout, Éveline m’a dit ce soir une grande vérité : « Vous nous jetez de la poudre aux yeux ; vous avez bonne grâce, vous faites valoir votre monture ; mais vous n’êtes pas vraiment solide, et, un beau jour, vous vous casserez le cou. »

— Était-ce une métaphore ?

— Peut-être ! Mais il en est de cela comme de tout le reste. Pour être homme de cheval, il faut avoir abordé le manège dès l’enfance. Il faut être né, pour ainsi dire, à cheval, comme les enfants de famille et les grooms, comme les jeunes seigneurs et les enfants de ferme. Nous autres, descendants des races vouées au commerce, à la chicane, aux arts ou aux métiers, toute notre force, toute notre souplesse, toutes nos aptitudes, sont dans le cerveau ou dans la main. Nous naissons et grandissons dans la poussière des comptoirs, des bureaux ou des ateliers. Nos muscles s’y étiolent, notre sang s’y appauvrit, nous ne vivons plus que par les nerfs. Plus tard, si les séductions du loisir s’emparent de nous, nous sommes assez adroits et assez persévérants pour imiter les hommes de loisir dans nos goûts, dans nos manières, dans nos habitudes ; mais, pour un œil exercé, nous ne sommes jamais qu’une contrefaçon du patriciat, et les femmes ne s’y trompent guère, non plus que nous-mêmes, quand nous nous examinons de bonne foi.

— C’est possible, répondit Flavien. Peut-être même, à vouloir vous transformer ainsi, perdez-vous ce qui vous fait, en bien des points, supérieurs à nous.

— Quels sont donc, selon toi, mon cher ami, ces points de supériorité ?

— Tu les as signalés toi-même. Vous avez des nerfs, ce qui vous rend beaucoup plus aptes à vous emparer de la vie de civilisation que la puissance qui réside dans nos muscles, et qui relègue notre rôle au temps de la chevalerie. Vous vivez par le cerveau, par la souplesse de l’idée, la faculté du labeur persévérant, l’adresse de la main, toutes choses qui font peut-être l’animal moins beau, mais qui font, à coup sûr, l’homme plus fort. Ne vous plaignez donc pas, hommes du tiers : vous n’êtes pas nés à cheval sur des chevaux, mais vous êtes nés à cheval sur le monde.

Il y avait loin, comme on voit, de cette conversation à celle de la chevauchée du bois de Boulogne, huit ou dix jours auparavant. Les rôles étaient intervertis entre ces deux jeunes gens. Chacun cédait l’avantage à l’autre, de bonne grâce. La jalousie était devenue épanchement ; la rivalité, concession. C’est que tous deux étaient amoureux, et que l’amour rend naïfs par moments, qu’il soit passion ou faiblesse, les cœurs les moins disposés à s’avouer vaincus.

Cependant, aucune confidence n’avait été échangée entre eux. Flavien mettait un soin extrême à ne jamais prononcer devant Thierray le nom qui le préoccupait, et Thierray, en parlant sans cesse d’Éveline, n’en avait encore jamais parlé sérieusement.

Le silence de la nuit était profond lorsqu’ils montèrent la colline de Mont-Revêche. La chouette logée dans le donjon faisait seule entendre son cri aigre-doux. La lune pâle paraissait à travers la pluie fine, comme une lampe dans son globe de verre mat.

— Quel paysage mélancolique ! dit Thierray ; c’est une nuit d’Écosse, une nuit à apparitions.

— À propos, dit Flavien, as-tu fini par savoir quelle figure ont les revenants de notre donjon ? Je n’ai plus pensé à m’en informer.

— Éveline m’a conté cela ; mais elle est si moqueuse, que je n’en crois rien. Cela me fait songer à interroger Crésus. — Avancez, riche Crésus, et dites-nous ce qui revient au château de Mont-Revêche.

— Bah ! monsieur, c’est des bêtises ! répondit le groom morvandiot d’un ton sceptique.

— Il est possible que vous soyez un esprit fort, reprit Thierray ; mais répondez à la question qu’on vous adresse, sans plus de commentaire.

— Eh ! mon Dieu, ils disent comme ça dans le pays qu’il y revient une dame.

— Jeune ou vieille ? dit Flavien.

— Ah ! ça, on n’en sait rien ; on l’appelle la dame au loup, parce qu’elle paraît avec un grand loup blanc qui la suit comme un chien.

— Vous vous abusez, monsieur Crésus, reprit Thierray, son loup est noir.

— Non, monsieur, c’est son masque qui est noir.

— Nous y sommes, dit Thierray à Flavien : elle n’est suivie d’aucun quadrupède ; mais elle a un masque de velours noir sur la figure. — Continuez, Crésus. Quelle figure a-t-elle sous son masque ?

— Ça dépend, monsieur. Quand elle est de bonne humeur, elle est toute jeune et assez gentille, qu’on dit. Quand elle est en colère, elle est vieille et laide comme un diable. Mais, quand elle veut faire mourir quelqu’un, et qu’elle tire son masque, on voit une figure de mort desséché, et il faut partir dans la huitaine. Voilà ce qu’on dit ; mais c’est des fameuses bêtises.

— Tout cela est très-conforme à la version d’Éveline, dit Thierray en mettant pied à terre ; car on était entré dans la cour du château. Eh bien, cette légende est jolie.

— Comment ! vous n’êtes pas couché, Gervais ? dit Flavien à son vieux serviteur, qui venait à sa rencontre. Je vous ai défendu de veiller pour m’attendre : ce service-là n’est plus de votre âge.

— Oh ! que M. le comte ne fasse pas attention, répondit le vieillard ; c’est que je tiens à fermer la porte moi-même derrière ces messieurs.

— Eh bien, croyez-vous que nous ne soyons pas assez grands garçons pour la fermer nous-mêmes ? Au lit, au lit, mon vieux brave !

— J’y vais, monsieur, répondit Gervais après avoir été tâter et palper la porte déjà fermée, avec une insistance singulière.

— C’est que nous ne saurions pas la fermer comme lui, dal dit Crésus à demi-voix à Thierray. Vous ne voyez pas qu’il fait une croix dessus avec ses doigts ? Ah ! vous parlez delà dame au loup ! c’est lui qui gobe cette bêtise-là !

— Vraiment ! dit Thierray. Écoutez donc ici, père Gervais. Est-ce que vous l’avez vue, vous ?

— Qui donc, monsieur ? dit Gervais tout ému.

— Eh ! la dame au loup !

— Oui, monsieur, répondit le bonhomme avec une grande assurance, et en faisant le signe de la croix. Puisqu’il vous plaît d’en parler et de la nommer, je ne suis pas un enfant pour en avoir peur. Je suis bon chrétien, Dieu merci ! et je sais des prières pour l’éloigner. Mais traitez-moi de fou et d’imbécile, si vous voulez, je l’ai vue comme je vous vois, et justement là, à la place où vous êtes. Il n’y avait pas à discuter devant une conviction si nettement posée. Aussi, ni Flavien ni Thierray n’y songèrent, et, plus curieux qu’épilogueurs, ils le pressèrent de questions.

— Il est aisé de vous contenter, messieurs ; car cela n’est pas un conte, c’est une histoire… La dame Hélyette de Mont-Revêche est morte ici en l’an 1665, et vous verrez son portrait dans le grenier quand vous voudrez. Eh bien, le costume qu’elle a dans son portrait, elle le porte encore ; et le masque que vous verrez sur sa figure, elle ne le quitte pas pour se promener dans les bois. Mais, quand il lui prend fantaisie d’entrer dans le château, elle l’ôte, et c’est alors qu’elle est nuisible.

— L’a-t-elle ôté devant vous ? dit Thierray.

— Non, monsieur, elle n’en a pas eu le temps ; je l’ai exorcisée, et elle s’est dissipée en brouillard.

— Ainsi vous ne connaissez pas son visage ?

— Non, Dieu merci !

— Mais vous ne nous avez pas dit son histoire. Gervais frémit ; mais, se remettant aussitôt s

— Je suis un vieux soldat, dit-il, et je n’étais pas plus poltron qu’un autre devant les Croates, qui m’ont fendu le cerveau à coups de sabre au passage du Mincio. Je peux donc me moquer d’une mauvaise âme en peine. Voilà l’histoire, messieurs ; elle n’est pas longue, mais elle est vraie.