Musiques d’hier et de demain/Texte entier

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Alfred Bruneau, Musiques d’hier et de demain/Texte entier

ALFRED BRUNEAU
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MUSIQUES

D’HIER ET DE DEMAIN


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PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
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1900






AVANT-PROPOS




En 1893, la première représentation de la Valkyrie à l’Opéra déterminait le triomphe du drame lyrique chez nous et permettait de tracer sur notre sol les larges chemins de l’avenir.

En 1899, quelques semaines après que Tristan et Iseult avaient fait franchir au wagnérisme sa dernière étape en la bonne ville de Paris, l’Académie nationale de musique, cédant aux nécessités des choses, jouait la Prise de Troie, d’Hector Berlioz, accordait trop tard au grand novateur français une place à côté du grand novateur allemand et montrait que de belles routes pouvaient et devaient encore s’ouvrir dans notre pays.

Pendant les six années qui séparent ces deux représentations, également mémorables parce qu’elles marquent chacune un point de départ en même temps qu’un point d’arrivée, des ouvrages inédits ont paru, que l’on a applaudis ou discutés, des ouvrages classiques ont reparu que l’on a généralement accueillis avec une extrême faveur. Des maîtres ont ou presque ou complètement renoncé à la scène. M. Ernest Reyer, par exemple, l’admirable et robuste poète de la Statue, de Sigurd et de Salammbô, s’est noblement retiré en la tour d’ivoire que lui a bâtie l’universel respect et M. Camille Saint-Saëns, s’en tenant à ses partitions anciennes et principalement à son superbe Samson, n’a plus écrit pour le théâtre que deux amusettes, d’ailleurs exquises. Des étrangers nous ont apporté leurs productions, nos jeunes compositeurs sont entrés dans la lutte, et le mouvement a été incessant.

Les faits qui l’ont motivé sont consignés dans ce livre. Il ne s’agit pas ici de longues études sur les hommes et les œuvres, mais d’impressions brèves recueillies au jour le jour et notées librement, fidèlement, passionnément aussi, car l’auteur aime son art. L’évolution wagnérienne a occupé la seconde moitié du XIXe siècle. Elle s’achève avec lui et d’autres batailles s’engageront bientôt. Berlioz fut notre Wagner ; aucun snobisme n’empêchera cela d’être l’absolue vérité. Il innova dans le sens français comme Wagner innova dans le sens allemand ; la Prise de Troie et la Valkyrie l’attestent. Rien de ce que ces deux génies nous ont enseigné ne sera perdu et tout ce que les génies précédents nous ont légué servira aux besognes prochaines. On verra dans ces pages de quelle façon Wagner, Berlioz, les classiques et les contemporains ont préparé, de leur plein gré ou non, l’évolution musicale du XXe siècle.



LA VALKYRIE

Après l’éclatant succès de Lohengrin à l’Opéra, il devenait utile de faire entendre au public parisien, autrement que par des fragments exécutés dans les concerts, un des grands ouvrages de la dernière manière wagnérienne. Ce public, qui se détourne des productions retardataires avec une croissante et significative indifférence, aurait dû, depuis longtemps, être mis à même de trancher dans le vif du débat que soulève chez nous la question du drame lyrique.

Pour donner à cette épreuve l’importance qu’elle comporte et en affirmer la signification, il était bon de diriger son choix vers l’Anneau du Nibelung, œuvre essentiellement typique en sa surhumaine contexture, en ses gigantesques proportions, où sont le plus clairement exposées les véritables idées rénovatrices de Richard Wagner et qui, lors de l’inauguration du théâtre de Bayreuth, excita, avec une violence sans égale, les colères terrifiées, les réprobations exaspérées, les clameurs furibondes du vieux dilettantisme, toujours prêt à partir en guerre inutile contre l’inéluctable renouvellement des choses.

Aujourd’hui, par le pouvoir sublime du Génie et la volonté souveraine du Temps, ce vieux dilettantisme, s’avouant vaincu, est passé à l’ennemi, tout simplement. Est-il besoin de dire combien nous nous en réjouissons ? Mais, cantonné dans la citadelle wagnérienne, s’il glorifie maintenant la parfaite beauté esthétique de l’art qu’il combattait jadis, il oppose cet art prodigieusement audacieux à toutes les audaces nouvelles, et lorsque M. Camille Saint-Saëns, un musicien quelque peu renseigné, écrit que dans l’Anneau du Nibelung il y a des « harmonies qui ne seraient approuvées par aucun Conservatoire, qui, à la lecture, paraissent impossibles et qui, à l’audition, sont délicieuses », le vieux dilettantisme affirme avec un grand sérieux que Richard Wagner a toujours employé des enchaînements d’accord éminemment licites et qu’aucune harmonie contraire aux lois des traités n’est jamais tombée de sa plume. Point n’est besoin de dire combien nous nous réjouissons encore de ces discussions. Ne prouvent-elles pas surabondamment qu’aucune règle musicale ou poétique ne saurait être considérée comme fixe ou définitive, puisque des œuvres conçues réellement en dehors de toutes les sujétions du métier et, comme telles, mises d’abord à l’index, sont ensuite proclamées des modèles d’écriture impeccable, de tenue classique et sévère.

La vérité absolue c’est que Richard Wagner, à l’exemple d’Hector Berlioz, mais par de tout autres moyens et à l’aide d’un tout autre tempérament, apporta à la Musique le divin bienfait des libertés infinies. Avec quelle splendide éloquence il plaida, dans les Maîtres Chanteurs, une des plus nobles causes qui soient, je n’ai pas à le rappeler ici. En choisissant pour sujet de sa comédie lyrique la lutte de l’art jeune et libre contre la pédanterie ridicule des vieilles écoles, en développant ce sujet si largement et si puissamment, Wagner indiqua bien sa volonté nette de s’incarner dans le personnage du chevalier Walther de Stolzing et de prendre lui-même la parole.

Mais ce n’est pas seulement l’indépendance des sons que nous devons à Richard Wagner. Grâce à son prodigieux génie, le théâtre musical est entré dans une ère nouvelle, ère de saine raison, de bon sens rigoureux et de logique parfaite.

Personne n’ignore plus, à cette heure, par quelles dissemblances profondes le drame lyrique se sépare de l’opéra. Dans l’un, la musique s’unit étroitement à la poésie pour donner la vie, le mouvement, l’intérêt passionnel à une action humaine dont rien, depuis le lever du rideau jusqu’à l’événement final, ne doit retarder la mise en marche. Dans l’autre, le chant se fragmente en nombreux morceaux qui ne sont parfois que des hors-d’œuvre encombrants dont la forme traditionnelle immobilise les acteurs et les choristes, contrairement aux nécessités scéniques les plus élémentaires. Dans l’un, la symphonie commente les intimes pensées des personnages, fait connaître les raisons pour lesquelles ces personnages agissent, et, tout en dessinant leurs caractères, magiquement évoque la réalité des décors fabuleux que rêva notre fantaisie. Dans l’autre, avec une grande docilité, l’orchestre se soumet à l’esclavage du chant. Sa fonction, fonction tout à fait secondaire, consiste à accompagner les voix, à exécuter des ritournelles, à frapper quelques accords indicateurs pendant que se déclament les récitatifs, à musiquer plus ou moins harmonieusement les entrées et les sorties. Seule, l’ouverture lui est réservée ; et encore expose-t-elle moins souvent des sentiments ou des faits qu’elle ne sert de prétexte à la composition d’un morceau de bravoure instrumentale. Dans l’un, la mélodie est infinie, comme l’a très justement dit Richard Wagner ; elle va, vient, court des voix à l’orchestre, se renouvelant toujours en son libre essor. Dans l’autre, elle n’apparaît que par instants et par places : si le chant est mélodique, l’accompagnement est rudimen taire et le traditionnel « récit », intervenant sans cesse au milieu du discours musical, arrache à la mélodie ses ailes et, arbitrairement, la condamne aux misères des formules.

Le théâtre étant un art de vie, de mouvement, d’expression et de vérité, le drame lyrique deviendra donc scénique au sens le plus exact et le plus large du mot, tandis que l’opera restera musical au sens assez étroit et assez vague du terme.

Ce sont d’ailleurs des désignations imaginées plutôt pour défendre certaines idées que pour étiqueter certains ouvrages, car il demeure dans la forme classique de l’opéra des chefs-d’œuvre dignes de l’éternelle et fervente admiration. On ne rabaisse point les Don Juan, les Fidelio, les Iphigénie et tant d’autres en souhaitant le rajeunissement d’un art qui doit à ces chefs-d’œuvre son impérissable gloire. Après Gluck, Mozart, Beethoven, Wagner, des novateurs viendront qui, respectueux des traditions du passé et désireux des conquêtes de l’avenir, élargiront encore le champ d’action du drame musical. Tout se transformera en la fatalité des choses, et nul ne pourra jamais arrêter la marche envahissante du progrès et du temps.

Mais j’ai hâte d’aborder un point des plus graves, fertile en malentendus de tous genres.

Si le drame lyrique, par sa clarté, sa richesse d’expression, sa logique, sa liberté d’allures, son organisme même, s’applique avec une souplesse merveilleuse aux tempéraments des peuples les plus divers, l’œuvre wagnérien, par la longueur de ses développements, la philosophie abstraite de ses mythes et de ses symboles, par son idéalisme très spécial est d’une essence purement germanique.

En donnant à l’art de son pays un si magnifique épanouissement, en restant toujours si exclusivement allemand, Richard Wagner nous a tracé une route dont nous ne devons point nous écarter, et il nous a montré que l’esprit de race, l’amour du sol étaient les vrais et seuls inspirateurs des grandes, belles et nobles choses. À vouloir s’assimiler les sujets légendaires, les spéculations philosophiques de l’auteur des Nibelungen, à tenter de s’approprier les éléments qui caractérisent la nationalité de son génie, la jeune musique française perdrait toute sa force, toute son originalité, toute sa prépondérance.

« Le Germain aime l’action qui rêve, le Français aime le rêve qui agit. » Rien de plus vrai que ces paroles dites un jour par Richard Wagner et rien de mieux que le drame lyrique pour les mettre à profit, en ce qui nous concerne.

Des poèmes simples, émouvants, humains surtout, rapides et clairs devront naître où l’âme vivante du pays chantera librement ses joies et ses douleurs. Ainsi fortifiée, régénérée au souffle tout puissant des idées modernes, la musique française, loin de perdre les qualités de race dont elle a le droit d’être fière, ne fera que les accroître en la magnifique éclosion des œuvres futures.

Je ne puis étudier ici les quatre drames qui composent l’Anneau du Nibelung, ayant à m’occuper plus spécialement de la Valkyrie, mais je dois cependant, après avoir tenté de définir les principes constitutifs des rénovations wagnériennes, essayer de faire comprendre l’idée générale de la Tétralogie qui, dans le prologue, l’Or du Rhin, est exposée avec les thèmes musicaux essentiels.

Il est à remarquer, tout d’abord, que ces thèmes qui serviront avec tant de variété au développement symphonique de l’œuvre, soit en se transformant, soit en se combinant les uns avec les autres, ont entre eux une parenté très étroite et très significative. Ils semblent dériver, pour la plupart, de la mélodie de la Nature par laquelle commence l’Or du Rhin et qui, logiquement, arpège les seules notes de l’accord parfait majeur, résonnances naturelles du corps sonore. C’est de ce thème primitif que naîtra, par une sorte d’inversion, le motif du Crépuscule des Dieux, c’est cette fanfare arpégée, qui rythmera si différemment les thèmes de l’Épée, des Valkyries, de l’Incantation de la Foudre, de la Prédiction d’Erda et tant d’autres, c’est cette mélodie génératrice fournie par la nature elle-même, je tiens à le répéter, qui, sous les aspects les plus divers et les plus imprévus, formera la trame instrumentale de l’Anneau du Nihelung.

Au fond du Rhin légendaire, l’Or vierge dormait, gardé par les Ondines. Le Nibelung Alberich a surpris le secret attaché au trésor : Quiconque possédera l’Or et en forgera l’Anneau magique obtiendra la toute-puissance, mais devra d’abord renoncer à l’Amour. Et, dans un blasphème, le gnome a violé et ravi l’Or du Rhin.

Pour servir de séjour au maître des dieux Wotan et à Fricka, son épouse, sous la condition expresse qu’on leur livrerait Freia, déesse de l’Amour, les géants Fasolt et Fafner ont construit le Walhalla. Lorsque ceux-ci réclamèrent le prix de leur besogne, Wotan, voulant garder Freia, dispensatrice de l’éternelle jeunesse, éluda le pacte, cependant inexorable. Loge, dieu du feu subtil et pervers, ayant alors proposé de prendre à Alberich l’Anneau qui rend tout-puissant, le désir de posséder cet anneau s’empara en même temps de Wotan et des géants. Assurés d’avoir l’Or, Fasolt et Fafner eussent renoncé à Freia. Mais Wotan, qui ambitionnait l’Or, refusa et la déesse fut emmenée.

Privés de l’Amour, les dieux devaient mourir. Wotan, aidé de Loge, alla chercher l’indispensable rançon et lorsqu’il arracha du doigt d’Alberich l’Anneau magique, le Nibelung clama l’épouvantable malédiction qui, frappant successivement tous les personnages de la Tétralogie, les condamnera au Crépuscule final.

Il fallut amonceler l’Or devant Freia et la soustraire ainsi aux regards des géants pour que ceux-ci consentissent à s’en séparer ; cependant, l’œil de la déesse, brillait encore au travers d’une fente, et, seul, l’Anneau que Wotan voulait garder aurait pu clore la barrière de métal. Erda, prophétesse originelle, mère du monde, apparut alors pour rappeler la malédiction d’Alberich, et Wotan, jetant l’Anneau fatal, gravit la route aérienne de l’arc-en-ciel tracée par Donner dans un triomphal orage. Suivi des dieux, il entrait glorieusement au Walhalla, lorsque la plainte des filles du Rhin, venue des profondeurs de la vallée, lui fit comprendre l’étendue de sa faute et lui inspira la pensée de se racheter. En l’épée des Nibelungen se symbolisera l’idée de la Rédemption des dieux criminels par l’homme innocent.

L’Or du Rhin se termine dans un orage et c’est encore dans un orage que commence la Valkyrie. Mais combien différente est l’expression orchestrale de ces deux morceaux symphoniques, bâtis cependant l’un et l’autre sur le thème de l’Incantation du dieu Donner. Après les lumineuses sonorités d’un cortège royal, voici que, par les traits haletants des instruments à cordes, se dessine la fuite nocturne d’un homme sous l’impitoyable pluie. Au seuil d’une vaste salle, bâtie autour du tronc gigantesque d’un frêne, Siegmund est apparu, chancelant, brisé de fatigue. Après avoir fait quelques pas dans l’intérieur de l’habitation, il tombe devant le foyer, évanoui.

Une femme s’empresse à le secourir. Elle le désaltère, et tandis qu’il boit à longs traits l’eau bienfaisante, leurs yeux s’unissent en ce regard si profond qui, pour toujours, lie les âmes. Rien ne peut rendre la fraîcheur délicieuse, la tendresse exquise et la grandiose mélancolie de cette scène où le thème d’amour de Siegmund et de Sieglinde, émergeant des violoncelles et se mélangeant au motif des descendants de Wotan, se développe avec une incomparable poésie.

Mais une brève fanfare de chasse a retenti ; elle annonce Hunding, et le maître du logis paraît en effet. Il ne tarde pas à remarquer la ressemblance des deux êtres qui sont devant lui. Pressé de questions, Siegmund dit ses malheurs, sa mère morte, son père disparu, sa sœur jumelle enlevée, sa vie désespérée. Hunding, qui retrouve enfin l’ennemi tant cherché, le provoque aussitôt pour le lendemain, et il emmène Sieglinde pendant que le thème de l’Épée commence à se faire entendre à l’orchestre.

Où donc est le glaive promis pour l’heure du danger ? Sieglinde, échappée sans bruit de sa chambre, va le révéler. Le jour de ses noces brutales avec Hunding, un homme étrange est venu. Dans le frêne, il enfonça l’arme maintenant resplendissante, la destinant au héros qui pourrait l’en arracher. Aucun ne fut assez fort. Siegmund sera ce héros et délivrera Sieglinde. Mais, tout à coup, sous une poussée mytérieuse, la porte de la maison s’est ouverte et le Printemps est entré. Avec quelle grâce chevaleresque et fière Siegmund le chante ! Son adorable lied, mêlé aux thèmes d’amour et aux motifs essentiels, mènera la scène à une conclusion de puissance, d’enthousiasme inimaginables. Bondissant sur l’Epée, Siegmund l’arrache du frêne, et, dans un indescriptible élan, il fuit, entraînant Sieglinde loin de la demeure douloureuse.

Le second acte contient une des plus poignantes situations qui soient au théâtre. En engendrant des hommes sur la terre, en destinant à ces héros l’Épée qui doit leur permettre de restituer l’Or aux filles du Rhin, Wotan a cru possible sa rédemption ; Fricka va le détromper. Exigeant la punition de l’amour incestueux, elle lui montre que Siegmund n’agit pas librement et que, par suite, il ne peut être le sauveur rêvé. Tenant sa puissance non de lui-même, mais du maître des dieux, le fils hâtera le Crépuscule fatal du père. Sur des thèmes sombrement désespérés, Wotan confesse l’irrémédiable faute à sa fille Brunnhilde, la plus chérie des neuf Valkyries, ces vierges chargées, comme on sait, de porter au Walhalla les guerriers tués à la bataille. Il lui demandait tout à l’heure de protéger Siegmund dans son combat avec Hunding et lui ordonne maintenant de l’abandonner à son destin. C’est en vain que Brunnhilde se révolte ; elle devra obéir, car la colère du dieu est terrible. Cependant, lorsqu’elle promet à Siegmund qu’il entrera bientôt au Walhalla, divin paradis des âmes heureuses, et que celui-ci refuse de se séparer de Sieglinde, devant une si grande tendresse, son cœur se fond. Quoi qu’il puisse lui en coûter, elle le défendra contre Hunding. Mais Wotan, apparu dans un nimbe resplendissant, brise l’Épée rédemptrice tandis que Siegmund tombe mort.

Au troisième acte, la toile se lève sur la chevauchée des Valkyries. Au sommet d’une montagne rocheuse se réunissent les neuf vierges. Voici Brunnhilde portant Sieglinde et brandissant les deux tronçons du glaive précieux. Sieglinde ne doit pas périr ; en son sein est Siegfried, qui reforgera l’Épée. Et, aussitôt, le thème du héros joyeux, de l’enfant ignorant court dans l’orchestre. Voici Wotan : furieux d’abord et pleurant enfin des larmes d’une infinie désolation, le dieu proclame la sentence qui sera pour lui l’effroyable châtiment. Brunnhilde, la plus chérie de ses filles, doit être punie de sa désobéissance ; entourée d’une barrière de flammes, déchue de sa divinité, elle dormira jusqu’au moment où un héros, franchissant l’obstacle, viendra la réveiller. Ah ! la mélodie qui s’élève alors et qui chante, en sa prodigieuse ampleur, l’immense et suprême embrassement ! Ah ! la gravité si émue des dernières paroles, bientôt étouffées sous le motif tortueux de Loge, dieu du feu ! Et l’épanouissement de l’incendie final, traversé par le thème si fier de Siegfried, futur libérateur de la Valkyrie, et l’évanouissement de ces sonorités féeriques, tandis que la lente descente du rideau nous arrache au plus sublime des spectacles !…

Les aventures de Siegfried, son combat contre Fafner pour lui prendre l’Anneau, sa conquête de Brunnhilde, sa mort, la restitution de l’Or maudit aux filles du Rhin par la Valkyrie, rédemptrice divine et humaine épouse, pendant que la fin des dieux s’accomplit et que le règne de l’homme commence en la sublimité de l’Amour purificateur, tels sont les événements qui, dans les deux derniers drames, hâteront la conclusion de l’Anneau du Nibelung.


À PROPOS DES "BÉATITUDES"

En 1890, au crépuscule d’une de ces tristes journées pluvieuses qui commencent les hivers parisiens, dans un coin retiré du cimetière de tylontrouge, un modeste cercueil se recouvrait de terre. Une vingtaine de jeunes artistes avaient suivi le corbillard qui apporta ce cercueil, et maintenant ils regardaient douloureusement une petite croix de bois noir où quelques mots étaient tracés à la craie : « César Franck, compositeur de musique, mort le 8 novembre 1890. »

Alors, sans discours officiels, après les touchants adieux d’un ami et d’un disciple, l’ordinaire cérémonie s’acheva.

Ce très simple et très digne enterrement ne fut pas, comme on peut le voir, une de ces grandes cérémonies funèbres qui décident, pour un jour, de la joie d’une ville, transformant les églises en salles de spectacle et les cimetières en champs de courses, affolant les reporters et troublant, dans les journaux, l’ordre de la mise en pages quotidienne. Les quelques artistes qui, dévotement, avaient pris la route de Montrouge et qui, mélancoliquement, redescendaient la colline, étaient à peu près seuls à ne point vouloir ignorer que César Franck fut, avec Bach, Beethoven, Wagner et Berlioz, un des plus puissants novateurs de la musique.

Donc, ainsi que ses glorieux prédécesseurs, Franck eut à lutter toute sa vie. Avec quelle âpreté, quelle injustice, quel dédain on accueillit l’œuvre admirable qu’il nous laissa, je n’ai pas à le rappeler ici. Il me suffit de faire remarquer que l’auteur des Béatitudes est mort sans avoir entendu la plupart de ses ouvrages et presque inconnu de la foule, pour montrer à quel point l’obstruction fut alors savamment organisée. Mais Franck ne souffrait aucunement de cette hostilité. En composant sa musique d’une robustesse superbe, il s’élevait trop haut dans l’idéal pour s’abaisser ensuite aux faiblesses des ambitions ou des rancunes humaines. Son âme était pure, candide et simple comme celle d’un enfant ; son esprit était fier, noble et courageux comme celui d’un héros. C’est ce qui explique comment, par la primitivité radieuse de ses chants, par la modernité prodigieuse de ses harmonies et de ses développements, il créa un art d’une intensité d’expression si personnelle, d’une unité de forme si merveilleuse.

Pour créer cet art, à l’exemple des grands novateurs et contrairement à Pidée que l’on se fait d’eux généralement, Franck n’eut besoin de rien démolir, de rien bouleverser, de rien changer à l’ordre naturel des choses. Il édifia sa cathédrale sonore sur les solides et gigantesques assises du passé ; il fut le continuateur de Bach et de Beethoven, comme Bach et Beethoven furent eux-mêmes des continuateurs. Il professait, d’ailleurs, un respect sans bornes pour les ancêtres de la musique, car il savait bien qu’il descendait d’eux directement et qu’il avait hérité de leur génie.

Les seules armes dont Franck se servit dans la lutte qu’il soutint jusqu’à son dernier soupir étaient un immense et douxétonnement. N’écoutant que la voix de son rêve, il n’entendit à aucune minute de sa vie les coups de sifflet et les injures qu’on lui prodigua ; mais, en revanche, quel sourire heureux lui venait, quelle joie il éprouvait du moindre applaudissement, d’une approbation quelconque ! Tranquille, sûr de l’avenir, il se remettait à sa table ou à son orgue et, joyeux, il chantait, ce musicien obscur et antimélodique, les mélodies les plus belles, les plus claires et les plus musicales que l’on ait amais composées.

Ce qui assure à César Franck une gloire digne de lui, c’est la sincérité absolue de son œuvre. On sait qu’en acceptant le poème de Rédemption il dit : « J’écrirai cela, parce que j’y crois. » Il a cru simplement, ingénument à tout ce qu’il a fait, et voilà pourquoi tant d’oratorios mondains qui charmèrent une partie du public par leur grâce sensuelle et troublante n’ont aucun point de ressemblance avec les oratorios de religiosité vraie, austère et calme de celui que l’on a appelé le musicien des anges. Et même le mysticisme grandiose de Parsifal, dans sa sublimité sacrée, ne peut, davantage, être mis en parallèle avec le souffle immense de spiritualité qui, divinisant et unifiant l’œuvre de Franck, en a fait un colossal monument de piété fervente.

César Franck était né à Liège en 1822, et, dès l’âge de quinze ans, il vint à Paris qu’il ne devait plus jamais quitter. Entré aussitôt au Conservatoire, il obtint bien vite les prix de contre-point et d’orgue. À Sainte-Clotilde, il fut un merveilleux improvisateur. Lorsqu’il s’asseyait devant le clavier aux cent voix, son visage superbement grave et volontaire se transfigurait, reflétant, dès qu’elles passaient en son haut esprit, les nobles inspirations écloses en son cœur naïf et fort. Le pli austère de sa lèvre s’accentuait alors, et tandis qu’une flamme s’allumait en ses bons et clairs yeux, d’un grand geste familier, il tirait les jeux du mystique instrument, faisant tonner les foudres saintes ou chanter les angéliques pardons.

Cependant, c’est dans la musique de chambre qu’il devait s’essayer d’abord et, à la vérité, rien dans ses premiers trios ne fait deviner les magnificences du quintette et du quatuor futurs. Au contraire, Ruth, exécutée vers 1846, contient en germe tout l’art de Franck. Si la primitivité y est plus apparente que la modernité, au moins une fusion intime de ces deux éléments se fait-elle déjà pressentir à certaines harmonies frappantes de nouveauté. Comme dans Rébecca, où se réalisent pleinement ces indications, l’orchestre nous promène en un Orient biblique d’une poésie délicieuse, d’une mélancolie pénétrante et irrésistible, tandis que les personnages saints, hiératiquement, murmurent de mystérieuses et tranquilles mélodies.

Au milieu d’un paysage idéal chantent aussi les voix de sa radieuse messe, d’une expression si profonde en sa simplicité naïve. D’ailleurs, à chaque composition s’affirmera davantage ce sentiment de mysticité. Éclatant en victorieuses fanfares comme dans le grandiose et symbolique oratorio de Rédemption, dominant les appels éperdus du Chasseur Maudit, émergeant du frémissement aérien des Éolides ou fêtant l’amour de Psyché, partout et toujours une idée supérieure triomphera. Et, même dans les ouvrages de musique pure, tels que la symphonie, le quintette et le quatuor, la conception sera assez haute, assez noble, assez austère pour nous donner encore pareille impression de religiosité.

Mais je tiens les Béatitudes pour l’œuvre maîtresse de César Franck. L’auteur dut renoncer à les entendre et c’est trois ans après sa mort que M. Colonne les a intégralement exécutées. Cemagnilique oratorio est la paraphrase musicale des Béatitudes Évangéliques, les huit moyens indiqués par Jésus-Christ, dans son Sermon sur la Montagne, pour assurer le bonheur à ceux qui les mettraient en pratique.

Dans un prologue d’une indicible désolation, le vieux monde se meurt, chargé de maux et de crimes. Mais, en un rayonnement, une voix s’élève, douce comme le miel, apportant aux déshérités l’espoir, le pardon, la rédemption divine.

Au cours des huit parties de l’œuvre, nous voyons donc l’Humanité, dominée par un Satan gigantesque, souffrir, ramper, pleurer sans cesse, et toujours la voix consolatrice descend du ciel, combattant le démon qui finit par s’avouer vaincu, alors qu’un cri formidabe de délivrance secoue la Terre régénérée.

Les musiques infiniment variées de ce poème philosophique sont d’une grandeur, d’une sérénité, d’une sublimité incomparables. L’art de Franck y resplendit en sa fierté souveraine, en sa tendresse naïve, en son austérité calme, en sa pure et lumineuse clarté. Avec quelle maîtrise sont employées les plus belles ressources de la polyphonie orchestrale et vocale ; avec quelle aisance, quelle sûreté, quelle profondeur d’expression, quelle modernité de facture se transforment les thèmes ! Celui de Jésus, par exemple, qui s’adapte si excellement aux sentiments divers des huit Béatitudes, surgissant d’abord des sonorités graves du violoncelle pour s’épandre ensuite dans toute la partition avant d’éclater en hosanna de triomphe pendant le chœur final. Et ces motifs véhéments, devenus tout à coup si tristes, si désolés en leur impressionnante lenteur, et achevant de se développer au milieu du renaissant tumulte des instruments !…

Aucune parole ne peut donner l’idée d’un tel chef-d’œuvre. J’ai voulu, seulement, dire ici quel noble artiste fut César Franck et saluer, de toute mon admiration, une des plus hautes figures qui aient dominé le monde musical.


PHRYNÉ

Tout empressé que je sois à glorifier l’intelligence du public chaque fois que j’en trouve l’occasion, je n’étais pas sans inquiétudes lorsque j’ai ouvert la partition de Phryné.

Si je fus d’abord un peu décontenancé par les apparentes allures d’opérette qui singularisent assez joyeusement certaines parties du curieux ouvrage de M. Camille Saint-Saëns, je n’ai pas besoin de dire qu’au bout de cinq minutes je fus conquis pas la maîtrise avec laquelle cet ouvrage est écrit et que je me pris à admirer, en humble ouvrier des sons, l’incontestable musicalité des dix morceaux avidement lus.

Mais le public, pour qui, en définitive, l’œuvre a été faite, saisirait-il au vol ces exquisités de métier et en goûterait-il l’agrément si particulier, c’est ce qu’il me tardait tant de savoir.

De plus, ceux qui ont la bonne fortune de connaître l’auteur de Phryné et d’entrer ainsi de temps en temps dans l’intimité de sa conversation, n’ignorent point quels trésors d’allégresses très folles et très mystificatrices se cachent sous sa gravité un peu railleuse et déconcertante. Quoi de plus naturel pour nous qui le voyons rire souvent dans la vie que de le voir rire une fois par hasard dans une de ses manifestations artistiques ? Mais aussi, quoi de moins accessible à un public nullement préparé que la gaieté très spéciale de M. Camille Saint-Saëns ?

Cette gaieté, musicalement exprimée, n’a rien de la gaieté d’un Chabrier ou d’un Offenbach. Tandis que l’un fait tonner l’orchestre et hurler les voix en des exubérances qui ébranlent les murs des salles, tandis que l’autre chatouille plus discrètement nos nerfs et secoue plus doucement nos esprits en la facilité rythmique des chants qu’on fredonne, M. Saint-Saëns conserve au milieu de ses expansions joyeuses une dignité froide de pince-sans-rire que je trouve fort amusante et raffinée, mais dont l’effet sur les spectateurs en question restait pour moi douteux.

Combien mes craintes étaient vaines et quel admirable public que celui qui a si intelligemment jugé, applaudi comme il le fallait et compris jusque dans ses moindres subtilités l’opera-comique de M. Saint-Saëns.

Car Phryné est bien un opéra-comique, un opéra-comique classique avec airs, duos, couplets, chœurs, finales découpés dans le dialogue parlé. Ah ! pas le plus petit essai de comédie lyrique en cette œuvre que nous sentons très voulue sous son sans-gêne apparent. M. Saint-Saëns, au fond, est un classique pur et, maintenant, chacun de ses pas le rapproche davantage des classiques, ses premiers maîtres, ses premiers modèles, ses premiers inspirateurs. Sans doute, devons-nous regretter qu’un aussi haut artiste, armé pour la lutte et désigné pour la victoire comme pas un de ses contemporains ne le fut, suive si exclusivement les traditions ancestrales, n’emploie pas plus audacieusement son ardeur créatrice. Mais M. Saint-Saëns a depuis longtemps choisi sa route et Phryné marque une étape méthodique de sa carrière.

On sait, en effet, que l’auteur de Samson et Dalila, poussé par un besoin de combativité auquel il n’a jamais cessé d’obéir, conduit également par un esprit de contradiction inné chez lui, se désintéressa peu à peu de ce qu’il avait aimé à une époque déjà éloignée de sa vie.

Besoin de combativité, peut-être aussi besoin de liberté l’ont fait tout à coup jeter aux orties le froc wagnérien en une préface retentissante où l’artiste, fièrement, réclamait son droit à choisir ses admirations comme à formuler ses critiques.

Le bruit que fit en son temps cette préface, les discussions qu’elle provoqua dans le monde musical ne sont point oubliés ; mais si M. Saint-Saëns n’est plus aujourd’hui qu’un pontife in partibus de la religion wagnérienne, trouvant sans doute, avec raison, que le dieu engendra trop de faux prophètes et amena dans le temple trop de simili-dévots, il est certain qu’il fut un des premiers apôtres du drame lyrique et qu’au moment où il y avait danger à se battre pour lui, il se battit très vaillamment, très ouvertement, disant « qu’il fallait être toujours pour l’art contre les philistins ». À l’heure où nous sommes, il est persuadé que ces mêmes philistins sont devenus wagnériens intransigeants et il persiste à « être toujours contre les philistins », naturellement, sincèrement, courageusement d’ailleurs… Et il écrit la partition de Phryné sur le thème suivant :

L’archonte Dicéphile, dont on vient d’inaugurer le buste dans un carrefour d’Athènes, est aussi avare que son neveu Nicias est prodigue. Il a acheté les créances du jeune homme et obtenu jugement contre lui. Mais au moment où les démarques vont l’arrêter, Phryné fait rosser la police par ses esclaves et offre l’hospitalité à Nicias, qui, avant d’entrer en la maison joyeuse, coiffe le buste de son oncle d’une outre pleine de vin.

Dicéphile se vengera en réunissant l’Aréopage, et lorsqu’il vient annoncer à Phryné cette nouvelle menaçante, celle-ci lui joue l’éternelle comédie des coquetteries féminines. Elle la joue si bien, cette comédie, que le vieil archonte, les yeux troubles, croit voir en l’Aphrodite de Praxitèle, apparue tout à coup, le corps dévêtu de la courtisane, et quand il tombe à ses pieds, pleurant toutes ses larmes, il est surpris par Nicias, les démarques et les esclaves. Très honteux, il fait grâce à Phryné, et, dans un grand regret, il comprend enfin qu’il n’a pu contempler autre chose qu’une statue.

Le caractère de l’archonte et celui de Phryné sont des mieux dessinés. Un trille légèrement rythmé par les instruments à cordes, un allègre trait arpégé par les flûtes suffiront à dépeindre les deux principaux personnages. Une molle et charmante phrase, chantée par les chœurs à l’unisson, saluera le passage de la courtisane et enveloppera d’une atmosphère impalpable l’exquise et scabreuse apparition de l’Aphrodite, rendue prodigieusement chaste par le singulier pouvoir de la musique. Une comique symphonie de bassons exprimera à merveille la grotesque importance du peu vertueux Dicéphile.

Si les finales sont de verve indécise et d’originalité contestable, en revanche les couplets de l’archonte ont paru spirituels et amusants. J’aime beaucoup l’ariette de l’esclave où le lit de Phryné est décrit en des harmonies languissantes et tièdes ; mais il est une maîtresse page, de parfaite beauté, dans laquelle, sur le lent ondoiement des notes graves de la clarinette, se développe le superbe récit de Vénus née très orgueilleusement des splendeurs de la mer. Et, aussitôt après ce récit, l’extatique mélodie des trois voix, tandis que s’élèvent, comme une fumée d’encens, les notes enroulées des flûtes, n’est pas moins pénétrante. Là se montre une fois de plus le poète que nous nous plaisons à admirer en M. Camille Saint-Saëns.


GWENDOLINE

Nul ne fut plus débordant de vie, de verve, de joie et d’enthousiasme, nul ne sut donner aux sons des couleurs plus intenses, faire chanter les voix avec plus de passion exaspérée, déchaîner avec plus de rudesse les tempêtes hurlantes de l’orchestre ; nul ne fut frappé plus cruellement, plus directement dans sa force qu’Emmanuel Chabrier, le bon gros garçon jovial et tendre qui, changé en un spectre maigre et pâle, assistait à la représentation si longtemps, si douloureusement attendue sans pouvoir même se rendre compte qu’il voyait enfin sur la scène de ses rêves son ouvrage, son cher ouvrage ; le maître musicien, à jamais privé de ses facultés créatrices, que la passion de l’art amenait cependant chaque dimanche au concert Lamoureux, applaudisseur frénétique des dieux Beethoven et Wagner, retrouvant, au passage d’une mélodie familière ou au jaillissement d’une harmonie amusante, la flamme du regard, le joli rire qui, chaque jour, hélas ! s’éteignaient.

Cette allégresse prodigieuse qui originalise à un si haut point les œuvres de Chabrier était la marque distinctive de son caractère. L’exubérance des gestes, la carrure solide du corps, l’accent auvergnat de la voix, proférant les propos les plus divers et les ponctuant, à intervalles égaux, des inévitables exclamations : « Eh ! bonnes gens ! » ou « C’est imbécile ! », la crânerie de ses chapeaux, l’audace de ses houppelandes donnaient à sa pittoresque personne une animation extraordinaire. Il jouait du piano comme jamais on n’en avait joué avant lui et comme jamais on n’en jouera. Le spectacle de Chabrier s’avançant, du fond d’un salon peuplé de femmes élégantes, vers l’instrument débile et exécutant España en un feu d’artifice de cordes cassées, de marteaux en miettes et de touches pulvérisées était chose de drôlerie inénarrable, qui atteignait à la grandeur épique. Et il écrivait ainsi avec l’abondance verveuse, la gaieté énorme qu’il apportait à tout.

C’est par l’Étoile, une opérette jouée aux Bouffes-Parisiens, il y a une quinzaine d’années, que débuta le futur auteur de Gwendoline. Mais déjà M. Catulle Mendès, dont l’amitié pour Chabrier — amitié très chaude et très admirative — ne devait plus se démentir, avait remis au musicien le poème du noble et bel ouvrage que, pendant des années et des années, l’on affecta d’ignorer à l’Opéra. Les portes des scènes sérieuses lui demeurant fermées, Chabrier offrit à Lamoureux l’étincelante rhapsodie orchestrale qui, du jour au lendemain, lui donna la célébrité. Le foudroyant succès d’España engagea la Monnaie de Bruxelles à monter aussitôt Gwendoline, qui, selon l’usage, fit son tour d’Europe avant de nous revenir. Entre temps, Carvalho commandait à Chabrier le Roi malgré lui, dont le livret banal, coulé dans le moule conventionnel de l’ancien opéra-comique, desservit son sens du théâtre, mais ne l’empêcha point de composer une partition d’allure à la fois très bouffonne et très charmante.

Car Chabrier possédait aussi, et cela au suprême degré, le charme et la grâce — sans aucune mièvrerie, ai-je besoin de le dire ? Il enveloppa certains types de femmes — sa voluptueuse Sulamite, par exemple, et la tragique fiancée d’Harald, également — d’un réseau délicieux de septièmes, de peuvièmes et d’appoggiatures qui les pare de façon exquise. Mais il avait surtout l’originalité, le don de création, et, refusant de s’inféoder à aucune école, n’étant l’élève de personne, ayant acquis par l’étude patiente et la fréquentation des maîtres le métier dont il s’était fait une arme propre, il laissait se développer en pleine liberté un admirable tempérament d’artiste.

Dans Gwendoline, les qualités les plus diverses et les plus sérieuses nous apparaissent. L’esprit — et il y en a beaucoup dans le rôle principal — s’affine notablement, tandis que l’outrance orchestrale atteint parfois à une sorte de grandeur farouche. Enfin une poésie adorable, une tendresse infinie émanent des personnages vaguement symboliques que M. Catulle Mendès se plut à nous montrer en un poème de forme naturellement impeccable, aux vers riches et musicaux.

Après l’ouverture, longuement violente et stridente, d’une véhémence sauvage, où les thèmes essentiels de l’œuvre sont exposés très symphoniquement et se mélangent pour aboutir enfin à une conclusion de sonorité terrible, où chante dans l’éclat de soleil des trombones le motif de l’Apparition de la Valkyrie, c’est le réveil tranquille d’une ferme saxonne. Aux fenêtres des habitations, dans les sentiers, des filles et des hommes s’appellent et se répondent, et le contraste est délicieux avec la brutalité de tout à l’heure. Bientôt les flûtes esquissent une mélodie de grâce toute virginale, malicieuse et chaste à la fois, où se jouent gaiement deux ravissantes appoggiatures. C’est la phrase de Gwendoline et un bref dessin, désormais inséparable du « barbare aux cheveux roux », brutalement scandé par les intruments à cordes, ne tarde pas à s’y enlacer. Malgré les paroles rassurantes du vieil Armel, son père, Gwendoline a grand’peur… Elle a vu, en rêve, qu’un être sauvagement hideux l’emportait avec lui sur la mer. Et dans l’horreur de son récit, une grande pitié mélancolique se devine pour le triste rôdeur des grèves qui, loin des beaux vallons paisibles, n’a jamais d’amour, ni d’épouse.

Mais des cris éclatent : Ehéyo ! Ehéyo ! Et, dans une poussée d’épouvante, les Saxonnes et les Saxons fuient, poursuivis par les Danois. De loin, dominant le combat, leur chef, Harald, entonne le large chant de guerre et, vainqueur enfin, il ordonne à Armel, qui fièrement refuse, de lui livrer son or et ses moissons. D’un coup d’épée, il va punir le vieillard, lorsque Gwendoline se précipite entre les deux hommes. Les paupières écarquillées, Harald reste stupéfait et, tandis que, les yeux dans les yeux, le Sauvage et la Femme demeurent immobiles sous le regard de la foule, une longue et noble phrase s’élève de l’orchestre. Exposée en la sonorité expressive des violoncelles et des cors, elle se développe splendidement pour s’unir, triomphale, au thème de Gwendoline, transformé et comme magnifié par ce superbe mariage instrumental.

D’une voix de tonnerre Harald a chassé tout le monde, et le voilà seul avec Gwendoline. La scène est d’une psychologie musicale infiniment curieuse, et elle est menée de main de maître par le compositeur. D’abord farouche et brutal, l’Homme ne tarde pas à s’apprivoiser. Il veut savoir le nom de la mystérieuse créature qui est là, devant lui. Elle le lui dit aussitôt, et ce nom, il le chante en une phrase exquise, légère et fluide qui, sur les arpèges des violons, s’évapore comme l’écume impalpable du flot. Le sien est rudement sonore ; en un tumulte de tempête il le clame, puis, avec une grande solennité, il raconte qu’un jour, dans le fracas hurlant de la bataille, alors que pour lui l’heure était venue peut-être de prendre son essor vers le Walhalla, il vit apparaître, ainsi qu’en un rayonnement de soleil, la Valkyrie au casque d’or. — Et le thème splendide que l’ouverture nous avait fait connaître prend ici une signification toute particulière. — Non moins belle et non moins fièreest Gwendoline, mais plus douce et plus joyeuse aussi. Elle court dans les broussailles, cueille des fleurs et veut se faire aider par Harald qui, après des hésitations et des révoltes, y consent pourtant. Puis elle saisit gaiement son rouet, tourne le fuseau et fredonne une très naïve ballade. Comme Hercule aux pieds d’Omphale, Harald va s’asseoir au rouet, mais sa chanson est un cri de guerre et, dans sa voix, elle sonne maintenant ainsi qu’un cliquetis d’épées. « Chante la mienne, Harald ! » En enfant docile, il va obéir, lorsqu’il est surpris par les Saxons et les Danois et quand Armel, sur sa demande pacificatrice, consent à lui donner Gwendoline, revenu au rouet, tandis que le rideau tombe, il répète maintenant la ballade, et, vaincu dans l’éternelle lutte, se prend au piège éternellement tendu.

Un prélude, d’allure apaisée et de teinte vaporeuse, précède le second acte. Au milieu de thèmes divers, le motif de Gwendoline circule, se transforme et se développe de la plus heureuse façon. En la chambre nuptiale, pendant que chante au loin le chœur de fête des filles saxonnes, le vieil Armel, avec ses compagnons, prépare une terrible vengeance : Tout à l’heure, les Danois vont périr dans l’incendie qui, par son ordre, s’allumera. La situation est dramatique et le compositeur a su en tirer un remarquable parti en faisant contraster les sinistres harmonies du meurtre et les refrains légers des compagnes de Gwendoline.

L’épithalame qui suit est un morceau d’ensemble de toute beauté. Très religieusement, les voix s’élèvent, encadrant une superbe phrase d’Armel, atteignant à une puissance sonore incomparable et retombant solennellement en accords longs et calmes. C’est une maîtresse page qui suffirait à l’honneur d’une œuvre. Mais, avant de laisser ensemble les deux époux, le père donne à sa fille épouvantée le couteau dont elle devra tuer Harald.

Restée seule avec le Danois, alors que celui-ci vient à elle, les bras ouverts, Gwendoline veut le chasser et le faire fuir. C’est donc qu’elle ne l’aime pas ?… Et quand, pressée de questions, haletante, désespérée, elle va lui apprendre l’horrible vérité, tout à coup, les clameurs joyeuses des robustes compagnons d’Harald viennent la rassurer en même temps que }es paroles enveloppantes de l’époux la contraignent d’oublier l’horreur des trahisons qui se préparent. Mais, à peine se sont-ils rapprochés de la couche nuptiale, chantant en la caresse de leurs deux voix unies le délice profond de l’amour pur et beau, que des cris de détresse s’élèvent des salles voisines, avec des bruits de lutte et de tables renversées. Harald a bondi pour courir au secours de ses amis. Il cherche en vain une arme, et Gwenddline, affolée, lui met à la main le couteau qu’elle a reçu d’Armel. Après avoir éperdûment embrassé sa femme, il se rue au dehors, enfonçant la porte.

Maintenant, en un site farouche, près de la mer, sur une furieuse symphonie orchestrale, les Danois fuient dans l’ombre, poursuivis par les Saxons, porteurs de torches. Harald est blessé : tenant tête à Armel et à ses serviteurs qui le frappent sans relâche, il s’appuie à un tronc d’arbre, les défiant encore. Mais Gwendoline s’est précipitée et, lui arrachant le couteau, elle se frappe et meurt avec lui au milieu des flammes apothéotiques du rouge incendie qui s’allume. Et fiers, en ce rayonnement de soleil, annonciateur du Walhalla futur, les époux chantent une dernière fois le thème extatique de la Valkyrie, divine prometteuse des suprêmes paradis.

Dans ce vaillant et noble ouvrage, les influences wagnériennes sont-elles donc aussi prépondérantes qu’on le prétend ? Je ne le crois pas. Malgré le flamboiement final et l’évocation de Wotan, souvenirs de légendes facilement reconnaissables, malgré l’antériorité du Vaisseau Fantôme, nous retrouvons dans le poème de Gwendoline un « faire » théâtral, une forme poétique qui appartiennent bien en propre à M. Catulle Mendès et qui n’empruntent vraiment rien aux conceptions allemandes. Le premier acte, notamment, délicat et brutal et, chose rare, tout psychologique, est d’esprit parfaitement français.

D’autre part, la partition d’Emmanuel Chabrier n’est pas davantage assimilable aux œuvres du grand réformateur dramatique. Mélodiquement, harmoniquement, elle révèle à chacune de ses pages la personnalité de son auteur. Ce grupetto rapide et brisé qui est comme la signature de certaines phrases, ces appoggiatures et ces enchaînements d’accords familiers, ces brusques oppositions de sauvagerie et de douceur, cette outrance instrumentale et vocale dénotent au contraire une indépendance, une originalité peu communes.

Et puis, il ne faut pas oublier que Gwendoline est de création relativement ancienne. À l’heure où elle fut composée, l’Opéra demeurait obstinément fermé à Richard Wagner, dont le prodigieux génie, encore mal connu du public, exerçait sur les âmes hautes et fortes qui avaient tenté de le pénétrer une invincible fascination. Devons-nous donc reprocher à des artistes d’avoir bravement avoué leurs admirations et leurs croyances, en un temps où il y avait grand courage de leur part à l’oser, et ne devons-nous pas, au contraire, leur être reconnaissants d’avoir tenté, les premiers, de faire communier la foule à la religion des Renaissances universelles et éternelles.

C’est aux jeunes hommes d’aujourd’hui qu’il appartient d’aller d’un pas plus libre et plus dégagé vers la gloire. À cette heure, le drame wagnérien est partout acclamé et son triomphe est définitif. La bataille n’est déjà plus là, elle s’engage nettement sur un tout autre terrain, et c’est l’avenir de la musique française qui maintenant est en jeu. Ayons confiance en notre nouvelle et forte génération et remercions Emmanuel Chabrier et Catulle Mendès d’avoir aidé par leur bravoure à l’évolution nécessaire qui s’accomplit. Constatons aussi la cruauté impitoyable et idiote des choses. Ne peut-on donc jamais atteindre le but souhaité, et ne sera-t-il jamais permis à aucun être d’accomplir entièrement l’œuvre de sa vie ? Après les années de luttes et de peines, Chabrier, en la légitime espérance des temps meilleurs, est frappé du mal affreux qui anéantit sa pensée et laisse inachevé le drame lyrique qui l’eût mené à la gloire en ajoutant à l’honneur de la musique française. Je me plais à l’évoquer tel qu’il était, jadis, dans ce logis de gaieté qui fut le sien, où les Manet, les Monet, les Renoir, accrochés aux murs, riaient en leurs joyeuses harmonies de couleurs, jeune, robuste, jovial et enthousiaste, me jouant le premier acte de Briséis. Avec quelle fougue il déclamait les beaux vers sonores de Mendès ! avec quelle ardeur il faisait chanter au maigre clavier les hymnes magnifiques de ses symphonies !… Mais, ouvrant le tiroir aux souvenirs, j’y trouve une de ses lettres, qui me ramène à la triste réalité des minutes présentes. C’est la dernière qu’il m’ait adressée. Les caractères rudes et fermes d’autrefois se sont changés en une écriture hésitante et angoissée. Elle se termine ainsi : « Vous êtes bien heureux ; vous pourrez travailler encore longtemps… »


THAÏS

En vérité, il est délicieux, ce livre de M. Anatole France, en marge duquel M. Massenet, d’accord avec Louis Gallet, a essayé de noter les musiques polychromes, les chants religieux, les appels à Vénus qui, à chacune de ses pages, en un murmure insaisissable, chantaient déjà aux oreilles de tout bon lecteur.

Sans vouloir le comparer à la Tentation de saint Antoine du grand Flaubert, dont il n’a ni la formidable puissance évocatrice ni l’effrayante et magique splendeur, on ne saurait trop l’admirer et l’on conçoit très bien que, par son parfum de poésie troublante et voluptueuse autant que par l’ironie hautaine et un peu cynique de son mysticisme, il ait pu séduire assez vivement le compositeur d’Hérodiade et de Marie-Magdeleine pour lui inspirer une partition nouvelle.

Il nous apparaît maintenant que M. Massenet est guidé dans le choix de ses sujets par une idée fixe, obsédante, dominatrice de son œuvre, idée qui met en lutte la courtisane et le prêtre. Thaïs est une nouvelle incarnation des amoureuses célèbres déjà utilisées en de précédents ouvrages par l’ardent artiste. Elle est sœur de Manon, de Salomé, de tant d’autres, quoique sanctifiée, et, quoique maudit, le Paphnuce de M. Anatole France, devenu Athanaël sous la plume de Louis Gallet, est proche parent de Jean, du mage Zarastra et d’un non moins illustre fondateur de culte.

Plus désireux de déployer sa maîtrise mélodique et harmonique, de faire valoir ses merveilleux dons de descriptif et son étourdissante virtuosité d’écriture que de créer des êtres dissemblables, d’en scruter les caractères différents afin d’exprimer l’humanité particulière de chacun d’eux, M. Massenet n’est nullement gêné, comme on pourrait le croire, par cette similitude de personnages et de situations. Au contraire, sa personnalité n’en parut toujours que plus frappante, n’ayant pas à chercher des manières diverses de se manifester, et sa musique sembla dès lors d’indiscutable sincérité, d’une venue naturelle de l’esprit et des sens, jamais en repos chez lui.

Mais cette recherche évidente des mêmes types, cette volonté de les associer presque constamment à une pareille action dramatique n’exclut pas en M. Massenet le désir de varier la forme de ses poèmes. Celui-ci, en effet, compte pour ainsi dire autant de collaborateurs que de pièces et il a bien soin de choisir ses camarades de gloire dans les camps littéraires les plus opposés. La reprise de son association avec Louis Gallet, le compagnon actif de ses débuts, nous vaut un libretto conçu d’après un système poétique assez inusité.

Peut-être n’a-t-on pas oublié qu’après la représentation d’un drame musical non point écrit en prose, mais où le prosaïsme de la vie moderne se mélangeait au mysticisme légendaire, l’auteur du roman qui inspira ce drame souleva la question de la prose substituée aux vers dans les ouvrages lyriques.

Depuis lors, l’idée paraît avoir fait du chemin, car, dans la préface de Thaïs, Gallet, en rappelant l’enquête de presse que cette idée motiva alors auprès des compositeurs, déclare qu’elle est devenue « une question du jour, un objet de discussion courante ».

Mieux que cela : elle résulte directement de la marche évolutive de notre art. Les nouvelles formes musicales demandent de nouvelles formes littéraires, et la fusion des deux éléments constitutifs de l’ancien opéra s’accomplit par la force même des choses. Quelle est l’utilité du vers dans une œuvre lyrique de libre envolée, où la voix, dédaignant les morceaux poncifs de carrure convenue, les couplets à répétitions et autres engins de portée antithéâtrale, chante, en de belles mélodies éloquentes et réellement dramatiques, les grandes amours, les grandes joies, les grandes douleurs humaines ?

Nos plus illustres musiciens, ceux que nous devons croire les plus respectueux de la poésie, ont répondu à cette question bien avant qu’on ait songé à la leur poser. Nous en trouvons la preuve dans leurs partitions, où les vers authentiques des livrets deviennent parfois des phrases de prose non moins authentique. Dans sa préface, Gallet constate plaisamment ce travail de déformation des rythmes, d’expropriation des rimes auquel on a coutume de se livrer d’une façon courante, et il en cite quelques célèbres exemples.

On comprend donc que M. Massenet, en son désir inquiet d’aller de l’avant et de se conserver ainsi une place de combat dans la poussée vaillante de ce temps, en son ardeur à transformer l’extériorité de ses personnages familiers par la séduction de nouvelles parures poétiques, ait « demandé expressément un poème en prose » quand il résolut d’écrire Thaïs.

Mais le livret de Thaïs, tout en offrant l’apparence de la prose, n’est pas en prose. Son auteur l’intitule « poème mélique » et fixe ainsi sa forme :

« Il emprunte certaines rigueurs à l’art poétique ; il s’interdit les hiatus, il recherche la sonorité et l’harmonie des mots ; il observe le nombre et le rythme ; il s’efforce de contenir l’idée dans les limites métriques ; il s’affranchit seulement de l’obligation absolue de la rime. » On le voit, l’innovation consiste purement et simplement dans la suppression de la rime. C’est déjà quelque chose, car, jusqu’alors, la musique de cette rime était considérée comme indispensable à la satisfaction de l’oreille, et le retour des mêmes syllabes semblait constituer au langage lyrique une sorte de point d’appui dont on le croyait incapable de se passer. Mais la coupe du dialogue reste absolument conforme aux traditions du genre, et c’est grand dommage.

Empruntant au roman inspirateur ses scènes principales, enchâssant dans sa poésie blanche les phrases savoureuses et fortes de M. Anatole France, Gallet n’a su, malheureusement, leur conserver le caractère de large ironie, de philosophie tranquille qui les originalise à un si haut point. La musique en aurait-elle pu exprimer l’amusante subtilité ? Je ne le crois pas. Les cénobites que nous voyons au lever du rideau sont donc fort édifiants. La légendaire sauvagerie de leurs mœurs est sagement tempérée, et le dessin canonique qui les enveloppe est d’une onctuosité très discrète.

Cette discrétion orchestrale et vocale, M. Massenet va la répandre uniformément sur les sept tableaux de sa comédie lyrique. Car ce n’est point une grande fresque aux couleurs éclatantes qu’il a voulu nous brosser là, mais bien plutôt un petit tableau de genre qu’il s’est essayé à nous laver dans les teintes pâles de l’aquarelle. La bataille du christianisme et du paganisme cède le pas à une jolie histoire d’amour, et Thaïs nous apparaît comme une Manon de l’antiquité, mignonne statuette dédorée par la fatigue des siècles.

Aussi, lorsque Àthanaël la voit en songe, mimant, au théâtre d’Alexandrie, les aventures d’Aphrodite, est-elle entourée d’une lointaine atmosphère instrumentale, dans laquelle flotteront, du commencement à la fin, ses chants de langueur vague et indécise.

Dans la ville maudite, chez l’ami Nicias et chez la courtisane, s’esquissent les dialogues légers, les propos un peu graves qui amèneront la conversion de Thaïs et la perdition d’Athanaël, tandis que les rires des belles femmes dévêtues et les rhapsodies joyeuses accompagnent lestement ce drame psychologique.

Revenu au désert, l’anachorète va subir la tentation des mauvais esprits, aimable ballet, pas plus inspiré par Gustave Flaubert que par M. Anatole France, et qui reste d’une couleur volontairement effacée.

Mais une vision nouvelle montre Thaïs étendue mourante dans le jardin d’un monastère. Et, Athanaël étant accouru, la sainte de M. Massenet expire en un duo frissonnant où, par un contre- éperdu, s’envolera son âme gentille de jeune charmeresse.


FALSTAFF

Falstaff, joué d’abord au théâtre de la Scala de Milan, a été ensuite représenté sur notre seconde scène lyrique. Il me plaît d’en louer sans arrière-pensée aucune la forme nette et libre, de dire la vie, le mouveihent, la gaieté de certaines de ses scènes, la poésie, le charme et la grâce des autres.

Car — il n’y a pas à le nier — Falstaff, sinon par la nouveauté des idées, mais par l’indépendance du style, est encore plus près de la vérité dramatique que les œuvres précédentes du vaillant maître italien. Cette énorme bouffonnerie n’est pas traitée dans la manière conventionnelle et fausse de l’ancien opéra-comique : avec une belle hardiesse, elle adopte le ton et l’allure de la comédie musicale, dédaignant le dialogue parlé, suprême engin destructeur de toute unité d’art, et jetant aux oubliettes les morceaux détachés : airs, couplets et romances, dont nous n’avons plus que faire à présent.

On devine bien, n’est-ce pas ? qu’il n’existe point d’analogie sérieuse entre Falstaff et les Maîtres Chanteurs, qu’on ne peut s’empêcher de citer dès qu’il est question de comédie musicale. Certes, il faut attribuer à l’influence de Richard Wagner l’admirable et glorieuse évolution qui, commencée par Aïda, nous réserve peut-être encore des surprises ; mais l’effort de génie qui transforma, le brutal fabricateur de cabalettes d’Ernani et de Nabucodonosor pour arriver à nous révéler le subtil virtuose orchestral et vocal de Falstaff, cet effort, véritablement prodigieux, n’a jamais fait perdre à l’auteur du Trouvère sa personnalité de race. Le théâtre de Verdi demeure aussi italien aujourd’hui qu’il l’était autrefois, il restera aussi italien qu’est allemand le théâtre de Wagner, et c’est par cela même qu’il nous apparaît puissant et original.

Ceux qui croiraient trouver sous l’enveloppe moderne de Falstaff la profonde humanité, la grandeur symbolique, la luxuriante polyphonie des Maîtres Chanteurs se tromperaient donc du tout au tout. Mais cependant la musique est bien celle qui convient à la farce des Joyeuses Commères de Windsor ; elle commente avec une fantaisie extrême l’œuvre shakespearienne, en suit l’action sans jamais quêter l’applaudissement par la recherche de l’effet ou l’adjonction d’un morceau de complaisance : elle est, d’un bout à l’autre, honnête, sincère et loyale, elle brise les vieux moules, sonne la bonne fanfare joyeuse des libertés conquises. Affirmant l’éclosion de l’art italien nouveau, elle nous est un exemple à créer en notre pays un art nouveau, indépendant et fier, bien français, bien robuste et bien sain. Sa victoire n’est autre chose, en somme, que le triomphe de nos croyances les plus chères ; c’est pourquoi nous l’applaudis sons de cœur, heureux d’avoir maintenant dans nos rangs de combat l’homme à l’âme brave, haute et forte qu’est M. Verdi.

Mais de la forme du poème dépend la forme de la partition. Il serait donc souverainement injuste de ne pas complimenter M. Arrigo Boïto du souci de modernité qui l’a guidé dans son travail de mise au point de la pièce initiale, les Joyeuses Commères de Windsor, dont le libretto de Falstaff, à l’exception du monologue de l’honneur, tiré de Henri IV, s’inspire directement. Ce libretto ne nous montre, d’ailleurs, qu’une des faces du ruffian — la plus grandiose figure, après Hamlet, qu’un cerveau humain ait pu concevoir — n’en résume pas, par conséquent, la psychologie, n’en pousse pas l’étude aussi loin que le titre choisi nous le faisait croire.

Avec une adresse des plus grandes, avec un respect de lettré des plus louables et qui est, malheureusement, amoindri en la traduction française, amusante souvent et pourtant inférieure au texte italien, l’auteur de Mefistofele s’est ingénié à réduire et à simplifier les quatre intrigues qui s’entrecroisent et se développent si aisément dans la comédie de Shakespeare. Ses six petits tableaux sont divisés en scènes vivantes et prestes, affectant une allure de conversation singulièrement typique et éminemment favorable aux tendances nouvelles du compositeur.

Sans aucun prélude, sur un trait tumultueux des instruments à cordes, trait scandé de coups de timbale furibonds, le rideau se lève. Dans une salle de l’hôtellerie de la Jarretière, Falstaff, entouré de ses deux acolytes, Bardolfo et Pistola, se défend à plein gosier contre les accusations du docteur Caïus, lequel a été pillé, dévalisé, rossé par l’impudent et tranquille gredin, dont la bourse fut bientôt vide et qui songe à se procurer encore de l’argent. Mistress Ford, la femme d’un riche bourgeois de Windsor, et mistress Page vont donc être mises à contribution : une lettre d’amour est préparée pour chacune d’elles, et, lorsque Pistola et Bardolfo, invoquant gravement l’honneur, refusent de négocier l’affaire, Falstaff, plein de mépris, s’insurge contre cet honneur, mot inutile, simple écusson, impalpable souffle ; il jette ses acolytes à la porte et envoie un page porter les lettres.

Tout cela est d’une véhémence orchestrale extraordinaire. Le ventre bedonnant de Falstaff apparaît magnifié par un motif arrondi qui s’enfle dans les cuivres avec une désopilante importance et se mêle plaisamment aux descriptions de la grâce précieuse des deux commères. La tirade sur l’honneur, d’une coupe si originale, d’un comique si somptueux, est d’effet irrésistible.

Dans le jardin de Ford, maintenant, voici réunies mistress Ford, miss Nannette, mistress Page et mistress Quickly. Les deux lettres, arrivées à destination, sont lues au milieu des rires et des moqueries ; Falstaff sera puni de son outrecuidance, car on lui prépare une terrible farce, et Ford, tout ému par les révélations de Bardolfo et de Pistola, songe également à se venger, prenant pour confident le docteur Caïus, son futur gendre, et ne surveillant pas assez, d’ailleurs, sa fille jeannette, qui trouve le moyen d’échanger des baisers avec le jeune Fenton, pendant que ce double complot se trame.

À Milan, ce tableau était un éblouissement : les quatre femmes et les cinq hommes y babillaient avec une légèreté, un mouvement, une justesse, une précision de nuances et de rythmes que nous ne retrouvons plus ici. — Il faut en accuser, sans doute, la traduction française, qui alourdit de nombreux passages. — L’orchestre y est traité avec une fantaisie délicieuse et chacun de ses instruments s’y exprime de façon tout à fait imprévue. La lecture des lettres, par exemple, dans « la sonorité gravement bouffonne du cor anglais, est d’une drôlerie bien particulière. Le contraste est frappant des deux amoureux, qui traversent en s’embrassant les groupes de bons fous affairés et chantent des mélodies exquises de poésie juvénile et tendre.

À l’hôtellerie, c’est mistress Quickly qui apporte à Falstaff la réponse à ses lettres. Elle organise ainsi deux rendez-vous avec mistress Ford et mistress Page ; puis Ford, sous le nom de Fontaine, accourt auprès de sir John, muni d’un sac d’argent.

Il demande au très cynique drôle de lui ménager une entrevue avec une certaine mistress Ford, qu’il adore, et Falstaff, tout en empochant la somme, affirme que rien ne lui est plus facile, ayant pris rendez-vous avec la dame pour le jour même. « Ah ! les cornes ! les cornes ! » gémit le mari en un accès d’abominable terreur.

J’aime moins la première partiede ce deuxième acte que la seconde. Lascène de mistress Quickly n’est amusante que par l’interprétation supérieure de mademoiselle Delna (en Italie, elle passait presque inaperçue). D’autre part, le monologue des cornes, par son accent tragique et un peu banal, rappelle le Verdi d’autrefois. Mais le tableau suivant nous dédommage amplement.

Dans la maison, les quatre commères préparent la mystification, et, lorsque Falstaff arrive, mistress Ford, seule, le reçoit avec des mines très amoureuses. À peine la conversation est-elle engagée que mistress Page surgit, bientôt suivie de Ford, et de Caïus, avec Bardolfo et Pistola. Et c’est une furieuse poursuite, pendant laquelle Fenton embrasse toujours gentiment miss Nannette derrière un paravent. « Vite, que Falstaff se cache dans le panier au linge sale, et jetez le tout à la rivière ! » Ces scènes musicales sont hurlantes de vie, d’entrain endiablé, de gaieté large et robuste ; elles sont charmantes aussi en leur délicatesse et en leur grâce. Je cite le plaisant récit de mistress Quickly, le délicieux « scherzetto du page », légère et fluide inspiration, glissant de la voix dans l’orchestre, s’enfuyant comme un souffle de brise, et le prestigieux ensemble qui termine si joyeusement cet acte.

Ainsi bafoué, exhalant sa tristesse sur de comiques psalmodies de trombones et célébrant les vertus consolatrices du vin sur un curieux trille grandissant en la verve progressive des instruments, sir John n’est pas au bout de ses peines. Convié par mistress Quickly à une mascarade nocturne dans le parc de Windsor, il tombe au milieu des commères déguisées en fées et en génies, entourées de mille petits follets et diablotins, et il est lardé de coups de baguette, fustigé d’orties, assourdi par le bruit des crécelles, aveuglé par la lumière des lanternes. Là, M. Verdi a voulu nous donner comme un raccourci de la féerie shakespearienne, et ce tableau est un véritable enchantement. Très loin, un cor résonne, tandis que le jardin s’éclaire aux rayons de la lune. En une mélodie ravissante de jeunesse, Fenton appelle Nannette, et celle-ci lui répond aussitôt. Sur des harmonies troublées et vagues, une cloche sonne minuit ; Falstaff apparaît, et, dans le bruissement des flûtes et des harpes, accourent les nymphes, les elfes et les sylphes. C’est maintenant un concert exquis des voix et de l’orchestre, musique de rêve, de surprise, de contraste absolu avec les drôleries précédentes.

Mais le dénouement approche : la droiture et l’amour ont raison de la cupidité et de la débauche, et le triomphe de Fenton augmente encore le honteux déboire de Falstaff. Tout finit par les chansons tumultueuses d’une fugue brillante qui se développe en la véhémence infatigable des instruments et des chœurs.


OTHELLO

Depuis le mémorable soir de juillet 1602 où il fut représenté pour la première fois sur la scène improvisée du château de Harefield, que d’adaptations, de traductions, de déformations Othello n’a-t-il pas dû subir !…

Tiré des Hecatommithi de Giraldi Cinthio, où il existait tout entier à l’état de grossière ébauche, créé chef-d’œuvre définitif par la souveraine puissance du génie shakespearien, joué d’abord devant la reine Elisabeth pour « distraire » sa mélancolique vieillesse, le poème du grand Wiil ne put que frapper d’épouvante la fille d’Henry VIII, héritière infortunée des effroyables jalousies paternelles. Tombé dans le domaine public de la littérature universelle, il terrifia par sa profonde humanité douloureuse des générations de spectateurs cosmopolites. Rythmé si différemment par la poésie des diverses langues, palpitant de passion et de vie, il devait aussi se revêtir de musique. Rien n’affirme mieux la force des idées nouvelles, la puissance de l’évolution contemporaine que le rapprochement des deux Othello, de Rossini et de M. Verdi, l’un de soixante-dix ans plus vieux que l’autre.

La première de ces partitions témoigne d’un dilettantisme tout spécial : elle est le reflet des goûts d’une époque d’insouciance singulière ; elle montre en quel état d’infériorité tomba momentanément notre art, Au temps de l’Othello de Rossini, personne ne s’indignait, ne s’étonnait même de la joie bachique des chants, de la gaieté délirante de l’orchestre, du non-sens des vocalises appliquées pendant trois actes au drame terrible de la haine et de l’amour, car la barcarolle du Gondolier, la romance du Saule suffisaient à tout. Chose bien typique, des hommes connaissant la pièce initiale de Shakespeare, des lettrés sachant en admirer la prodigieuse splendeur, Lamartine, Musset, Stendhal et autres, furent saisis d’enthousiasme aux représentations de la parodie du chef-d’œuvre vénérable, dont aucun des personnages immortels n’était respecté ni dans son caractère, ni dans sa philosophie, ni dans son mouvement dramatique. Les plus intelligents ne voyaient donc dans l’opéra qu’un prétexte à fioritures vocales, à morceaux de concert, à roucoulades imbéciles, considéraient le compositeur non pas comme un poète, au sens large, élevé, antique du mot, mais comme un sous-artiste à qui l’on ne demande point d’enfanter des êtres vivants, de jeter sur la scène des personnages de vibrante humanité, de créer des types inoubliables ; comme un ouvrier en cavatines, bon tout au plus à amuser le monde par ses chansons et ses rires.

Des gens sont venus qui, apportant la vérité et l’indépendance au lieu et place des plus absurdes conventions, ont amené le public à changer d’opinion sur notre compte et ont réhabilité la Musique.

On sait combien M. Verdi a subi l’influence de ce mouvement. Ses dernières partitions en portent l’empreinte très nette, et Falstaff, auquel nul de nous n’a ménagé les éloges, demeure un admirable effort de volonté et de génie. Othello, plus ancien de quelques années, n’accuse qu’en certaines de ses scènes cette préoccupation de la modernité. L’examen attentif de l’œuvre montrera que ces scènes — dont l’une, souverainement belle, qui constitue le quatrième acte — sont les meilleures, procédant d’une formule rationnelle de dialogue noté, appropriant avec beaucoup de justesse le chant à la parole, développant les caractères, commentant non sans profondeur d’expression les mystérieux conflits d’âmes. Si les autres parties sont moins fermes, moins personnelles, moins inspirées, c’est qu’elles se réclament de l’ancienne manière de l’opéra, usant des chœurs, des ensembles, des finales, des ballets et des cortèges sans raisons dramatiques appréciables. On pourra et on devra blâmer l’hésitation du style d’Othello ; peut-être ne faut-il l’attribuer qu’au trouble de l’auteur devant la révolution montante et triomphante, a son noble désir de ne pas rester en arrière, à sa belle ambition de se refaire une jeunesse et de marcher à la bataille avec les nouveaux venus. Pour ma part, je ne trouve point cela méprisable et pense que l’on doit respecter grandement une si vaillante tentative, qui est un hommage rendu aux conquêtes d’aujourd’hui par un de nos plus glorieux vétérans.

C’est dans l’île de Chypre, en plein ouragan nocturne, que s’engage l’action. Tandis que les hommes et les femmes hurlent d’épouvante, que l’orchestre grince et s’agite aux frémissements des cymbales, aux appels des trompettes et du canon, sur la course échevelée des nuages, bondissant des flots au ciel, paraît et accoste le navire qui porte Othello, vainqueur des Sarrasins. Des feux de joie s’allument, on boit, et Iago, grisant Cassio, commence son œuvre de haine, provoque une terrible querelle, qui, au bruit du tocsin, dégénère en un combat furieux, auquel accourent Othello et Desdémone. Par ordre du général, Cassio n’est plus capitaine : tout s’apaise, et, sous la lune tranquille, soutenu par les accords murmurants des violoncelles, se fait entendre l’unique dialogue d’amour, posant la phrase du baiser, qui servira de conclusion à l’ouvrage. Et le rideau s’abaisse lentement après que les deux voix se sont enlacées et pendant que les violons et les harpes sèment encore comme une poussière d’étoiles.

Maintenant, au palais d’Othello, Iago poursuit l’exécution du plan infernal et nous ouvre son cœur. Une fanfare de blasphème, large credo satanique, en l’unisson des cuivres et des cordes, clame la scélératesse de la vie, raille la mort en harmonies grimaçantes et s’éteint en quelques notes de contrebasses. Goutte à goutte, le poison de la jalousie va être versé dans l’âme d’Othello par son faux ami. C’est la traduction musicale très habile des scènes connues de Shakespeare : la demande en grâce de Cassio à Desdémone, le vol du mouchoir, le récit du rêve, coupées par une aubade avec accompagnement de mandolines et de guitares, qui, en dépit de sa couleur pittoresque et paysanne, est un hors-d’œuvre trop conventionnel. L’acte s’achève par un serment d’extermination que profèrent Othello et Iago, page d’un puissant effet dramatique, où nous retrouvons tout le Verdi à l’emporte-pièce d’autrefois.

Pour parler franc, il faut reconnaître que la troisième partie est la moins bonne des quatre. L’action n’avance pas, les situations se répètent, et, fatalement, l’intérêt décroît. L’arrivée de l’ambassadeur rappelant Othello à Venise, le ballet, le grand finale, de forme si italienne, appartiennent à une poétique trop démodée pour n’être point choquante. Ici, la musique cède absolument le pas à la mise en scène.

Le quatrième acte est de mélancolie intense, de douleur profonde. En un prélude d’infinie tristesse, le coranglais dit le thème de Ja chanson du Saule, au milieu duquel tombent, comme des pleurs, les lamentables quintes des deux clarinettes graves. Dans la chambre de morl, par la plainte douce des violoncelles, par le son étouffé d’un hautbois, chantent la résignation au malheur, le renoncement aux joies du monde, l’amertume. En le deuil de ses pensées monte aux lèvres de Desdémone le souvenir de la cantiiène légendaire du Saule, qui se répercute dans l’orchestre, faisant place de temps en temps à l’expression vivante des sentiments de l’heure qui passe : effroi d’un souffle de vent, terreur de la venue d’Othello, préparation au sommeil prochain. Tombée à son prie-Dieu, la condamnée murmure tout bas, sur une unique note poignante, l’ave Maria, et sa voix s’élève en prière navrée à la Vierge consolatrice. Elle dort, étendue sur son lit, quand Othello entre, accompagné par un dessin sinistre des contrebasses. Tandis qu’il se penche vers Desdémone, l’orchestre rappelle le motif du baiser, et, aussitôt, brutale, brève, terrible, s’engage la scène du meurtre. Des coups à la porte, des gens qui surgissent dans le vide instrumental, prouvant l’innocence de la victime, Othello se frappant, roulant au pied du lit, balbutiant une dernière fois le thème d’amour, et le rideau tombe.

Ce dernier acte, humain, douloureux et simple, est une des plus émouvantes choses qui soient sorties de la plume de M. Verdi.


TANNHÄUSER

Donc, à cette même Académie de musique, réédifiée, il est vrai, et réhabilitée, car le terrible feu, anéantissant la salle en laquelle se commit l’abominable forfait d’art, fut le plus sévère justicier, le plus cruel purificateur, à ce même théâtre d’État de l’Opéra où sifflets, huées, rires, insultes, mis au service des pires passions humaines, essayèrent de supprimer un chef-d’œuvre dont l’authenticité ne fit jamais de doute pour personne, Tannhäuser, tombé, le 13 mars 1861, en des circonstances devenues historiques, a triomphé trente-quatre ans plus tard au milieu des formidables acclamations, des cris d’enthousiasme et des applaudissements fous, cela par la seule force de sa rayonnante et sereine et glorieuse beauté.

L’événement — remarquons-le bien — de toute sa significative hauteur, domine de façon absolue la question wagnérienne et met l’imbécile snobisme hors de cause. Nul n’ignore, en effet, qu’à cette heure les snobs sont très divisés au sujet de Tannhäuser. Tandis que quelques-uns d’entre eux admirent et respectent cet ouvrage, les autres le méprisent ouvertement. C’est donc moins à une œuvre de Wagner qu’à une œuvre d’art que le public a imposé justice et rendu hommage, proclamant avec une superbe violence la vitalité du génie, quel qu’il soit, décrétant avec une souveraine rudesse l’immortalité du beau, d’où qu’il sorte, où qu’il aille, promettant ainsi aux courageux, aux forts et aux combatifs la conquête de l’avenir.

Ah ! l’avenir, ce noble mot de mystère et de rêve, d’espoir et de confiance en le travail, a-t-il été assez profané dans les conversations comme dans les écrits, lors de la première représentation de Tannhäuser à l’Opéra ! Ayant eu la curiosité de parcourir la collection des journaux du temps, j’ai été moins écœuré par la mauvaise foi des comptes rendus, la prudence des abstentions, la bêtise des caricatures, le mercantilisme, déjà furieux, des feuilles d’éditeur que par la boue répandue peureusement sur la « musique de l’avenir », dont, pendant des années, on fit une cible aux plus ineptes moqueries et aux plus basses insultes.

Oui, peureusement, car la terreur de l’inconnu, l’effroi du lendemain percent sous ces injures et ces plaisanteries. Les facilement heureux d’alors sentaient bien que l’art nouveau, en un grand souffle d’idéal et de vérité, balayerait les productions conventionnelles et fausses dont le public était déjà las, mais qu’il subissait faute de mieux. Et elles furent balayées, en effet, par la « musique de l’avenir», devenue aujourd’hui la musique du présent, la musique de toujours, alors que ce qui aurait pu prendre place dans la musique du passé, glorieuse elle aussi, n’est déjà plus que poussière. Recherchez-les donc, dans les annales du théâtre de 1861, les ouvrages que la critique de cette époque recommandait et patronnait et qui étaient joués plusieurs centaines de fois tandis que Tannhäuser déchaînait des tempêtes de colères et disparaissait de l’affiche à la troisième représentation. Yous trouverez, il est vrai, l’adorable Statue, de M. Reyer, qui reste une exquise chose, que l’Opéra-Comique ne peut manquer de reprendre. Quant aux autres, votre surprise égalera l’ignorance où vous serez du nom de leurs auteurs. Non seulement il est consolant de penser que le laid ne triomphe point du sublime, mais il est bon de rappeler que l’on n’outrage pas impunément l’avenir. Les pauvres êtres qui n’en font pas cas et qui ambitionnent les succès immédiats doivent s’attendre à d’effroyables retours de fortune. Wagner triompha des mauvais artistes par sa confiance en l’avenir, cyniquement méprisé de ceux-là, et cette soirée de revanche en est la plus éclatante preuve. J’estime donc qu’au lieu de reprocher aux directeurs de l’Opéra la substitution de Tannhäuser à Tristan, qui nous fut d’abord promis et à qui mes préférences restent fidèles, il convient de leur savoir gré de tout ce qu’une si haute manifestation comporte d’enseignements et de conséquences. N’eût-elle pour résultat que d’imposer le respect des chefs-d’œuvre et démontrer l’inutile infamie des vandalismes courants qu’il faudrait s’en réjouir du fond de l’âme.

« La musique de Tannhäuser peut être de la chimie ou de l’alchimie, de l’algèbre ou de la métaphysique, du somnambulisme ou de la catalepsie, de l’hypocondrie ou de la folie : ce n’est pas de la musique, car elle proscrit le chant, car elle nie la sensation, car il faut se boucher les oreilles pour l’entendre… La musique de l’avenir, cette musique contre nature, qui blesse l’oreille sans aller au cœur, qui demande à d’horribles dissonances le plaisir musical, c’est l’amour tel que le comprenaient les Césars atrophiés et le fou furieux qui fut le romancier favori du directeur Barras. » Ainsi s’exprimait, au lendemain de la première représentation de Tannhäuser, l’un des critiques les plus lus et les plus redoutés du temps. Si Janin et quelques autres, si Baudelaire surtout, dont l’admirable article est célèbre, défendirent l’œuvre, il faut reconnaître que ce fut là le ton assez généralement pris pour la juger. Écoutez donc, dès le début de l’ouverture, le cantique des pèlerins, d’une si auguste et si impérieuse sérénité, qui s’auréole bientôt du trait de joie exultante dont le déploiement vertigineux enveloppera, submergera le drame tout entier de ses ondes purificatrices ; voyez, dans le coup de lumière instrumental, apparaître — car ils s’imposeront autant à vos yeux qu’à vos oreilles — les motifs du Vénusberg, les uns de fantasmagorique forme, les autres d’indicible grâce voluptueuse, dont l’expression, jamais brutale, est d’une si intense et si séduisante poésie ; subissez l’enthousiasme chevaleresque de l’hymne à Vénus, cri triomphal de l’homme devant la Beauté souveraine et immarcescible, enfin découverte en la course au bonheur ; frémissez aux délices des appels si tendres et si enlaçants de la déesse ; réveillez-vous du rêve ; acceptez, les mains jointes, le pardon qui, par les cent voix formidables de l’orchestre, frénétiquement et pacifiquement soulève le Monde en l’hosanna victorieux et miraculeux du chant des pèlerins et jugez-la vous-même, sans tarder, cette œuvre dont l’ouverture, de splendeur prodigieuse, de classique pureté musicale, résume avec la plus foudroyante éloquence symphonique l’esprit, le style, la philosophie et l’action.

Or donc, le chanteur-poète Tannhäuser, délaissant les concours et les joutes austères, a fui la Wartburg. Le voilà au fond des abîmes du Vénusberg, la montagne maudite des perditions païennes, endormi dans les bras de Vénus. Pendant son sommeil, que berce le chœur invisible des sirènes, une pantomime se joue : enlacement des bacchantes et des satyres, des nymphes et des faunes ; accouplement des Grâces et des Amours pour l’évocation féerique d’Europe et de Léda. Cette admirable pièce descriptive, qui développe quelques-uns des motifs de l’ouverture et dont les autres thèmes font déjà pressentir Tristan, a été entendue maintes fois dans les concerts. Avec la scène suivante, elle forme le premier tableau, musicalement, l’un des plus remarquables de l’ouvrage. Aux sons lointains des cloches chrétiennes, vibrations de rêve, Tannhäuser s’est soulevé sur sa couche. Il veut fuir le Vénusberg, car il est las des terribles joies du néant. Ailleurs, des hommes vivent, combattent, aiment et souffrent. Pourquoi n’est-il pas heureux ou malheureux comme ces hommes ? La souffrance surtout l’attire, la souffrance, rédemptrice sacrée, jamais lasse de sauver le monde. La harpe à la main, en trois strophes, dont la montée tonale accroît la véhémence, Tannhäuser chante la gloire de Vénus en même temps que le désir de la vie, et ni supplications ni menaces n’empêcheront le mot magique d’être prononcé. Au suprême cri d’appel à Marie, tout s’écroule, et le chevalier, sans avoir fait un mouvement, se retrouve dans la claire vallée printanière, près de la Wartburg.

Assis sur un tertre, un pâtre fredonne une tranquille ballade à dame Holda, déesse des antiques légendes, et les sons naïfs de son chalumeau se mêlent à l’austère choral des pèlerins qui traversent le val pour aller chercher à Rome le pardon et l’oubli des fautes commises. Tannhäuser, tombant à genoux, clame superbement sa reconnaissance et son humilité, tandis que les pénitents s’éloignent et qu’une chasse s’approche. Douze cors, sur le théâtre, en sonnent les fanfares, de plus en plus éclatantes. Le landgrave Hermann et les chevaliers chanteurs reconnaissent l’ami disparu et le conjurent de reprendre sa place parmi eux. Il faut toute l’insistance du noble et héroïque Wolfram d’Eschenbach — héroïque, car il se sacrifie — il faut qu’il invoque le désespoir de la pure Élisabeth pour décider Tannhäuser à les suivre. Celui-ci reverra donc la nièce du landgrave. Un septuor de prodigieuse allégresse termine cet acte, et la vallée, en l’intensité accrue des airs de chasse, s’emplit de jubilation.

Élisabeth, dans la grande salle de la Wartburg, nous en apporte l’écho. Deux scènes successives, de forme très classique et où domine l’influence de Weber, posent le caractère ingénu et tendre de la jeune fille. Un hautbois exprime là délicieusement le trouble et la timidité après que des harmonies lentes, de grave tristesse, ont fait pressentir la rédemption sublime. La phrase d’aveu, dite d’abord en la douceur pénétrante et chaste des violons avec sourdines, passant ensuite dans la voix, est d’une beauté qui rappelle certains thèmes de Beethoven. La marche, aux sonorités vrillantes de trompettes, si souvent jouée partout, précède le concours organisé pour fêter Tannhäuser. Wolfram chante l’amour pieux, résigné, de sévère et généreuse essence. Mais un souffle brûlant a passé dans l’orchestre. L’amour est le feu qui sans cesse renaît, qui consume les hommes et dévore le monde. Le chevalier de Vénus, en sa folie orgueilleuse, entonne l’hymne à la déesse, et, pendant que fuient les femmes terrifiées et que s’entrecroisent les furibondes apostrophes, brandissant sa harpe, il profère, défi suprême, la parole blasphématrice qui dit la gloire du Vénusberg.

Le glaive levé, tous les hommes se précipitent sur l’impie. Seule, Elisabeth s’interpose et demande grâce pour le coupable, tandis que ïannhàuser se roule aux pieds de celle qu’il vient de trahir. Ah ! ces cris du désespéré, je ne crois pas avoir jamais éprouvé au théâtre émotion plus forte qu’en les entendant !

Mais voici que sous les fenêtres passent les pèlerins en route pour Rome. Leur cantique inspire miséricorde au landgrave. Que Tannhäuser les accompagne donc et supplie le Souverain Pontife de lui accorder l’absolution de sa faute. Sur un trait instrumental d’incroyable hardiesse qui, des plus bas registres des cordes, escalade les cimes de l’orchestre, le pénitent se relève tout à coup et s’enfuit.

Certaines personnes vous affirmeront que cet acte est conçu selon la poétique surannée du vieil opéra et fait tache dans l’œuvre. Libre à vous de partager leur avis si votre jugement n’est pas assez sain pour vous convaincre du contraire, et libre à moi d’admirer le splendide équilibre, la puissance expressive et dramatique, et surtout la constante musicalité des scènes qui composent la seconde partie de Tannhäuser.

La troisième est une des plus émouvantes, des plus poignantes choses que Wagner ait écrites. La morne tristesse de l’automne enveloppe maintenant le val. Agenouillée au bord de la route, dans le crépuscule, Élisabeth attend le retour des pèlerins. Au loin, leur chant s’élève déjà ; les pardonnes s’approchent, passent et s’éloignent, et Tannhäuser n’est pas avec eux. Alors la jeune fille, devenue sainte, offre sa vie à la Vierge en rachat de l’àme coupable, et, sous la nuit qui vient, monte lentement la colline, s’immatérialise et disparaît, blancheur évaporée dans le noir tombant. Une étoile brille au ciel, et Wolfram la salue en une mélodie de tendresse qui est l’adieu et le renoncement suprêmes.

Défiguré, couvert de boue, les vêtements en lambeaux, Tannhäuser paraît. Il raconte l’effroyable pèlerinage, ses amertumes et ses tortures, et je crois bien que jamais la douleur humaine n’a été exprimée avec une pareille éloquence. Car, seul, il ne fut point absous. De même que le bois mort de la crosse sacerdotale ne peut reverdir, l’âme damnée ne refleurira pas. Eh bien, puisque Dieu le repousse, il ira à Vénus, qui, là, dans les ténèbres mystérieuses, lui tend les bras. Mais Wolfram n’a qu’un nom à prononcer pour que le Vénusberg s’écroule de nouveau : « Élisabeth ! » Maintenant, un cortège funèbre descend la vallée, et voici Tannhäuser, que nous vîmes, au lever du rideau, la tête appuyée sur les genoux de la déesse païenne, pâmée au lit de perdition, qui vient mourir, la tête appuyée sur les genoux de la sainte chrétienne, étendue dans le cercueil rédempteur. De toutes parts, à présent, les voix chantent le miracle, car les pèlerins accourent, montrant la crosse sacerdotale couverte de feuillage, et le cantique de miséricorde, en sa sublime magnificence, s’étend, grandit, formidable, universel, envahit le Monde et porte aux quatre coins de la Terre la triomphale gloire du Divin Sauveur.


LA NAVARRAISE

La prodigieuse fortune de Cavalleria rusticana trouble, chaque jour davantage, tous les esprits — aussi bien les meilleurs que les pires — et, si une prompte réaction ne remet pas les choses en ordre, M. Mascagni va prendre, parmi les musiciens contemporains, la place d’un véritable chef d’école.

Une des plus tristes conséquences des succès faciles, immédiats et vertigineux, comme celui que rencontra, sur les divers continents, le petit opéra italien, de célébrité si rapide et si singulière, est de faire naître sans retard, en les âmes qu’ils affolent, le désir furibond de provoquer pareil enthousiasme, de jeter semblable perturbation dans le cours ordinaire des événements prévus, de s’emparer de façon identique des mêmes foules internationales, de régner aussi un moment sur le monde par l’illusion qu’apportent avec eux les triomphes provisoires. Une formule d’art, ou d’apparence d’art, de commode compréhension, est-elle jetée, par surprise, en pâture à la bonne humeur des publics consentants que, vite, aux quatre coins de l’univers, on s’empresse à la recueillir, à l’utiliser, dût-on, pour cela, en rompre le sens qui forcément s’abolit dans ce trajet périlleux d’un pays à un autre, chaque race possédant ses propres moyens d’expression qu’il convient de respecter, sous peine de déchéance. Mais l’ambition du succès prime toutes les sagesses réfléchies. Ce succès, on le croit certain par l’emploi des procédés déjà si heureusement mis en pratique.

À quoi bon, dès lors, courir la chance de perdre aujourd’hui une bataille — que l’on pourrait, il est vrai, regagner demain — en essayant d’imposer à des spectateurs toujours hasardeux des trouvailles, des hardiesses dont on suspecte l’effet foudroyant ? La brusque tentation des victoires instantanées est plus forte que la patiente espérance des conquêtes définitives, et les déceptions viennent parfois de ce que seules résistent à l’action du temps, progressent et s’installent en la popularité glorieuse, les œuvres de bravoure, de lutte, d’invention et de rénovation, sachant garder, en dépit de tout, leur significative essence nationale.

Je n’entends pas viser de façon précise le cas spécial de M. Massenet en énonçant ici ces quelques réflexions d’absolue généralité. Le musicien si personnel de Manon, de Marie-Magdeleine et de Werther est encore trop riche en ressources diverses pour avoir besoin de rien emprunter à ses cadets ou à ses anciens, et les mélodies frénétiques et tumultueuses dont, personnel toujours, il enlumina la partition de la Navarraise portent une marque à laquelle il est impossible de se tromper. N’ayons crainte. Si le sujet élu cette fois ne comporte pas la luxuriante floraison symphonique et vocale que nous attendions, c’est cependant bien du Massenet que nous avons aujourd’hui comme hier, et du Massenet à ce point ardent et vibrant qu’il en paraît exaspéré. Sans faire allusion positive à un maître de qui tout essai, en somme, est curieux à observer, à qui toute tentative peut être justement permise, — ce maître fut le mien d’ailleurs, et je n’ai garde de l’oublier, — je veux plutôt, en écrivant ces lignes, arrêter sur un chemin dangereux nos jeunes artistes que séduirait cette violente fantaisie d’un homme de grand talent, et leur donner le conseil de ne pas l’imiter, car la forme qu’elle revêt, sans doute « amusante » et inoffensive en une manifestation isolée, deviendrait, à mon sens, d’un usage très périlleux, si elle se généralisait. Après avoir constaté en de récentes productions françaises l’influence directement italienne de Cavalleria rusticana, il serait déplorable que cette influence, dont, il faut bien le reconnaître, la partition de la Navarraise, par la coupe de ses deux tableaux, la contexture de ses scènes, son dramatique outrancier, porte quelques traces, se fortifiât, grâce à la prestigieuse virtuosité de M. Massenet, le compositeur de ce temps à qui l’on a coutume d’emprunter avec le moins de sans-gêne des procédés faciles, le musicien charmeur et enjôleur par excellence, le maître aux irrésistibles séductions dont le reflet sur d’innombrables disciples jaillit si intense et si tenace.

On me comprendra mieux en lisant le résumé du poème que MM. Henri Cain et Jules Claretie ont tiré d’une courte et saisissante nouvelle de ce dernier, la Cigarette, poème très vivant, très bien agencé en vue de l’effet, mais, en fin de compte, si bref, si ramassé, si uniquement anecdotique et pittoresque, qu’il assigne au chant et à la symphonie un rôle tout à fait secondaire et assez peu conforme à celui qui leur est dévolu, aussi bien dans le drame lyrique moderne que dans l’opéra de tous les temps. Le libretto de la Navarraise ne haussant pas jusqu’à la pleine humanité l’épisode de guerre qu’il met en scène, laissant à cet épisode sa petitesse primordiale de fait isolé, précipitant l’action sans relâche du lever au baisser du rideau, il en résulte qu’au milieu des pyrotechnies militaires, de dangereux voisinage, la musique, forcément extérieure et nécessairement tracée à la manière de certaines illustrations conventionnelles, occupe dans la nouvelle œuvre de M. Massenet une place que les admirateurs du maître eussent voulue plus importante.

J’ai dit : épisode de guerre. C’est, en effet, un récit de bataille qui nous est conté, une fois encore, à l’Opéra-Comique, et telle est la persistante et inlassable joie du spectateur parisien à voir évoluer des soldats sur les planches d’un théâtre, que quatre pièces de ce genre, à lui offertes là, en moins de trois ans, n’ont nullement émoussé son enthousiasme. Aux troupiers français succèdent donc les fantassins espagnols.

En disposant les scènes de leur poème, les librettistes ont modifié de façon assez simple les péripéties de la nouvelle. Araquil, qui est le personnage principal et exclusivement agissant du livre, reste à l’arrière-plan dans la version lyrique. Par un procédé de transposition que justifie surabondamment le désir bien naturel des auteurs de confier à Mademoiselle Galvé, un rôle dans leur ouvrage, c’est l’amoureuse qui, ici, prend sur l’amoureux l’absolue prépondérance. Ce que, dans le roman, Araquil fait avec plus ou moins d’héroïsme ou de scélératesse, Anita la Navarraise l’exécute à sa place dans l’opéra et, cela — est-il besoin de le dire ? — au grand contentement du public, ravi de témoigner à la belle artiste, hélas ! trop peu sédentaire, son plaisir de la réentendre un instant.

C’est donc Anita, vague Carmen par ses allures de libre fille aventureuse, vague Judith aussi par le crime qu’elle va commettre, qui propose au général Garrido, commandant l’armée libérale, de le débarrasser du chef carliste, le fameux Zuccarraga, invincible en sa forteresse de Bilbao. Anita aime Araquil, sergent sous les ordres de ce même général Garrido et héritier certain des fermes familiales. Par dérision, le père du soldat a dit aux jeunes gens qui se veulent épouser : « Que la pauvresse apporte une dot de deux mille douros, et je consens au mariage. » Deux mille douros, c’est juste la somme qu’offre Garrido à qui mettra hors de combat Zuccarraga, le révolté triomphant. Et lorsque Anita revient du camp carliste, le glas des morts, qui, de la ville se répercute de vallée en vallée, atteste le meurtre. Mais Araquil, blessé aux avant-postes, expire en maudissant la Navarraise, folle ricanante, que la douleur abat aux pieds du cadavre.

On voit maintenant quelle peut être la part de la musique, souveraine confidente d’âmes, dans ce drame à la fois si sommaire et si excessif, et surtout, je le répète, si exclusivement extérieur et pittoresque. Au début, cette part est réduite à sa plus simple expression, la fusillade et la canonnade accaparant tout le clavier sonore. Peu à peu, cependant, de ce fracas des thèmes surgissent qui reparaîtront, mais ne se transformeront point. Le premier, clamé par les cuivres, se rapporte évidemment à Zuccarraga ; un second, chanté par les violons en une sorte de frénésie démente, dit l’amour incendiaire de la Navarraise pour son beau sergent ; un autre — c’est la supplication au père — qui, par son aspect, rappelle les mélodies anciennes de M. Verdi, est exposé vocalement et aboutit de suite à un unisson très italien. Je note ensuite, au galop de l’action, un joli arrangement de la Jota populaire, fraîcheur en ces harmonies tragiques.

D’autres contrastes, un peu trop traditionnels, sont ménagés par une chanson à boire de soldats où s’affirme de façon fort plaisante la personnalité de M. Massenet et un très doux nocturne, entr’acte instrumental, de signification symphonique assez vague, reliant les deux tableaux. Puis encore des coups de feu, quelques bribes des thèmes usuels, émiettés au milieu des funèbres sonneries de cloches, les cris suprêmes de colère et de désespoir et, conclusion mortuaire, le motif mineur de Zuccarraga, éclatant en un formidable ensemble orchestral, tandis que le rideau tombe.

De Londres, où elle fut jouée d’abord, la Navarraise commença son tour d’Europe. Nouvelle Cavalleria rusticana, elle achèvera, à bref délai, son tour du monde, n’étant pas de ces ouvrages de lutte qui doivent attendre longtemps le succès. Et il me semble même que M. Massenet eût bien fait de laisser aux théâtres étrangers cette pièce trop visiblement écrite pour eux.


ORPHÉE

Ah ! le pur et sublime et divin chef-d’œuvre ! Et comme sa reprise est arrivée à propos pour mettre un peu d’ordre et de raison dans le débat, heureusement éternel, où l’art véritable, sans cesse combattu et toujours triomphant, se fortifie, se revivifie à la sève bienfaisante des nécessaires et glorieuses luttes !

En dédiant au grand-duc de Toscane la partition italienne d’Alceste, Gluck, qui ne craignait point les colères et les haines, écrivit en tête de son ouvrage une fière et magnifique « épître » que ceux qui me font l’honneur de me lire connaissent sans doute, mais dont je veux cependant rappeler ici un passage, selon moi essentiel. Ce passage, le voici :

« Lorsque j’entrepris de composer la musique de l’Alceste, je me proposai de la dépouiller entièrement de tous ces abus qui, introduits soit par la vanité mal entendue des chanteurs, soit par la trop grande complaisance des maîtres, depuis si longtemps défigurent l’Opéra italien, et du plus beau et du plus pompeux des spectacles en font le plus ridicule et le plus ennuyeux. Je songeai à réduire la musique à sa véritable fonction, qui est de seconder la poésie dans l’expression des sentiments et des situations de la fable, sans interrompre l’action ou la refroidir par des ornements inutiles, et je crus que la musique devait être à la poésie comme à un dessin correct et bien disposé, la vivacité des couleurs et le contraste bien ménagé des lumières et des ombres qui servent à animer les figures sans en altérer les contours. Je n’ai donc voulu ni arrêter un acteur dans la plus grande chaleur du dialogue pour lui faire entendre une ennuyeuse ritournelle, ni le retenir au milieu d’une parole sur une voyelle favorable, soit pour faire parade dans un long passage de l’agilité de sa belle voix, soit pour attendre que l’orchestre lui donne le temps de reprendre haleine pour une cadence. J’ai imaginé que l’ouverture devait prévenir les spectateurs sur l’action qui va se représenter et en former pour ainsi dire l’argument ; que le concours des instruments devait se régler en proportion de l’intérêt et de la passion, et qu’il ne fallait pas laisser dans le dialogue une disparate tranchante entre l’air et le récitatif, afin de ne pas tronquer à contre-sens la période, ni interrompre mal à propos la force et la chaleur de l’action. »

Il est impossible — on le voit — de définir d’avance plus clairement, plus nettement les nobles et hautes ambitions des musiciens d’aujourd’hui.

Donc, à cent et quelques années de distance, l’effort se renouvelle identique, soulevant les mêmes clameurs, provoquant les mêmes protestations, aboutissant au même but.

Certes, en cet espace de temps, la langue des sons s’est modifiée de manière profonde ; elle s’est considérablement enrichie, et, à cette heure, elle offre à ceux qui s’en servent des ressources dont nul n’a le droit de se priver. Mais sa « fonction » reste pareille, absolument ; on vient de s’en rendre compte. C’est pourquoi, avant de parler d’Orphée, il m’a paru opportun de reproduire simplement et sans y ajouter aucun commentaire les termes précis du manifeste par lequel le fondateur de la tragédie lyrique a promulgué les lois d’un art admirable entre tous, art de vérité, de bon sens et de logique qui, en dépit des malheureux hasards de la mode, malgré les mauvais vouloirs des petits esprits et grâce à la souveraine volonté de la foule, va refleurir enfin, pour l’honneur et la gloire de la jeune musique.

Si la préface instrumentale d’Orphée n’a pas la force expressive, la surprenante éloquence de l’ouverture d’Iphigénie en Aulide, la plus justement célèbre de toutes les ouvertures de Gluck, ou même de l’ouverture d’Alceste, si belle et si pathétique, au moins est-elle d’accord avec les idées émises par l’auteur dans son épîlre dédicatoire au grand-duc de Toscane. Sa véhémence désespérée, sa tendresse un peu farouche préparent les spectateurs au drame qui va se jouer. La lente lamentation du peuple devant le tombeau d’Eurydice, les trois cris déchirants d’Orphée qui la dominent, la pantomime funèbre qui la suit sont d’une solennité superbe. Mais le poète, resté seul, dit sa douleur en deux strophes émouvantes. L’écho d’un hautbois lointain, répétant ses appels, associe la nature au deuil de son âme et, sur un trémolo furibond des cordes, Orphée adresse aux terribles dieux des Enfers une supplication suprême. Le secourable Amour le rassure et le console. Aux accords de sa lyre, les portes du ténébreux séjour s’ouvriront et Eurydice lui sera rendue s’il la peut reconnaître sans l’avoir regardée. Une douceur délicieuse, un charme vraiment divin émanent de ces mélodies dont on remarque l’extrême liberté de forme musicale. Par la suppression — définitive, espérons-le — de l’air à vocalises abominable qui déshonore la partition d’Orphée — car cet air n’est pas de Gluck — le premier acte retrouve sa magnifique conclusion vocale et orchestrale (ah ! l’étonnant rythme des violons !) toute frémissante de trouble, d’effroi et de doute.

Les deux tableaux suivants constituent une de ces créations de géant ou de dieu en face desquelles on reste confondu, tremblant, humilié de sa petitesse. Après les sombres dissonances du prélude, retentissent, éloignés, les accords de la lyre qui sera bientôt victorieuse. Le chœur des démons, en un furieux mouvement, riposte d’abord avec une sauvage énergie ; l’orchestre s’agite, hurle et gronde, et le chant d’Orphée, sublime prière du sublime poète, se rapproche et s’élève. « Non ! non ! crient les démons, non ! non ! » et la prière d’angoisse se continue et s’achève dans les larmes. Mais tout s’apaise, les sonorités s’estompent, s’effacent et les flûtes, calme blancheur après cette féroce noirceur, lentement, doucement, jouent les merveilleuses musiques élyséennes. Ineffables scènes de félicité tranquille, de tendre bonheur, vues à travers le féerique brouillard vaporeux d’une instrumentation de rêve. Une ombre heureuse chante et des voix de mystère et d’au delà lui répondent. Dans un monologue, dont Berlioz s’est plus d’une fois souvenu en écrivant la Damnation de Faust et dont la liberté de forme est étonnante, — j’insiste de nouveau là-dessus, — Orphée décrit l’enchantement du divin séjour. Les violons, avec lui, disent le murmure éternel des eaux fuyantes ; le hautbois, mettant au tableau une touche de vert pâle, chante la joyeuse floraison des jeunes pousses printanières, les flûtes gazouillent ainsi que des oiseaux célestes… Mais voici Eurydice. Avant qu’un mot soit prononcé, la main d’Orphée sera dans la sienne et les deux amants sortiront de ce paradis sans s’être regardés.

Cependant, au seuil de la vie recommençante, Orphée ne peut plus se contraindre ! Il manque à sa promesse et Eurydice, pour la seconde fois, lui est enlevée. Sa déploration, connue de tous ceux qui me lisent, surpasse en splendeur tragique les beautés des actes précédents. L’Amour lui rend Eurydice et, devant le temple adorable de Vénus indulgente, un doux chœur d’apothéose chante la gloire dû dieu ailé et charmant de Paphos et de Gnide.

À la dernière reprise du chef-d’œuvre, un miracle s’est produit. Grâce à M. Albert Carré, le nouveau directeur de l’Opéra-Comique, l’accord parfait, absolu, définitif de la mise en scène et de la musique a été obtenu. Voilà certainement le plus rude coup que l’on ait jamais porté aux vieilles traditions du « face au public », du rang d’oignon, du ballet gambadé au rebours de l’élémentaire poésie, du clinquant banal et faux, inutilement coûteux, des décors et des costumes, toutes choses et bien d’autres que j’oublie auxquelles le théâtre lyrique semblait condamné à perpétuité. On a vu dans le bois sombre l’enterrement d’Eurydice ; les groupes de femmes habillées de violet foncé, tenant à la main les flambeaux funéraires, restant immobiles autour de la tombe sur laquelle pleurait Orphée, seul enveloppé de clarté. On a frémi dans le trou noir de l’Enfer où des êtres blêmes, sortis d’une illustration de Gustave Doré, tassés en un coin, tendaient leurs bras vers le joueur de lyre qui, rayonnant de la blancheur du soleil, descendait lentement du jour pâle et traversait les etîrayantes flammes rouges. On a connu le bonheur, la paix et le repos dans l’idéale campagne des Champs-Elysées, bordés de petites marguerites, aux pays de Puvis de Chavannes et d’Henri Rivière où des danseuses qui ne dansaient pas — ô joie ! — évoquaient à nos yeux le Printemps de Botticelli, où M. André Messager faisait résonner les mélodies heureuses de son orchestre vraiment paradisiaque. De ce mariage jusqu’alors ignoré de la musique et de la mise en scène, de cette union intime provoquée par des rapports de tonalités instrumentales et picturales, des rencontres de gestes et de rythmes, on a gardé, j’en suis sûr, des impressions assez fortes pour rendre intolérable le retour aux anciens usages. C’est là le point important.


DON JUAN

Nulle reprise d’œuvre musicale ne provoqua, d’avance, pareilles disputes. Dès que les directeurs de l’Opéra et de l’Opéra-Comique annoncèrent leur commun projet de remettre Don Juan à la scène, ce fut partout un étonnement qui se traduisit de mille façons diverses. Ce projet était louable cependant, car enfin il vaut mieux, n’est-ce pas ? reprendre Don Juan, dont la signification d’art est si nette, si grande et si haute et dont la jeunesse sera éternellement victorieuse que les trop fréquentes inutilités qui, décrépites, sur le seuil de l’oubli, ne marquent qu’une déviation momentanée du goût, qu’un caprice passager de la mode. On objecta l’indigence des traductions françaises de l’ouvrage de Mozart, l’impossibilité où se trouvent nos théâtres de représenter cet ouvrage tel qu’il fut donné pour la première fois à Prague, le 29 octobre 1787. On discuta sur l’authenticité des nombreuses éditions. — Car il y a autant de Don Juan que de grains de sable dans la mer. — On conseilla Fessai des décors tournants usités en Allemagne et qui, seuls, affirmait-on, permettent de jouer la pièce sous sa forme primitive, c’est-à-dire en deux actes. On rappela aux chefs d’orchestre que les récitatifs étaient originairement accompagnés au clavecin et que le texte de ces récitatifs, écrit par l’auteur, valait bien la version anonyme dont se servait l’Opéra à la dernière reprise. On batailla sur beaucoup d’autres points encore et, chose importante, cela n’empêcha pas les études de Don Juan de se poursuivre dans nos deux théâtres lyriques.

Ces discussions, pourtant, auront eu leur utilité. D’abord, elles montrèrent le souci passionné que la foule d’aujourd’hui a des chefs-d’œuvre, et c’est une indication que l’on ne saurait trop souvent et trop précieusement recueillir. Puis elles rendirent nécessaire une reconstitution aussi fidèle que possible de l’ouvrage en cause.

La vérité, c’est qu’une partition aussi capitale, aussi décisive que celle-là ne devrait jamais quitter le répertoire de notre première scène nationale. Où voulez-vous que le public étudie révolution de la musique dramatique, si ce n’est au musée d’Etat qu’est l’Opéra ? Et quelle œuvre pourrait donc, mieux que Don Juan, légitimer cette évolution ?

À l’aide de moyens nouveaux pour l’époque où il vivait et que les temps ont renouvelés, Mozart, avec Don Juan, comme le fit Gluck avec ses sublimes tragédies, ouvrit au drame lyrique contemporain la belle route glorieuse où il marche à cette heure. Et il est à remarquer que les deux génies si différents édictèrent de façon identique les mêmes lois d’art. Médiocre musicien, techniquement parlant, Gluck n’est cependant pas amoindri par Mozart, la musique personnifiée. L’étonnante puissance du premier est si grande, si formidable, que ses personnages, en leurs colossales proportions, chantant simplement ce qu’ils doivent chanter, nous semblent des êtres à part, espèces de géants humains, tous frères et sœurs, enfants pareils nés d’un unique cerveau, d’un cerveau divin. Le second, souverain virtuose d’écriture et de pensée, façonna, en l’extraordinaire polyphonie des voix et de l’orchestre, des créatures absolument dissemblables, celles-là, frémissantes des infinies passions qui mènent le monde, si naturellement secouées par le rire ou les larmes qu’elles paraissent jouer, pour leur propre compte, la comédie heureuse ou terrible de la vie. L’un et l’autre, en dépit de leurs tempéraments et de leurs systèmes très opposés, — Mozart exigeait que la poésie restât la fille obéissante de la musique, — ont atteint le même but, fixant les bases essentielles du même art : vérité de l’expression, liberté de la forme.

Aucune œuvre mieux que Don Juan ne déterminera plus rigoureusement ces deux principes qui régissent le drame lyrique moderne. Sans doute, la partition étant divisée en morceaux reliés par des récitatifs, nous n’y trouverons pas l’unité du langage musical qui est de règle aujourd’hui, mais, je le répète, les moyens si nouveaux employés par Mozart se sont renouvelés comme se renouvelleront les moyens employés à cette heure — car rien ne reste stationnaire, sous peine de déchéance — mais le fond demeurera identique. Depuis l’ouverture, se rattachant au premier acte, tout comme les préludes de Wagner, et qui expose superbement le double caractère tragique et comique de l’ouvrage, jusqu’à la bouleversante scène finale où les thèmes du début éclatent dans le magnifique et terrifiant fracas des trombones, on ne peut découvrir la plus petite défaillance de volonté dans l’application des préceptes auxquels obéirent et obéiront toujours les musiciens de théâtre, soucieux de laisser après eux quelque chose de durable.

Pas une fois, au courant de l’œuvre, vous ne rencontrerez un air, un duo, un quatuor, un ensemble de facture convenue, avec ce retour arbitraire du motif principal qui est une horrible violation de la logique. La liberté de la forme, de la première à la dernière note, est absolue, mais cette liberté ne porte point préjudice à la perfection de cette forme. Mozart, merveilleux symphoniste, reste constamment symphoniste dans ses ouvrages dramatiques et, là encore, il y a un lien qui rattache à son art l’art contemporain. Ses scènes sont construites comme des morceaux de symphonie, et il ne se fait pas faute de traiter ses voix à la façon instrumentale, en disposant à son gré, ainsi que d’un élément polyphonique. Son orchestre n’a point un rôle effacé ou secondaire. Il chante, parle, agit, dessine les personnages, commente leurs pensées les plus intimes. Et l’on reste stupéfait de la diversité de ces personnages, diversité que seul l’orchestre, par sa puissance évocatrice, pouvait donner. Dona Anna, dona Elvire et Zerline sont absolument différentes, si différentes et si synthétiques en même temps, que passionnées, douloureuses ou joyeusement inconscientes, elles représentent, à elles trois, toutes les femmes que Don Juan a possédées. — Et notez bien qu’aucun art autre que la musique n’est capable d’élargir ainsi des caractères par la simplification. — Enfin, il n’est pas un sentiment de l’âme humaine qui ne soit traduit de la manière la plus cruelle, la plus réaliste par Leporello, le Commandeur, don Ottavio, Mazetto, et surtout par le terrible et magnifique acteur de cette tragédie de la vie, par Don Juan lui-même.

Il faudrait se réjouir si un tel chef-d’œuvre s’installait définitivement au répertoire de l’Académie nationale de musique. Peut-être un jour — tout arrive — Gluck, Weber, avec leurs maîtresses partitions, Beethoven avec Fidelio, Rossini avec Guillaume Tell, Berlioz avec les Troyens marqueront-ils sur notre première scène lyrique les étapes glorieuses vite parcourues par un art sans cesse en évolution, quoique restant fidèle à son origine.


KERMARIA

Au sortir du concert de l’Opéra où la Légende de saint Julien l’Hospitalier, de M. Camille Erlanger, fut si chaleureusement applaudie, j’écrivais : « Il est permis de croire au brillant avenir du musicien dont nous venons d’entendre la première œuvre. »

Je suis heureux d’avoir été bon prophète. Dès le lendemain, en effet, le directeur de l’Opéra-Comique se faisait lire et recevait Kermaria, Peu de temps après il représentait le nouvel ouvrage du jeune compositeur, qui, ainsi, a débuté dans la carrière dramatique par une manifestation de son art extrêmement curieuse, volontaire et intéressante.

Pour en bien comprendre la signification, pour en parler sans parti pris et sans injustice, il importe, je pense, d’établir avant toutes choses que Kermaria est moins une pièce de théâtre, au sens usuel du mot, qu’une fantaisie lyrique, très libre de forme, en ce qui touche à l’agencement sommaire de ses scènes et aux rares péripéties de ses quatre tableaux.

Dans cette fantaisie qui — je prie qu’on le remarque — n’appartient pas plus au genre de l’oratorio qu’au genre de l’opéra, le surnaturel joue un rôle fort important. On peut même dire que, d’un bout à l’autre du poème, l’action lui est soumise et qu’il domine les caractères des principaux personnages. Ne demandons donc pas à l’action une logique qu’elle ne saurait avoir, aux caractères une vérité qui est incompatible avec l’esprit de l’œuvre. Tâchons de suivre impartialement les auteurs sur le terrain où il leur a plu de marcher et ne leur imposons aucune esthétique particulière, aucune préférence personnelle. Voyons seulement si, en ce qu’ils voulurent faire, ils ont réussi.

Un prologue de frappante brièveté, de sombre et franche couleur fantastique, nous montre d’abord, sur une falaise bretonne, un moine courbé sous l’anathème des voix justicières. Éperdu, il s’accuse du crime de luxure et, pour fuir la clameur grandissante de son remords, va se jeter dans l’abîme lorsque, du ciel, tombe la parole d’espérance. Deux purs amants rachèteront les deux, âmes impures. En un cloître abandonné s’accomplira le mystère de rédemption. Et, à la cime d’une roche, apparaît, fantôme blanc, la coupable, annonciatrice des futurs pardons.

Dans la cour d’une ferme, tandis que résonne par les campagnes, affaiblie, lointaine, la marche chouanne — c’est à la fin du XVIIIe siècle — passe, silencieux, l’ermite, centenaire à présent. Deux jeunes gens le regardent s’éloigner. Yvon, le sergent républicain, mal guéri de la blessure qu’il reçut dans son récent combat contre Yann le Chouan s’appuie à l’épaule de Tiphaine, qui l’a recueilli, soigné et sauvé. Les parents de celle-ci, Alain et Annette, contre son gré, l’ont promise à Yann, maintenant furieux de se voir préférer un ennemi. Mais le soir tombe et les bonnes femmes du village, apportant leurs rouets, s’installent pour la veillée. L’Angélus sonne et la poésie de son carillon évoque le souvenir des belles légendes d’Armorique. Il en est une, plus merveilleuse encore que toutes les autres, et Tiphaine la conte.

Le château de Kermaria, dont les murs en ruine s’érigent, là-haut, sur la falaise, est un château enchanté. Une âme l’habite, l’âme de la Dame Bleue, secourable aux purs amants, et, parfois, dans la chapelle, sous son inspiration, chantent encore les vieilles orgues majestueuses dont le son, parcourant les landes, apporte aux pauvres gens la suprême consolation de la musique. Et voici qu’une étrange complainte se fait entendre. Soutenu par des voix de rêve, l’instrument mystérieux et magique parle. Il jette dans l’extase Yvon, mal guéri de corps et d’esprit, et quand Yann, avec sa troupe, vient pour se venger, le sergent s’échappe et se réfugie dans l’église miraculeuse. Tiphaine l’y rejoint et, l’esprit troublé, le corps malade, le pur amant prend sa pure amante pour la Dame Bleue. Nulle passion charnelle ne les anime l’un et l’autre. Par eux, le moine sera absous. Arrive donc le Chouan, son fusil à la main, l’orgue, vibrant, tonnant tout à coup, le désarmera et l’idylle s’achèvera en la montée des hymnes de reconnaissance et de gloire.

Telle est, au plus bref, la fantaisie lyrique que M. Gheusi, en poète élégiaque et contemplatif, a écrite et que M. Erlanger, en artiste de foi et de conscience, a mise en musique. Bien que, dans son exécution, elle ne tienne aucun compte de certaines règles de théâtre que je crois fondamentales et qu’elle ne s’accorde nullement avec certaines idées dramatiques qui me sont chères et que je tiens pour bonnes, il me plaît de l’accepter comme les auteurs nous l’offrent. Je sais parfaitement où pourrait porter ma critique, et, en deux mots, je la formulerai tout à l’heure, mais je sais aussi et j’affirme que la partition de Kermaria représente l’effort très considérable d’un compositeur qui, ne l’oublions pas, débute, et qui, s’il le veut, se placera bientôt au premier rang. M. Erlanger possède un don d’évocation extrêmement précieux. Son prologue où, dans la violence sonore, sont exposés quelques-uns des thèmes essentiels de l’ouvrage, est d’une curieuse allure tragique. Au premier acte, le travail de ces thèmes, la mise en œuvre d’autres motifs deviendront très intéressants et, dès le lever du rideau, l’auteur, par son ingéniosité mélodique, par son coloris instrumental, saura nous faire éprouver l’impression de la Bretagne aride, monotone et désolée. Remarquez la petite scène du commencement, où la gravité douloureuse de l’ermite est mise en opposition avec les sonneries pittoresques de la marche chouanne ; notez la candeur du thème d’amour, si gentiment syncopé ; le trait brutal qui caractérise Yann ; la bonhomie simple du motif des parents ; le dessin gothique de celui de Kermaria, avec son accompagnement en quintes, de si amusante barbarie ; la musique de l’orgue, mystérieuse, légendaire, primitive, et goûtez la mélancolie profonde de ce tableau. Cette mélancolie s’étend jusque sur le chœur des bonnes femmes qui filent et tricotent pendant que l’orchestre bavarde d’exquise façon, intermède sans doute, mais intermède délicieux tout enveloppé de la poésie triste des landes maritimes. Et ce ne sont pas les jolies et expressives choses qui manquent au très long duo du second acte où les purs amants, avec la placidité, hélas ! nécessaire, chantent leur pur amour…

J’ai dit trop franchement en quelle estime artistique je tiens M. Erlanger, j’ai proclamé trop nettement les mérites de sa partition pour ne pas supplier mon jeune confrère de sortir au plus vite de son rêve et de s’élancer bravement, éperdument dans la vie. Au théâtre — je parle du théâtre lyrique — l’action est insuffisante si elle ne résulte d’un grand et clair symbole ; mais, en revanche, l’émotion est impossible sans le heurt des sentiments, sans le cri humain, sans le secours de la vie. Avant peu, j’en ai la conviction, M. Camille Erlanger le comprendra et occupera, parmi les musiciens contemporains, la belle place qui lui est due.


VERS OU PROSE

Au milieu des éloges beaucoup trop grands que la critique a prodigués à la partition de Messidor, un reproche m’a été fait auquel je désire répondre. On m’a blâmé assez vivement de croire possible l’union de la prose et de la musique, et d’en avoir tenté l’expérience au théâtre de l’Opéra, temple des traditions, où jusqu’à présent l’emploi du vers fut considéré comme indispensable à la bonne harmonie d’un poème lyrique. Faut-il dire que, si je me permets de prendre la plume à propos d’une de mes œuvres, c’est que je veux élever la discussion au-dessus des personnalités et que le débat me semble d’un intérêt tout général ?

En ce qui me concerne, je me bornerai donc à déclarer que, loin d’avoir été pour moi une gêne, comme on semble se l’imaginer, la prose dont s’est revêtu, sur ma demande expresse, le drame que j’admire chaque jour davantage, n’a pas cessé une minute, aux heures joyeuses du travail, d’être à mon égard l’inspiratrice la plus facile, la meilleure, la plus noble, la plus éloquente et la plus forte. Si j’ai écrit, au cours de ma partition, quelques pages dignes de l’estime des vrais artistes, c’est à cette prose, aux sentiments qu’elle exprime, qu’il en faut reporter l’honneur. Ma musique est inséparable des mots et des idées qui l’ont fait naître, et ceci est ma fierté. Je prie que l’on m’excuse d’avoir parlé de moi.

Mais la question, je le répète, est d’ordre très général et j’ai à cœur de la préciser. Le théâtre littéraire ne vit que de logique et de vérité. Il est la reproduction fidèle des événements humains magnifiés par le génie jamais pareil des créateurs. Le théâtre musical ne devrait pas chercher d’autres moyens d’existence. Les sons, s’ajoutant au verbe, lui prêtent une magie particulière et lui permettent de tout dire, et rien ne semble plus beau et plus naturel que cette alliance de la littérature et de la musique. Hélas ! elle se fait bien rarement. Le théâtre musical, rapetissé par ses formes illogiques, son peu de souci de la vérité, serait mort à la peine, si le mouvement qui l’emporte depuis quelques années et qui lui redonne une jeunesse n’avait produit les résultats que l’on sait. Aujourd’hui, — et c’est bien heureux, — nul de nous n’oserait s’attarder à écrire l’air à vocalises, le couplet de virtuosité, ni aucun des morceaux conventionnels qui, il n’y a pas très longtemps encore, déparaient chaque opéra nouveau et étaient là comme la négation même du théâtre. On admet maintenant — et l’on a raison — qu’une scène chantée peut avoir la forme vivante d’une scène jouée et que la division d’un acte en récitatifs, romances, duos, trios, etc., est absolument arbitraire et destructive d’émotion ou d’intérêt. On demande à l’orchestre de concourir à l’effet du drame, de commenter les sentiments des personnages, et l’on exige que ces personnages s’expriment de la bonne façon, pour dire quelque chose et non pour faire acte de virtuosité inutile et ridicule. C’est ici que la littérature commence à devenir indispensable à la musique en lui fournissant des caractères à dessiner, des types à créer, des âmes à éclairer. Or, puisqu’un grand souffle de liberté régénère l’art lyrique, pourquoi donc la prose n’aurait-elle pas le droit de concourir à la réussite d’une évolution si glorieuse ?

Oui, c’est bien la liberté que la prose apporte au compositeur dans les larges plis de sa phrase ample et sonore. Liberté du dialogue s’établissant, se développant sans contrainte ni gêne d’aucune sorte sur la trame instrumentale, faisant corps avec elle ; liberté de la symphonie jamais interrompue, chantant, grondant, s’apaisant selon la fantaisie du musicien, selon les nécessités du drame ; liberté de l’expression — celle-là plus précieuse encore que les autres — offerte par la justesse du terme, par la précision du mot ; liberté illimitée de la mélodie infinie courant alerte, grave, superbe, tendre ou puissante, joyeuse à coup sûr de pouvoir échapper à l’emprisonnement de la cadence et de la rime ; liberté de la phrase, liberté de l’inspiration, liberté d’art, liberté de formes, liberté complète, magnifique et définitive.

Ces libertés, il n’est pas un compositeur, pas un, entendez bien, qui n’ait essayé de les conquérir. Ouvrez une partition célèbre, n’importe laquelle, et cherchez dans le poème imprimé à part les passages correspondants. Vous constaterez, en plus d’un cas, que, par les mains du musicien, les vers sont devenus de la prose. Mots déplacés, répétés, supprimés ou ajoutés abolissent souvent cadence et rime, et l’on cite, avec un sourire qui devrait être un compliment, le bel exemple d’indépendance donné par un maître illustre qui a fait chanter au personnage principal d’une de ses œuvres, sans que le public y trouvât rien à redire, la description d’un décor, l’indication d’un jeu de scène. Et si le témoignage peu suspect de l’auteur de Faust pouvait fournir un argument en faveur de mes idées, je rappellerais que, dans la préface de George Dandin, Charles Gounod, soutenant une thèse pareille à la mienne, a écrit que « la variété infinie des périodes en prose ouvre devant le musicien un horizon tout neuf qui le délivre de la monotonie et de l’uniformité, qu’avec le vers — espèce de dada qui, une fois parti, emmène le compositeur, lequel se laisse conduire nonchalamment et finit par s’endormir dans une négligence déplorable — le musicien devient en quelque sorte l’esclave du dialogue au lieu d’en rester le maître, et que la vérité de l’expression disparaît sous l’entraînement banal et irréfléchi de la routine ; que la prose, au contraire, est une mine féconde, inépuisable de variété dans l’intonation chantée ou déclamée, dans la durée et dans l’intensité de l’accent, dans la proportion et le développement de la période… » Et je doublerai peut-être l’étonnement de ceux qui me lisent en leur apprenant que Berlioz professait les mêmes opinions et a fait plus d’une fois, dans le Journal des Débats, des déclarations analogues. De ce que la prose de Molière, nullement appropriée à un tel usage, n’a pas permis à Gounod de réaliser, en dépit de ses efforts, son vœu très cher ; de ce que Berlioz n’a pas mis ces théories en pratique, il ne s’ensuit point que les autres doivent s’abstenir d’affirmer leur foi artistique, leur confiance en ce qu’ils croient beau et bon, ni se priver d’unir autant que possible la littérature et la musique, ce qui est arrivé assez rarement, il faut bien le reconnaître, depuis que nos compositeurs travaillent sur des poèmes en vers.

Cette union que justifie l’immense apport d’humanité fourni à la musique par la littérature, apport sans lequel aucun art ne peut vivre, humanité devenue beaucoup plus directe en des drames contemporains, d’essence diverse, que grandissent les multiples symboles, qu’en les vagues légendes, toujours pareilles, dont les héros, perdus dans la brume épaisse des siècles, ne nous touchent guère, cette union, utile et féconde, je voudrais qu’elle servît aussi à inaugurer pour la danse une ère nouvelle.

La danse, jadis si noble que les Grecs la considéraient comme l’égale de la poésie et de la musique et la faisaient participer aux plus solennelles cérémonies de leur culte, aujourd’hui se meurt. Par son imprécision même, elle pourrait exprimer l’au delà de la pensée, ouvrir au rêve les portes d’or de l’inconnu, du mystérieux et du sublime. En sœur aimable de la polka, elle se contente de nous réjouir l’œil, d’émouvoir nos sens, au lieu de nous élever l’âme, en fille auguste de Terpsichore. Elle ne devra sa renaissance qu’à la littérature et à la symphonie. Opposer dans une œuvre la pantomime à la parole, l’irréel au tangible, la féerie à la vie ; appliquer au ballet les principes fondamentaux du drame lyrique : suppression des morceaux détachés, développement à l’orchestre, ici souverain maître, de thèmes caractéristiques, de motifs essentiels ; faire de la danse un spectacle de beauté, de grandeur incomparables où toutes les passions mises en lutte se heurteraient dans la folie magnifique et terrifiante du geste, voilà, il me semble, un programme digne des hautes et libres aspirations de nos compositeurs.

Pour dire, d’un mot, toute ma pensée, je souhaite que de cette union naisse un art vraiment français, humain, vivant, clair, simple et bon. Nul autant que moi, je l’affirme, n’admire Richard Wagner, divin créateur qu’il faut glorifier et respecter. Eh bien, je le déclare, ceux qui l’imitent servilement, en l’utilisation dissimulée de ses légendes, le glorifient peut-être mais ne le respectent sûrement pas. Et je tiens pour une déchéance du génie national cette soumission à un génie étranger qui ne saurait en rien s’accorder avec le nôtre. Qu’on y réfléchisse. À ce jeu, la musique française, régénérée d’abord par l’influence bienfaisante du Messie attendu, court maintenant à sa mort si elle ne secoue le joug meurtrier. Je jure que l’heure est grave et je supplie notre jeunesse de rester fidèle à son pays, comme Wagner le fut lui-même. Et si, chez nous, un homme ne se lève pas bientôt pour édifier l’œuvre nécessaire, tâchons au moins d’apporter chacun la pierre qui consolidera, fortifiera et élèvera dans le soleil latin la grande cathédrale de notre art.


LE DRAME LYRIQUE FRANÇAIS

Dès à présent, toute discussion me paraît close sur ce point capital : La Musique dramatique, dont les lois, magnifiquement promulguées par Gluck en la préface-bible d’Alceste, furent violées de la plus outrageante manière dans la suite des temps, se réhabilite enfin de ses erreurs et revient à la vérité, à la logique, et, par cela même, à la beauté.

Son évolution, reconnue légitime et nécessaire, ne soulève plus nulle part de polémiques ni de querelles. Tout homme sensé, quel que soit le régiment d’art auquel il appartienne, s’incline aujourd’hui devant l’effort accompli et en accepte les conséquences. Il comprend que le théâtre musical, comme le théâtre littéraire, doit vivre de passion, de mouvement, d’humanité, et non de formules commodément modifiables au gré des interprètes-virtuoses ; que le règne arbitraire de la cavatine, du couplet à vocalises, d’insignifiance absolue, est achevé, faisant place à la liberté des scènes, des tableaux, des œuvres entières. Il exige que le rôle de l’orchestre soit non plus passif mais actif, que la symphonie, d’accord avec le chant, prenne part au drame, commente les sentiments des personnages de ce drame, éclaire leurs âmes, les jette en l’atmosphère qui leur est propre. Il veut que ces personnages cessent d’être figés dans le récitatif, l’air, le duo conventionnels, et il demande qu’ils agissent et s’expriment selon la vraisemblance de leurs caractères.

Sur ces points, je le répète, la bataille, jadis si terriblement, si sauvagement engagée, est finie et, à cette heure, personne, je crois, ne s’avise de contester la victoire des idées nouvelles.

Mais les luttes d’art, vieilles comme le monde, sont aussi comme lui éternelles, ce qui est bien heureux, d’ailleurs. Elles renaissent en ce moment, non moins vives qu’autrefois, et les questions qu’elles mettent en jeu me semblent d’une extrême gravité. Je vais essayer de les préciser.

L’évolution dont je parle n’a pu aboutir que grâce au magnifique et bienfaisant génie de Richard Wagner. Hué, bafoué d’abord, traité en son pays comme ailleurs de fou furieux, de révolutionnaire impuissant, de mauvais poète et de médiocre musicien, le sublime réformateur qui, comme on le sait, était doublé d’un ardent polémiste, imposa peu à peu ses volontés par la théorie et la pratique, et acclamé, divinisé enfin, adoré à l’égal d’un Homère et d’un Beethoven, de la scène du théâtre-temple de Bayreuth, il cria au peuple allemand qui, après l’avoir insulté et méconnu, se prosternait devant lui, les fières paroles que chacun devrait retenir et méditer : « Maintenant, vous avez un art ».

En effet, si cet art, par sa splendeur, sa noblesse, son éloquence, son humanité est universel, par son esprit même il reste absolument national, et c’est ce qui fait toute sa force. Franchissant les frontières, bouleversant le monde, troublant du nord au midi les âmes les plus dissemblables, évangélisant aux quatre coins de la terre, le rédempteur providentiel Richard Wagner n’en demeura pas moins allemand, et aussi bien dans l’essence de ses ouvrages que dans leur forme, il témoigna de sa fidélité à la race germanique. Issu du conte populaire, son œuvre est allemand, foncièrement allemand, de philosophie et de physionomie, de conception et d’exécution. En l’édifiant, il écrivait ces mots qu’il n’est pas inutile de reproduire ici : « Oh ! ma patrie allemande, combien je dois t’aimer, combien je dois m’exalter pour toi ! Combien je dois aimer le peuple allemand, qui, aujourd’hui encore, croit au merveilleux de la plus naïve légende, qui, aujourd’hui encore, en sa virilité, éprouve les doux, les mystérieux frissons qui firent tressaillir son cœur pendant sa jeunesse ! Ah ! l’aimable rêverie allemande ! Quel bonheur j’éprouve à être Allemand ! »

Donc, il faut y revenir, nul n’a pu se soustraire à l’influence wagnérienne. Producteurs et spectateurs se sont mis d’accord — une fois n’est pas coutume — pour admirer et profiter. Dans les pays qui chantent encore : l’Italie, la France, la Russie, la Norvège, l’Allemagne, cette influence a eu des résultats assez différents. En Allemagne, Wagner, ogre et géant, a presque dévoré, anéanti tout ce qui essayait de naître. (Je reste, bien entendu, sur le terrain du drame lyrique, et ne parle pas de la symphonie pure, qui compte là des représentants de grande valeur.) Seul, M. Humperdinck, avec sa délicieuse féerie enfantine Hänsel et Gretel, très inspirée musicalement des Maîtres Chanteurs, et, par suite, très allemande, a conquis sa place au soleil. Celui-là demeure fidèle à sa race, employant le lied populaire, le développant, l’harmonisant, l’instrumentant à l’aide des subtiles ressources de la polyphonie moderne, croyant, lui aussi, « au merveilleux de la plus naïve légende ». En Italie, le maître illustre et puissant, devant qui tout artiste a le devoir de s’incliner, M. Verdi, nous a donné un exemple de rare noblesse et de magnifique sérénité. Glorieux autant qu’il est possible de l’être, ayant depuis longtemps précédé Wagner dans l’apothéose, en un superbe élan d’enthousiasme, sans renier ses vingt-cinq partitions de jeunesse, il se convertit à la religion nouvelle, refait de fond en comble son éducation, et donne Aïda, Othello, Falstaff, mais ne se dénationalise pas. Ses derniers opéras restent italiens, foncièrement italiens, et rien n’empêche qu’ils ne portent comme épigraphe la phrase que j’ai citée : « Oh ! ma patrie, combien je dois t’aimer, combien je dois m’exalter pour toi ! » Pareil état d’esprit honore la pléiade des continuateurs de M. Verdi. En Norvège et en Russie, la chanson populaire est une source enchantée où tous les musiciens boivent encore. Là aussi, MM. Grieg, Swendsen, Rimsky-Korsakow, Glazounow, sont considérés, ajuste titre, comme des compositeurs nationaux.

En France, c’est autre chose. Pour des raisons étrangères à l’art, le wagnérisme a été long à s’acclimater. Alors que l’on sifflait au Concert-Pasdeloup les préludes de Lohengrin et de Tristan, l’ouverture de Tannhäuser, la marche funèbre du Crépuscule des Dieux, MM. Reyer, Saint-Saëns et Massenet ont mis en pratique certaines des théories nouvelles sans briser cependant les formes de l’Opéra et sans cesser d’être de leur pays. C’est à ce dernier trait qu’ils doivent d’avoir conservé la prépondérance. Peu à peu, cependant, Richard Wagner s’est imposé à notre foule. Son triomphe chez nous a pris alors des proportions d’autant plus grandes que son échec avait été jadis plus complet et plus cruel. Et ce fut dans toutes les classes de la société française un affolement, très justifié, je m’empresse de le reconnaître, par la splendeur incomparable de l’œuvre victorieux, mais dont les conséquences peuvent être meurtrières pour notre art, si personne n’y met bon ordre. Que les partitions autrefois méprisées ornent maintenant tous les pianos ; que nos théâtres, que nos sociétés symphoniques rivalisent d’ardeur wagnérienne, j’y applaudis des deux mains, car il faut que l’éducation du public s’achève et que le terrain musical s’ensemence pour de prochaines récoltes, mais que l’inspiration de nos jeunes compositeurs se stérilise en s’asservissant au succès et à la mode, voilà ce que je ne saurais admettre, et mieux vaut mille fois « tomber avec grâce », comme l’a dit M. Reyer, en restant soi-même et en courant la chance de se relever avec gloire que de se tenir debout, tant bien que mal, immobile et prudent, et barrer ainsi la route aux idées en marche.

Car aussi vrai que le wagnérisme ne sera pas la barricade qui arrêtera l’art français dans sa course à l’honneur, il est malheureusement indiscutable que nombre de nos nouveaux musiciens, tant est vif chez les mieux doués le désir de l’immédiate réussite, aliènent aujourd’hui leur indépendance, oublient la fidélité qu’ils doivent à l’esprit de leur race, se dénationalisent et, pastichant l’œuvre germanique déjà ancien et point conforme aux exigences de nos âmes, ne sont ni de leur temps ni de leur pays. Déjà un très sérieux mouvement de réaction s’indique, auquel prennent part M. Gustave Charpentier et d’autres vaillants, mais le mal persiste qu’il faut combattre.

Pour ma part, — je ne parle de moi que contre mon gré, — admirateur fervent de Richard Wagner, je n’ai jamais cessé, dans mes œuvres et dans ma critique, de défendre la cause de l’art français. En composant le Rêve, l’Attaque du Moulin, Messidor, drames point légendaires, mais bien contemporains, très français d’action et de sentiments, j’ai eu la constante et ferme volonté, chantant la douceur de l’amour mystique, l’abomination des injustes guerres, la nécessité du glorieux travail, de faire acte de Français, et je suis fier d’avoir été aidé dans cette tâche et de l’être encore par le maître de notre littérature, par mon cher et grand ami Émile Zola, qui n’est pas seulement pour moi un collaborateur, mais bien un véritable inspirateur.

Tout le monde le sait : Messidor a soulevé des polémiques et des querelles terribles. Quoi donc ! On déclamerait sur la scène de l’Opéra, où tant de livrets en vilains vers de mirlitons jouissent de l’impunité, un poème en belle prose simple, vigoureuse, cadencée, musicale ? Ce poème clair, émouvant, logique, de consolante et sereine philosophie, glorifiant notre terre de France dans ce qu’elle a de plus magnifique : sa fécondité rédemptrice, son blé sauveur, dispensateur de la vie et de la joie, ce poème, d’essence nationale pour ainsi dire, n’aurait point été tiré d’un roman de chevalerie ou d’histoire par quelque professionnel patenté ? Mais son succès serait la ruine d’une industrie. Aussi quel émoi dans le camp des librettistes. Tous écrivent aux journaux des protestations indignées et comiques. Celui-ci, dans son trouble furieux, pour protéger ses intérêts, invoque « la Sainte Routine ». — Je n’invente rien. — Celui-là, qui met plus d’esprit dans ses lettres que dans ses pièces, plaisante agréablement. Un seul, en ce gai concert d’imprécations, fait entendre une parole raisonnable en affirmant que les vers plats sont moins rares que la bonne prose lyrique. Il est vrai que Louis Gallet resta un loyal artiste, avec qui je m’honore d’avoir collaboré.

Les compositeurs, wagnériens militants, ont aussi de l’inquiétude, non pas à cause de mon humble musique, incapable certes de leur donner le moindre ombrage, mais en raison du caractère très net de la tentative. Tout de même, si cela réussissait en France, cette manifestation française, ce serait la fin lamentable des pastiches étrangers, et il faudrait bien alors faire acte personnel et créateur, ce qui est la chose vraiment difficile et scabreuse.

Or, je suis obligé de le dire, cette manifestation est la conséquence naturelle, fatale, parfaitement logique de l’évolution dont personne ne nie plus le triomphe. Puisque les formules de l’opéra sont brisées, puisque l’air, le récitatif, le couplet sont abolis, laissant la place au drame musical, aux scènes chantées sur le commentaire continu de l’orchestre, l’heure arrive d’accepter la liberté complète et définitive qu’apporte le poème en prose désemprisonnant tout : le dialogue, la mélodie, la symphonie, l’expression, l’inspiration, faisant enfin tout s’épanouir dans la pleine indépendance que l’art réclame pour grandir et vaincre.

D’autre part, rien n’est aussi contraire à la modernité que le recul en les brouillards de la légende ; rien n’est aussi opposé à l’esprit de notre race que la conception du bonheur dans la mort. Nous sommes des gens qui persistons à aimer le soleil, la vie pour ce qu’ils ont de bon, de réchauffant, de fécondant, et nous croyons encore à la joie, à la beauté ici-bas. Si les religions s’effondrent, gardons au moins en nos cœurs quelque culte qui nous donne confiance pour marcher résolument vers l’avenir. Vienne donc, afin que l’on s’incline devant lui, le compositeur français qui, profitant des dernières conquêtes de la musique, ayant le noble désir d’y ajouter les siennes, se souviendra des paroles de Richard Wagner et s’écriera en édifiant l’œuvre attendu : « Oh ! ma patrie française, combien je dois t’aimer, combien je dois m’exalter pour toi ! Combien je dois aimer le peuple français qui, aujourd’hui encore, croit au merveilleux du soleil et de la vie, qui, aujourd’hui encore, en sa virilité, éprouve, de la joie et de la beauté, les mystérieux frissons qui firent toujours tressaillir son cœur ! Ah ! l’éternelle fertilité française ! Quel bonheur j’éprouve à être Français ! »

Et je suis tranquille ; ce compositeur viendra tôt ou tard, car le drame lyrique français ne peut mourir.


LA DAME BLANCHE

Voilà encore une reprise qui s’imposait.

De même que l’Opéra, théâtre-musée, doit ou devrait garder à son répertoire les chefs-d’œuvre de la tragédie lyrique, c’est-à-dire les ouvrages qui marquent l’évolution du drame chanté, — et, pour cette cause, il était nécessaire de voir reparaître Don Juan sur ses affiches, — l’Opéra-Comique, théâtre-musée, doit ou devrait représenter, ne fût-ce que peu souvent, les chefs-d’œuvre de la comédie musicale, c’est-à-dire les pièces qui témoignent de la transformation, chaque jour plus profonde, d’un genre dont la Dame blanche est le type accompli.

Chef-d’œuvre, la Dame blanche ! s’exclame-t-on. — Oui, sans aucun doute. Petit chef-d’œuvre assurément qu’il serait malhabile ou perfide d’amoindrir encore en le voulant hausser au rang des grands chefs-d’œuvre de l’expression ou du pathétique, mais chef-d’œuvre de grâce légère, d’adresse aimable, de charme galant, de sentimentalité spirituelle et parfois — je prie qu’on le remarque — de poésie mélodique et harmonique. Chef-d’œuvre incontestable, très supérieur, je crois, musicalement, à ce qu’en pensent, avec des opinions bien différentes, les vieux et les jeunes outranciers de l’art.

On se rappelle peut-être l’amusante conversation que Berlioz, après avoir manqué le prix de Rome, échec dû au juste sentiment grave et funèbre de sa cantate, eut avec Boïeldieu. Celui-ci, reprochant au futur auteur des Troyens son effort vers la vérité de la déclamation, lui dit : « Comment approuverais-je vos tendances, mon enfant, moi qui aime par-dessus tout la musique qui me berce ? On peut toujours être gracieux… » Il s’agissait de la mort de Cléopâtre empoisonnée par l’aspic.

Boïeldieu résumait ainsi admirablement les idées françaises de son époque. Les spectateurs d’alors voulaient, même dans les situations les plus violentes et les plus terribles, être bercés par l’inoffensif ronron des musiques gracieuses. La Dame blanche, avec son joli titre romanesque, évitant le faux drame, de ridicule expression, restant sur le ton de la comédie tempérée, gardant des ouvrages classiques une évidente tenue d’art et apportant une grande fraîcheur d’inspiration, devait réussir de suite, et d’emblée obtint, en effet, le succès triomphal que l’on sait. Ce succès ne s’est guère démenti jusqu’à présent. De 1825 à 1838, nous comptons 488 représentations, puis nous notons une interruption de deux ans. De 1840 à 1894, la pièce ne quitte plus l’affiche et elle atteint le chiffre énorme de 1 586 représentations. Après ce second arrêt, elle a été reprise et il est certain qu’on la reverra toujours avec plaisir, tant est puissante l’attirance qu’exerce sur le public un chef-d’œuvre consacré, même petit et si peu conforme qu’il soit aux aspirations nouvelles des foules.

Car il est hors de doute qu’à cette heure nous demandons à la musique théâtrale bien autre chose que de nous « bercer » et que d’être « gracieuse ». Nous exigeons d’elle non seulement une intensité d’expression qui eût stupéfié Boïeldieu, mais une logique, relative, j’y consens, et cependant assez rigoureuse. Lorsque nous réclamons le plus de vérité possible dans le drame ou dans la comédie lyrique, quelques personnes nous répondent encore qu’à la scène tout n’est que convention et mirage. Soit. Mais au moins faut-il que la langue choisie par un auteur conserve l’unité suffisante pour nous laisser l’illusion de la vie. Or, rien ne détruit cette illusion comme l’alternance du chant et de la parole. La musique, magnifiantle verbe, nous élève avec elle en un monde supérieur d’où nous retombons meurtris quand elle se tait pour céder la place au prosaïque « dialogue », et, dès que l’on introduit au milieu de ce dialogue des romances, des couplets qui, la plupart du temps, arrêtent l’action et même la font oublier, on viole tranquillement les lois les plus élémentaires du théâtre.

Peu à peu, la transformation du genre est devenue nécessaire. Considérez le chemin parcouru des Troqueurs de Dauvergne, de la Servante maîtresse de Pergolèse, des Deux Chasseurs et la Laitière de Duni, de Rose et Colas de Monsigny, du Tableau parlant de Grétry, à Carmen, le dernier chef-d’œuvre de l’opéra-comique, je pense, les Maîtres Chanteurs et Falstaff ayant fixé nettement l’esthétique de la comédie musicale où l’unité d’art, par le chant continu, est parfaite et qui nous donne cette illusion de la vie sans laquelle le théâtre ne saurait nous prendre, nous passionner, nous émouvoir, nous amuser et nous garder.

Mais, je le répète, on reverra toujours la Dame blanche avec un vif intérêt, constatant d’abord qu’elle marque une étape importante dans l’évolution d’un genre très français et, dont, par suite, il ne faut plus trop rire, à notre époque de fâcheux pastiches étrangers, l’acceptant aussi comme un joli petit chef-d’œuvre d’autrefois, assez solide, en somme, malgré son apparence délicate, pour avoir résisté aux coups furieux du temps et pour nous paraître encore, dans sa simplesse d’inspiration, plein de grâce et de charme. Débarrassée des vocalises parasites dont l’outrageait depuis tant d’années le mauvais goût des chanteurs-virtuoses, la partition de Boïeldieu est redevenue la précieuse pièce de musée que l’on a bien raison d’aimer, de soigner, d’épousseter, de mettre en belle et bonne place.


LE VAISSEAU FANTÔME

Les spectateurs qui ne connaissaient de Richard Wagner que ses œuvres de maturité, ceux qui, sans aller à Bayreuth ou qui, sans étudier chez eux les dernières partitions du maître, avaient pu néanmoins apprécier à notre Académie nationale de musique la distance qui sépare Lohengrin et Tannhäuser de la Valkyrie, ceux-là aussi, oui, même ceux-là ont éprouvé une vive surprise en assistant aux représentations du Vaisseau fantôme, que l’Opéra-Comique a données.

Au point de vue mélodique comme au point de vue harmonique, au point de vue dramatique comme au point de vue symphonique, à tous les points de vue, d’ailleurs, cet ouvrage diffère si complètement des autres, quoique, le premier, il les fasse pressentir, de la manière la plus nette, qu’il n’est peut-être pas inutile, pour que le public n’ait point de parti pris contre lui, de rappeler dans quelles circonstances il a été conçu et à quel moment de sa vie l’auteur l’a composé.

En 1839, Wagner n’avait encore écrit que les Fées, la Défense d’aimer ou la Novice de Palerme et Rienzi, œuvres d’imitation hésitante, de tâtonnement scénique et musical. Chef d’orchestre au petit théâtre de Riga, — il entrait alors dans sa vingt-sixième année, — exilé pour ainsi dire en la triste ville brumeuse, obligé, par ses fonctions, d’interrompre le commerce spirituel qui l’unissait à Beethoven, son dieu, et subissant malgré lui l’influence de l’opéra de cet époque, il se mourait du désir de liberté et d’affranchissement. Un matin, ce désir fut plus fort que tout. La mer était là, la mer de tempêtes et de luttes, engageante et incertaine comme la vie même. Sans consulter personne, obéissant à sa destinée, il se précipite sur le navire qui déploie ses voiles, qui part et qui l’emporte vers l’inconnu. Au milieu d’un effroyable orage, près des côtes de Norvège, les matelots lui racontent la légende du Hollandais volant, sorte de Juif-Errant des eaux, qui court sans cesse avec la bourrasque et qui n’a d’autre patrie que l’immense et terrible et impitoyable Océan. Aussitôt surgit en son esprit l’idée du symbole dans lequel le drame du Vaisseau fantôme devait trouver sa forme définitive.

Ce symbole, par la suite, s’imposa d’autant mieux à l’imagination de Wagner qu’il était, en quelque sorte, le signe représentatif de sa nouvelle existence. Arrivé à Paris, perdu sur les ondes sans rivages de la ville houleuse, jeté de directeur en éditeur, nageant dans la misère noire et s’obstinant à ne pas s’y noyer, la tête bourdonnante du fracas des vagues inhospitalières, emporté dans le tourbillon des flots du vaste monde, il lui faut bien donner un corps à ses visions d’humanité. Avec la vie, d’un coup, son art lui fut révélé, et c’est de la vie, de la vie intense, grondante, infatigable comme le flux et le reflux des mers éternelles qu’est né son œuvre, par cela même si puissant et si beau, œuvre de vérité et d’espoir, qui commence dans le furieux ouragan du Vaisseau fantôme pour finir en la paix divine de Parsifal. Maudissant, un jour de pauvreté plus grande, les viles besognes à peine rémunératrices, Richard Wagner, fasciné par l’impérieux avenir, se mit au travail et, six semaines après, vainqueur du temps et de la pensée, il achevait sa partition, ayant, non pas créé le drame lyrique, mais semé la bonne graine d’où il devait sortir.

La légende populaire, raconlée au poète qui la magnifia, date du quinzième siècle. Les marins se la sont transmise de génération en génération. Elle dit qu’un capitaine de vaisseau, s’acharnant à franchir une passe défendue, rejeté toujours dans la route commune, jura, en un blasphème horrible, de persister éternellement. Et le démon, qui l’écoutait, le condamna au perpétuel voyage sans but sur les ondes sans asile, et en fit l’annonciateur sinistre des tempêtes, le terrifiant semeur des désastres. De l’âme souillée de ce maudit, Wagner imagina le rachat par la femme pure. L’idée sublime de rédemption, de pitié, de tendre héroïsme que nous retrouvons dans les drames suivants, s’affirme donc pour la première fois ici. Car si elle existe à l’état d’ébauche en les Fées et en la Défense, d’aimer, elle n’apparaît clairement que dans le Vaisseau fantôme. Pour la première fois, un musicien glorifiait la bonté, l’indulgence, la douceur de l’être d’amour et de grâce poussées jusqu’au sacrifice, jusqu’au renoncement, jusqu’à l’immolation suprême. Senta, pardonnant au Hollandais d’avoir offensé Dieu et le sauvant de la damnation par le don de sa vie, prépare et annonce Elisabeth, pardonnant à Tannhäuser de s’être jeté dans les bras de Vénus et mourant pour le salut de l’Homme. Mais combien sont dissemblables les modes d’expression employés par Wagner dans ces deux ouvrages qui, cependant, se succèdent en son œuvre de façon si directe et dont l’un n’est pour ainsi dire que la conséquence de l’autre !

Certes, la préface instrumentale du Vaisseau fantôme est une page symphonique admirable, digne de prendre rang parmi les plus belles ouvertures du maître, mais elle écrase la partition par sa splendeur même et, par son style de magnifique fermeté, marque les disparates de l’ouvrage. On la connaît trop pour qu’il y ait lieu de l’analyser. Chantant toute la noire poésie de la furieuse mer, elle oppose le sauvage appel désespéré du maudit à la céleste voix d’amour de la rédemptrice, les joies vivantes des bons matelots aux clameurs funèbres des errants de l’onde. Mais, dès les premières scènes, s’affirme un système théâtral qui, tout en faisant pressentir les drames futurs, témoigne bien d’un état d’esprit très particulier de l’auteur. Les matériaux de composition y sont jetés pêle-mêle en une hâte fébrile et utilisés à l’état brut, comme si le poète, se contentant pour cette fois d’une ébauche barbare, voulait courir, avec la vie galopante, vers l’inconnu de la pensée. Les thèmes, qui ne sont point encore de véritables leit motive, il les ramène aux bons endroits, s’en sert déjà symphoniquement, mais les développe fort peu. L’action, qui, d’abord, devait se condenser en un seul acte, tant était vif alors chez Wagner le désir de la réalisation immédiate, se précipite avec une singulière prestesse, en dépit des hors-d’œuvre ajoutés après coup. Les caractères se dessinent non pas en profondeur, mais en violente extériorité. À cet égard, si celui de Daland est un peu ridicule, celui du Hollandais, nettement tracé, est typique, et le récit d’entrée du maudit, de superbe déclamation, sans « dessous » instrumental pour ainsi dire, est significatif. Dans la trame harmonique, rapidement nouée, nulle recherche n’apparaît, et l’abus de certains accords trop faciles devient même fatigant à la longue. Enfin, si la mélodie est abondante, expressive et d’accent vigoureux, elle n’est pas toujours neuve et, dans sa fièvre d’exécution, le musicien créateur et personnel par excellence, sans souci de l’originalité continue, sans mépris pour quelques fâcheux artifices de vocalises et de points d’orgue, ne s’est occupé d’autre chose que d’obéir à la tempête de son âme et de voler avec elle vers le glorieux avenir.

Cette tempête déchaînée dans l’ouverture, tempête des cœurs et des éléments, persiste lorsque le rideau se lève. Au rivage d’une île norvégienne, un navire aborde dont les matelots travaillent avec des cris d’appel à carguer les voiles. Son capitaine, après avoir reconnu la côte et maudit le mauvais temps, envoie l’équipage se reposer et va dormir lui-même, laissant le bateau sous la garde du pilote, qui chante un refrain gai comme le bon accueil au retour, mélancolique comme l’adieu au départ, et qui, bercé par les vagues, se laisse aller aussi au sommeil. Et voilà que, de loin, glisse sur les eaux encore agitées, l’effrayant son de trompe par lequel s’annonce le Hollandais volant et qui fait fuir les barques et glace de terreur les hommes. La rauque sonnerie qu’apporte le vent va grandir et, en un clin d’œil, le vaisseau fantôme, noir, aux voiles couleur de sang, sera là, dans le havre où son ancre tombera avec un horrible bruit. Le terme est échu pour l’errant. Toutes les sept années la mer le jette à terre un jour et, chaque fois, son désespoir est plus affreux de ne point trouver la rédemptrice. Daland, l’autre capitaine, a une fille. En échange des trésors que lui offre le Hollandais, il donnera Senta au mystérieux voyageur et, tandis que les marins répètent comme un hurrah ! le refrain du pilote, les deux navires s’éloignent ensemble vers le pays de miséricorde.

Les entr’actes contrariant la hâte de l’auteur, celui-ci les supprime pour ainsi dire, car, après l’interruption réglementaire, en un mode orchestral identique, il reprend ses thèmes dans le ton précis où il les avait quittés. Maintenant, en la maison de Daland, des fileuses sont au rouet et leur gaie chanson n’arrache pas Senta à la contemplation d’un étrange portrait d’homme suspendu à la muraille. Les yeux fixés sur l’image de vision, la jeune fille murmure d’abord et puis clame avec une sorte d’enthousiasme farouche la ballade du vaisseau fantôme, y mêlant la mélodie de prière et de pardon entendue dans l’ouverture. Qu’importent les rires des compagnes et les reproches du fiancé ? Le maudit doit être sauvé par l’ange, et quand la porte s’ouvre, montrant sur son seuil le Hollandais, Senta pousse un grand cri et demeure immobile devant l’étranger. Tous deux se regardent en un long silence d’effroi. Bientôt l’homme dit la douleur des éternités d’angoisses, l’espoir toujours trompé de la délivrance, et la femme lui répond par la tendresse, la compassion, le serment de fidélité et de sacrifice. Et un cantique de joie exultante monte et s’élargit, multipliant ses sonorités, reliant les actes comme l’avait fait déjà le refrain du pilote.

À présent, dans le port, le navire norvégien, illuminé en la bruyante et brutale fête du départ, est à côté du navire hollandais, silencieux, enveloppé de nuit fantastique. Le jeune équipage, qui danse et s’amuse, raille et défie les vieux marins invisibles. Mais ceux-ci, comme des spectres, apparaissent sur le pont du vaisseau fantôme qu’agite une soudaine tempête et tout le monde fuit devant eux. Cependant, voici Senta avec Erick, son fiancé, qui lui rappelle les anciens jours. Et l’amertume des souvenirs l’émeut et elle donne une fois encore sa main à celui qui devait être l’époux. « En mer ! Les voiles au vent, l’ancre au navire ! En mer pour toujours, puisqu’il n’est plus de fidélité, hurle le maudit qui épiait, et, pour toujours, adieu à la terre ! » Et les toiles rouges se déploient dans l’ouragan et le vaisseau fantôme s’éloigne. Mais Senta a gagné le rocher qui s’avance au-dessus des flots, et, enfin rédemptrice, elle se précipite dans l’abîme, tandis que le bateau errant y disparaît. Au fond, s’élèvent, des eaux calmées, l’Homme et la Femme que transfigure l’éblouissante lumière du salut glorieux.

Tel est ce drame, superbe par le poème, inégal par la musique, débordant de vie, de mouvement et d’humanité, drame de grandeur simple, de mansuétude sereine et de style impersonnel. A-t-on eu raison de le représenter et d’ajouter un ouvrage au répertoire wagnérien de nos théâtres nationaux ? Assurément, car aucune partie de l’édifice colossal qui a pour portique le Vaisseau fantôme ne saurait nous rester inconnue. Que les compositeurs français, inquiets à juste titre de cet envahissement, ne s’en prennent point à l’œuvre qui triomphe, mais à ceux qui ont cru pouvoir l’empêcher de triompher. Peine perdue, puisque la beauté, la vérité l’emportent toujours, tôt ou tard, sur la sottise et le mensonge. Si chaque drame de Wagner avait été joué ici à son heure, le champ serait libre aujourd’hui et nos musiciens trouveraient chez eux l’hospitalité et le succès que beaucoup, hélas ! doivent aller chercher au loin. Dure leçon dont feraient bien de profiter, pour se taire et se recueillir, les éternels ennemis de l’art.


LES MAÎTRES CHANTEURS

DE NUREMBERG

Si, depuis longtemps et sans avoir jamais changé d’opinion sur ce point, j’admire en bloc l’œuvre colossal et surhumain de Richard Wagner, ce que tout le monde fait aujourd’hui, oubliant les révoltes, les cris, les invectives, les sifflets de la première heure, je garde une très ancienne, très fervente, très entêtée prédilection pour les Maîtres Chanteurs de Nuremberg.

En voici la cause :

Certes, je ne connais rien de plus émotionnant, de plus sublime, de plus divin, au sens absolu du mot, que le drame mystique de Parsifal, où la douleur humaine est abolie par la grâce céleste, où le mal d’ici-bas est vaincu par le bien d’en haut, et je défie l’homme au cœur le moins tendre de n’y pas sangloter dans un prosternement de repentir et d’espérance. D’autre part, je crois que d’aucun volcan ne saurait jaillir une coulée de lave incendiaire pareille à celle qui, bouillonnante, sans cesse grandissante et hurlante, brûle, tord, corrode les pages de la partition de Tristan et Yseult, et je pense que, si la terre se refroidissait un jour, devenait l’énorme glaçon prévu par quelques-uns, le souvenir de ces deux noms enlacés suffirait à jeter encore aux bras des amants les amantes qui, à travers les siècles, tressailleront aux chants alternés puis entre-croisés et délicieusement meurtriers du souverain poème de la passion et de la mort. Enfin, des géants et des dieux, des valkyries et des ondines, des gnomes et des nains, des chaos et des mondes, des aurores et des crépuscules, des flammes et des eaux, de tout ce qui, dans les quatre parties des Nibelungen, se heurte et se tue, lutte et triomphe, resplendit au soleil légendaire ou s’abîme en les ténèbres préhistoriques, nous ressentons une sorte de stupeur, due aux proportions gigantesques de l’œuvre, à sa portée prodigieuse, à son enfantement miraculeux, hors nature, si l’on peut dire. Et Lohengrin et Tannhäuser, nous montrant l’inconnu, nous ouvrant la porte de l’idéal, idéal païen et idéal chrétien, nous émerveillent aussi, et la tempête du Vaisseau fantôme, de si farouche, de si furieuse poésie, nous fait frémir. Mais les Maîtres Chanteurs de Nuremberg, drame d’âmes, comédie de sentiments, c’est la vie, la vie simple et familière que nous vivons nous-mêmes, la vie d’hier, d’aujourd’hui, de demain, la vie de notre cœur et de notre esprit, et cela me semble encore plus beau que tout le reste.

Cependant, si, de ce drame, de cette comédie — les Maîtres Chanteurs, je le répète, sont l’un et l’autre, étant la vie — ne se dégageait un grand et haut symbole, nous n’y trouverions point l’extraordinaire magnificence dont nous sommes éblouis. Ce symbole apparaît avec une telle clarté qu’il est inutile d’en donner la moindre explication. Il surgit, en pleine lumière, du mouvement de chaque scène, du caractère de chaque personnage, et nous le comprenons d’autant mieux qu’il fixe en traits significatifs non pas les vagues catastrophes d’un jadis incertain, mais les incidents réels de notre existence quotidienne. L’action des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, il est vrai, se passe au XVIe siècle, mais sur cette question de dates, dont tant de personnes font une question de doctrine, je suis absolument de l’avis de M. Alfred Ernst, qui, dans son livre, l’Art de Richard Wagner, a écrit ceci : « Il ne faudrait pas se méprendre sur l’archaïsme relatif du costume et du décor. Sachs, Beckmesser, David, Pogner, Eva, Magdalène vivent de notre vie à nous ; nous les avons vus et entendus, maintes fois, dans toutes les conditions sociales, et l’aventure amoureuse qui constitue — extérieurement — le sujet des Maîtres Chanteurs se reproduit journellement à nos regards… Il faut observer que la sphère de cette libre action psychologique n’est point celle où se meuvent les héros d’exception, les personnages mythiques, résumant des races, des croyances, des mondes. C’est la sphère habituelle de nos actes, le milieu où se déroule le cycle de nos chagrins et de nos joies intimes. » On ne saurait dire les choses plus nettement, et nous allons nous apercevoir sans peine qu’un cordonnier, clouant sous nos yeux ses chaussures, est tout aussi musical que n’importe quel héros d’opéra : que les artisans d’une petite ville de province, orfèvres, pelletiers, ferblantiers, boulangers, étameurs, épiciers, tailleurs, savonniers, chaussetiers, chaudronniers, etc., etc., peuvent, sans aucun scandale, chanter sur une scène lyrique, que le pédantisme prodigieusement gai des éternels Beckmesser est une source intarissable de rire où les vrais travailleurs, d’âge en âge, puisent la joie, le réconfort et la santé.

Hans Sachs, le savetier poète, qui domine l’œuvre de l’incommensurable hauteur de sa sagesse, de sa bonté et de son abnégation, Hans Sachs, un homme fait comme vous et moi et que l’on habillerait sans inconvénient comme vous et moi, me paraît plus grand, l’alène à la main, que le dieu Wotan, avec sa lance et son bouclier. En mariant à Eva, la fille de l’orfèvre Pogner, le chevalier Walther de Stolzing, venu du château féodal en la ville laborieuse, ce qui crée la péripétie apparente de la pièce, il réalise le rêve de fraternité sociale — c’est là le sujet caché du drame — unissant l’élite aristocratique à la grande famille du peuple, et ajoute l’héroïsme de son propre sacrifice à la gravité du choral religieux dont il glorifie, par la voix de la foule, Luther et la Réforme. Jadis, avant d’être vieux, il eut femme et enfants et les perdit. Il pourrait, en Eva que, gamine, il fit sauter sur ses genoux, retrouver à la fois la femme commençante et l’enfant finissante. Mais sa philosophie ne veut pas de ce bonheur. Il faut que la jeunesse aille à la jeunesse, qu’une loi de nature et d’amour établisse la paix du monde. Le renoncement sublime de Sachs ne lui est pas imposé seulement par son âme d’homme. Son cœur de poète l’exige. L’art doit trouver en la vie sa régénération comme il doit apporter la régénération à toute créature ; il doit progresser sans cesse, se transformer de siècle en siècle, sous peine de mort, et il doit aussi, sous peine de déshonneur, méprisant la sotte étroitesse des règles, respecter la tradition auguste des ancêtres. L’art donnera donc Eva à Walther et leurs deux jeunesses lui donneront, en retour, la jeunesse qu’il attend. C’est la floraison de ce double renouveau : renouveau de l’art par l’amour, renouveau de l’amour par l’art, qui s’épanouit de la première à la dernière page de cette prodigieuse partition des Maîtres Chanteurs. Jamais jardin printanier n’a offert pareille luxuriance. Les mélodies, d’une incomparable richesse expressive, d’une beauté sans égale, d’une étonnante netteté de dessin, d’une extraordinaire diversité, jaillissent de l’orchestre comme des plantes de miracle jailliraient d’une terre enchantée. Elles s’élancent, les unes puissantes, gigantesques, défiant le ciel, les autres graciles, délicates, croissant en audacieuses et fantaisistes courbures. Elles poussent là dans la pleine et entière liberté du champ béni que féconde uniquement le chaud soleil du bon Dieu ; elles se confondent et s’étreignent, les petites s’agrippant aux grandes en un assaut de feuillages et de branches qui produit la formidable végétation musicale dont les harmonies de forêt vibrante et les parfums subtils de pépinière et de plate-bande nous grisent et nous ravissent.

Dès l’ouverture, maintes fois entendue à Paris et connue de tout le monde, les thèmes scholastiques des Maîtres sont opposés d’abord, puis mêlés aux tendres motifs d’amour. Nul n’ignore que la péroraison de cette merveilleuse symphonie est faite des chants principaux de l’ouvrage : qui, symbole de durable réconciliation, d’éternelle alliance, marchent ensemble avec un stupéfiant aplomb. Le rideau levé sur l’intérieur de l’église Sainte-Catherine, à Nuremberg, tandis que les fidèles clament les cantiques luthériens ; un jeune homme et une jeune fille se parlent du regard et du geste, et les violoncelles interprètent éloquemment leur pantomime. Walther, resté seul avec Eva, tandis que la nourrice Magdalène cherche dans les bancs l’écharpe et la broche de l’enfant maligne, l’interroge au plus bref. « Mademoiselle, êtes-vous fiancée ? » Et il sait ainsi qu’elle est promise, en effet, à celui qui : sera couronné le lendemain par la vieille corporation des Maîtres Chanteurs. Mais l’époux ne peut être choisi que par l’épouse. Qui donc alors obtiendra le prix ? « Vous ou personne ! » dit Eva avant de quitter l’église. « Lui, Maître d’emblée ? » s’écrie David, l’apprenti de Sachs, le bon ami de Magdalène, venu avec des gamins pour préparer les chaises et l’estrade nécessaires à la séance de tout à l’heure et qui ne cache pas à Walther les infinis périls du concours. La ronde moqueuse que dansent les garçons est brusquement interrompue par l’arrivée solennelle des Maîtres Chanteurs, graves gardiens des tons et des modes, bourgeois paisibles déjà inquiets de la noble attitude du chevalier aventureux que Pogner leur présente. En quelle école a-t-il donc appris le chant et qui donc fut son maître ? Au foyer du château, dans le songe commencé l’hiver, éclos l’été, les poèmes et la nature lui ouvrirent l’âme. Beckmesser, dont le temps se passe à critiquer les autres et à s’admirer soi-même, greffier de la ville et prétendant à la main d’Eva, est des plus méprisants. Son pédantisme, sa jalousie, son impuissance marqueront les fautes que va commettre l’intrus pendant cette première épreuve. Walther dit en vain son hymne d’enthousiasme au printemps, aux bois, à la plaine, à l’amour et à la vie. Le tableau noir est triomphalement exhibé qui, criblé de coups de craie, condamne et exclut, et le candidat est refusé en un assourdissant brouhaha.

Un seul des Maîtres l’a défendu. C’est Sachs qui, maintenant, à la fin du même jour, travaille dans son échoppe et rêve aussi. Le soir est si tendre, le parfum des arbres est si doux ! Comme cette mélodie de Walther le poursuit, le trouble et le charme par sa nouveauté et sa force ! Il cherche à se la rappeler sans en pouvoir retenir autre chose, tant elle est libre de forme, que les bribes qui, murmurées par le hautbois, lui arrivent, échos de la nuit tombante. Mais voici Eva, bien inquiète, sans qu’elle veuille l’avouer, du résultat de l’épreuve. Sa malice et sa grâce de jeune fille échouent devant la finesse du brave homme qui voit clair et qui se sacrifie — car l’enfant, avec une inconscience délicieuse, lui a remué le cœur — et qui ne laisse tomber de sa bouche ni un mot d’amertume, ni une parole de regret. Gaiement, il va servir à sa façon le chevalier, venu à la rencontre d’Eva pour fuir avec elle la ville de haine et de sottise. Leur escapade est contrariée par Beckmesser qui, un luth à la main, s’apprête à chanter une sérénade sous les fenêtres de la maison de Pogner. La cacophonie de ce chant est rendue plus comique encore par les coups de marteau dont le cordonnier frappe ses chaussures. Le bruit est tel qu’il ameute les voisins. David accourt, croyant que le greffier en veut à sa chère Magdalène, et le rosse. Et c’est une furieuse bataille à laquelle prennent part, hurlantes, toutes les jalousies du quartier. Les orfèvres, les tailleurs se précipitent sur les menuisiers, les serruriers et, des croisées qui s’ouvrent, les femmes vident cruches et pots sur la tête des combattants. Walther va en profiter pour mettre son projet à exécution, mais Sachs pousse Eva dans les bras de son père et fait rentrer le chevalier dans sa boutique. La trompe du veilleur de nuit, sonnant au loin, disperse les bourgeois, et la rue redevient calme tandis que monte sous le clair de lune un enchantement d’amour et de tendresse.

L’orchestre, en un prélude de religieuse gravité, nous montre à présent la grandeur d’âme de Sachs. Notre émotion s’accroît lorsque le Maître dit sa haute et sereine philosophie de renoncement et de fraternité. Il faut que Walther reprenne courage et compose sans tarder son poème de concours, car c’est la Saint-Jean et les juges vont se rassembler tout à l’heure. Ce poème de rêve, dont les vers et la musique chantent le paradis légendaire, où près de l’arbre vivant, l’Ève éternelle offre le fruit du bonheur, Sachs l’écrit sous la dictée du chevalier et en laisse le texte sur sa table. Beckmesser, un peu voleur, le prend et le cordonnier sait bien ce qu’il fait en lui permettant de s’en servir. Mais voici Eva qui, dépitée, querelleuse, reproche à Sachs de ne pas deviner « où le soulier la blesse ». Et pendant que le bonhomme, à ses genoux, arrange la petite chaussure, Walther apparaît, qui tend les bras. « Allons, marche, essaye, te va-t-il maintenant, ce soulier ? » réplique Sachs. Et dans les larmes commence l’adorable cantique qui s’achève en la joie et auquel David et Magdalène apportent leur attendrissement heureux.

En plein air, sur la vaste et libre prairie, aux acclamations de la foule, au bruit des trompettes et des tambours, Walther, poète, non pas seulement d’Eva et de l’amour, mais de tout un peuple et de toute la vie, triomphe, et Beckmesser, ânonnant les strophes sublimes, est hué. La comédie, le drame s’achèvent par une apothéose de prodigieuse majesté. L’art, en la personne de Hans Sachs, est glorifié. Les voix de la nation entière, du monde entier proclament sa puissance impérissable, le bénissent en son éternité de splendeur et de jeunesse.


SAPHO

J’ai toujours pensé que le drame lyrique, la comédie musicale pouvaient s’accommoder fort bien de la modernité du décor, du costume, de l’action et des caractères ; et cela je le pense aujourd’hui comme je le pensais hier, comme je le penserai demain. J’ai fait, à cet égard, des expériences personnelles et je n’ai pas cessé et je ne cesserai pas de revendiquer par ma plume le droit pour le compositeur de réunir en une pièce de son choix les êtres qui lui plaisent, de mettre ces êtres dans le milieu d’humanité qui lui agrée, de les habiller à sa guise, de leur prêter le langage qui lui convient, sous certaines conditions, cependant, sans lesquelles, selon moi, notre art s’abaisse, passe à un rang peu digne de lui, devient même inutile ou, qui plus est, gênant.

À ce sujet, des flots d’encre ont déjà coulé. Il ne fallait rien moins que l’ouvrage lire par MM. Massenet, Henri Cain et Arthur Bernède de Sapho, le plus beau roman d’Alphonse Daudet, pour raviver les vieilles discussions. Cet ouvrage a obtenu sur la scène de l’Opéra-Comique, grâce à ses deux derniers tableaux, je crois, un assez bruyant succès dont il est intéressant de rechercher les causes.

La théorie des opposants est celle-ci, résumée au plus bref : La musique, imprécise et, par cette imprécision, emportant tout dans le domaine de l’irréel, agrandissant tout, magnifiant tout, immatérialisant tout en son envolée de rêve ; héroïque, et, par cet héroïsme, rejetant tout dans un vague recul d’espace ; solennisant tout en sa noblesse d’expression, est impuissante à chanter notre humble existence actuelle, se rapetisse à notre contact et, près de nous, pauvres hommes de ce temps, déroge à sa majesté divine, à sa sublimité d’au delà.

À ces bonnes raisons, il est facile de répondre par d’autres que je résumerai également au plus bref : Le but suprême de l’artiste — que cet artiste soit écrivain, peintre, sculpteur ou musicien — est de traduire sur du papier blanc ou rayé, sur de la toile, dans le marbre, l’émotion de son âme devant la nature. L’artiste composant « de chic », comme on dit, un poème, un tableau, une partition sans y mettre le meilleur de son cœur heureux ou malheureux, est un faux artiste qui pourra, grâce à sa fantaisie, à son adresse, amuser la foule un moment mais non la conquérir définitivement et se faire aimer d’elle à travers les siècles. Qui n’a pas souffert sa propre vie dans son œuvre, qui n’a pas repleuré ses larmes, recrié ses joies ou ses douleurs, assis à sa table ou appuyé à son chevalet, n’est pas digne de tenir à la main une plume ou un pinceau. De quel droit, alors, défendez-vous au musicien d’aller chercher ses modèles là où l’écrivain, le peintre et le sculpteur les prennent, et pourquoi lui supprimez-vous les libertés que vous accordez aux autres ? Mieux encore que ses sœurs en idéal, la musique est une confidente directe d’âmes et le jardin mystérieusement fleuri d’où elle s’élance n’a point de bornes. Si celui-ci chante moins mal les passions de son époque, les ayant ressenties, que celles des âges défunts, les ignorant de façon absolue, laissez-le faire, car c’est vous qui rapetissez notre art à lui contester l’infinie puissance expressive, à lui refuser la gloire d’être de tous les temps, de tous les pays, à le reléguer dans la brume du passé, tandis qu’il devrait marcher à la tête des autres arts, vers le soleil de l’avenir.

Cependant, si la musique peut fort bien s’accommoder d’un sujet actuel, il faut que ce sujet soit élargi par une grande idée humaine qui le traverse, le généralise, l’élève très au-dessus de l’anecdote exceptionnelle, et nécessite ou au moins justifie le langage des sons. Sans quoi, je le répète, l’inutilité du chant et des symphonies apparaît cruellement avec la gêne, l’entrave qu’apporte en certains cas ce langage. À cet égard, la Sapho de M. Alphonse Daudet, comme la Manon Lescaut de l’abbé Prévost, dont M. Massenet a fait son chef-d’œuvre, se prêtait parfaitement à une adaptation lyrique. Le poème d’amour est éternel et universel. Devenu, par la modernité des êtres et de leurs sentiments, le poème du « collage » — qu’on me passe le mot — il prend à nos yeux une signification plus terrible, plus haute, plus frappante encore, et des feuillets du roman sort un souffle de sensualité énorme et fatale qui suffirait à déchaîner les tempêtes de l’orchestre. Et c’est le poème de la rupture aussi et surtout. — Ah ! qu’elle est émouvante et profondément, et foncièrement musicale, cette scène de la rupture tragique dans le bois frissonnant, vivant, souffrant et chantant, scène qui, hélas ! n’est pas dans la pièce. Mais, pour s’accorder avec le système instrumental et vocal choisi cette fois par le compositeur, les librettistes, tirant du livre certains épisodes fameux, en arrangeant d’autres à leur façon, ne nous montrent, au moins dans les premières scènes, que l’extériorité, le pittoresque, si j’ose dire, du drame. Et ce drame, heureusement, est si humain, si vrai, si éternel et si universel, qu’il a emporté avec lui les trois auteurs et que, commencé en des conditions, à mon sens, très peu favorables à la musique, il s’est achevé, généralisé alors, élargi par la grande idée qui le traverse, dans l’émotion et, ce qui ne gâte rien, n’est-ce pas ? dans le succès.

On connaît la souplesse de M. Massenet à se transformer tout en restant lui-même. Nous croyions n’ignorer aucune des faces de son talent et nous nous trompions, car sa dernière partition, à la signature de laquelle on ne saurait se méprendre une minute, ne ressemble nullement à ses aînées. J’ai parlé du système vocal et instrumental choisi, cette fois, par le compositeur. D’une netteté parfaite, ne permettant nulle équivoque, il est appliqué avec une rigueur extraordinaire, une volonté étonnante. Le chant reste le souverain maître, l’unique dispensateur de l’effet cherché et trouvé, et l’orchestre, son humble et souvent trop pauvre esclave, l’accompagne, le soutient, sans jamais avoir un rôle prépondérant ou actif. Le quatuor à cordes, la plupart du temps, est en jeu et, de son fonds harmonique, jaillit çà et là quelque trait de flûte, de hautbois, de basson adapté à la scène en train, mais non issu de thèmes générateurs. Donc, point de symphonies dessinant des caractères, enveloppant le drame ; la parole notée plus ou moins simplement. On va voir que la pièce, comme je l’ai dit, s’accorde à merveille avec ce système musical.

Après le bref prélude, en la fête travestie donnée par le sculpteur Caoudal, l’étudiant Jean Gaussin rencontre Fanny et se laisse emmener par elle. Des cris, des danses, des rires, et la toile tombe sans que l’orchestre ait eu le temps, comme le romancier l’a fait dans le court et saisissant récit de la montée de l’escalier, par exemple, de résumer l’histoire en en laissant pressentir « la moralité ».

Maintenant, le père et la mère de Jean — l’oncle Césaire et la tante Divonne du livre — venus du clos familial, accompagnés de la petite cousine Irène, installent le jeune homme dans son nouvel appartement de Paris. Les deux enfants roucoulent de tendres duos en évoquant les souvenirs d’autrefois ! Avant de quitter leur fils et de retourner en Provence, les parents prêchent la fidélité au travail sous la vieille lampe protectrice. À peine ont-ils disparu que Fanny arrive, prend leur place au foyer, chante la chanson de Magali — la vraie, qui est si belle — et le rideau baisse pour la seconde fois.

À Ville-d’Avray, au restaurant Cabassud, Jean et sa maîtresse se trouvent avec Caoudal et sa bande d’artistes et de viveurs. Fanny s’étant éloignée un instant, on raconte à l’étudiant le passé de la jolie fille : Sapho, qui, posant pour tous, peintres, sculpteurs et graveurs, appartint à tous. Un de ceux-là, dont elle eut un enfant, fit un faux, pour ne pas la laisser manquer d’argent ; il fut condamné, et il est encore en prison. Alors la femme, injuriée par son amant, le chasse et traite de canailles les dénonciateurs et les lâches. Jean s’est réfugié chez ses parents, en Provence. Voici enfin un peu de musique. Au loin résonnent les flûtiaux et les tambourins du pays. L’homme est très triste et il n’accepte pas plus les consolations de sa mère qu’il n’écoute les paroles ingénues de la petite cousine Irène. Resté seul, il aperçoit une femme qui accourt. Elle se jette dans ses bras et il est repris, et il va fuir avec Sapho, lorsque Divonne, sévère, l’arrête. Et la femme, désespérée, part seule, tandis que résonnent encore au loin les flûtiaux et les tambourins du pays.

À présent, dans la maison du bonheur mort, après quelques accents navrés de l’orchestre, Sapho, un jour d’hiver, est au coin de son feu, brûlant les chères reliques dont elle veut se séparer pour aller retrouver le faussaire et son enfant. Mais l’amant revient vers la maîtresse, et de mauvais mots d’amertume jaillissent de sa bouche. Brisé de fatigue et d’émotion, Jean s’endort, et, pendant qu’on le berce doucement, tendrement, il rêve au « plus tard ». Allons, courage, que l’adieu se fasse par une lettre et que tout soit fini pour jamais ! Et, sans réveiller l’homme, la femme met son manteau, envoie le baiser suprême et disparaît. Cela est très impressionnant, et peut-être M. Massenet ne nous avait-il point encore donné en aucune page de son œuvre quelque chose d’aussi simplement douloureux que ces dernières mesures.


FERVAAL

Autant j’aurais compris que l’on essayât d’ajouter Fervaal au répertoire de l’Opéra, théâtre pacifique, érigé loin des champs de bataille d’art, point fait pour les hasardeuses tentatives de l’innovation, antiwagnérien, aux heures de lutte et de doute, et wagnérien, aussitôt après les universelles et rassurantes apothéoses ; temple séculaire non pas de la musique de l’avenir, comme le croient maintenant certaines personnes, mais de la musique de la veille, par tradition, autant j’ai été étonné de voir le drame de M. Vincent d’Indy à l’Opéra-Comique, seule scène de combat que possèdent nos jeunes compositeurs, scène d’activité, d’audace, d’espoir et de lumière qui devrait servir surtout, les vieux chefs-d’œuvre, grands et petits, y étant honorés, à la manifestation directe des musiques d’aujourd’hui et de demain.

Quand les directeurs de la Monnaie de Bruxelles montèrent Fervaal, beaucoup sans doute par conviction personnelle et peut-être aussi un peu sur la demande que, sans avoir lu un mot du poème, une note de la partition, je fus heureux de leur faire, estimant que le premier drame de M. d’Indy, quel qu’il soit, avait droit à la représentation et obéissant à un désir que l’auteur m’avait exprimé, je n’ai eu garde de méconnaître la valeur très spéciale de cet ouvrage. Bien que ses tendances me parussent fâcheuses, néfastes même, j’ai apprécié le sûr et volontaire talent dont il témoigne. Les impressions que j’ai éprouvées en l’entendant de nouveau ressemblent fort à celles que j’avais déjà ressenties et j’ai constaté que ces impressions étaient partagées, autour de moi, par un grand nombre de spectateurs. Nul ne conteste à M. d’Indy une extraordinaire maîtrise en l’art d’écrire, de construire, de réaliser une œuvre, une technique surprenante, des dons hors ligne de symphoniste, d’assembleur de sons. On lui souhaiterait plus d’originalité, de spontanéité, moins de sécheresse, de retenue, dans la conception de cette œuvre, dans le choix de ses éléments constitutifs. Et si l’on a à l’égard de ce compositeur — un homme de réel mérite, j’y insiste — de telles exigences, c’est que des amis zélés le mettent à un rang de chef d’école parfaitement illusoire d’ailleurs, car au pays de la pensée humaine, il n’y a ni écoles ni chefs et, en admettant même qu’il y en eût, il faudrait que ces chefs d’école fussent, avant tout, des novateurs.

Novateur, je ne sais si M. d’Indy le sera jamais. Il ne l’est pas encore. Le jour est proche où les musiques et les pièces wagnériennes — j’entends imitées de Wagner — deviendront impossibles, à cause de leur fréquence et du triomphe même de leurs modèles ; à cause aussi de l’évolution incessante du snobisme. Chacun a le droit de suivre en sa course glorieuse vers l’au delà le prodigieux poète allemand et d’adopter le plan de réformes qu’il a si magnifiquement tracé, mais à la condition expresse d’ouvrir des routes sur son propre sol, d’appliquer au génie national les idées en marche, de créer en un mot, d’avancer, d’avancer toujours, guidé par la jeune inspiration qui jaillit des sources intarissables de la race. C’est reculer que d’agir autrement et c’est ce que ne veulent pas comprendre tant de bons ouvriers d’art hypnotisés par la splendeur de l’œuvre sublime et le succès trop tardif qui l’accueille. Oui, trop tardif de toutes façons, car ce succès qui, par la simple justice, était dû, il y a des années et des années, à la souveraine grandeur de l’effort accompli, barre le chemin maintenant à l’innovation et, chose plus regrettable encore, est le dangereux mirage qui trouble les esprits travailleurs et les perd.

Ce qui m’étonne et ce qui m’inquiète — je le dis avec une entière franchise — c’est que M. d’Indy, pour composer Fervaal, qu’il considère certainement comme une sorte de manifeste dramatique, au lieu d’avoir pris la route de l’inexploré, de l’imprévu, ait volontairement dirigé ses pas vers les jardins wagnériens aux portes depuis longtemps ouvertes ou enfoncées, jardins immenses, il est vrai, et qui pourtant nous sont déjà familiers à cette heure, tant nous les avons parcourus de fois, jardins de magnificence et d’exception dont les plates-bandes si superbement fleuries furent piétinées, saccagées par les foules toujours recommençantes. Car la perfection de l’écriture n’exclut pas la soumission des idées et du style et, sur ce point, l’équivoque est impossible. M. d’Indy, très sciemment, très volontairement, je le répète, a fait, par son poème et par sa musique, une œuvre wagnérienne, essentiellement wagnérienne. Il n’a pas désavoué, à cet égard, un de ses plus fidèles biographes, M. Étienne Destranges, qui, dans une intéressante brochure, attache à ceci l’importance d’un acte de foi et qui, énumérant les mérites wagnériens de l’ouvrage, constate, entre autres choses, que le titre d’action musicale donné à Fervaal est, en partie, la traduction de « handlung » qui se trouve être aussi celui par lequel Wagner désigne Tristan et les drames de la Tétralogie. Étiquette particulièrement significative, paraît-il. Du reste, à chaque page de sa partition, aussi bien par des détails de mise en scène — faut-il citer le rideau qui s’ouvre et se ferme ? — que par le choix des motifs et leurs développements, l’auteur affirme ses tendances avec une netteté, une crânerie d’allures qui ne sont certes pas pour déplaire.

La manifestation, curieuse assurément, va-t-elle donc wagnériser de façon définitive notre théâtre lyrique ? À vrai dire, je ne le pense pas et j’espère bien qu’il n’en sera rien.

Que M. Vincent d’Indy, qui a beaucoup de talent, qui connaît son métier comme pas un et qui désire tirer parti du snobisme contemporain, s’attarde à suivre un courant au lieu de le remonter et, par cela même, amoindrisse, de gaieté de cœur, l’effort considérable qu’il a fait, cela n’empêche pas Fervaal, je l’affirme, d’être un ouvrage toujours des plus intéressants, parfois des plus remarquables, digne à coup sûr des discussions qu’il provoque. Et si je regrette de voir un artiste prendre l’avis des foules et s’inquiéter de la mode, je n’entends point ne pas honorer comme il convient le patient et acharné labeur de M. d’Indy. Mais ce qui serait déplorable, je le déclare, c’est que les impuissants prissent texte de cet essai pour imposer au public les pastiches wagnériens dont, à cette heure moins encore que jamais, on n’a que faire et qui, s’ils étaient tolérés, finiraient par porter atteinte au juste renom d’honnêteté et de vaillance de nos compositeurs. Richard Wagner, bafoué d’abord, n’a été le dieu devant qui le monde s’inclina ensuite que parce que, bon Allemand, il glorifia son pays en ses musiques comme en ses poèmes, et qu’il créa l’œuvre sublime que nous admirons tous, en restant fidèle à sa race. Il donna là à ses détracteurs et à ses adorateurs une superbe et utile leçon dont on doit se souvenir. Au surplus, une brève analyse de Fervaal permettra d’apprécier la part d’invention qui, ici, revient à M. d’Indy et laissera voir malheureusement l’esprit plutôt retardataire qu’audacieux de l’ouvrage, car enfin il est inadmissible que le wagnérisme, qui appartient déjà à l’histoire ancienne, soit l’éternelle barricade destinée à arrêter l’art en sa marche glorieuse.

Tout est franchement, nettement — petitement — wagnérien en Fervaal : les personnages, les symboles, les thèmes et l’orchestre. Comme Parsifal, Fervaal, prince de Cravann, dernier descendant des dieux, est prédestiné à une sainte mission ; comme le nain Alberich, il a maudit l’amour ; comme Siegfried et Siegmund, comme Parsifal encore, il a grandi dans la forêt solitaire et lointaine, élevé par le pontife Arfagard, qui sera son Kurwenal. Une voix a dit : « Tzeus est mort, Esus dort, Yésus veille, Yésus vient. » Une autre, répondant, a clamé : « De la bise et du vent Cravann est menacée ; unique est le Sauveur : le chef élu, le fils des Nuées. Mais qu’il soit pur et que l’Amour jamais ne trouble son corps ni son âme. » Retournant en Cravann, le jeune homme et le vieillard traversent le Midi de la Gaule — c’est à l’époque légendaire des invasions sarrasines — et tombent dans une embuscade de paysans pillards. Fervaal est blessé. Il succomberait si une femme, Guilhen, accourue, ne s’emparait du héros et ne l’emmenait en ses jardins de délices où, magicienne comme Kundry, amoureuse comme Iseult, elle le guérit par la vertu des plantes mélangées, par le pouvoir des mystérieux breuvages. Afin d’arracher Fervaal au charme sensuel, afin de lui rappeler la prédestination, Arfagard, comme Wotan à Brunnhild, au second acte de la Valkyrie, fait au fils des Nuées un long récit de la genèse. Kaito, la déesse-serpent, enfanta de l’homme la race des dieux dont Fervaal est le dernier descendant. Cravann menacée ne sera sauvée que par le chef élu, le pur, le simple. Tandis que le pontife apprête tout pour le départ, Guilhen reprend Fervaal qui, dans l’ivresse nouvelle, lui raconte son enfance, comme Siegmund raconte la sienne, très pareille, à Sieglinde et à Hounding. La femme dit aussi sa libre jeunesse, la souveraineté que lui donna son père, maître de ces contrées. L’un et l’autre chantent la joie et la douleur de l’amour et l’appel d’Arfagard, par deux fois, retentit au loin comme retentit en la scène analogue de Tristan et Iseult l’appel de Brangæne. Mais Fervaal, revenu à la réalité, s’enfuit et nous savons, dès lors, que Guilhen se vengera en jetant contre Cravann ses soldats aventuriers.

Avant l’élection du chef, sur la déclivité du mont cévenol, le pontife, inquiet de l’avenir, interroge les brouillards qui prennent des formes changeantes et fantastiques et qui enfin présentent l’aspect d’un serpent immense. Comme Erda à Wotan, Kaito parle à Arfagard, prédisant le crépuscule des dieux, l’aurore d’une religion nouvelle : « Si le serment est violé, si l’Amour règne sur le monde, la Mort appellera ta Vie, la Vie naîtra de la Mort. » En la solennité de la cérémonie druidique, le pouvoir suprême échoit à Fervaal qui ne l’accepte, perdu par Guilhen, que pour se faire tuer dans l’imminente bataille et donner la Vie en échange de sa mort. Le combat livré, Cravann anéantie, le prédestiné que le sort épargna, sur le champ de bataille recouvert de neige, va s’offrir, victime expiatoire, au couteau d’Arfagard, lorsqu’il s’entend appeler par Guilhen. D’un revers de son glaive, Fervaal abat le vieillard et s’élance vers l’Amour. La femme est morte ; l’homme la saisit en ses bras, gravit avec elle la montagne et disparaît dans les nuages. Que les dieux cévenols s’écroulent donc en leur crépuscule, comme les dieux du Walhall, et que s’accomplisse une seconde fois la rédemption du monde par l’amour, comme en la dernière scène, sublime et inimitable, de la Tétralogie !

Ces personnages, ces symboles wagnériens nécessitent une musique, une orchestration wagnériennes. Sans parler du développement des thèmes, du groupement instrumental dont nous connaissons les modèles, chaque page de la partition de M. d’Indy, par ses motifs, ses formules symphoniques, éveille en nous des souvenirs tantôt confus, tantôt précis, se référant à quelque page familière du maître allemand. À quoi bon insister ? Cette partition déborde de talent, du talent le plus haut, le plus ferme, le plus décidé ; elle commande le respect un peu mélancolique, l’admiration très étonnée, par le prodigieux effort dont elle témoigne, mais elle émeut bien rarement, ennuie souvent et chagrine. Car, si prestigieuse et même si puissante qu’elle soit, l’œuvre, soumise en sa conception comme en sa réalisation à un génie très différent du nôtre, écrite plutôt dans la froideur de l’entêté raisonnement que dans la joie de l’humaine création, ne fera pas avancer d’un pas noire art. Cette conception de l’amour infécond, du bonheur dans la mort, reprise ainsi, me navre plus que je ne saurais le dire, car elle est antifrançaise au premier chef. Ces brouillards, au milieu desquels il peut nous plaira de vivre lorsque nous allons dans les pays où toujours ils flottent, vont-ils donc maintenant voiler notre soleil, désespérer notre cœur et tomber sur nos têtes en une lourde pluie glaciale ? Comment le maître ouvrier des sons qui a écrit la partition de Fervaal n’a-t-il pas compris que la bataille n’est plus sur le terrain où il s’est placé, que les temps marchent et que l’on réclame déjà autre chose que ce qu’il nous a donné avec son extraordinaire talent de compositeur ? Une tristesse vient de cette force immense et magnifique presque perdue, alors qu’elle eût pu être glorieusement employée. Ainsi qu’il était aisé de le prévoir, les musiques de lumière dont les échos, longtemps encore, résonneront joliment et heureusement en la salle de l’Opéra-Comique ont fait fondre, comme neige au printemps, les nuages épais de Fervaal.


LA VIE DE BOHÈME

Je ne suis pas de ceux qui n’accordent aucune attention à la bousculade théâtrale où se ruent, depuis quelques années, les jeunes compositeurs italiens et j’estime, au contraire, que tant d’ouvrages mis au jour coup sur coup, tant de brutale hâte à les concevoir, à les écrire, à les faire jouer, tant d’étroits liens de parenté dramatique les unissant nous doivent frapper comme un des effets les plus curieux, les plus significatifs du mouvement musical moderne.

D’abord, comment ne pas voir dans ces ouvrages de si pareille nature la marque d’un extraordinaire effort de réaction contre les œuvres de décadence lyrique qui, un instant, ternirent l’éclat de l’art expressif italien d’autrefois ? C’est, avec la ruine des vocalises, des points d’orgue, des artifices de virtuosité, la destruction du morceau de concert roucoulé devant le trou du souffleur, des duos, trios ou ensembles chantés face à la foule dans l’insouciance absolue des lois élémentaires de la scène que veulent ces jeunes gens. De l’action, de l’action, encore de l’action, réclament-ils (sans craindre d’ailleurs de reléguer trop souvent la musique à un rang peu digne d’elle), et plus l’action sera rapide, violente, directe, plus rudement, pensent-ils, s’affirmeront leurs tendances dont la netteté au moins n’est pas discutable.

Puis, Italiens d’esprit et d’âme, ils ont le souci de rester Italiens non seulement dans leurs mélodies vibrantes, tragiques ou faciles, dans la façon de les accompagner, de les disposer, de les développer, mais aussi dans leurs pièces toujours claires, brèves, et surtout vivantes, dans la manière de les arranger, de les simplifier, de les abréger, et jusque dans la fièvre de production qui, sans relâche, les jette au travail et grâce à laquelle ils entassent opéras sur opéras. Ah ! que cela est bien et me rend indulgent pour beaucoup de choses qui ne me plaisent point en leurs partitions ! Comme les Russes d’à présent, les Rimsky-Korsakow, les Glazounow, si Russes dans leurs symphonies, leurs poèmes instrumentaux ; comme les Allemands d’aujourd’hui, Humperdinck entre autres, si Allemand celui-là dans sa délicieuse féerie de Hansel et Gretel, comme la plupart des Français de l’heure présente, heureusement restés Français dans leurs drames lyriques, les jeunes compositeurs italiens, avec beaucoup moins d’originalité individuelle, mais avec une force assez singulière, une insistance très supérieure, témoignent ardemment de leur nationalité, ce qui est, à mes yeux, un haut mérite. Pour les juger sans injustice, il faut, je crois, avoir le courage de faire abstraction des habitudes artistiques de notre race et les écouter en oubliant notre code théâtral et musical. Nous reconnaîtrons alors que certains d’entre eux ne sont pas négligeables, que leur métier, parfois si rudimentaire, suffit à leurs dons d’improvisation et que, disant vite et sans recherches de beau langage ce qu’ils ont à dire, ils s’approchent peut-être de la vérité, essayant au moins de l’exprimer selon leur tempérament, et, par cela même, allant droit à l’âme de tous les publics, la sincérité étant encore le plus sûr et aussi le plus ingénu moyen à employer pour être compris tôt ou tard de la foule.

Ainsi s’expliquent le succès presque universel de quelques œuvres italiennes modernes et l’accueil enthousiaste que l’on a fait chez nous à la Vie de bohème dont le livret et la partition possèdent au suprême degré les qualités natives que je viens d’énumérer. Les adaptateurs, MM. Giaccosa et Illica, n’ont tiré de la pièce de Barrière et du livre de Murger que leurs personnages, leurs éléments essentiels, rejetant tout ce qui aurait pu retarder l’action, resserrant cette action en quatre actes ou plutôt quatre tableaux de surprenante brièveté. C’est, dans la gaie mansarde de misère, l’inattendue bombance grâce à laquelle Marcel, Rodolphe, Colline et Schaunard se réjouissent en se moquant du propriétaire ; c’est, sur le palier, la rencontre du poète et de Mimi ; c’est, la porte refermée et les camarades renvoyés, l’échange des premiers mots d’amour. Puis, au quartier Latin, c’est, le soir, dans la rue illuminée, le réveillon bruyant : appels de marchands, rires d’étudiants et d’étudiantes, cris de gamins et de gamines ; c’est Musette qui, traînant après elle son vieux monsieur, retrouvant les bohèmes, reprend le peintre et mêle sa jeune voix aux fanfares cuivrées, aux roulements de tambours de la retraite militaire. Puis, à la barrière de Paris, dans le matinal brouillard d’hiver, c’est le passage des balayeurs, des laitiers entrant en la ville qui s’éveille aux sons du carillon ; c’est la double séparation de Mimi et de Rodolphe, de Musette et de Marcel, l’une réellement douloureuse, l’autre simplement tumultueuse. Enfin, c’est, dans la chambrette, le retour des deux femmes, c’est le dernier chant, et c’est la mort de la petite poitrinaire.

Italien, M. Giacomo Puccini l’est assurément dans ses motifs, dans ses harmonies, dans son orchestre. Sa partition est absolument italienne, j’y insiste, et cependant une influence s’y révèle presque à chacune de ses pages : celle de M. Massenet, du Massenet tendre de Manon, du Massenet élégiaque de Werther, comme si l’Italien avait voulu franciser ses façons pour donner à son ouvrage l’allure française nécessaire. Mais rien n’a pu empêcher le tempérament italien de reprendre le dessus, et de même que le livret de la Vie de bohème est de forme italienne par tout ce qu’il y a de sommaire en ses préparations, par son penchant au pittoresque, la musique est de forme italienne par l’agencement, la répétition de ses phrases, par son laisser aller qui, au demeurant, s’accorde très bien avec le caractère des personnages de la pièce. C’est donc un Italien parfaitement renseigné sur ce qui se passe chez nous (et ailleurs aussi) que M. Puccini, et nous sentons qu’il n’est resté indifférent à aucune phase de l’évolution lyrique. La leçon de Verdi a été entendue. Nous nous trouvons en présence d’une sorte de comédie chantée du genre de Falstaff écrite avec moins de fantaisie sans doute que n’en a dépensé le vieux maître, mais qui amuse par son continuel mouvement et qui, en plus d’un endroit, émeut par quelques accents de profonde simplicité. Les thèmes, nombreux, sont adroitement rappelés de page en page. Certains, de grâce séduisante, se développent aisément aux voix ; d’autres, allègres, courent dans l’orchestre avec une indéniable désinvolture, tel celui du réveillon dont les quintes et les octaves prohibées ont des airs de se moquer du monde qui me ravissent. M. Puccini affectionne d’ailleurs les suites de quintes et, au début du troisième acte, il obtient, grâce à elles, un effet de frisson matinal fort curieux. Mais il n’y a pas que des jeux de timbres, des roueries mélodiques dans la partition de la Vie de bohème. Çà et là se traduit une sensibilité à laquelle nous devons la jolie rencontre de Rodolphe et de Mimi au premier tableau, la tragique séparation des amants et la scène finale de la mort, d’une vérité, d’une sincérité d’expression qui ont fait couler bien des larmes, d’une mélancolie poignante qui a remué bien des cœurs. Petite œuvre évidemment ; œuvre assez typique cependant pour être retenue.


LA MUSE DE PARIS

ET SON POÈTE

Elle est, il me semble, charmante et significative à la fois l’idée qu’a eue le compositeur M. Gustave Charpentier d’ennoblir l’allégresse de nos fêtes officielles par la beauté d’une virile musique et la grâce d’une jeune femme, de marier sur la plus grande place de Paris les deux poésies suprêmes de notre cité, la poésie radieuse et délicate de l’art et du travail à la poésie hurlante et magnifiquement brutale des foules en joie.

D’abord, le spectacle est joli de la gaie ouvrière des faubourgs, gravement élue « muse » par ses compagnes d’atelier, patronne pour quelques heures de la ville un instant fraternelle, symbolique reine de consolation, d’inspiration, d’espérance et d’amour, qui, interrompant les clameurs, les bousculades, tout le gros amusement, parfois un peu égoïste, des promeneurs de ces jours-là, proclame solennellement, en la montée imposante des symphonies et des chants, l’éternelle et souveraine puissance de la vie laborieuse et féconde. Et, dans la partition, on sent palpiter vraiment l’âme de la rue. Avec ses stridents appels de marchands des quatre-saisons, de rempailleurs de chaises, de poissonnières, de chiffonniers, lancés par les trompettes, des plus hautes fenêtres du palais municipal, seuls puis entre-croisés et repris par l’orchestre en d’exquises harmonies ; son spirituel ballet du « plaisir » ; sa délicieuse fanfare de la Muse, douce et apothéotique, dont les enfants, du faîte de la Maison commune, redisent ingénument le thème ; ses sonneries de cloches lointaines ou rapprochées, se répondant et se mêlant ; ses amples et vibrantes phrases instrumentales et chorales ; ses développements pittoresques ; son caractère de rude franchise et, en même temps, de robuste tendresse ; sa péroraison religieuse et triomphale, cette partition est animée d’un souffle superbement populaire. Il ne s’agit pas là, qu’on le sache bien, de la cantate habituelle, de l’inutile et odieuse cantate de commande, aux nécessités de laquelle la libre verve de M. Charpentier ne se serait point soumise. En toute indépendance, sans s’assurer préalablement du concours de personne, l’entêté compositeur a conçu son œuvre, l’a écrite, vers et musique. Après quoi, aidé par nos édites, il est parvenu à la faire exécuter en plein cœur de Paris.

Si j’en parle maintenant de cette façon, c’est qu’elle ne me paraît pas être une fantaisie isolée de l’auteur de Louise, qui d’ailleurs, on se le rappelle, a déjà tenté plus petitement pareille chose, à Montmartre, pour un défilé, et dans le jardin du Luxembourg, devant la statue de Watteau ; c’est aussi que je la considère comme un réveil heureux de l’esprit national. Elle confirme nettement les Impressions d’Italie, la Vie du Poète, les Poèmes chantés et, témoignant de tendances très particulières, annonçant de manière formelle une série d’ouvrages de même nature, elle nous renseigne sur des intentions assez bien définies déjà, assez nobles en somme pour valoir, je crois, d’être mises en lumière. Il m’a semblé que, en apportant le bonheur aux souffrants, l’idée, la forme aux producteurs, la gloire et la beauté aux êtres d’imagination et de contemplation, la Muse de Paris, d’un grand geste, promettait à tous le réconfort d’un art nécessaire et attendu.

Voilà donc un musicien qui, à cette heure d’autocratie wagnérienne, alors que les mieux doués, les mieux armés pour la lutte et la victoire restent hypnotisés par le géant de Bayreuth — titan devenu tyran, — secoue, lui, Français, le joug germanique, descend avec tranquillité des hauteurs d’où beaucoup de ses camarades dégringolent et, quittant les pays de légendes, se fixant sur la terre d’humanité, écoute, regarde et, un jour émerveillé, attristé le lendemain, note ses sensations, ses contentements ou ses peines. Prix de Rome, parcourant l’Italie, il entend les sérénades que, du matin au soir, sous le soleil amoureux, les garçons donnent aux filles ; il voit les longs cortèges de femmes allant puiser l’eau à la fontaine chantante ; il s’amuse du grelot des mules trottant dans la campagne et subit cependant la mélancolie de son rythme obstiné ; il se prend d’enthousiasme, sur les cimes, pour l’immensité de l’espace où vibrent les cloches lointaines, où l’esprit s’envole et suit les grands oiseaux du rêve ; il se grise enfin du bruit assourdissant de Naples en fête, emmagasine dans son souvenir la clameur joyeuse des foules exubérantes, les sonneries militaires de la retraite aux flambeaux, le sifflement des fusées du feu d’artifice et le thème retrouvé, à la fois persuasif et plein d’abandon, des éternelles sérénades que, dans le coup de folie brutale des villes en plaisir, les garçons de là-bas donnent encore doucement aux filles. Les cinq tableaux symphoniques où M. Gustave Charpentier mit tout cela et bien d’autres choses formèrent son premier « envoi » qui, je n’ai pas besoin de le faire remarquer, contrastait singulièrement avec ce que les pensionnaires de la Villa Médicis ont coutume d’écrire. De retour à Paris, le compositeur loua une chambre à Montmartre et, là comme ailleurs, se passionna pour ce qui était autour de lui, pour la nature, pour ce qu’il voyait, pour ce qu’il entendait, pour ce qu’il ressentait directement. L’exaltation du cœur et des sens à l’aube de travail et d’amour ; le recueillement de l’âme aux accents de gravité mystérieuse des voix intérieures ; le désir de l’idéal, de l’inconnu où s’allumera la flamme divine ; le doute dans la nuit splendide et rapide, où tout est musique fuyante : brin d’herbe, arbre, étoile : la peur du Temps dont le silence cache le triomphe ou la mort de l’espoir, l’impuissance redoutée, affreuse, terrible de l’esprit tournant dans le vicie, maudissant Dieu ; l’ivresse dégradante, furibonde, croissant tandis que rit, que hurle la prostituée aux bras ouverts, tandis que retentissent et se mêlent les appels du passé et ceux de l’avenir : noblesse, bassesse, orgueil, lâcheté sont exprimés avec une extraordinaire véhémence, une étonnante force dans le drame symbolique de la Vie du Poète, nullement disposé d’ailleurs pour la scène. M. Charpentier subit ensuite volontairement l’influence du socialisme, du mysticisme de « la Butte ». En font foi la Ronde des Compagnons, la Veillée rouge et l’admirable Chanson du Chemin, qui est un des morceaux les plus beaux, les plus impressionnants qui aient été joués, dernièrement, au concert. On sait que dans sa Louise, l’auteur s’est proposé de montrer, avec beaucoup de lyrisme et de réalisme, le milieu ouvrier du Paris moderne.

Lyrisme et réalisme, tels sont les deux moyens d’action toujours mis en œuvre par le compositeur qui tire de ces éléments en apparence contradictoires des effets de surprenante intensité. On saisit, maintenant que j’ai indiqué au plus bref les visées générales de l’artiste, la conséquence de ces visées et l’on comprend parfaitement que la rue, la rue vivante et joyeuse ait séduit M. Gustave Charpentier. Elle lui offre le réalisme prodigieux de son décor, de sa foule attentive et le lyrisme superbe des événements qui s’y sont produits ou qui s’y produisent à chaque instant. Aucune salle de spectacle n’aura jamais, entre ses murs étroits et secs, la poésie grandiose et encore chantante de cette place de l’Hôtel-de-Ville où des milliers de personnes ont acclamé le jeune musicien. Et puis, pour s’adresser utilement au peuple, il faut lui parler sa langue natale, qu’en musique du moins on commence à oublier. C’est en cela particulièrement que me ravit la manifestation dont j’ai indiqué l’importance. Française, elle est la résultante d’autres manifestations françaises et elle nous vaudra, j’en suis sûr, de prochaines manifestations françaises. Je ne demande pas et je ne souhaite pas que l’on imite M. Charpentier qui, je pense, n’a point l’intention de se spécialiser dans le « plein air », mais je désire du fond de mon cœur que cesse chez nous la soumission à un génie étranger, quel qu’il soit, et que nous retrouvions notre indépendance et notre force. Et toutes les fois qu’un homme se lèvera qui sera de son temps et de son pays et dira quelque chose de nouveau et de beau, je croirai de mon strict devoir d’aider à le faire connaître et de le féliciter publiquement.

C’est pourquoi il m’a plu de saluer aujourd’hui M. Gustave Charpentier, que la Muse de Paris semble vouloir mener par la main vers la Gloire.


L’« ÉMINEMMENT FRANÇAIS »

Tout arrive. Il s’est confirmé que l’Opéra-Comique était reconstruit et M. Bernier, l’heureux et tranquille architecte, a triomphé enfin, en la gloire officielle du « gala », sinon des critiques déjà faites et d’autres encore, mais au moins des vives impatiences, des petits mécontentements, des acharnées plaisanteries du public et même de ses propres hésitations à achever un théâtre dont l’ouverture fut attendue de si méchante et à la fois de si joyeuse humeur. Battons donc des mains gaiement, bien que nous ne puissions nous défendre d’un peu de tristesse en pensant que le pauvre Carvalho n’a pas été de la fête, et en lui adressant un souvenir ému.

La foule qui, pendant onze ans, s’amusa de la bâtisse chimérique et de son maçon fantôme et qui, lorsqu’on lui en fournit l’occasion, cessa de bonne grâce ses railleries, manifeste depuis longtemps une grande irrévérence à l’égard du genre de musique qui a retrouvé un asile, et cependant jamais elle ne s’en est complètement détachée, et je crois que jamais elle ne s’en détachera si l’on sait séparer à son intention les vrais et vivants chefs-d’œuvre de l’opéra-comique des faux chefs-d’œuvre d’un art défunt et si on laisse ce genre se transformer naturellement et logiquement. Dès 1840 — les journaux de l’époque m’en ont fourni l’indication — on commençait à rire de l’« éminemment français » que Théophile Gautier qualifiait de « bâtard et mesquin, mélange de deux moyens d’expression incompatibles où les acteurs jouent mal, sous prétexte qu’ils sont chanteurs, et chantent faux sous prétexte qu’ils sont comédiens », et la Fille du régiment, vers la vingtième représentation, réalisait la jolie recette de quatre cent soixante-trois francs. On voit que ni nos dédains, plus apparents que réels, ni nos façons de déterminer le « départ » d’une pièce, ne sont bien nouveaux.

Cette transformation du genre de l’opéra-comique, transformation à laquelle il ne faut point mettre d’entraves, si l’on ne veut abolir ce genre en tuant les ouvrages du passé par des reproductions inférieures et désagréables, constitue la vie même du théâtre, une longue vie, on va le voir. D’abord, au XIIIe siècle, le trouvère Adam de la Halle, s’inspirant de la mélodie populaire, écrit le Jeu de Robin et de Marion, que l’on doit considérer comme la manifestation initiale. Quatre cents ans plus tard, sur les tréteaux de la foire Saint-Germain, de la foire Saint-Laurent, des parodies sont essayées, celle d’Alceste, celle de Télémaque, où il n’entre encore, à proprement parler, aucun élément créateur ; puis des vaudevilles sont donnés, guère plus originaux, étant faits avec les « timbres » du temps, et enfin paraît la Chercheuse d’esprit de Favart, pastorale d’extrême naïveté qui est vraiment le premier opéra-comique.

Aux efforts des bouffons italiens, installés à l’hôtel de Bourgogne et qui avaient naturellement apporté à Paris la charmante Serva Padrona de Pergolèse, nos chanteurs, leurs associés, opposent tout de suite, avec un prodigieux succès, le Déserteur, de Sedaine et Monsigny. Quel pas immense et quelle brusque, quelle capitale transformation ! Un drame lyrique, poignant, humain, « éminemment français » par le livret et la partition, élargissant, d’un coup, le cadre jusqu’alors si petit, si frêle et marquant le durable triomphe de notre musique, déjà combattue âprement par la musique étrangère, triomphe assez beau, assez décisif pour provoquer immédiatement l’envoi des lettres patentes substituant au nom de Comédie-Italienne celui d’Opéra-Comique. Dès lors, la farce alterne avec le sérieux, et la gaieté de Grétry, qui se donne libre cours dans le Tableau parlant, dans l’Épreuve villageoise, se mêle, dans Richard Cœur de lion, au pathétique le plus intense. Et le genre prend une ampleur nouvelle quand, au théâtre Feydeau, dirigé par Cherubini, Dalayrac, Berton, Kreutzer, Méhul (Méhul si glorieusement) aident, écoutant la clameur des émeutes, à l’évolution de leur art, évolution qui ressemble fort à une révolution.

Et c’est toujours la marche en avant que rien n’arrêtera. Chacun de ceux qui la mènent transforme le genre selon son tempérament, son esprit, son cœur. Boïeldieu, avec la Dame blanche, l’un des chefs-d’œuvre les plus justement célèbres de l’opéra-comique, unit la grâce aimable et galante, la délicatesse et la distinction à une exquise poésie mélodique et harmonique ; Hérold, avec le Pré aux Clercs, donne à l’orchestre une couleur, une vigueur nouvelles et prête à quelques-uns de ses personnages un relief surprenant ; Auber, avec le Domino noir, n’obéissant qu’à son caprice, qu’à son désir d’amuser et de s’amuser, jette dans la circulation des rythmes joyeux, précis, faciles et entraînants qui, ô surprise ! émerveilleront Richard Wagner ; Félicien David, avec Lalla-Roukh, rapporte de l’Orient des impressions de voyage très inattendues, qu’après lui d’autres utiliseront ; Gounod, avec Mireille, chantant la nature et l’amour, crée un langage de charme et de passion dont ses successeurs sauront se servir : Georges Bizet, avec Carmen, ouvre définitivement la porte, maintes fois refermée, à la vie, au réalisme, à la plus frémissante humanité, et M. Massenet, avec Manon, sans oser supprimer encore le « dialogue » et renonçant à interrompre la symphonie, use d’un moyen opportuniste qui autorise les prochaines et complètes audaces.

Voulant me tenir sur le terrain « éminemment français », je me suis abstenu de citer trois compositeurs étrangers qui, à des titres fort divers, ont pris part à cette marche en avant. C’est Meyerbeer qui, avec l’Étoile du Nord, ajoute la somptuosité bruyante de l’instrumentation à l’éclat du spectacle ; c’est Rossini qui, avec le Barbier de Séville, semble avoir inventé le mouvement et la joie, et c’est Verdi qui, avec Falstaff, s’inspirant des Maîtres Chanteurs, sans s’abaisser à aucune imitation et demeurant fidèle au génie de sa race, fait jouer sur la scène de FOpéra-Comique la première comédie musicale. La transformation, cette fois, est considérable. Plus de texte parlé, plus d’actes divisés en airs, couplets ou morceaux ; l’unité enfin obtenue, en réponse à l’objection si juste de Théophile Gautier ; la liberté conquise.

Et c’est encore sur le terrain « éminemment français » qu’il faut se placer pour souhaiter le glorieux triomphe de la campagne qui commence. On a vu qu’en dépit des plaisanteries, des critiques déjà vieilles, le genre restait vivace puisqu’il a pu se renouveler à l’inspiration toujours changeante des hommes. Il ne s’affaiblira, ne mourra que s’il s’immobilise, ce qu’il n’a jamais fait, ou s’il cesse de progresser, d’évoluer dans le sens « éminemment français », ce qui lui a valu tant de railleries et aussi tant de sympathies fidèles. Or, ces deux dangers le menacent actuellement. Le retour aux anciennes formules lui serait non moins funeste que le dédain des traditions nationales et, pour lui, le péril s’augmente, se complique de ce qu’en s’élargissant il a empiété sur le domaine de l’opéra et s’est précipité vers l’inconnu, vers l’aventure. Devraiit-il rejeter aujourd’hui le Déserteur modernisé ? Certes non, et, par conséquent, il est indéniable que tout drame lyrique de demi-caractère, toute comédie musicale lui appartiennent au même tilrc. Comment donc s’orienter dans un champ si vaste, si inculte ? En restant « éminemment français ».

À propos d’un récent ouvrage, wagnérien par le poème et la musique et, dès lors, de tendances non seulement anti françaises, mais encore retardataires, le wagnérisme appartenant déjà au passé, une expérience a été faite qui peut servir d’indication précieuse. Non sans solennité, on avait invoqué le jugement de la foule, de la vraie foule des lendemains de « premières », jugement qui fut assez défavorable pour que la manifestation avortât en quelques soirées et qui restera probablement sans appel, car si le public méconnaît souvent la valeur de certaines œuvres de progrès, d’originalité et de lutte, il n’est jamais dérouté, troublé dans ses habitudes par les autres. La leçon est bonne à retenir et à méditer. Aujourd’hui comme jadis, comme toujours, notre art est âprement combattu par l’art étranger, des manifestations duquel nous avons bien raison de nous enthousiasmer quand elles en valent la peine, mais qui ne doit point nous asservir, tuer en nous ce qu’il y a de personnel, de sain et de fort. Nous avons des qualités que nous sommes seuls à posséder et quand nous laissons parler librement, clairement, généreusement notre esprit et notre cœur, nous sommes capables de grandes et belles choses, sans avoir rien à emprunter à qui que ce soit. La victoire remportée par Monsigny, victoire que j’ai rappelée à dessein, servira-t-elle d’exemple à l’un de nos jeunes compositeurs ? Je le souhaite ardemment. On a fêté l’Opéra-Comique, qui triomphe à la fois de l’effroyable soudaineté des désastres et de la gaie lenteur des architectes, et on a plaisanté encore « l’éminemment français ». Laissons faire. Tout en l’aimant bien, tout en ne pouvant pas s’en passer, on le plaisante depuis un demi-siècle sans l’empêcher d’aller de l’avant et de justifier une qualification où il y a sans doute un peu de moquerie, mais aussi une petite tendresse, une petite fierté. Le jour où l’opéra-comique renoncera à être « éminemment français », il n’y aura plus d’opéra-comique.


À PROPOS DE LA CENTIÈME AUDITION

DE

LA DAMNATION DE FAUST

M. Colonne a eu grandement raison de s’enorgueillir des cent auditions glorieuses et triomphales qu’il a données de la Damnation de Faust. Le chef-d’œuvre admirable et miraculeux, humain et divin, qui, joué à l’Opéra-Comique, devant les banquettes, en une triste matinée de 1846, ruina son auteur, l’eût tué, sans le bel élan charitable et tendre de ses amis, fut, plus tard, exécuté au théâtre du Châtelet, devant des salles combles, le coup de fortune qui assura l’existence de l’Association dont on a fêté si joyeusement le jubilé. Ainsi va le monde.

Grâce à l’initiateur entêté et courageux, le public a fait depuis longtemps la paix avec le maître illustre. Seuls, quelques musiciens se hasardent encore à formuler de vagues critiques, reprochant à Berlioz ses goûts de littérateur et de descriptif, ne lui pardonnant pas surtout d’avoir élargi le domaine de notre art particulier en associant aussi intimement cet art aux autres arts.

Oserais-je dire que mon admiration pour Berlioz vient précisément de ce qu’il a parlé une langue très supérieure, selon moi, à celle dont un simple musicien aurait pu se servir. S’affranchissant de toute entrave comme il l’a fait, il était naturel qu’il cherchât des moyens nouveaux d’expression, qu’il les trouvât dans la poésie et la peinture. Que la pure musicalité de son œuvre en souffre quelque peu, je n’y prends pas garde, préférant un morceau d’art à un morceau de musique, heureux, d’ailleurs, de pouvoir oublier un instant la rudimentaire grammaire des sons.

Ah ! cette grammaire des sept notes, redoutable forteresse arbitrairement édifiée par les Boileau du contre-point ! Mais ses règles, essentiellement variables du reste, ne doivent servir qu’à guider les commençants et non à enchaîner l’inspiration du compositeur sûr de soi et sachant ce qu’il veut. Les lois de l’harmonie ne sont pas plus immuables que les lois de la poésie et un accord défendu peut être aussi bon qu’un hiatus ou une simple assonance, souvent préférable à la rime sans reproche, car la musique, à l’exemple de la poésie, est faite pour l’oreille plutôt que pour l’œil. Je maintiens absolument le droit de l’artiste à exprimer ses idées par tel moyen qui lui convient, pourvu qu’il me fasse partager son émotion et m’ouvre son cœur. Corot que, dans mon enfance, j’ai vu travailler, peignait avec la cendre de sa pipe, quand les couleurs réglementaires ne lui suffisaient pas, et sa tendresse pour la nature se souciait aussi peu des règles de l’école que nous nous en soucions nous-mêmes lorsque nous admirons ses tableaux.

Si Berlioz a commis des fautes d’harmonie ou de syntaxe, je les lui pardonne d’autant plus volontiers qu’en l’état d’âme où il a su me mettre, je ne les ai jamais remarquées. Ses prétendues incorrections ont toujours, au contraire, mené mon esprit si haut, si haut, dans les belles contrées heureuses où toutes les libertés existent, même les libertés d’écriture, qu’il m’a été impossible alors de raisonner et de m’indigner.

Car nul mieux que lui n’a su nous émouvoir jusqu’aux larmes par des moyens inappréciables. Pourquoi cette seule note de clarinette pénètre-t-elle jusqu’au fond de notre cœur et pourquoi ces quelques sons de hautbois nous montrent-ils des paysages de rêve ? Impressions extra-musicales qu’un musicien n’arrivera jamais à nous donner s’il n’est le « poète » comme l’entendaient les Grecs, le créateur faisant de l’art avec son génie et non l’artisan accomplissant une besogne avec son métier.

Et c’est surtout la Damnation de Faust qui me plonge en cette émotion profonde où nulle pensée de critique ne m’est permise, car, à l’encontre des personnages du Faust de Gounod, musicaux seulement, ceux de Berlioz sont intellectuels, ils sont peints avec une puissance d’évocation admirable, étant divers, parlant chacun un langage particulier, se mouvant dans des décors sonores de la plus étonnante fantaisie et du plus poignant réalisme.

Au demeurant, le malentendu nous importe peu. Il est éternel, il existera toujours entre les forts, les créateurs qui parleront à la foule une langue personnelle, neuve et libre, et les débiles, les disgraciés qui, en vertu d’étranges et mystérieux privilèges, se diront les utiles gardiens de traditions imaginaires. Toujours aussi, on reprochera leur ignorance à ceux qui auront le plus fermement travaillé ; leur insouciance, à ceux qui auront le plus noblement réfléchi ; et toujours l’on accusera de mépriser les purs maîtres d’autrefois ceux-là mêmes qui témoigneront le plus de respect aux vrais classiques et qui édifieront leur œuvre précisément sur les fondations du passé. Pas musicien, affirmait-on, Richard Wagner, ce fils de Beethoven ; pas musicien, Hector Berlioz, ce descendant de Gluck ; pas musicien, César Franck, ce continuateur de Bach ! Et voilà les trois gloires musicales de la seconde moitié du XIXe siècle.


FIDELIO

On doit remercier hautement le directeur de l’Opéra-Comique d’avoir mis au répertoire de son théâtre le souverain chef-d’œuvre musical que notre public ignorait et que, pour sa grande et pure joie, il va enfin connaître.

Aucun des hommes de ma génération n’a pu, en effet, entendre Fidelio à Paris. Les représentations qui en furent données au Lyrique de Carvalho, avec Mme Pauline Viardot dans le rôle principal, n’obtinrent pas assez de succès pour que, depuis lors, on ait songé à monter l’ouvrage sur une de nos scènes subventionnées. (Faut-il rappeler la courte apparition, aux anciens Italiens de la place Ventadour, de Mme Krauss dans ce rôle ?) La peur de ne pas « faire d’argent » et une opinion jadis très accréditée, que je demande la permission de ne point partager, furent la cause de cet oubli total, extraordinaire et parfaitement déplorable. Il me semble d’abord que nul ne devrait tenir compte, en matière d’art et à propos d’une œuvre comme celle-là, de la crainte des mauvaises recettes, crainte si souvent chimérique d’ailleurs ; quant à l’opinion en question, que certaines personnes, en petit nombre heureusement, émettent encore, la voici : Beethoven, colossal et stupéfiant génie, n’était pas « homme de théâtre ».

Pas homme de théâtre, grand Dieu ! le poète dramatique des Symphonies, des Sonates, des derniers Quatuors, de la Messe en … et du reste ! Mais, pour penser cela, quelle basse idée a-t-on donc, musicalement parlant, de l’homme de théâtre, et sa fonction serait-elle assez mal jugée pour que l’on crût un Beethoven incapable de la remplir ? Evidemment, si, sous le prétexte que l’homme de théâtre s’adresse à des foules simplistes, sa besogne se réduit à écrire aussi rapidement, aussi négligemment que possible, en vue de l’effet direct, du succès immédiat, du gros gain, des morceaux d’expression nulle, banale ou superficielle, Beethoven n’était pas homme de théâtre et son seul opéra, opposé à tant d’opéras de ceux que l’on appelle couramment des hommes de théâtre, n’est pas un ouvrage de théâtre. Mais si l’homme de théâtre, sans autre souci que d’écouter son cœur, d’en noter les tempêtes, s’attribue la haute et noble mission d’élever les âmes par de beaux chants de vérité, de tendresse, d’amour, de haine, de douleur, de bonheur et de passion, Beethoven, assurément, fut homme de théâtre, aussi bien au théâtre, au concert, à l’église qu’ailleurs et Fidelio est un chef-d’œuvre de théâtre, tout comme Don Juan qui, quoique composé par un symphoniste, n’en est pas moins un chef-d’œuvre de théâtre.

Il y a dans Fidelio non seulement de la musique (tantôt charmante, tantôt émouvante, tantôt claire, lantôt sombre, fantôt joyeuse, tantôt désespérée, il y en a d’un bout à l’autre de la partition, ce qui n’est point à dédaigner, n’est-ce pas ?), mais il y a encore en ce chef-d’œuvre les plus magnifiques, les plus sublimes accents d’humanité. On sait l’origine et le sujet de la pièce. Gaveaux d’abord, Paër ensuite avaient, sur un livret de Bouilly, écrit chacun une Léonore dont la réussite fut du reste médiocre. En sortant d’une représentation de la seconde de ces Léonore, Beethoven répondit à Paër, lui demandant ce qu’il pensait de son ouvrage : « Votre opéra me plaît : je vais le mettre en musique. » Il exécuta sa menace. Le mélodrame de Bouilly, très naïvement charpenté, très exagérément noir et triste, offrait cependant au génie du compositeur des situations tragiques, des caractères divers, la gamme assez complète des sentiments éternels. Par vengeance, Pizarre, le gouverneur d’une forteresse, a emprisonné un innocent, Florestan, dont la femme, Léonore, sous des habits de jeune garçon et afin de se rapprocher de lui, fait accepter ses services au geôlier Rocco. Marceline, la fille de ce geôlier, délaisse son fiancé, le guichetier Jaquino, pour aimer l’inconnu ou plutôt celui qui dit s’appeler Fidelio. Le gouverneur se décide à tuer son prisonnier et donne l’ordre à Rocco de creuser une tombe dans le cachot où est enfermé Florestan. Fidelio l’aide en cette funèbre besogne, et quand Pizarre s’approche, le poignard à la main, l’épouse, armant un pistolet, se met en devoir de défendre l’époux. Mais une trompette sonne au loin, annonçant l’arrivée du ministre. Florestan est sauvé, à la joie générale et au grand trouble de Marceline qui, s’apercevant que Fidelio est une femme, revient à son fiancé.

Beethoven a splendidement développé ce thème. Chacun des personnages qu’il a créés parle une langue musicale différente qui, cependant, concourt à un ensemble de merveilleuse unité. Le style, de grâce familière, de charme délicieux pour Marceline et Jaquino ; de noblesse attendrie, de gravité sereine pour Léonore ; de bonhomie joviale, de vigueur tranquille pour Rocco ; de sauvage férocité, d’allégresse diabolique pour Pizarre, prend, pour Florestan, une ampleur, une beauté que rien n’égale. L’orchestre ne se borne point à accompagner les voix ; il a son rôle nettement défini, chante sans cesse, rit, pleure, s’agite, souffre, enveloppe le drame de poésie et d’harmonie. Et comme le compositeur a superbement méprisé l’effet dans ces seize morceaux qu’il faudrait étudier un à un, mesure par mesure, pour les bien connaître, pour les bien aimer, pour les bien applaudir aussi ; car, sous leur apparente simplicité, ils cachent une profondeur d’expression, une liberté de formes qui déconcertent absolument le public, partagé entre les coupes traditionnelles et la mélopée wagnérienne ! Il s’y habituera peu à peu. À ces morceaux, pour remplacer le « dialogue » qui les séparait, M. Gevaert, avec son grand et sévère talent, a ajouté des récitatifs dont je me plais à dire la valeur, mais que j’ose condamner, par cette bonne raison qu’il faut laisser les chefs-d’œuvre tels que les auteurs les ont conçus. (Et je n’excuse pas Berlioz de s’être fait le collaborateur de Weber). Mais revenons à Beethoven. Parmi ses seize morceaux, huit ou neuf sont d’une magnificence supérieure. Le monologue de Pizarre, où tonnent les timbales, où hurlent les trombones, terrifie autant par la vérité de la déclamation que par l’audace de l’instrumentation On sait, pour l’avoir maintes fois entendu au concert, ce qu’est l’air de Léonore, si tendre et si doux, si énergique et si chaleureux ; mais quelle surprise n’éprouvera-t-on pas lorsque l’on écoulera le chœur des prisonniers remerciant la nature, le soleil, la brise, élevant aux cieux leur âme qu’oppresse le bonheur de la liberté passagère, et quelles larmes ne verserait-on pas pendant cette sublime et émouvante scène si elle était mieux interprétée ! Mais l’acte du cachot l’emporte encore sur tout ce qui précède. Quelle angoisse, quelle désolation dans le lent prélude sanglotant et gémissant ; quelle amertume, quelle tristesse, quelle souffrance dans la longue déploration de Florestan que traverse, évoqué par le hautbois, en une clarté surnaturelle, le souvenir de l’épouse aimée ; quel effroi dans le duo des fossoyeurs sourdement martelé par les contrebasses et quel contraste entre l’indifférence sinistre de Rocco et la douleur déchirante de Léonore ; quelle pureté, quel apaisement dans l’affectueux trio qui suit et quelle violence, quelle flamme dans le foudroyant quatuor du pistolet ; quel cri de théâtre que celui de Fidelio : « Je suis sa femme ! » et quelle trouvaille dramatique que la phrase d’espérance qui s’élève de l’orchestre entre les deux appels de la trompette lointaine ; enfin, quelle souveraine grandeur dans le gigantesque ensemble qui termine l’œuvre, sorte de vaste fresque sonore, de majesté incomparable !

Cette reprise était aussi nécessaire à la dévotion des foules qu’à l’éducation de nos « jeunes maîtres ».


GUILLAUME TELL

On a repris Guillaume Tell qui, pendant six ans, n’avait pas paru à l’Opéra.

S’il est vrai que notre Académie nationale de musique soit une espèce de musée — le Louvre en quelque sorte — de l’art lyrique, cette reprise satisfera d’autant plus la foule que, à la suite de l’incendie du magasin de décors, une dizaine d’ouvrages anciens, dont deux de Meyerbeer, furent successivement remis à la scène et préférés au chef-d’œuvre de Rossini, préférable cependant, lui seul, à la bonne moitié de ces ouvrages.

Je sais bien que certaines parties de Guillaume Tell ont beaucoup vieilli, et, très évidemment, le public en a été frappé. Tous les exercices de virtuosité, toutes les vocalises, tous les ornements qui surchargent de façon si fâcheuse des mélodies que rien n’obligeait l’auteur à fleurir ; tout ce qui, çà et là, atteste l’improvisation hâtive, le désir de plaire facilement, n’importe comment, révèle l’oubli des lois de vérité dramatique ; toutes les faiblesses de style ne trouveront plus leurs défenseurs de jadis. Mais, en revanche, que de choses superbes ont été mises en valeur par l’action puissante du Temps ! D’abord ne s’aperçoit-on pas qu’un sentiment de la nature, magnifiquement exprimé, donne à la partition, dès les premières pages, un air de haute noblesse ? Sans parler de l’ouverture, curieusement agreste, malgré sa conclusion brutale, de quelle grandeur et de quelle grâce à la fois sont empreints les divers épisodes musicaux de la fête des campagnes, traversés par l’appel lointain des cors de Gessler ; combien admirable est le tableau de la réunion du Grütli, où les représentants de chaque canton apportent avec eux l’atmosphère même des villages qu’ils habitent, et quel étonnant coup de soleil tombe sur la scène finale, dissipant, en une aube de liberté, les nuages qui enveloppaient les lacs, les montagnes, les bois ! Jamais la poésie spéciale d’un pays n’a été mieux traduite. Et puis, quand Rossini l’a voulu, quelle fermeté, quelle énergie dans la déclamation ; quel souffle, quelle ampleur dans les passages patriotiques ; quelle richesse, quelle couleur dans l’orchestration et, aussi, quels beaux accents d’humanité, faisant pardonner des formules qui peuvent déparer Guillaume Tell, mais non le tuer !

Ce sont cependant ces formules qui, emplissant tant d’autres œuvres du maître italien, œuvres aujourd’hui défuntes et oubliées, ont exercé sur une masse de compositeurs, pendant des années et des années, l’influence déplorable que l’on sait. Ceux qui, sans scrupule, se les appropriaient, parce qu’elles étaient à la mode, croyaient triompher des braves gens qui avaient de moins basses ambitions. Que reste-t-il des premiers, et de quelle sorte l’effort des seconds a-t-il abouti ? Je ne citerai que Berlioz qui, pour s’être refusé à subir le joug du conquérant, fut bafoué, insulté et entra dans la gloire. Il en sera toujours de même et aussi longtemps que le monde sera monde, les créateurs seuls survivront. Créateur, Rossini le fut indubitablement et par ses qualités et par ses défauts. Ses deux créations, où les qualités ont primé les défauts, où le génie a eu raison du métier, survivront donc. Si l’éternelle douleur crie et se révolte dans Guillaume Tell, l’éternelle gaieté rit et se moque dans le Barbier de Séville. Ici et là se meuvent des êtres particuliers, privilégiés, nés de l’émotion momentanée, de la fantaisie changeante de l’artiste qui, pour les concevoir, a su se libérer des communes entraves, êtres devenus, de cette façon, éternels. Pas plus que la comédie rossinienne à l’Opéra-Comique, le drame rossinien ne doit et ne peut être supprimé à l’Opéra. C’est pourquoi je me réjouis que le grand tableau musical, avec ses imperfections et ses beautés, ait repris sa place au « musée » de notre premier théâtre d’État.


L’ABBÉ PEROSI

ET

LA JEUNE MUSIQUE ITALIENNE

On a fêté, on a applaudi, au Cirque des Champs-Élysées, ce jeune prêtre italien qui, très crânement, le bâton de mesure à la main, est venu demander aux Parisiens d’ajouter leurs suffrages à ceux de ses compatriotes. Sa Résurrection du Christ, œuvre fort inégale mais assez curieuse, en somme, a été chaleureusement accueillie.

J’ai d’autant plus de plaisir à le constater que, je l’avoue, je n’étais pas sans quelque défiance. J’avais entendu parler, comme tout le monde, du foudroyant triomphe de l’abbé Perosi ; je savais qu’en seize mois quatre grands oratorios étaient tombés de la plume du nouveau maestro ; je n’ignorais aucune des marques d’enthousiasme prodiguées par les foules milanaises, romaines, vénitiennes ou autres à l’auteur de ces oratorios, musicien de vingt-cinq ans, nommé, grâce à un prodigieux coup de fortune, directeur de la chapelle Sixtine, et j’avais lu, dans les journaux de la Péninsule, des articles dont le ton dithyrambique dépassait tout ce qu’il est possible d’imaginer. Naturellement je m’élais procuré les partitions les plus vantées : la Passion, la Transfiguration du Christ, la Résurrection de Lazare, des messes et des psaumes, et je n’y avais point trouvé les qualités créatrices que j’attendais. Sans doute la musique purement d’église me frappa-t-elle par son caractère liturgique, son austérité, sa nécessaire impersonnalité, le compositeur y affirmant des tendances réformatrices du chant religieux, tendances basées sur l’absolu respect des traditions grégoriennes, et il me plut d’y reconnaître l’influence directe de Palestrina. Mais les oratorios, qui, en Italie, éclipsent complètement les motets et les messes, me causèrent une violente déception. Il me sembla que Bach, Hændel, Carissimi, Gounod même, y régnaient de façon un peu trop despotique et, bien qu’appréciant l’excellente écriture vocale et instrumentale de certaines pages adroitement contrepointées, je gardai une inquiétude et réservai mon jugement.

Sur ces entrefaites, don Lorenzo Perosi vint à Paris et j’eus l’occasion de le rencontrer. Au lieu de l’abbé de Cour, du mondain, de « l’amateur » que je craignais, je vis un petit homme doux, dont les allures, conservant quelque chose de provincial, de campagnard m’étonnèrent. Deux yeux, tantôt calmes tantôt remuants (remuants dès qu’il est question de musique, calmes dès que la conversation s’écarte du sujet préféré), mobilisaient un visage assez banal, mais intéressant par son expression changeante. Je compris vite que le jeune prêtre était bien moins préoccupé de la réforme du chant religieux que de la restauration de l’oratorio. À la manière dont il me parla du théâtre, je fus d’abord convaincu, en dépit des racontars, que l’idée de jeter sa soutane aux orties pour écrire des opéras ne lui était pas encore venue, et je ne tardai pas à m’aperce voir que j’avais affaire à un combatif de trempe supérieure. Que lui importent les drames multiples de notre existence quotidienne, les passions, magnifiques ou hideuses, qui, chaque jour, ennoblissent ou avilissent nos pauvres âmes, mettent en nous, soir et matin, le bonheur et le malheur ? Il ne connaît, lui, qu’un unique drame où se heurtent toutes les passions : la Vie du Christ ; il affirme que ce drame résume tous les drames passés, présents et futurs, qu’il est le drame éternel de tous les êtres, de tous les peuples, le vrai drame de l’humanité, et, par la langue universelle des sons, il prétend l’imposer au monde entier… Mais alors c’est la guerre déclarée par l’Église à la scène ! Comment le savoir positivement ? La douceur tranquille du petit homme ne se dément pas et ses yeux s’agitent sans que son geste soit agressif. Peut-être — c’est ce qui donnerait alors de l’importance aux œuvres de l’abbé Perosi — la lutte est-elle engagée ainsi. D’ailleurs ne m’a-t-on pas dit que de « bons confrères » laïques avaient déjà, plus d’une fois, non point sifflé eux-mêmes, mais fait siffler le jeune prêtre ? Si c’était exact — pensez-vous que pareille noirceur soit très exceptionnelle ? — ce serait nettement significatif.

Donc, il est à croire que la « nouvelle école » italienne va se diviser en deux camps : l’un commandé par MM. Mascagni, Puccini, Leoncavallo, etc., à la tête d’une nombreuse armée, l’autre occupé par le seul don Lorenzo, qui, de cette façon, aurait affaire à forte partie, car, si fécond qu’il soit, ses rivaux ne manquent point d’activité et d’entregent. Là-bas, la production lyrique est incessante et peut-être un art se réveille-t-il sous le grand souffle de vérité musicale qui passe à cette heure, balayant ce que le mensonge avait semé sur la terre heureuse de mélodie, d’harmonie et de beauté où, après tant de nobles œuvres sincères, expressives et libres, des ouvrages de fausseté, de formules et de convention apparurent qui, par tout ce qu’ils avaient de trompeur et de vain, séduisirent la foule. Les voilà morts, et ce sera le grand honneur de M. Verdi d’avoir pu, à la fin de sa carrière, par une glorieuse et magnifique évolution de pensée, leur porter le dernier coup.

La leçon du vieux maître est-elle entendue ? Nous n’en devons pas douter. Sera-t-elle comprise et donnera-t-elle ses fruits ? Je veux encore l’espérer. Les jeunes compositeurs italiens sentent bien que le morceau à roulades, la cavatine avec point d’orgue, les couplets et autres tranquilles amusettes sont devenus hors d’usage. Pour réagir contre l’immobilité de l’opéra d’hier, ils se précipitent dans la vie avec une ardeur que j’aime, mais qu’il faudrait régler. Les développements sommaires de leurs pièces, la facilité d’improvisation dont ils témoignent, l’empressement qu’ils apportent à entasser partitions sur partitions constituent le plus grave des dangers. Toute production de l’esprit, d’où quelle vienne, où qu’elle aille, négligeant l’étude des caractères, insuffisammant réfléchie, hâtivement faite en vue du succès, est condamnée d’avance à disparaître tôt ou tard. Ne semble-t-il pas que, déjà, brille d’un moins vif éclat l’étoile de M. Mascagni ? D’autres se lèvent, étincelantes, et je souhaite qu’elles illuminent longtemps notre ciel. L’effort tenté en ce moment au pays de musique et de poésie est, il me semble, trop considérable pour rester stérile, et voilà pourquoi il ne m’inspire que sympathie. À parler franc, il n’a engendré jusqu’à présent, dans le domaine du drame chanté, aucune œuvre vraiment originale, vraiment puissante, vraiment novatrice.

Cette œuvre future, don Lorenzo Perosi la destine-t-il au domaine de l’oratorio ? La Résurrection du Christ ne me permet pas de l’affirmer. C’est le quatrième ouvrage du cycle de douze, projeté par l’auteur, et déjà, je le reconnais, se manifeste un progrès très frappant. L’audition, comme la conversation, me réservait une surprise. Moins en prêtre officiant qu’en séminariste encore rieur, l’abbé, avec une vivacité d’enfant, monte au pupitre. Il ne conduit pas en chef d’orchestre, mais plutôt en homme que trouble profondément « l’action » engagée. Cette action, on sent qu’il la veut partout : dans l’austère et simple déploration instrumentale de l’agonie ; dans les chœurs des soldats, des Saintes Femmes au pied de la croix ; dans le douloureux duo gémissant des deux Marie au sépulcre. Elle n’est pas sans languir, cependant, en la première partie, trop vide, où la personnalité du musicien demeure incertaine, où l’inspiration reste intermittente. Mais le long épisode de la résurrection, celui du triomphe contiennent d’assez nombreuses beautés. Avec une extraordinaire largeur, les voix d’en haut clament l’Alleluia grégorien ; Marie-Magdeleine pleure et cherche celui qu’elle aima. Et les deux anges, en leur chant puéril, l’interrogent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Et, près d’eux, Jésus doucement lui parle : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Ah ! le cri qu’elle pousse alors, le cri de joie, de passion et d’enthousiasme, savez-vous bien que c’est un des plus magnifiques, des plus admirables cris de théâtre que l’on ait jamais notés ? Je comprends qu’il se soit répercuté au fond de toutes les âmes. On le voit : la religion de don Lorenzo Perosi est une religion de tendresse, de pitié, de bonté et d’humanité ; nul artiste, digne de ce nom, qui, dans la grande église de la nature, ne la pratique fidèlement. C’est, en somme, la religion de la vie, de la vie telle que le Créateur nous l’a faite, et, à y réfléchir, l’abîme qui sépare le jeune prêtre des compositeurs dramatiques n’est pas infranchissable. D’autres discuteront métier, polyphonie, orchestration, musique. Moi, je me borne à féliciter celui qui, au moment où la bravoure et la franchise deviennent si rares, a eu le courage singulier de laisser chanter librement son cœur, de s’exprimer sans haine et sans méchanceté, de prononcer un mot d’amour. Qu’il en soit sincèrement remercié.


BRISÉIS

L’Opéra s’est honoré en montant Briséis. La tentative me semble d’autant plus méritoire qu’elle est d’un ordre surtout artistique, je me permets d’y insister. Emmanuel Chabrier mourut avant d’avoir terminé son œuvre, dont il écrivit seulement le premier acte. Sans se soucier des habitudes de la foule, habitudes que dérange évidemment la représentation d’une pièce inachevée, les directeurs de notre Académie nationale de musique ont cru qu’il était de leur devoir de jouer, en l’état où l’admirable maître français le laissa, son dernier ouvrage. Ils ont eu raison, et je les félicite d’avoir renoncé à une de ces collaborations posthumes qui ne sauraient être que néfastes, car — remarquez-le — ou le continuateur choisi ne possède ni personnalité ni tempérament, et, dès lors, son travail n’offrira aucun intérêt, ou il a l’un et l’autre, et, aussitôt, l’équilibre, l’unité de la composition deviendront impossibles. D’ailleurs, qui donc eût osé s’emparer de la plume tombée d’une telle main, se substituer à un pareil poète et se vanter ensuite d’avoir deviné sa pensée d’outre-tombe ?…

Le tempérament, la personnalité — j’ajoute la puissance et la tendresse, l’exubérance passionnée et la bonté joyeuse — furent précisément les qualités dominantes de Chabrier. Ceux qui, pour servir un art très différent, ont, au lendemain de la triomphale audition du concert Lamoureux, audition qu’il convient de rappeler, affecté de méconnaître ces évidentes qualités, le regretteront, car, à parler franc, jamais elles ne s’étaient encore affirmées avec la force qui se manifeste ici. Ecoutons, dès le début, — Briséis n’a ni prélude ni ouverture — le chœur lointain des matelots, si légèrement, si délicieusement enveloppé d’orchestre. Vague, indistinct d’abord, on le peut prendre pour l’appel de quelque Néréide. Mais quand la galère apparaît dans le clair de lune, portant Hylas et ses compagnons, le chant grandit et éclate en la surprise d’une brusque modulation. Que l’on rame plus doucement, que l’ancre soit jetée et que les voiles se plient, car Hylas, avant de courir les flots, veut saluer d’un adieu la vierge Briséis, sœur musicale de Gwendoline, comme nous le dit de suite un thème d’amour de grâce exquise, de vivacité extrême. Une courte et charmante symphonie accompagne la jeune fille qui vient au devant du voyageur.

Son cri heureux s’attriste en des accords d’infinie souffrance. Un mal horrible ronge Thanastô, sa mère, que seul pourrait guérir Apollon, dont le noble et superbe motif est aussitôt exposé. Mais l’orchestre étincelle et Hylas, magnifiquement, invoque Éros, dispensateur de toute sève, de toute lumière, de toute joie. Puisque, dans Corinthe, sa fiancée est fameuse pour ses richesses, il partira et rapportera l’or qui le doit faire l’égal de l’épouse. À la mélancolie de Briséis, redoutant les mauvaises îles en fête, Hylas répond par un serment d’éternelle fidélité. Car la mort n’éteint pas l’amour et les sommeils sont doux au fond des tombes nuptiales. Cependant la vie est bonne aussi ; les amants se le disent en de ravissantes strophes. Ils chantent : « Hymen ! hyménée ! » tandis que les marins appellent : « Hylas ! Hylas ! » Les deux voix unies répètent alors le serment et le clament dans une sorte d’enthousiasme frénétique. Le chœur des matelots résonne, ainsi qu’au début de l’acte, et les amants, de plus en plus éloignés l’un de l’autre, se jettent toujours le mot d’adieu : « Hymen ! hyménée ! » Les thèmes redeviennent vagues, indistincts et s’effacent en un harmonieux murmure. Cette longue scène, qui paraît très brève, est d’une beauté supérieure.

Une symphonie de tendresse attristée, d’irrésistible émotion, la suit. Avec une étonnante éloquence, l’orchestre exprime ce qui se passe à ce moment dans le cœur de Briséis et fait entendre de nouveau les motifs essentiels du drame. La jeune fille songe que l’orage pourrait menacer la galère qui emporte Hylas, que son amant pourrait la tromper. Mais le serment la rassure. Elle pense à sa mère malade et, voyant sur le seuil de la maison les fleurs des fiançailles, elle les ramasse, les baise, et se laisse tomber sur un banc. « Hymen ! hymen ! hyménée ! » disent les voix affectueuses du souvenir… Ah ! la touchante et simple et jolie page venue de l’âme encore candide d’un homme qui a souffert et vécu et non du cerveau d’un arrangeur de sons, insensible et sec !

Râlante, éperdue, Thanastô accourt. Elle crie : « Jésus ! Jésus ! Christ ! Christ ! sauve-moi ! » et, fanatique, proclame solennellement la toute puissance rédemptrice du Dieu véritable. La musique s’élève ici à une surprenante hauteur. Pour secourir sa mère, Briséis est prête adonner sa vie. Elle ne croit qu’en Apollon et, avec les servantes et les serviteurs, elle implore l’autre dieu, le sien. Ils crient superbement : « Phoïbos ! Phoïbos ! apparais ! » Alors, sur la dune, en une rougeur qui devient une clarté, un être surnaturel se dresse. Vêtu de blanc, il lève aux cieux, dans la lumière, une croix formée de deux branches d’arbre. Et la voix austère, impérieuse et consolatrice du Catéchiste, sans orchestre, seule, immense, liturgique, plane. Dès qu’elle s’arrête, retentit, en l’enthousiasme instrumental, le thème mystique de la religion nouvelle. Le noble motif d’Apollon, très développé dans la scène précédente, s’y mêle et indique déjà le dénouement du drame : renonciation de toutes les haines devant l’amour et la mort, soumission de toutes les croyances à la loi d’hyménée.

Les païens insultent le chrétien et le veulent chasser et celui-ci chante une phrase de souveraine magnificence. Longue, longue, calme et douce et sévère à la fois, à peine modulante, cette phrase semble s’étendre sur le monde entier pour le salut des pécheurs.

À qui le sert, Dieu apporte la guérison. Thanastô sera délivrée de son mal si Briséis se voue au baptême et devient l’épouse du Christ. Et la mère, demi-morte, impitoyablement, donne à Jésus sa fille. Celle-ci a disposé de ses jours. Elle supplie en vain, il faut obéir et, après que Thanastô a hurlé l’hymne de victoire, le Catéchiste entraîne la fiancée d’Hylas. Ils s’éloignent ensemble, sous la croix resplendissante, tandis que l’orchestre, en une péroraison d’inexprimable puissance, entonne une dernière fois le thème mystique de la religion nouvelle.

Ici s’arrêta l’inspiration du compositeur qui, je le dis bien nettement, a touché cette fois au sublime. Les deux actes suivants du beau poème de M. Catulle Mendès et d’Éphraïm Mikhaël mettent en scène le baptême, dans la mer, de Briséis, la cérémonie du mariage divin interrompue par la rencontre des deux fiancés, le combat de l’amour filial et de l’amour nuptial, la mort de la vierge qui, avant de se poignarder, a promis à Hylas d’aller le retrouver et de rester fidèle à son serment, l’attente par l’époux de l’épouse qui, fantôme, vient en effet et, chrétienne, emmène le païen dans la tombe, l’ensevelissement heureux des amants en la terre sacrée du cimetière fleuri, sous le soleil d’aurore… Et j’ai la conviction, devant la pureté de la forme littéraire, la noblesse de la vieille légende grecque, la splendeur de la musique si libre, si généreuse, si fière, si juvénile, si adorablement charmante et si virilement passionnée, qu’un chef-d’œuvre — je ne prononce pas le mot au hasard — allait naître, lorsque Chabrier, trop vaillant travailleur, fut abattu par l’imbécile destin. Oui, trop vaillant travailleur, car d’avoir sacrifié à l’art son esprit et sa chair, terrassé par l’excessive dépense cérébrale, il dut, à bout de force, interrompre sa besogne et assister — on devine avec quel désespoir ? — au naufrage de son intelligence. Je ne connais pas de martyre comparable à celui qu’endura pendant de longs mois le pauvre homme, témoin très conscient de son infortune. Je n’en sais pas de plus glorieux.

J’espérais que tout le monde, à l’Opéra, comprendrait cela et voudrait réparer par le succès l’injustice affreuse du sort. Les interprètes ont fait de leur mieux, mais l’ouvrage n’a pas été défendu comme il devait l’être et il me faut malheureusement constater l’attitude presque agressive d’une partie du public qui, le premier soir, a bruyamment quitté la salle au milieu de l’acte ? Voilà qui augmente encore ma tristesse et mes regrets. En revanche, les quelques spectateurs restés à leur place ont salué d’une acclamation enthousiaste le nom d’Emmanuel Chabrier.


RENOUVEAU

Comme la nature, éternellement changeante, l’art, éternellement en marche, a ses saisons : ses étés fertiles, ses automnes mélancoliques, ses hivers noirs, ses printemps radieux. Certaines personnes croient que, par un mauvais effet de la souveraine puissance du dieu Richard Wagner, l’éclat de la musique française s’est assombri, et elles s’imaginent que tous nos jeunes maîtres, sans exception, évoluent à cette heure dans des brouillards difficiles à percer. À supposer que ces personnes aient raison, il en faut conclure qu’un grand Renouveau se prépare chez nous. C’est ce que je voudrais démontrer en examinant la situation faite à nos compositeurs par le triomphe très légitime et malheureusement trop tardif du wagnérisme à Paris.

Cette situation — qu’on le sache bien — n’a rien de désolant ni d’humiliant. J’ai à cœur de le constater et d’indiquer la place due à notre art, place des plus belles, qui sera conquise librement, noblement, sans aucun secours officiel ou intéressé, comme il convient, par la nécessité même des choses, par la force, la franchise, la clarté, la fierté de cet art, par tout ce qui le rend national, par la foi en lui que ne peuvent manquer d’avoir ceux qui, travaillant de leur cerveau, de leur âme, de leur être entier à sa gloire, en gardent un orgueil et une joie.

Ceci nettement posé, pour connaître le terrain de combat sur lequel nous sommes, pour déterminer notre orientation actuelle, une enquête, ouverte il y a quelque temps, nous servira. « Où allons-nous, en politique, en philosophie, etc., — avait-on demandé à l’élite de nos contemporains — et, en art, par exemple, une réaction de l’esprit français, bien français, ne se prépare-t-elle pas contre les peintures, les littératures, les musiques étrangères ? » L’unanimité des réponses fut que le préraphaélisme, l’ibsénisme et le wagnérisme touchaient chez nous à leur déclin.

De ces trois religions, la plus importante à coup sûr, celle qui a réuni les plus nombreux, les plus enthousiastes adeptes est le wagnérisme. Le culte se justifie non seulement par la prodigieuse magnificence de l’œuvre extraordinaire qui en fait l’objet, mais aussi par les persécutions dont son fondateur, au début, a été victime et enfin par le dogme même, un peu « hermétique », comme on dit maintenant. (À toute religion, indépendamment de sa portée morale et sociale, ne faut-il pas le martyre et le mystère ?) Si le préraphaélisme et l’ibsénisme ont modifié certains cerveaux de peintres et de littérateurs, en en laissant d’autres intacts, le wagnérisme, lui, s’est emparé victorieusement, despotiquement, de l’universalité des âmes. Aucun de nos musiciens, aucun, entendez-vous, n’a échappé à son influence, excellente pour ceux qui ont su rester des créateurs, néfaste pour ceux qui sont devenus des copistes, et nos foules, après tant de vaines querelles, ont été conquises, d’un coup, dans l’affolement des splendeurs révélées ou devinées. Que l’art wagnérien soit d’essence éternelle, que Richard Wagner ait sa place marquée dans l’avenir à côté de Bach, de Mozart, de Beethoven, ses glorieux ancêtres, nul n’en doute et moi moins que quiconque, mais j’estime qUe la religion wagnérienne, qui est une chose bien différente, « bat son plein » aujourd’hui, et je pense, à mon tour, que son déclin est proche. On peut donc prévoir quelles seraient pour le drame lyrique français les conséquences de ce déclin qui permettrait à nos compositeurs de secouer un joug funeste, de dégager leur personnalité, de reprendre leur entière liberté, de retrouver un théâtre et un public.

C’est à l’Opéra surtout que le wagnérisme « bat son plein ». Comment, en effet, ne pas être frappé de la persistance du vent d’est qui gonfle les voiles de la barque chantante où flottent assez ironiquement nos trois gaies couleurs, barque si vite désemparée dès que ce vent tourne un peu ? Là, Wagner, le fou, le misérable, le paria d’autrefois, est dieu maintenant, et il y a dans ce fait de quoi remplir d’aise les personnes éprises de justice et rendre inébranlable l’opinion des gens qui croient encore à quelque chose de bon en ce monde. La fervente admiration d’à présent rachète le mépris brutal de jadis et la religion wagnérienne agenouille enfin devant un poète, en une commune adoration, le pompier de service à côté du spectateur. Quelle que soit la condition sociale de ceux qui forment le « peuple » de ce théâtre, leur fanatisme est de pareille violence, de pareille générosité d’ailleurs, et il a pour cause, c’est évident, le besoin identique que ressentent constamment les hommes d’honorer le génie après l’avoir bafoué. Ce fanatisme, comme tous les fanatismes, du reste, est extraordinairement, étonnamment, magnifiquement aveugle. Par devoir professionnel, par suprême joie d’art, j’assiste aux premières représentations, à l’Opéra, des drames de Wagner, dont je connais depuis des années et des années les partitions, les ayant lues, étudiées, entendues maintes fois à l’étranger. Je crois pouvoir dire que certains de ces drames exigent, pour être compris, une attention non pas d’un soir mais de plusieurs semaines. Il semble que leur complexité, leur longueur, leur forme littéraire et musicale, et même leur écrasante beauté, s’opposent à une immédiate communion. Le public de notre Académie nationale n’a besoin, lui, ni de lectures, ni d’études, ni d’auditions préalables. En pleine ivresse, il pénètre dans la forêt sonore et, plus les branches touffues de ses arbres gigantesques s’entrecroisent étroitement, plus ses chemins sont difficiles à parcourir, plus hasardeuse, fatigante, inquiétante est l’exploration à laquelle il n’a pas pris soin de se préparer, plus son plaisir est vif. Pendant ces représentations, l’extase se montre sur tous les visages, l’extase tranquille, complète et définitive, obtenue naturellement, simplement, sans que cela coûte aucune peine à l’esprit, et, à l’entr’acte, dans les couloirs, dans les loges, l’extase devient du délire, chacun commentant les symboles, les thèmes et le reste en un cri de furieux et mystique enthousiasme.

Ceci admis, on s’aperçoit qu’il faudrait, pour imposer un nouvel ouvrage français à l’Opéra, dépenser autant d’efforts qu’il en fut fait, il y quelques années, pour y imposer les ouvrages allemands. Qui donc oserait demander cela ? Jusqu’à présent, les drames de Wagner ont assuré sans péril à ceux qui les exploitaient un gain qui n’eût été réalisé, avec d’autres drames, qu’à l’aide de beaucoup de crânerie combative, d’une sérieuse persévérance dans l’entêtement, d’une sereine confiance dans le succès final, d’une grande prévoyance dans l’avenir, d’une façon d’amour-propre. Car — on est obligé de le reconnaître et de le déplorer — pas une seule des œuvres que l’Académie nationale de musique a jouées sans qu’elles aient passé d’abord par une autre scène n’a été, depuis que le monument est bâti, maintenue, au répertoire, L’honneur d’avoir monté Faust, de Gounod, reste au Théâtre-Lyrique ; l’honneur d’avoir monté Sigurd, de M. Reyer, reste au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, et l’honneur d’avoir monté Samson et Dalila, de M. Saint-Saëns, reste au théâtre de Weimar. (Je cite là les trois grandes partitions françaises que l’on peut entendre à peu près régulièrement à l’Opéra, quand celles de Wagner ou les autres partitions étrangères, innombrables, le permettent.) Mais faire réussir sur les planches de notre première maison d’État les Troyens, de Berlioz ; Hulda, de César Franck : Gwendoline, Briséis, de Chabrier ; Namouna, de Lalo ; Thamara, de M. Bourgault-Ducoudray, par exemple, ah ! cela, vraiment, offre trop de difficultés et mieux vaut sans doute y renoncer

Ou patienter peut-être.

Si, au lieu de fermer d’abord la route aux drames wagnériens, on les avait accueillis, un à un, dès leur entrée dans le monde intellectuel, ils ne barreraient plus le chemin à leur tour aux drames qui les suivent et le mouvement naturel de l’art n’eût point été arrêté chez nous. Mais le mal est fait, et il n’y a qu’à essayer de le réparer. Dans trois ou quatre ans, les principaux ouvrages allemands en retard auront été joués. Après quoi, à moins de recourir à Rienzi et aux Fées, il faudra absolument compter avec la musique française, car je ne suppose pas que, dans un besoin pressant d’exotisme, on se tourne alors vers M. Mascagni ou que l’on mette en demeure M. l’abbé Perosi de composer pour le théâtre. Ah ! quel triomphe et quelle revanche ! Oui, oui, je le sais bien et je le crie à pleins poumons : Wagner fut un homme sans pareil et son œuvre, sur la plus haute colline des pays du rêve, s’érige, indestructible, gigantesque et stupéfiante cathédrale où résonnent, où résonneront éternellement les mystérieuses et divines orgues. Mais enfin, si grand que fût ce colosse, il n’a pas eu le privilège d’arrêter l’aiguille du temps et le XXe siècle, en dépit de tout, ne sera point son siècle ; si universelle que fût sa pensée écrite, par l’humanité profonde des sentiments qu’elle traduisit, elle n’en demeure pas moins d’expression purement, fermement, résolument, fièrement allemande. (Rappelez-vous l’une des dernières phrases du discours d’Hans Sachs, dans les Maîtres Chanteurs.) Et c’est en l’amour du sol natal que le prodigieux poète a trouvé son génie.

Par bonheur, — car on se fatigue des plus sublimes choses, toujours pareilles, — nos qualités de race sont diamétralement opposées à celles qui ont fait la force de l’œuvre victorieux et elles feront, à leur tour, la force de l’œuvre naissant. Je n’ai pas à les définir ; on les connaît ; elles se manifestent à chaque instant en nos livres, en nos sculptures, en nos tableaux, en nos opéras comme en nos symphonies. La mesure, la clarté, le goût affiné n’excluent pas la puissance, l’émotion, l’audace et l’on peut s’exprimer nettement, brièvement, franchement, sans platitude et sans infériorité. L’heure est proche où notre foule réclamera à grands cris des mélodies nouvelles et, je suis bien tranquille, c’est chez nous qu’elle les trouvera, car ces mélodies — déjà désirées, qu’on s’en rende compte ou non — seront enfin conformes aux aspirations de nos cœurs et de nos esprits.

Et voici ce que je ne cesse de dire à mes cadets, les musiciens de France qu’attriste le trop long hiver de notre art et qui attendent le printemps comme une heureuse délivrance : « Ah ! jeunes gens, qui êtes encore sur les bancs de l’école, et vous, garçons, qui travaillez seuls et libres, laissez-moi vous réconforter et vous mettre le courage à l’âme en vous assurant que l’avenir vous appartient. Vous avez choisi la plus difficile, la plus pénible des carrières, mais aussi la plus glorieuse, puisque vous allez la parcourir en tenant haut et ferme le drapeau qu’il faut défendre, en gagnant les batailles auxquelles vous prendrez part et en vous élevant toujours vers la vérité et la beauté. Et les hommes de la génération précédant la vôtre pourraient s’enorgueillir, n’eussent-ils servi qu’à vous préparer le terrain de lutte et de triomphe sur lequel va se lever enfin le magnifique et éblouissant soleil du Renouveau… »


CENDRILLON

Quel extraordinaire et stupéfiant virtuose que M. Massenet !

Virtuose il se montra, certes, aussi bien dans le Roi de Lahore, Manon et Werther qui sont, je pense, les meilleurs de ses quinze ou vingt ouvrages de théâtre, que dans Marie-Magdeleine, qui restera, je crois, la plus jolie de ses innombrables œuvres de concert et peut-être la plus typique de toutes ses partitions, mais jamais il ne le fût aussi complètement, aussi crânement, aussi définitivement que dans Cendrillon qui, ainsi qu’il fallait s’y attendre, a fait à l’Opéra-Comique la joie des petits et la tranquillité des grands.

Jadis sa virtuosité sans pareille, déconcertante, miraculeuse, virtuosité dramatique et lyrique, vocale et instrumentale, obéissait à l’émotion, s’effaçait devant le sentiment, restait au second plan, comme la servante incomparable de l’heureux compositeur. Aujourd’hui elle règne en maîtresse gaie, spirituelle, amusante d’ailleurs et encore incomparable, mais maîtresse volontaire, résolue et un peu despotique, qui, sûre de sa force, de ses charmes, en use supérieurement, en abuse même, et cela de façon si aimable et si audacieuse à la fois, qu’avec elle, la liaison étant acceptée, mauvaise humeur, fâcherie, rupture deviennent pour ainsi dire impossibles.

Adroitement, connaissant bien son collaborateur, M. Henri Cain a fourni le thème suivant à la virtuosité de M. Massenet :

La maison de Mme de La Haltière est sens dessus dessous. L’irascible et grotesque bellemère de Cendrillon se prépare à mener au bal, chez le Roi, ses deux filles, Noémie et Dorothée, pimbêches ravies, et son mari, Pandolfe, brave homme, désolé celui-là de n’être point resté veuf et tranquille en sa ferme avec l’enfant qu’il adore et que l’on va laisser seule au logis. Ce bal est d’importance, car nul n’ignore que le jeune prince s’ennuie en son palais et cherche femme. Modistes, couturières et coiffeurs s’empressent donc à parer les trois ridicules personnes qui bientôt s’élancent à la conquête du Trône. Après leur départ, Cendrillon achève tristement sa besogne et s’endort au coin de l’âtre. Elle rêve et la Fée, sa marraine, entourée des esprits et des follets, lui apparaît. Pour qu’elle aille, elle aussi, à la Cour, les Sylphes lui font une robe des rayons de la lune, un carrosse du vent qui passe et, afin qu’elle ne soit pas reconnue, lui donnent une petite pantoufle de vair, talisman qui la métamorphosera. Mais il faut qu’à minuit elle revienne.

Avant la fête, le prince, en dépit du concert que lui offrent ses musiciens, est mélancolique. Il n’écoute pas plus le luth, la viole d’amour et la flûte de cristal, qui lui chantent de douces mélodies, que le surintendant des plaisirs et les courtisans, le doyen de la Faculté et les docteurs, le président du Conseil et les ministres, qui le conjurent d’oublier ses soucis. Il ne se distraira point tant qu’il n’aura pas trouvé l’inconnue de son rêve et de son désir. Cependant le Roi, entré en grande pompe, lui intime un ordre formel. Il devra choisir ce soir, parmi les filles de noblesse, celle qu’il épousera. Elles dansent devant lui, et le laissent insensible. Par surcroît, il ne prête aucune attention à la présence de Mme de la Haltière, de Noémie et de Dorothée, car il attend son inconnue qui s’avance, en effet, et qui n’est autre que Cendrillon. La tendre rencontre se prolonge jusqu’à minuit et, dès que sonne la cloche, l’enfant se sauve.

Dans sa hâte, elle a perdu son talisman, la petite pantoufle de vair. La Fée, sa marraine, le lui pardonner a-t-elle ? Le retour de la famille est orageux. On cause de l’aventure de tout à l’heure et, pour avoir essayé d’en défendre l’héroïne, Pandolfe est très malmené par les trois furies qui, triomphalement, déclarent que le fils du Roi a traité l’intruse de drôlesse. En voyant Cendrillon s’évanouir, le père se risque à élever la voix et l’on se sépare violemment. Avec sa fille il quittera ces mégères et retournera dans la ferme si tranquille d’autrefois. L’enfant a feint d’y consentir, mais elle partira seule et ira mourir sous le chêne des Fées. Elle dit adieu à la maison, à ses tourterelles, dont elle ouvre la cage, aux fleurs du jardin, à la chambre, à l’âtre, à sa place accoutumée, au brin de buis bénit, au grand fauteuil où, jadis, elle faisait son dodo sur les genoux de la maman et s’enfuit.

Chez sa marraine, elle retrouve le Prince, venu là, comme elle, en désespéré. Protégés par les esprits, séparés d’abord par un mur de feuillage magique, ils s’agenouillent et confient leur peine à la Fée. Cendrillon offre sa vie en rachat de l’âme pleurante de celui qu’elle ne peut reconnaître et aux bras de qui elle tombe bientôt, les branches s’étant écartées pour permettre aux jeunes amants de s’endormir ensemble dans leur rêve.

Des mois se sont passés depuis que Pandolfe a cherché sa fille et l’a rapportée inanimée. C’est maintenant le printemps et Cendrillon, qui fut si malade, est guérie. Sur la terrasse que réchauffe le bon soleil, son père la convainc de l’irréalité des belles choses dont elle parle toujours et cela l’attriste. Joyeuses, ses amies l’appellent et la consolent ; tumultueuses, Mme de la Haltière, Dorothée et Noémie se précipitent pour se joindre au cortège des princesses accourues, sur l’ordre du Roi, afin d’essayer la petite pantoufle de vair perdue à la Cour. Les belles choses n’étaient donc pas mensongères ! Grâce à la Fée, Cendrillon peut s’introduire encore au palais et se faire reconnaître du Prince Charmant qui l’épouse. Le rêve est accompli et la pièce est terminée.

Cette pièce, simple, claire, qui atteste moins, de la part du librettiste, la préoccupation des mythes légendaires que le désir de contenter un collaborateur de tempérament particulier, s’accorde très bien, on le voit, avec le talent de M. Massenet. Elle abonde en hors-d’œuvre, intermèdes de tous genres et, par ses situations, par son agencement, par son allure générale, elle fournit au compositeur l’occasion de chanter une fois de plus sa romance familière. Et il la chante, en effet, mais avec une virtuosité si grande, si dominatrice, je le répète, que l’étonnement d’une telle « interprétation » modifie un peu la nature de notre plaisir. Il ne faut pas chercher dans la musique de Cendrillon la naïveté enfantine, la simple bonhomie du conte de Perrault, ni l’espèce de cordialité populaire dont ce récit est plein et qui, à travers les âges, a fait et fera fraterniser les âmes des petits. Le métier poussé jusqu’à ses dernières limites, la science dissimulée sous beaucoup d’amabilité, y priment la fantaisie, l’invention. Deux styles y sont assez rigoureusement, assez obstinément opposés. L’un, caricatural, bouffe, pastichant nos vieux maîtres, datant, s’applique aux parties de réalité du livret, idée de virtuose plutôt que de poète, la vie, drôle quelquefois, pas toujours, étant à cette heure ce qu’elle était hier, ce qu’elle sera demain ; l’autre, léger, discrètement chromatique, se rapporte à la féerie elle-même et, de virtuosité directe, emploie franchement les arpèges vocaux, les notes piquées et élevées, les menus arlitices de la mélodie ornée, moyen un peu terre à terre de nous introduire en le royaume de l’au-delà. À l’aide de ces deux styles qui, du commencement à la fin de l’ouvrage, ne se démentent qu’à de rares intervalles, certaines scènes ont une netteté de forme, une unité de facture que M. Massenet n’avait, je crois bien, jamais obtenues. C’est dans le rapide développement des thèmes — seul, ou à peu près, celui de Mme de La Haltière, un des mieux venus et qui sert de frontispice à la partition, reparaît à diverses reprises — dans le choix des harmonies qui les accompagnent, dans leur ingénieuse et savoureuse instrumentation, dans l’écriture, comme on dit, que se manifeste, à un degré inimaginable, la virtuosité de l’auteur. Cette virtuosité à laquelle se mêle encore, heureusement, la grâce irrésistible de jadis, virtuosité tantôt délicate, tantôt violente, souvent dangereuse, à coup sûr ennemie de l’inspiration, affecte presque sans cesse un caractère essentiellement et pareillement décoratif, changeant vite la jolie mélancolie de Cendrillon (le moment du rêve, au premier acte, est exquis) en une gaieté dansante qui s’autorise du printemps nouveau pour ébaucher un motif de valse, privant d’individualité les personnages. Et peut-être suffit-elle, en somme, à une œuvre où la décoration, cause déterminante de son succès, tient la première place.

Admirons donc surtout les jeux de lumière, le mariage des étoffes, la disposition des groupes, la peinture des toiles, le dessin des costumes, l’apparition des fées en de multicolores rayons, la plantation des palais et l’arbre magique et resplendissant qui, peuplé de femmes dévêtues, a particulièrement émerveillé les spectateurs.


JOSEPH

Après les trois grands succès d’Euphrosine, de Stratonice et d’Ariodant, succès de jeunesse, succès d’art et succès de public, Méhul, célèbre, glorieux et riche, fut poursuivi pendant de longues années par la mauvaise chance. Presque tous les ouvrages qu’il donna à la scène, pendant cette période de sa vie, tombèrent lourdement. Découragé, malade, ressentant les premières atteintes de la phtisie qui devait l’emporter, l’auteur du Chant du Départ allait renoncer à la lutte quand Alexandre Duval, mis au défi, dans le salon de Madame Gay, d’écrire un Joseph sans intrigue amoureuse, soutint la gageure, ravi, je pense, de faire pièce à Baour-Lormian, dont la tragédie, fort libre, très peu biblique, avait si singulièrement jeté le sujet en la circulation que l’Opéra, se croyant obligé de suivre la mode, annonçait déjà un ballet où danserait le fils de Jacob et de Rachel. Pour protester contre de telles horreurs, Méhul offrit sa collaboration à Duval, dès que celui-ci eut gagné son pari, et l’on convint que l’ouvrage, destiné d’abord à l’Académie de musique, n’y serait pas représenté et irait à l’Opéra-Comique. Il fut achevé au bout de deux mois, dit-on, et le 17 février 1807 les comédiens ordinaires de l’Empereur le jouèrent, rue Feydeau, sous ce titre exact : Joseph, drame en trois actes, en prose, mêlé de chant. Le public lui réserva, ce soir-là, un accueil chaleureux, enthousiaste même, mais les foulés suivantes déclarant que a ce n’était pas du théâtre » — le mot est vieux, vous le voyez — « cela ne fit pas d’argent » et ne parut que treize fois sur l’affiche. Méhul, alors, abandonna presque complètement la scène et se consola en cultivant des fleurs, en soignant, en multipliant, en variant les tulipes qu’il avait toujours adorées. Et il mourut jardinier.

Joseph, son chef-d’œuvre, un des plus authentiques, des plus magnifiques, des plus typiques chefs-d’œuvre de l’art français, reste donc en quelque sorte comme son testament. On l’a repris souvent à l’Opéra-Comique et, peu à peu, on a aimé la pureté, la noblesse, la grandeur, la force de cette partition virile et tendre, austère et humaine, aussi définitive, en sa forme particulière, qu’un de ces beaux marbres antiques auxquels vont notre respect et notre vénération. L’auteur a voulu enchâsser dans le texte parlé chacun de ses morceaux. Que l’on ait plus ou moins de goût pour ce genre à coup sûr bâtard, là n’est pas la question et j’avoue qu’il n’a point mes préférences. Méhul l’a choisi, se refusant formellement à écrire un opéra, entendant faire un « drame en prose mêlé de chant », et, dès lors, nous n’avons plus qu’à nous incliner, qu’à admirer Joseph tel qu’il est : en morceaux, je le répète. Et quels morceaux ! L’air d’entrée si touchant, si douloureux par les souvenirs qu’il évoque du père et du pays ; l’exquise romance puérile, où est si naïvement raconté le crime des méchants frères, pastorale délicieuse ; la terrible déploration de Siméon, le réprouvé, où éclate en un furieux et bref dessin chromatique et symphonique la colère de Dieu, où les voix des autres coupables interviennent, consolatrices et douces ; l’émouvante rencontre, où la victime, d’abord indignée, sent son cœur s’amollir et pardonne à ses bourreaux ; l’hymne à la nature, de majesté incomparable, clamé d’abord par les hommes, puis par les femmes et enfin par le chœur entier et dont les trois strophes semblent sortir du sol ferlile, comme un remerciement de la terre heureuse, pour s’élever jusqu’au ciel ; les ingénus et pieux couplets de Benjamin ; le dialogue de Jacob, qui ne reconnaît pas son fils, et de Joseph, qui ne peut encore tomber dans les bras du vieillard ; la scène religieuse, empreinte d’un si large sentiment populaire ; l’affectueux duo de l’aveugle et de l’enfant ; la chaleureuse réconciliation familiale précédée de l’énergique malédiction paternelle, morceaux d’étonnante, de souveraine, de prodigieuse splendeur, où la vie des êtres et des choses, des hommes, des bêtes, des champs et des bois est exprimée dans la langue musicale la plus ferme, la plus sobre, la plus éloquente, et, j’y insiste, la plus définitive.

L’Opéra a voulu reconquérir Joseph, que Duval — je l’ai dit — lui destinait primitivement et que Méhul — je le répète — lui refusa. Mais un « drame en prose, mêlé de chant » est injouable à notre Académie nationale où la parole toute nue n’a pas droit de cité. L’auteur étant mort depuis quatre-vingt-deux ans et renonçant ainsi à protester, on a donc demandé à M. Bourgault-Ducoudray de « mettre au point » la partition. J’ai pour ce compositeur, pour son caractère, pour son œuvre, une très sincère, très haute, très fervente estime. Je me réjouirais de réentendre sa Thamara, un des ouvrages vraiment originaux, curieux et significatifs de l’époque présente, et je suis convaincu, le connaissant comme je le connais, qu’en acceptant cette tâche il a cru servir le maître qu’il aime, qu’il admire, je le sais. Je suis convaincu aussi qu’il s’est trompé. Il a employé, pour son travail, les principaux thèmes de l’œuvre qu’il a rappelés et les solfèges écrits par Méhul à l’intention des élèves de notre Conservatoire. Mais rien que ce rappel des thèmes est déjà en contradiction absolue avec la manière du vieux musicien et l’on est quelque peu étonné de voir Benjamin accompagné de son leit motiv, leit motiv emprunté à une des leçons de ces solfèges. Les récitatifs de M. Bourgault-Ducoudray, trop modernes, trop lourds, trop longs, ne relient pas seulement les divers morceaux de la partition, ils s’introduisent entre les trois strophes de l’hymne à la nature, superbes par leur isolement, par les silences qui les séparent, autant que par leur beauté propre. Enfin le songe de Jacob, déclamé jadis, forme maintenant un « numéro » important, de valeur évidente, d’intérêt incontestable, et qui cependant me chagrine en me laissant croire que Méhul, mon cher et grand Méhul put passer à côté d’une situation sans la remarquer, sans la traiter. Je m’obstine à penser qu’il ne faut rien changer aux chefs-d’œuvre, que le génie n’a nul besoin de rebouteurs, si adroits, si probes, si dévoués soient-ils, et que, fût-ce Hector Berlioz lui-même, « adaptant » le Freischutz, l’arrangeur ne rendit jamais que de dangereux services à l’art. Fort heureusement, l’Opéra-Comique a aussitôt réparé le mal en reprenant Joseph de la façon la plus digne et la plus respectueuse. C’était nécessaire.


JAVOTTE

Depuis ses débuts, comme compositeur, à la Société Sainte-Cécile — cela remonte, je crois, à l’année 1852 — M. Camille Saint-Saëns a écrit des symphonies, des suites d’orchestre et des poèmes descriptifs, des sonates, des trios, des quatuors, des concertos et des pièces pour tous les instruments, des oratorios, des messes et des motets, des drames lyriques, des opéras, des opéras-comiques et même un opéra-bouffe, des mélodies, des fantaisies et des morceaux pour toutes les voix, traitant ces genres divers de mille façons diverses, témoignant d’une activité (je n’ai pas à parler ici, en outre, de son magnifique talent de pianiste et d’organiste), d’une fécondité, d’une souplesse stupéfiantes, produisant de la musique à la manière d’un pommier miraculeux qui donnerait non seulement ses pommes naturelles, mais encore des pommes de toutes les espèces. Un ballet manquait au catalogue des œuvres de M. Saint-Saëns et Javotte est née.

Tant de récoltes si abondantes et si dissemblables ne pouvaient, à y regarder de près, être également bonnes. Au hasard des saisons, il y en eut de qualité superbe et d’autres moins heureuses. Aucune de ces récoltes ne fut à dédaigner et, quant à la dernière, je me garderai bien d’en faire fi.

Nous y trouvons Javotte. L’auteur, sous la forme de l’interview, a déclaré que son ballet n’était qu’un « amusement ». Un amusement, soit, mais un amusement rare et exquis. Il commence en pleine fête de village. Sur la place, devant l’église, paysans et paysannes se trémoussent aux sons d’un orchestre de vivacité extrême, de grand entrain. Un motif comiquement boiteux, grotesquement canonique retentit, annonçant le père et la mère de Javotte, à la recherche de leur fille qui s’est enfuie de la maison. Les deux vieux rencontrent le garde champêtre, personnifié musicalement par le « Brigadier, vous avez raison » de la chanson, et se lancent avec lui à la poursuite de l’enfant. Mais celle-ci accourt et se jette dans les bras de Jean, son amoureux, qui l’attendait. Sur un thème charmant, de tendresse juvénile d’abord, puis d’émotion passionnée, elle danse et une lourde bourrée met tout le monde en joie. Mais la cloche tinte ; paysans et paysannes quittent le bal, vont aux vêpres dont la plaisante psalmodie en quintes et en octaves n’attire point Javotte et Jean qui, restés seuls, sont surpris par le père et la mère. L’enfant demande pardon et retourne à la maison où ses parents l’enferment pour aller eux-mêmes se divertir à la fête. Les souvenirs de cette fête que l’orchestre évoque de délicieuse façon troublent fort Javotte, l’empêchent de faire le ménage, de filer, de tricoter en paix. Ah ! si elle pouvait danser avec son amoureux ! Précisément, celui-ci escalade la fenêtre, saute dans la chambre. Ils valsent et se sauvent et les parents, revenus très gris, sont furieux. Ils ont le vin triste, comme l’indique leur thème claudicant, mineur cette fois.

Le garde champêtre, qui, lui aussi, a bu un coup et dont le « Brigadier, vous avez raison » se hérisse de dissonances, arrive en un mauvais moment. On le rosse et la bataille est réglée dans la manière des antiques pantomimes des Hanlon-Lees. Au concours de danse, à la fête du soir, que traversent des harmonies de mirlitons, Javotte remporte le prix et la fanfare des sapeurs-pompiers, sur le mode apothéotique, célèbre son triomphe, son prochain mariage avec Jean et la réconciliation générale.

L’amusement, c’est l’orchestre qui nous le donne dans les parties scéniques, vivantes, où le compositeur a mis autant de fantaisie, de laisser-aller, de grâce que de fermeté. Cet orchestre qui rit, qui se moque, qui chante, empruntant parfois au vieil Haydn ses claires sonorités de cordes, pastichant ça et là, par l’écriture des bois, les musettes de nos anciens maîtres, s’attendrissant à de jolies naïvetés, se risquant, en des farces de trombones, à de grosses gamineries, développant, rappelant, transformant les motifs de l’ouvrage, cet orchestre, tantôt très classique, tantôt très libre, tantôt très poétique, tantôt très familier, cet orchestre d’incomparable solidité est, aux passages d’action ou de sentiment, une merveille. Aux endroits de pure chorégraphie, alors que des airs de ballet succèdent à la musique d’une action mimée, nous ne devons plus l’amusement qu’au talent des danseuses. Et, sans que notre plaisir, si vif, soit gâté, nous ne pouvons nous défendre du petit regret que M. Saint-Saëns n’ait pas renouvelé davantage, au moyen de la symphonie, dont il est le roi à cette heure, le traditionnel « divertissement », n’ait employé ce moyen qu’en certaines pages — par bonheur, les plus nombreuses — de sa partition, n’ait pas carrément et d’un bout à l’autre de cette partition imposé son art et innové dans un genre où il reste beaucoup à créer. Javotte n’en est pas moins une œuvre exquise et rare, je le répète, que l’on a eu grandement raison d’applaudir et qui m’a constamment amusé.


TRISTAN ET ISEULT

Il est à croire que les représentations de Tristan et Iseult, données au Nouveau-Théâtre, par le regretté Charles Lamoureux, sous le patronage de la Société des grandes auditions musicales de France, marqueront, chez nous, la dernière étape du wagnérisme. Sans doute, y a-t-il encore à jouer, pour que Paris connaisse en son entier l’œuvre immense et magnifique du glorieux réformateur, l’Or du Rhin, Siegfried, le Crépuscule des dieux et Parsifal. Mais le sublime drame mystique restera, on le sait, la propriété exclusive du théâtre de Bayreuth, et quand l’Opéra montera les trois autres drames, — les montera-t-il d’ailleurs ? — on ne trouvera pas, dans la nouvelle floraison des thèmes de la Valkyrie, déjà entendus, le puissant attrait de surprise que Lohengrin, Tannhäuser, les Maîtres chanteurs, si dissemblables, ont successivement apporté et que Tristan n’a fait qu’accroître. Il faut dire aussi que les quarante années de luttes, luttes suivies d’un triomphe dont l’histoire de l’art ne nous fournit aucun exemple et qui est absolument définitif, ont bien émoussé la curiosité du public. On sent qu’avant peu se manifestera en lui non pas une fatigue de l’admiration — tant que des hommes aimeront, souffriront, vivront, ils admireront Richard Wagner — mais un impérieux désir de sensations neuves. Sur la scène même où, depuis sa victoire, le conquérant règne en une juste apothéose, s’est préparée la représentation d’un ouvrage qui, pendant près d’un demi-siècle, a attendu son tour : la Prise de Troie, d’Hector Berlioz. Cette représentation déterminera-t-elle à Paris un « mouvement » français ? Je ne puis que l’espérer. Ce dont je crois être sûr, c’est qu’avec Tristan et Iseult le wagnérisme a atteint chez nous le terme suprême de sa marche en avant, c’est que l’émotion ressentie, l’effet produit ne seront point égalés au jour, prochain ou non, trop tardif certainement, où la Tétralogie, soit en son intégralité, soit moins morcelée qu’on ne nous la donne à cette heure, sera offerte à nos foules, changeantes comme toutes les foules.

Ce qui me permet de parler ainsi, ce qui a rempli d’enthousiasme les spectateurs, c’est que de tous les drames de Wagner, le drame de Tristan et Iseult est à la fois le plus humain, le plus poignant et le plus simple. Je sais bien que les commentateurs y ont trouvé assez de choses pour en faire une œuvre purement métaphysique ou symbolique, violemment systématique quant à la partition, antithéâtrale essentiellement, si abstraite, obscure et fermée que cinquante volumes semblent insuffisants à en expliquer les énigmes : je sais bien que Wagner, au moment où il a composé Tristan, subissait l’influence de Shopenhauer et ne s’en cachait pas, que dans sa lettre à M. Frédéric Villot, où est exposée toute la théorie du drame lyrique, de l’union de la poésie et de la musique, théorie trop connue maintenant pour que j’aie à l’étudier ici, il a dit s’être « plongé avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères, et de ce centre intime du monde, avoir vu s’épanouir sa forme extérieure ». Mais je sais bien aussi que la dernière partie de cette phrase est à retenir, qu’il y a, en effet, dans Tristan et Iseult, provoquée par un secret combat d’âmes, une lutte extérieure dont il nous est facile de suivre les péripéties et je sais bien encore que, dans cette même lettre à M. Frédéric Villot, Richard Wagner a écrit, à propos de l’ouvrage en question : « Ici, je me mouvais avec la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique, et pendant la composition je sentais de combien mon essor dépassait les limites de mon système. Il n’y a pas de félicité supérieure à cette parfaite spontanéité de l’artiste dans la création, et je l’ai connue, cette spontanéité, en écrivant Tristan. » C’est grâce à cela que beaucoup de personnes se contenteront de voir en ce prodigieux et palpitant poème musical le poème de la passion et de la douleur, le poème de la mort, sans doute, avec ce qu’elle a d’insondable, avec son néant, mais le poème de la vie aussi et surtout avec sa réalité de délices et de souffrances, de joies et de peines. Comme dans Roméo et Juliette, il y a dans Tristan et Iseult un peu du cœur de chacun de nous. Comme celui de Shakespeare, le poème de Wagner est universel, sera universellement compris.

Le prélude frissonnant d’angoisse voluptueuse, hurlant d’ivresse furibonde que l’on a entendu si souvent aux concerts résume très nettement ce poème. Il fait entendre, dans le style chromatique, qui est celui de la partition entière, les principaux motifs de cette partition, motifs que l’auteur, pour la première fois, devait développer symphoniquement, transformer, combiner les uns avec les autres selon les nécessités du drame, au lieu de les rappeler simplement comme dans les œuvres précédentes. — Tristan date de 1859 et, chronologiquement, suit Lohengrin. — C’est le chant de désir qui commence, qui déchaînera la tempête d’amour des trois actes et s’achèvera en la scène extatique de la mort d’Iseult, conclusion pareille à celle de la légende celtique où Richard Wagner a puisé les éléments constitutifs de son œuvre, légende qui, après avoir ému de longues générations d’hommes, s’être effacée des souvenirs, renaît aujourd’hui, magnifiée par la puissance souveraine de la musique.

De caractère naïvement, mélancoliquement populaire, venu en droite ligne du roman inspirateur, est le lied expressif que dit, au début, sans aucun accompagnement, le matelot monté dans la mâture du navire qui emporte en Cornouailles le couple prédestiné. Passant dans l’orchestre, sous deux formes distinctes, ce lied montre le pittoresque de la traversée et indique la révolte d’Iseult, princesse d’Irlande, que le chevalier Tristan amène au roi Marke, son oncle, en exécution du pacte réconciliateur. Un trait tordu des instruments à cordes accentue la violence de cette première scène, qui nous fait pressentir le mystère d’amour, mystère fatal marqué par les froides et sinistres harmonies de la mort et aussi par les thèmes entendus lorsque Brangaine, la fidèle suivante d’iseult, envoyée par elle, vient chercher Tristan.

En paroles embarrassées, celui-ci s’excuse d’abord et son vieil écuyer Kurvenal, comme un défi, jette à pleine voix l’orgueilleuse chanson de Cornouailles qui dit la défaite de l’Irlande et le combat où Tristan tua Morold, le fiancé d’Iseult. Et, tandis que Brangaine retourne vers sa maîtresse, le rude refrain de l’héroïsme de Tristan retentit encore, repris par tout l’équipage.

Alors éclate la douleur furieuse de la fière fille blessée, Atteint par l’épée de Morold, Tristan vint autrefois demander la guérison à sa science des baumes et des philtres. Au lieu de frapper, comme elle l’aurait dû, le meurtrier de son fiancé et le vainqueur de sa patrie, elle fut prise de pitié lorsque le regard du désespéré monta vers elle, et ne vengea point Morold.

Les thèmes se croisent, se déforment, s’entrechoquent jusqu’au cri de malédiction « Mort à nous deux ! » Car Iseult a désigné à Brangaine, dans le coffret aux antidotes, le breuvage empoisonné qu’elle partagera avec l’homme qui la vendit à Marke,

Mais, après les appels joyeux des matelots annonçant son arrivée, Tristan a paru, et la musique devient ici d’une prodigieuse grandeur, d’une énergie sans égale.

En des répliques, mesurées d’abord et de plus en plus haletantes, le conflit s’engage et se poursuit jusqu’au moment où Iseult saisit la « coupe de réconciliation » et partage avec Tristan le breuvage qu’elle contient.

À peine ont-ils bu qu’un délirant bonheur les rive aux bras l’un de l’autre. Brangaine a désobéi, et c’est le philtre d’amour qu’elle a versé. Le navire va toucher terre. Une ivresse surhumaine, une folie de désirs secouent l’orchestre dont les flammes envahissantes dévorent et torturent, tandis que les deux voix unies chantent l’hymne éperdu auquel succède, en une éblouissante péroraison instrumentale, le chœur des matelots saluant le Roi.

Dans un jardin, devant sa demeure, par une lumineuse nuit d’été, Iseult écoute maintenant des fanfares qui s’éloignent. Sur un délicieux murmure des clarinettes et des violons, les cors résonnent en échos vaporeux et le hautbois dessine une douce phrase impatiente. Bien peu partagées sont les craintes de Brangaine ; Marke chasse dans la forêt et Iseult, éteignant la torche qui brûle à l’entrée de la maison, dernière lueur du jour détesté, donne le signal auquel accourt Tristan. Voici la plus merveilleuse, la plus divine scène d’amour qui ait jamais été écrite. Rien n’en peut exprimer le charme, la puissance et la beauté. Malgré les avertissements de Brangaine, qui veille sur la tour et dont la voix lente tombe dans l’entrelacement des symphonies comme l’appel terrible du destin, les deux êtres extasiés, assis sur un banc de fleurs, s’étreignent avec une passion croissante. Que la mort amie succède à la cruelle vie, qu’elle chasse les terreurs et que la suprême joie soit dans cette mort éternelle, auguste et sublime, impérieusement invoquée, continuatrice de la nuit qui fuit !

En des cliquetis d’armes, en des cris, surgissent tout à coup Marke et ses courtisans. L’infâme Melot, qui prépara le piège, les conduit. La déploration du vieux roi est d’une indicible douleur et ses reproches sont d’une amertume poignante. Tristan n’y répond pas : il va partir pour la contrée ténébreuse où nul soleil ne luit, et Iseult l’y suivra, comme elle l’a suivi en Cornouailles. Mais Melot a bondi et Tristan, frappé, s’affaisse dans les bras de l’amante, tandis que reparaît à l’horizon la lumière fatale du jour.

Le commencement du troisième acte donne une impression de deuil accablant. Dans un burg que l’on croirait délaissé, Tristan, à l’ombre d’un haut tilleul, est couché sur un lit de repos. Des tierces désolées sortent du lent remous de l’orchestre grave, semblent monter vers l’infini tandis que chante une mélodie de larmes et de détresse. Dans l’isolement, dans le vide de l’espace s’entend le chalumeau d’un pâtre que Kurvenal a placé en vigie près de la mer. Vient-il donc le navire qui porte Iseult fidèle ? Avant de l’annoncer, la mélancolique mélopée champêtre, réveillant la douloureuse victime d’amour, évoque en son esprit les souvenirs d’autrefois. Elle se développe, se transforme et se mélange symphoniquement aux thèmes divers qui, comme par un effet d’hallucination, reparaissent à l’orchestre.

Mais l’air naïf du berger se change en une rondejoyeuse, mouvementée, folle, triomphante. La nef d’Iseult entre dans le port. En sa fièvre, Tristan s’est dressé sur sa couche ; il veut qu’à présent son sang coule pour que l’aimée cicatrise la blessure qu’elle seule peut fermer. Il s’élance au-devant d’elle, glisse et expire dans ses bras. Un second navire suivait celui d’Iseult. Le roi Marke en descend ; il arrive trop tard pour pardonner, et Kurvenal, frappant Melot, reçoit un coup qui le jette aux pieds de son maître. Alors, en l’ineffable chant d’extase qui élargit splendidement l’Hymne à la Mort, Iseult s’unit pour toujours à Tristan et va le rejoindre au pays mystérieux des éternelles délices.

On a réservé de longues et légitimes ovations à Charles Lamoureux, content que l’on était du retour au pupitre (retour, hélas ! si proche du définitif départ) de celui à qui est dû, en grande partie, le triomphe, chez nous, de la pensée nouvelle. Des wagnériens fervents n’ont cessé d’objecter, à la représentation d’œuvres si exceptionnelles l’impossibilité où se trouve un simple chef d’orchestre de pénétrer la splendeur de ces œuvres. Selon eux, il faudrait, pour en diriger dignement l’exécution, un artiste qui fût à la fois un musicien et un poète, puisque là, musique et poésie forment un tout. Avec la rude ténacité, le ferme entêtement, la foi courageuse que l’on sait, Lamoureux a réfuté cette opinion, Jamais, en effet, la précision, la perfection n’ont été poussées plus loin que dans la mise au point de ces trois actes, n’ont déterminé une poussée de vie plus intense et plus magnifique. Ce qui me réjouit, c’est que la bonne justice ait permis à l’homme qui, par la victoire de Lohengrin, a ouvert une route, d’en ouvrir une autre par le superbe succès de Tristan et Iseult. Car une route nouvelle est, dès à présent, ouverte aux compositeurs d’aujourd’hui et de demain, qui, affranchis et régénérés par Richard Wagner, chanteront à leur tour les libres hymnes de l’art universel.


IPHIGÉNIE EN TAURIDE

La remise à la scène d’phigénie en Tauride est une manifestation de portée artistique considérable. Depuis trente et un ans, l’œuvre de Gluck n’avait pas été jouée à Paris. Pasdeloup, dont le nom reste toujours associé aux belles entreprises musicales, la monta place du Châtelet, en 1868, et comme on continua de l’ignorer à l’Opéra, nulle autre occasion ne nous fut jamais offerte de l’entendre.

Il convient donc de rappeler que la soirée du 18 mai 1779 marqua une des dates les plus importantes de l’histoire de l’art, détermina une des victoires les plus glorieuses qui aient honoré notre grand théâlre d’État.

Un compositeur, sur le tard de sa carrière, trouvant mauvais et faux le genre qui fit sa célébrité, rêve de réformer ce genre et crée la tragédie lyrique. Il pose dans l’ « Épître dédicatoire d’Alceste » les principes qu’il met en action dans ses nouveaux ouvrages : vérité dramatique, sincérité de l’expression, fusion de la parole, du chant et de l’orchestre. Aussitôt se dresse le défenseur inévitable des vieilles théories et la querelle de Gluck et de Piccini, des gluckistes et des piccinistes, commence acharnée, meurtrière. Les troupes ennemies se battent à coups d’épigrammes, de brochures, de pamphlets, d’articles de journaux. Du bon côté prennent position Jean-Jacques Rousseau, Suard, l’abbé Arnaud ; de l’autre se groupent Marmontel, La Harpe, Ginguené, d’Alembert. La dispute dure longtemps, furieuse, terrible, et ne se termine qu’au lendemain de la première représentation de notre lphigénie en Tauride, donnée il y a cent vingt ans. Le directeur de l’Opéra, industriel malin, avait commandé aux deux rivaux une partition sur le même poème. Gluck acheva son travail et « passa » avant Piccini. Le succès fut décisif et obligea les combattants à mettre bas les armes. Quand vint l’œuvre retardataire, elle s’effondra dans un désastre.

Par trois fois, Gluck associa son génie à celui d’Euripide. La grandiose simplicité, la profonde humanité de la tragédie antique étaient merveilleusement appropriées à la tragédie lyrique, telle que la concevait le novateur musicien. Les librettistes n’eurent pas toujours chance égale dans leurs adaptations, L’Alceste de du Rollet sert de façon remarquable le compositeur, lui fournissant des tableaux superbes de majesté religieuse ou infernale, mettant en scène, sous une forme vivante, les événements racontés par les personnages de la pièce grecque. L’phigénie à Aulis, du même du Rollet, sans égards aussi bien pour Euripide que pour Ovide, substitue à la métamorphose finale un dénouement « heureux » qui est la chose la plus malheureuse que je connaisse et qui ne s’accorde ni avec la version d’Eschyle, de Sophocle, de Lucrèce, d’Horace ni avec l’opinion de Stesichorus, utilisée par Racine. L’lphigénie en Tauride, de Guillard, un peu moins irrespectueuse du texte original — je n’ignore point que celle de Gœthe n’en tient pas grand compte, — le modifie cependant de manière trop libre, à mon sens… Mais qu’importe, puisque Gluck en a fait un magnifique chef-d’œuvre, digne de l’éternelle admiration.

La fille d’Agamennon et de Clytemnestre, que son père, pour la cause d’Hélène et le salut des Grecs, crut sacrifier à Aulis, a été transportée dans la Tauride par Diane, dont elle est devenue la prêtresse. Guillard, on le voit, gardait le point de départ d’Euripide. Au milieu d’un prélude d’abord de calme idéal, puis de furibonde tempète, le rideau s’étant levé, Iphigénie nous apparaît, implorant les dieux dans le bois sacré. De loin, les vierges, ses compagnes, lui répondent. Et la paix renaît après que l’extraordinaire symphonie orageuse a « posé » le drame, en l’union complète des instruments et des voix. Un rêve affreux a montré à Iphigénie son père sanglant, égorgé par sa mère ; son frère Oreste tombé sous le couteau que la déesse lui met à la main chaque fois qu’un étranger paraît en Tauride. Le récit de ce rêve est d’une ampleur, d’une vigueur et aussi d’une véhémence prodigieuses. L’invocation à Diane, qui le suit, a la pureté de lignes, la noblesse, l’harmonie des plus beaux marbres antiques. Thoas, le tyran, pour préserver sa vie menacée par les oracles, exige la continuation des meurtres coutumiers et les Scythes, dans un chœur d’étonnante rudesse barbare que rythment sauvagement les cymbales et les tambourins, réclament des victimes. C’est en la joie à la fois religieuse et féroce des danses qu’Oreste et Pylade sont amenés.

Le second acte est d’une splendeur inimaginable. Gluck y a indiqué le caractère des deux amis en traita frappants de vérité et de différence. Dans le temple, Oreste clame son désespoir, s’accuse, se maudit, et Pylade, évoquant l’affectueuse enfance, chante la douceur de la mort qui va les réunir à jamais. Et ils se révoltent contre ceux qui veulent les séparer. Resté seul, tandis que l’orchestre bondit en gammes éperdues, Oreste supplie le Destin de l’écraser. Un grand silence et tout semble tranquille. « Le calme rentre dans mon cœur », dit le malheureux, et une note obstinée des altos ne cesse, tragiquement agitée, de lui donner un démenti. Il s’endort, et, dans l’éclat terrifiant des trombones, lui apparaissent les tourmenteuses Euménides, vengeresses de sa mère, qu’il a assassinée. Il se réveille et se trouve en face d’Iphigénie qu’entourent les jeunes Grecques, ses compagnes. Elle interroge Oreste et apprend la longue série de crimes où ont péri les siens. Aux authentiques malheurs l’errant ajoute l’irréalité de sa propre fin. La longue déploration d’Iphigénie, traversée par une poignante mélodie de hautbois, s’achève en un cri douloureux que répète le chœur, et alors commence une sorte de cérémonie funèbre de beauté divine. Gravement les cordes exposent un thème tantôt majeur, tantôt mineur, tantôt désolé, tantôt résigné, que les prêtresses reprennent et qu’Iphigénie redit à son tour. Rien ne saurait exprimer le sentiment virginal de cette scène sublime.

Le troisième acte est consacré au débat entre Oreste et Pylade. Chacun d’eux veut, par sa mort sauver son ami, car Iphigénie se décide à n’offrir qu’une victime à la déesse, et celle qu’elle désigne n’est pas le frère coupable. Il y a là des pages d’une éloquence, d’une puissance souveraines, d’une émotion sans égale. Le drame d’âmes se poursuit jusqu’au dénouement. Oreste s’est substitué à Pylade et il faut que sa sœur l’immole. Au moment de le frapper, elle le reconnaît et laisse tomber de sa main le couteau du sacrifice. Thoas accourt ; Pylade le tue, et Diane, descendue dans un nuage, pardonne à tous, les oracles étant accomplis.

L’effet d’émotion a été immense. Le mouvement gluckiste est désormais indéniable. Je le prévoyais depuis longtemps et suis heureux de ne pas m’être trompé à cet égard. Il est la conséquence naturelle du wagnérisme. Moins d’un siècle après le chevalier Gluck, Richard Wagner recommença la révolution L’effort du premier fut aussi beau que celui du second, peut-être plus beau même, parce qu’il était sans précédent aucun. Je pensais bien qu’un moment viendrait où ces deux efforts magnifiques se combineraient pour ouvrir à l’art de nouvelles routes. On a parcouru en tous sens l’épaisse forêt wagnérienne. Il est bon de se reposer maintenant dans le bois sacré du divin Gluck, d’y écouter les voix éternellement jeunes qui y chantent. Je ne crois pas que les vrais chefs-d’œuvre puissent jamais vieillir. Si les musiques amoureuses de Tristan et d’iseult sont destinées à braver les ans, les mélodies amicales et fraternelles d’Oreste et de Pylade traverseront les siècles comme l’expression la plus haute de la bonté, de la générosité humaines. |Si les ondes sonores de la Tétralogie doivent emporter vers les cimes, d’âge en âge, dans l’ivresse du vertige, les êtres d’intelligence et de cœur, le beau fleuve instrumental, calme, large et profond d’Iphigénie en Tauride coulera toujours entre des rives fortunées, fertilisera sans cesse des terres heureuses. En remontant à sa source claire, c’est la vie que l’on trouvera, la vie de notre âme, de notre esprit, de notre pays.

Voilà pourquoi je garde une joie de cette reprise qui, malgré l’insuffisance souvent fâcheuse de la mise en scène, des ballets, des décors et des costumes, a été triomphale. Quand Iphigénie rentrera à l’Opéra, le spectacle sera sans doute digne de l’œuvre. Car la représentation dont je viens de parler crée des devoirs auxquels il sera difficile de se soustraire. Le petit Théâtre lyrique de la Renaissance n’en aura eu que plus de mérite à avoir donné l’exemple.


BERLIOZ ET « LES TROYENS »

L’Académie nationale de musique, qui, pendant près d’un demi-siècle, ferma sa porte aux Troyens, a joué la première partie de l’œuvre d’Hector Berlioz : la Prise de Troie, que le glorieux maître dut se résigner à ne jamais entendre, remettant à une date encore indéterminée mais prochaine, nous l’espérons bien, la représentation de l’autre moitié de cette œuvre : les Troyens à Carthage.

Beaucoup de personnes ignorent les tribulations qu’a subies jadis le dernier ouvrage de l’auteur maintenant si admiré et si populaire de la Damnation de Faust, les souffrances abominables qui ont empoisonné la vie finissante du grand et puissant artiste français. L’histoire, que Berlioz a très longuement et très amèrement racontée, vaut d’être rappelée dans ses points essentiels. En dépit de ce qu’elle peut avoir de douloureux, elle acquiert aujourd’hui une signification assez haute pour consoler et réconforter.

C’est à Weimar, vers 1854, chez la princesse de Wittgenstein, l’amie dévouée de Frantz Liszt, dans ce milieu de sympathie et d’affection, où il venait souvent chercher l’oubli des injures, des dédains, des colères, et où il trouvait la large fraternité du compositeur des Poèmes symphoniques et de Sainte-Elisabeth, que Berlioz résolut d’écrire les Troyens. Son désir de tirer de l’Énéide un opéra conçu dans le système shakespearien, d’achever son existence intellectuelle dans la tendre communion de ses deux génies préférés, était combattu par son pressentiment des malheurs qui l’attendaient, s’il se laissait aller à mettre un tel projet à exécution. Il s’en ouvrit à la bonne princesse, qui, fermement, lui dit :

— Écoutez, si vous reculez devant les peines que cette œuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d’en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir.

C’en était fait !

Trois ans pleins furent consacrés à l’enfantement des Troyens, pendant lesquels Berlioz acquit la certitude que les négociations engagées par lui avec l’Opéra seraient infructueuses. Notez qu’à cette époque l’Institut avait déjà ouvert ses portes à celui qui, en fin de compte, était universellement célèbre. Sachant le goût de l’empereur Napoléon III pour l’antiquité, le musicien eut alors l’idée de demander au souverain, par lettre, d’entendre son ouvrage et de le recommander au directeur du premier théâtre d’État. La lettre en question, fière et belle, M. de Morny dissuada Berlioz de l’envoyer. Elle contenait ces deux phrases, l’une prophétique en quelque sorte, l’autre véridique : « Maintenant, viennent le découragement et les chagrins, rien ne peut faire que ma partition n’existe pas. C’est grand et fort, et, malgré l’apparente complexité des moyens, très simple. » En effet, rien n’a pu tuer les Troyens et l’on verra que l’auteur n’avait pas mal qualifié son œuvre. Mais le ministre promit à l’artiste que l’Empereur s’occuperait de lui et lui donnerait pleine satisfaction.

Berlioz eut la naïveté stupéfiante de se réjouir d’une telle promesse et, pendant bien des mois, il attendit patiemment que l’ordre arrivât de monter les Troyens à l’Opéra. Or, ce que Napoléon III ordonna, ce fut de monter Tannhäuser.

Pour imaginer le coup terrible qui frappa le pauvre homme, il faut savoir que Richard Wagner et Hector Berlioz étaient alors en état de rivalité aiguë et féroce. Le maître français, à la chute retentissante du maître allemand, clama, non pas dans son feuilleton des Débats, car il se refusa à faire l’article de Tannhäuser, mais dans les couloirs, pendant les entr’actes de la « première », et ailleurs, un chant de triomphe qui, je m’empresse de le reconnaître, fut très vilain. Hélas ! il ignorait qu’Auber, avec un joli succès, avait dit négligeamment, ce soir-là, en parlant du drame tombé : « C’est du Berlioz sans mélodie. » Furieux, malgré tout, n’ayant plus que cette dernière ressource, il porta les Troyens au Théâtre-Lyrique de Carvalho. Mais là, son œuvre ne pouvait pas être représentée intégralement. Il consentit d’abord à la morceler, à faire de son opéra deux opéras, à ne donner que le second de ces opéras, à en mutiler l’instrumentation ; puis il accepta des interprètes insuffisants, une mise en scène sommaire. Au cours des études, le martyre s’aggrava des coupures qu’on lui imposa, des observations qu’on ne cessait de lui adresser, des moqueries dont on l’abreuvait, des craintes que l’on se gardait bien de lui cacher. Les Troyens à Carthage furent joués dans ces conditions le 4 novembre 1863. Contrairement à l’attente générale, il n’y eut pas bataille. Un seul siffleur manifesta et revint à toutes les soirées suivantes. Il n’empêcha pas l’ouvrage d’être froidement accueilli, et, bien que Berlioz eût eu pendant quelques heures l’illusion d’une réussite, le massacre de la partition s’acheva. Chaque jour, on supprima une chose qui, prétendait-on, déplaisait au public, on infligea au malheureux le pire des supplices, et comme, devant une salle à moitié vidé, on lui faisait l’aumône, montrant les rares spectateurs, de ces mots de consolation : « Eh ! eh ! ils viennent, ils viennent… » on l’entendit qui répondait : « Oui, oui, ils viennent, mais moi, je m’en vais. »

Pourtant, Berlioz ne mourut pas aussitôt. Son premier soin, en sortant de ce cauchemar, fut de remettre en ordre le manuscrit des Troyens, saccagé par les ciseaux et le crayon bleu, « dépecé, disait-il, comme le corps d’un veau sur l’étal d’un boucher, et dont on débite des fragments comme on vend de petits morceaux de mou pour régaler les chats des portières ! » Chaque coupure qu’il laisse facultative, espérant encore qu’elle pourra servir à un autre théâtre, lui arrache des cris de douleur, ainsi qu’en témoignent des notes de ce genre, celle-ci, par exemple, à propos de la Chasse et de l’Orage : « Si les pompiers avaient peur du feu, les machinistes peur de l’eau, les directeurs peur de tout, on devrait supprimer cette symphonie », et celle-là, relative au duo des Soldats : « J’indique cette coupure en songeant au bonheur qu’éprouvent les directeurs, acteurs et chefs d’orchestre, pompiers, machinistes et lampistes à insulter un auteur et à dégrader son œuvre ; je serais fâché de ne pas faciliter autant qu’il est en moi la satisfaction d’aussi nobles instincts. » Ceci fait, voilà qu’à soixante ans passés, plein du découragement et du chagrin qu’il pressentait dans sa lettre à l’Empereur, il voulut revoir le petit hameau du Daupliiné où, à douze ans, il avait aimé une enfant de son âge. La maison qu’elle habitait a de nouveaux propriétaires. Il leur demande de la visiter et, devant les menus objets restés en place, il sanglote affreusement… Il sait que l’enfant s’est mariée, qu’elle va être grand’-mère ; il se met à sa recherche, la trouve à Lyon et lui écrit, la suppliant de le recevoir. Dieu ! qu’elle est changée ! ses cheveux sont blancs, il l’aime toujours !…

— Nous sommes de bien vieilles connaissances, monsieur Berlioz… Vous avez eu une vie bien agitée ; j’ai lu votre biographie, monsieur Berlioz… Ma vie à moi a été bien simple et bien triste : j’ai perdu mon mari et j’ai rempli de mon mieux mon rôle de mère de famille… Je suis bien touchée et bien reconnaissante, monsieur Berlioz, des sentiments que vous m’avez gardés…

Il la quitta désolé et n’essaya plus de la rencontrer. Il lui adressa d’admirables pages auxquelles répondirent de nets refus de continuer la correspondance. Un jour, elle lui envoya son portrait et tout fut fini. La mort qui, en mer y sur le bateau où il naviguait, enleva le fils de Berlioz — il était officier de marine — ne tarda pas à prendre aussi le pauvre grand musicien désespéré. Une congestion cérébrale le coucha par terre et l’emporta.

Les Troyens ont sommeillé iongtemps. Berlioz disparu, l’Opéra ne les monta pas. Qu’importe ! Le bon Pasdeloup en exécuta, au Cirque d’hiver, de nombreux fragments ; M. Colonne, commençant en faveur du maître l’opiniâtre campagne que l’on sait, offrit au public de ses concerts, dès 1879, la Prise de Troie tout entière ; l’Opéra-Comique, sans luxe il est vrai, essaya, il y a quelques années, des Troyens à Carthage. Berlioz planant dans la gloire la plus haute et aussi la plus incontestée, l’Opéra ne monta pas son ouvrage — tant pis pour lui ! — et Tannhäuser eut une magnifique et juste revanche. Mais pendant qu’ici Richard Wagner triomphait, s’emparait de la scène d’où son rival avait été exclu, un chef d’orchestre allemand, M. Félix Mottl, se passionnait pour les Troyens, les donnait intégralement, en deux soirées, sur son théâtre de Carlsruhe, cela avec un éclat splendide et un succès dont il fallut tenir compte. L’Opéra les monta donc, commençant logiquement par la première partie, la Prise de Troie. Et la parole de Berlioz s’élève, dominant ce demi-siècle d’ingratitude : « Rien ne peut faire que ma partition n’existe pas. » L’œuvre de beauté et de santé, en effet, a sa vie propre qui brave les attentats, qu’il ne dépend de personne d’abréger ou de prolonger. On assassipe un homme, on ne supprime pas une idée, qui tôt ou tard, germe et produit. Et une chose nous frappe encore : Le destin ramène les Troyens à l’Opéra au moment précis où le wagnérisme a franchi, chez nous, avec Tristan et Iseult, sa dernière étape. Hector Berlioz, repoussé jadis de l’Académie nationale de musique par Richard Wagner, y rentre non pour en chasser l’immortel réformateur du drame lyrique, mais pour y occuper enfin la place qui lui est légitimement due, pour y déterminer peut-être un mouvement français très désiré, j’en suis sûr, très nécessaire et très attendu. Faut-il considérer la soirée de la Prise de Troie comme une simple soirée de réparation ou mieux comme une soirée de renaissance ? C’est ce que l’avenir nous apprendra. En tout cas, trouvons-y le signe de la réconciliation de deux génies fraternels que les hasards des luttes séparèrent, et que la dévotion des peuples sans haine réunit à jamais.


LA PRISE DE TROIE

Lorsque, il y a une cinquantaine d’années, Hector Berlioz écrivit les Troyens, il ne voulut pas du tout en faire un drame lyrique. Son but, nettement défini, était de doter la scène française d’un franc et véritable opéra, non conçu — ai-je besoin de le dire ? — dans la forme antithéâtrale et antimusicale de certains opéras de son temps, mais continuant, en l’élargissant, la tradition des opéras de Gluck.

À cette époque, les théories nouvelles de Richard Wagner commençaient à bouleverser le monde. Berlioz les combattit, un peu parce qu’il redoutait le triomphe du colosse en qui il voyait, à tort, un ennemi, beaucoup à cause de sa tendresse pour les vieux maîtres. Très malheureusement, ces deux hauts et nobles esprits, qui eussent dû s’aimer et s’admirer, se détestèrent et ne se comprirent point. Wagner trouvait dans Roméo et Juliette « quantité de fautes contre le goût et la bonne économie artistique » et Berlioz déclarait que le prélude de Tristan et Iseult était « sans autre thème qu’une sorte de gémissement chromatique mais rempli d’accords dissonants dont de longues appogiatures, remplaçant la note réelle de l’harmonie, augmentent encore la cruauté ». Celui qui, tout enfant, pleurait à chaudes larmes en traduisant Virgile, qui, plus tard, au milieu d’une représentation d’Iphigénie en Tauride, se levait en hurlant : « Les trombones ne sont pas partis ! » celui-là, il faut le reconnaître, était prédestiné à écrire les Troyens, à les écrire tels qu’il les a écrits. Il y avait, au fond du grand romantique, un grand classique, et c’est ce grand classique qui se manifeste de la première à la dernière page de l’émouvante et splendide partition de la Prise de Troie que nous avons entendue à l’Opéra.

Le poème met en action le récit que fait Énée à Didon au second livre de l’Énéide. Sur une musique extraordinairement vive et joyeuse, dansante même, le peuple troyen envahit le camp abandonné des Grecs, clame son bonheur de respirer enfin l’air pur des champs après les longues années du siège passées dans les murailles de la ville. La sonorité des instruments à vent, seuls employés ici, donne à la scène un caractère à la fois campagnard et soldatesque. Les cordes ont été réservées pour l’entrée inquiète, dramatique, agitée de Cassandre. En voyant la foule courir vers le cheval de bois construit et laissé par les Grecs, la prophétesse devine le piège tendu. Mais personne ne l’écoute. Sa déploration, d’incomparable noblesse douloureuse, est de beauté supérieure. Cassandre aime Chorèbe et en est aimée. Sans doute y a-t-il là une sorte de concession au public. Je n’ose pas la condamner cependant, car elle nous vaut un des plus remarquables morceaux de l’ouvrage. L’allégresse débordante de l’homme y est superbement opposée au désespoir tragique de la femme. Cassandre, qui sait l’avenir, voudrait que Chorèbe quittât Troie, échappât au danger. Il essaye de la rassurer en une adorable phrase de tranquille simplicité ; elle lui fait un effrayant tableau du carnage qui se prépare et il répond en chantant le calme de la mer, la douceur de la brise, la vie recommençante de la plaine où paissent les troupeaux. C’est admirable jusqu’au moment où les deux voix s’unissent en une conclusion de trop banal effet, à mon avis.

La marche, qui suit, est d’une étonnante puissance. Devant l’autel champêtre défilent processionnellement Ascagne et les enfants, Hécube et les princesses, Énée et les guerriers, Priam et les prêtres. L’hymne de reconnaissance, formidable, s’élève et les jeux populaires s’organisent. Mais voici la page émotionnante entre toutes : Une immense tristesse sort de l’orchestre, en une sorte de plainte chromatique ; Andromaque arrive à pas lents tenant par la main le jeune Astyanax. La clarinette, dans une mélodie de souffrance et de tendresse, dit le deuil de la veuve et du fils d’Hector, tandis que le chœur, cessant sa gaieté, laisse échapper, en brèves interjections, quelques paroles de pitié. Astyanax dépose des fleurs au pied de l’autel ; Andromaque s’agenouille à côté de lui, prie, et après l’avoir passionnément embrassé, le conduit à Priam, à Hécube, qui, solennellement, le bénissent. De nouveau, la mère et son enfant passent au milieu du peuple, qui s’écarte et qui pleure ; ils s’éloignent, disparaissent, sans avoir prononcé un mot, et la symphonie s’éteint dans un long soupir du chœur. Là, Berlioz, avec les moyens les plus simples, mais aussi avec la souveraine force du plus magnifique génie, a touché au sublime. Enée accourt et raconte la mort de Laocoon, dévoré par les serpents au moment où il allait décider les Troyens à brûler le cheval de bois. Alors, commence un ensemble de prodigieuse beauté qui, avec quelle éloquence ! dit l’effroi de tout un peuple sentant s’appesantir sur lui l’implacable main du destin. C’en est fait ! la malheureuse foule va au-devant de l’horrible machine et Cassandre verse des larmes sur la patrie perdue. Au loin, tandis que tombe la nuit sinistre, retentissent les trompettes, ironiquement triomphales. Peu à peu elles s’approchent et l’on entend les chants du cortège. Voici les soldats traînant par de longues cordes le monstrueux cheval. La prophétesse, désespérée, folle, leur crie de s’arrêter et, déjà, l’ennemi est dans la ville. Que Troie s’écroule donc et qu’elle périsse sous ses débris !

Maintenant, dans une chambre de son palais, Énée dort, armé. Les affreuses clameurs du dehors cessent un instant et, sur un rythme sourd, martelé par les contrebasses, les timbales et les cors en sons bouchés, l’ombre d’Hector, issue de l’obscurité, s’avance et parle à Énée qui se réveille brusquement. « Troie détruite, que l’on cherche l’Italie pour y fonder l’empire dominateur du monde… » Par degrés, la voix s’affaiblit et l’apparition s’efface. Dans les rues, les hommes combattent ; dans le temple de Vesta-Cybèle, les femmes psalmodient une invocation à la déesse. Cassandre, chancelante, les cheveux épars, vient les rejoindre. Elle chasse les mauvaises Troyennes qui s’apprêtent à se soumettre aux vainqueurs et, avec les autres, plus fières et plus courageuses, brandissant une lyre, elle chante l’hymne superbe d’héroïsme et de mort. Quand les Grecs envahissent le temple, toutes se tuent et tombent en criant : « Italie ! Italie ! »

Ici se termine l’ouvrage que l’on a joué. Ce n’est qu’un prologue, en quelque sorte, et, dès aujourd’hui, la mise à l’étude de la seconde partie des Troyens s’impose. Parlons franc et disons nettement que le public de l’Opéra a été désorienté par le poème et la musique de Berlioz. Certes, la scène muette d’Andromaque et d’Astyanax l’a ému comme jamais peut-être il ne l’avait été encore et après cette scène, incapable de contenir son enthousiasme, il a éclaté en longs applaudissements. Il faudrait, d’ailleurs, avoir une pierre sous la mamelle gauche pour ne pas se sentir bouleversé à une pareille minute. Mais la splendeur simple de l’œuvre est restée souvent incomprise. Je m’y attendais. Cette œuvre de noble indépendance, de profonde insouciance du succès et de l’effet est, je le répète, de forme absolument classique. Elle n’a aucune parenté, si ce n’est la parenté de la beauté, avec les drames de Richard Wagner. Respectueuse des traditions, elle se divise en airs, duos, morceaux d’ensemble de coupe déterminée et cependant elle est d’une nouveauté d’inspiration extraordinaire, d’une hauteur de conception magnifique. Habitué maintenant à la polyphonie wagnérienne, aux livrets de légende et de féerie, le public de l’Opéra devait être décontenancé par une partition privée de leit motiv, résumant dans sa ligne de chant, accompagnée d’ailleurs par un orchestre admirable, l’expression directe d’une vie intense ; troublé par une pièce qui n’est que le commencement d’une sorte de vaste épopée très humaine, dont il faut, de suite, lui donner la fin. Il ne tardera pas à se remettre. J’ai souhaité de toutes mes forces le triomphe du drame lyrique parce qu’il aidait à l’évolution nécessaire de l’art. Bien fous sont ceux qui croient que ce triomphe annulera les victoires précédentes ou arrêtera la marche des idées ! Les belles choses resteront ce qu’elles sont et d’autres, heureusement différentes, viendront s’y ajouter. Hector Berlioz, le plus glorieux musicien français du siècle d’où nous allons sortir, est notre Wagner. J’estime qu’il est déjà assez désobligeant pour nous de l’avoir appris de l’Allemagne qui, la première, a honoré les Troyens. Ne l’oublions pas désormais et tâchons de trouver dans cette œuvre maîtresse les éléments d’une renaissance pour le siècle où nous allons entrer. Remarquons qu’elle s’appuie sur Gluck, que l’on se décide à aimer, quoiqu’il soit tenu à l’écart de l’Opéra, le seul théâtre où l’auteur d’Orphée, d’Alceste, d’Iphigénie continue d’être ignoré. Ce mouvement gluckiste est significatif. C’est la fidélité à la pure déclamation, à la langue claire, nette et ferme, à ce qui constitue l’essence même de nos qualités nationales, point perdues, quoi que l’on tente pour cela ; c’est le retour inévitable à la simplicité que Berlioz se flattait d’avoir atteinte en écrivant les Troyens et qui, en effet, ennoblit son ouvrage, qui parée des richesses de l’harmonie, de l’instrumentation modernes, fait de cet ouvrage le lien qui, par le présent, unit le passé à l’avenir. J’ai pleine confiance en cet avenir.

TABLE
Pages.
Avant-Propos 
 I
La Walkyrie 
 1
À propos des Béatitudes 
 15
Phryné 
 23
Gwendoline 
 29
Thaïs 
 41
Falstaff 
 48
Othello 
 57
Tannhäuser 
 64
La Navarraise 
 75
Orphée 
 83
Don Juan 
 91
Kermaria 
 97
Vers ou prose 
 103
Le Drame lyrique français 
 111
La Dame blanche 
 122
Le Vaisseau Fantôme 
 127
Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg 
 137
Sapho 
 148
Fervaal 
 156
La Vie de Bohème 
 167
La Muse de Paris et son Poète 
 173
L’« Éminemment français » 
 180
À propos de la centième audition de la Damnation de Faust 
 188
Fidelio 
 193
Guillaume Tell 
 200
L’abbé Perosi et la jeune musique italienne 
 204
Briséis 
 212
Renouveau 
 219
Cendrillon 
 229
Joseph 
 237
Javotte 
 243
Tristan et Iseult 
 248
Iphigénie en Tauride 
 259
Berlioz et les Troyens 
 266
La prise de Troie 
 275