Niétotchka Nezvanova/3

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Traduction par J. W. Bienstock.
Mercure de France (compilation) (p. 45-66).
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III


À cette époque, tout Pétersbourg fut soudainement remué par une grande nouvelle : on annonçait l’arrivée du célèbre S… Tout ceux qui appartenaient pour si peu que ce fût au monde musical, à Pétersbourg, entrèrent en émoi. Les chanteurs, les acteurs, les poètes, les peintres, les mélomanes et même ceux qui ne l’étaient pas et affirmaient avec un modeste orgueil qu’ils ne comprenaient rien à la musique, s’arrachaient les billets. La salle ne pouvait contenir la dixième partie des enthousiastes qui avaient la possibilité de payer le billet d’entrée vingt-cinq roubles. Mais la réputation européenne de S…, sa gloire couronnée de lauriers, la fraîcheur inaltérable de son talent, les bruits répandus depuis peu qu’il ne prendrait plus que rarement l’archet pour le public, l’affirmation que c’était sa dernière tournée en Europe, et qu’ensuite il ne jouerait plus, tous ces bruits produisaient leur effet. En un mot, l’impression était générale et profonde.

J’ai déjà dit que la venue de tout nouveau violoniste, de toute célébrité, produisait sur mon beau-père l’effet le plus désagréable. Chaque fois, il s’empressait tout d’abord d’aller entendre l’artiste pour se rendre compte du degré de son talent. Il lui arrivait souvent d’être malade des louanges qu’il entendait autour de lui à l’adresse du nouveau venu, et il ne se calmait que s’il pouvait découvrir des défauts dans le jeu du violoniste et répandre avec une ironie amère son opinion par tout où cela lui était possible. Pauvre fou, il ne reconnaissait dans le monde entier qu’un seul talent, qu’un seul artiste, et, naturellement, cet artiste, c’était lui !

Le bruit fait autour de l’arrivée de S…, génie musical, produisit sur lui un effet foudroyant. Je ferai observer que pendant les dix dernières années, il n’était venu à Pétersbourg aucun artiste remarquable, même bien inférieur à S… C’est pourquoi mon père n’avait aucune idée du jeu des artistes européens de premier ordre. On m’a raconté que dès qu’il fut question de l’arrivée de S…, on vit mon père se montrer de nouveau dans les coulisses du théâtre. On m’a dit aussi avoir remarqué qu’il paraissait très ému, se renseignant avec inquiétude sur S…, et son futur concert.

Depuis longtemps on ne l’avait pas revu dans les coulisses et son apparition y produisit même quelque effet. Quelqu’un, pour l’agacer, lui dit d’un ton provocant : « Mon cher Egor Pétrovitch, ce que vous allez entendre maintenant, ce ne se sera pas une musique de ballet, mais une musique après laquelle il ne vous sera probablement plus possible de vivre. » On dit qu’il pâlit à cette moquerie ; il répondit cependant en souriant nerveusement : « Nous verrons ; les cloches sonnent fort derrière les montagnes. S… ne s’est fait entendre, je crois, qu’à Paris ; ce sont donc les Français qui ont fait sa réputation et on sait ce que sont les Français ! » Et tous ceux qui étaient là éclatèrent de rire. Le malheureux en fut offensé, mais se contenant, il ajouta que d’ailleurs il ne disait rien, qu’on verrait, que le surlendemain serait vite arrivé et que bientôt tous les miracles seraient dévoilés.

B… m’a raconté que ce même jour, avant la tombée de la nuit, il avait rencontré le prince X…, le dilettante bien connu, qui aimait et comprenait profondément l’art. Ils faisaient route ensemble et causaient de l’artiste nouvellement arrivé, quand soudain, au tournant d’une rue, B… avait aperçu mon père arrêté devant la vitre d’un magasin où il examinait attentivement le programme sur lequel, en gros caractères, était annoncé le concert de S…

— « Voyez-vous cet homme ? dit B… en indiquant mon père.

— « Qui est-ce ? demanda le prince.

— « Vous avez déjà entendu parler de lui. C’est cet Efimov dont je vous ai déjà entretenu plusieurs fois et à qui vous avez même accordé votre protection.

— « Ah ! C’est curieux, dit le prince. Vous m’en avez beaucoup parlé. On dit qu’il est très amusant. Je voudrais l’entendre jouer.

— « Cela n’en vaut pas la peine », répondit B…, « et ce n’est que pénible. Je ne sais quel effet il vous produirait, mais pour moi, il me déchire le cœur. Sa vie est une tragédie, lamentable, affreuse. Je connais à fond cet homme et, quelque bas qu’il soit tombé, toute sympathie pour lui n’est cependant pas encore morte en moi. Vous dites, prince, qu’il doit être très amusant ! C’est vrai, mais il fait une impression trop douloureuse. D’abord, il est fou ; ensuite ce fou est un criminel, car outre la sienne propre il a encore perdu deux existences : celles de sa femme et de sa fille. Je les connais. S’il était conscient de son crime, il en mourrait ; mais toute l’horreur réside en ceci que depuis huit ans il vit dans ce crime et depuis huit ans lutte avec sa conscience pour ne pas se l’avouer.

— « Vous disiez qu’il est pauvre ? dit le prince.

« Oui, mais la misère est presque un bonheur pour lui, puisqu’elle lui sert de prétexte. Maintenant il peut affirmer à tout le monde que c’est la misère seule qui l’empêche d’arriver, que s’il était riche, il aurait du temps, pas de soucis et qu’on verrait alors quel artiste il est. Il s’est marié dans l’espoir bizarre que les mille roubles que possédait sa femme lui permettraient de se mettre sur pied. Il a agi en poète et toute sa vie s’est toujours passée ainsi. Savez-vous ce qu’il ne cesse de dire depuis huit ans ? Il affirme que c’est sa femme qui est l’auteur de tous ses malheurs, que c’est elle qui l’arrête en tout. Il ne fait rien et ne veut pas travailler, et si vous lui ôtez cette femme, il sera la créature la plus misérable au monde. Voilà déjà plusieurs années qu’il n’a pas touché son violon et savez-vous pourquoi ? Parce que chaque fois qu’il prend en main l’archet, il est forcé de s’avouer dans son for intérieur qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas un artiste. Mais quand l’archet est mis de côté, il garde au moins l’illusion lointaine que ce n’est pas vrai. C’est un rêveur. Il pense que tout d’un coup, par quelque miracle, il deviendra l’homme le plus célèbre au monde. Sa devise est aut Cesar aut nihilComme si on pouvait devenir César comme cela, en un clin d’œil ! Il a soif de gloire. Et quand un sentiment pareil devient le moteur principal et unique d’un artiste, cet artiste n’est déjà plus un artiste, car il a perdu l’instinct artistique principal, qui est l’amour de l’art pour l’art, et non pour la gloire ou autre chose. Par exemple, quand S… prend l’archet, il n’existe plus rien au monde pour lui que la musique. Après l’archet, ce qu’il y a de plus important pour S…, c’est l’argent, et seulement, en troisième lieu, il me semble, la gloire. Mais il s’en soucie très peu… Savez-vous ce qui préoccupe maintenant ce malheureux ? ajouta B… en indiquant Efimov. C’est le souci le plus stupide, le plus misérable, le plus ridicule au monde : à savoir s’il est supérieur à S… ou si S… lui est supérieur. Rien de plus, parce qu’au fond, il est tout de même convaincu qu’il est le plus grand musicien de l’univers. Dites-lui qu’il n’est pas un artiste et je vous assure qu’il mourra sur le coup, comme frappé de la foudre ; c’est, en effet, une chose terrible de se séparer de l’idée fixe à laquelle on a sacrifié toute sa vie et dont le fondement est tout de même sérieux et profond, car sa vocation, au commencement, était vraiment sincère.

— « Ce sera curieux ce qu’il éprouvera quand il entendra S…, remarqua le prince.

— « Oui, dit B… pensif. Mais non, il se ressaisira tout de suite. Sa folie est plus forte que la vérité, et il inventera aussitôt quelque raison lui permettant de se reprendre.

— « Vous croyez ? »

À ce moment ils se trouvaient près de mon père. Celui-ci voulut se dérober, mais B… l’arrêta. Il lui demanda s’il serait au concert de S… Mon père répondit avec indifférence qu’il n’en savait rien, qu’il était pris par une affaire plus importante que tous les concerts et tous les virtuoses étrangers, que, d’ailleurs, il verrait et que, s’il avait une heure de libre, il irait peut-être. Puis, rapidement, l’air inquiet, il regarda tantôt B…, tantôt le prince, eut un sourire contraint, toucha son chapeau, fit un signe de tête et dépassa ses interlocuteurs, prétextant qu’il était pressé.

Mais moi, depuis la veille, je connaissais les préoccupations de mon père. Je ne savais pas précisément ce qui le tourmentait, mais je voyais qu’il était d’une inquiétude mortelle. Maman elle-même le remarqua. Elle était à cette époque très malade et pouvait à peine remuer les jambes. Père, à chaque instant, sortait de la maison et rentrait. Le matin, trois ou quatre camarades, d’anciens collègues, vinrent le voir, ce qui m’étonna beaucoup, car, à l’exception de Carl Féodorovitch, je ne voyais, pour ainsi dire, jamais personne chez nous, tout le monde ayant cessé de venir nous voir depuis que mon père avait abandonné définitivement le théâtre. Enfin Carl Féodorovitch accourut tout essoufflé. Il apportait le programme. J’écoutais et regardais attentivement. Tout cela m’inquiétait comme si j’étais coupable de tout le trouble, de toute l’angoisse que je lisais sur le visage de mon père. J’aurais bien voulu comprendre de quoi ils parlaient, et, pour la première fois, j’entendis prononcer le nom de S… Je compris ensuite qu’il fallait au moins quinze roubles pour entendre ce S… Je me rappelle aussi que mon père, ne pouvant se contenir, faisait de grands gestes de la main et disait qu’il connaissait ces merveilles d’outre-mer, ces génies extraordinaires, et S… aussi, que c’étaient tous des Juifs qui venaient prendre l’argent russe, parce que les Russes croient toujours à toutes les sottises, surtout quand elles viennent des Français. Je comprenais déjà ce que signifiait cette phase : Il n’a pas de talent ! Et les visiteurs de rire. Bientôt tous partirent, laissant mon père de très mauvaise humeur. Je me rendais compte qu’il était fâché, par une raison quelconque, contre ce S… et, pour le distraire, je m’approchai de la table, pris le programme et me mis à lire à haute voix le nom de S… Puis, tout en riant et en regardant mon père qui demeurait assis sur sa chaise, pensif, je dis : « C’est probablement un artiste comme Carl Féodorovitch ! Celui-là non plus ne réussira pas ? » Mon père tressaillit et, comme s’il en avait peur, arracha d’une main le programme, cria, tapa du pied, saisit son chapeau et voulut sortir de la chambre. Mais il se retourna aussitôt et m’appela dans le vestibule. Là, il m’embrassa, puis, avec une sorte d’inquiétude, une sorte de crainte dissimulée, il commença à me dire que j’étais une enfant sage et bonne, que sûrement je ne voudrais pas l’attrister, qu’il attendait de moi un grand service, mais il ne me dit pas lequel. En outre il m’était pénible de l’entendre. Je voyais que ses paroles et ses caresses n’étaient pas désintéressées, et tout cela me bouleversait. Je commençais à être terriblement inquiète pour lui.

Le lendemain, pendant le dîner, c’était la veille du concert, mon père parut tout à fait consterné. Il était très changé et à chaque instant regardait maman. Enfin, je fus tout étonnée quand il se mit à causer avec elle. J’étais étonnée, parce qu’il ne lui parlait presque jamais.

Après le dîner, il commença à me flatter particulièrement. À chaque instant, sous différents prétextes, il m’appelait dans le vestibule, regardait tout autour de lui, comme s’il avait peur d’être pris en faute, et il me caressait la tête, m’embrassait et me disait tout le temps que j’étais une bonne enfant, obéissante, que j’aimais sans doute mon père et ferais sûrement ce qu’il me demanderait. Tout cela me causait une angoisse épouvantable. Enfin, quand, pour la dixième fois, il m’appela dans le vestibule, la chose s’expliqua. D’un air douloureux, regardant avec inquiétude de tous côtés, il me demanda si je savais où maman avait caché les vingt-cinq roubles qu’elle avait rapportés la veille au matin. À cette question, je devins folle de terreur. Mais à ce moment, quelqu’un ayant fait du bruit dans l’escalier, mon père, effrayé, me laissa là et s’enfuit.

Il ne rentra que le soir, confus, triste, soucieux. Il s’assit silencieusement sur sa chaise et commença à me regarder avec une sorte de joie. J’étais saisie de crainte et m’efforçais d’éviter ses regards.

Enfin, maman, qui était restée au lit toute la journée, m’appela, me donna de la monnaie et m’envoya acheter du thé et du sucre. Chez nous, on buvait du thé très rarement, maman ne se permettait ce véritable luxe pour nos moyens que quand elle se sentait souffrante et fiévreuse.

Je pris l’argent et sortis. Sitôt dans le vestibule, je me mis à courir comme si j’avais eu peur qu’on ne me rattrapât. Mais ce que je craignais arriva. Mon père me rejoignit quand déjà j’étais dans la rue et me fit revenir dans l’escalier.

— « Niétotchka, dit-il d’une voix tremblante, ma chérie, écoute, donne-moi cet argent, et demain…

— « Père, petit père ! m’écriai-je en me mettant à genoux et le suppliant. Je ne puis pas, c’est impossible, maman a besoin de thé. On ne peut pas prendre chez maman ; c’est impossible. Je prendrai une autre fois.

— « Alors tu ne veux pas ? Tu ne veux pas ? me chuchotait-il en délire. Alors tu ne m’aimes pas. C’est bien. Maintenant je t’abandonne. Reste avec ta mère. Moi, je m’en irai et ne te prendrai pas avec moi, tu entends, méchante fille ! Tu entends…

— « Petit père ! m’écriai-je saisie d’horreur. Prends l’argent, va ! Que puis-je faire maintenant ? disais-je en me tordant les mains et le saisissant par son veston. Maman pleurera, maman me grondera encore… »

Il paraissait ne pas s’être attendu à une résistance pareille ; toutefois il prit l’argent. Enfin, n’ayant plus la force d’entendre mes supplications et mes sanglots, il m’abandonna sur l’escalier et courut en bas…

Je montai chez nous ; mais à la porte de notre logement mes forces m’abandonnèrent. Je n’osais pas entrer : je ne pouvais pas entrer. Tout ce que j’avais de cœur était révolté et bouleversé. Le visage enfoui dans mes mains, je m’assis près de la fenêtre, comme le jour où j’avais entendu exprimer à mon père son désir que maman meure.

J’étais dans une sorte d’inconscience et tremblais au moindre bruit dans l’escalier. Enfin j’entendis qu’on montait hâtivement. C’était lui. Je reconnaissais son pas.

— « Tu es ici ? » chuchota-t-il.

Je me jetai vers lui.

— « Tiens ! fit-il en me mettant l’argent dans la main. Prends-le. Maintenant je ne suis plus ton père. Tu aimes ta mère plus que moi. Alors va chez ta mère. Moi je ne veux plus te connaître ! » Et, en disant cela, il me repoussa et de nouveau descendit en courant l’escalier.

Toute en pleurs, je me mis à courir derrière lui.

— « Père, petit père, je t’obéirai ! criai-je. Je t’aime plus que maman ! Reprends l’argent ! Reprends-le ! »

Mais il ne m’entendit pas et disparut à ma vue…

Toute cette soirée, je fus comme morte et tremblante de fièvre. Je me rappelle que maman me parla, m’appela près d’elle ; mais je n’entendais et ne voyais rien. Enfin la crise se produisit. Je me mis à pleurer, à crier. Maman, effrayée, ne savait que faire. Elle me prit dans son lit, et je ne me souviens plus comment je m’endormis, mes bras autour de son cou, tremblant de peur à chaque instant. Toute la nuit se passa ainsi. Le matin, je m’éveillai tard ; maman n’était déjà plus à la maison. C’était le moment où elle se trouvait toujours dehors pour son travail. Mon père était là avec un étranger, et tous deux causaient à haute voix. J’attendais avec impatience le départ de ce visiteur et, dès que je fus seule avec mon père, j’allai me jeter dans ses bras, et, en sanglotant, je me mis à le supplier de me pardonner ma conduite d’hier.

— « Seras-tu une enfant sage, comme auparavant ? me demanda-t-il sévèrement.

— « Oui, petit père, répondis-je. Je te dirai où maman cache l’argent. Hier il était dans cette petite boîte.

— « Où ? s’écria-t-il, s’animant soudain et se levant de sa chaise. Où est-il ?

— « L’argent est enfermé, petit père ! dis-je. Attends à ce soir, quand maman enverra changer, parce que la petite monnaie est déjà toute dépensée.

— « J’ai besoin de quinze roubles, Niétotchka, tu entends ? Seulement quinze roubles. Trouve-les-moi aujourd’hui et demain je te rapporterai tout. Et tout de suite j’irai t’acheter des gâteaux, des noix. Je t’achèterai aussi une poupée, demain même… Et chaque jour je t’apporterai des cadeaux, si tu es gentille…

— « Non père, il ne faut pas… Je ne veux pas de gâteaux. Je ne les mangerai pas. Je te les rendrai ! » m’écriais-je en sanglotant, car une terrible angoisse venait de me saisir au cœur.

Je sentais à ce moment qu’il n’avait pas pitié de moi, qu’il ne m’aimait pas, puisqu’il ne voyait pas que je l’aimais et qu’il pensait que je n’agirais que pour des cadeaux. À ce moment, moi, une enfant, je le comprenais merveilleusement, et je sentais que désormais je ne pourrais plus l’aimer comme auparavant, que j’avais perdu pour toujours mon petit père. Lui, il était dans l’enthousiasme à cause de mes promesses. Il voyait que j’étais prête à tout pour lui, que je ferais tout pour lui, et Dieu sait combien pour moi il y avait de choses dans ce « tout » ! Je comprenais ce que représentait cet argent pour ma pauvre maman. Je savais qu’elle pouvait tomber malade de chagrin si elle le perdait, et le remords criait en moi. Mais lui ne voyait rien. Il me considérait comme une enfant de trois ans, alors que je comprenais déjà tout. Son enthousiasme ne connaissait pas de bornes. Il m’embrassait, me suppliait de ne pas pleurer, me promettait qu’aujourd’hui même nous nous en irions tous deux quelque part, sans maman, flattant ainsi ma persistante fantaisie. Enfin il tira de sa poche un programme et se mit à me raconter que cet homme qu’il irait voir aujourd’hui était son pire ennemi, son ennemi mortel, mais que ses ennemis ne triompheraient pas. Il ressemblait lui-même à un enfant, en me parlant à moi de ses ennemis. Mais ayant remarqué que je ne souriais pas comme j’en avais l’habitude quand il me parlait, et que je l’écoutais en silence, il prit son chapeau et sortit hâtivement, comme s’il était attendu quelque part. En s’en allant, il m’embrassa encore une fois, et me fit un signe de tête accompagné d’un sourire, comme s’il n’était pas sûr de moi et m’exhortait à ne pas réfléchir.

J’ai déjà dit qu’il était comme un fou et cela depuis la veille. Il avait besoin d’argent afin d’acheter un billet pour le concert qui devait décider de son sort. Il avait l’air de pressentir que ce concert résoudrait tout, mais il était si bouleversé que, la veille, il avait voulu me prendre la monnaie de billon, comme s’il pouvait avec cet argent se procurer un billet.

Ses bizarreries se montrèrent encore davantage pendant le dîner. Il ne pouvait littéralement pas tenir en place et ne touchait à aucun plat. À chaque instant, il se levait de table, puis se rasseyait comme s’il se ravisait. Tantôt il prenait son chapeau, comme s’il devait aller quelque part, puis tout à coup il devenait étrangement distrait, marmonnait quelque chose ou bien, soudain, me regardait en clignant des yeux, me faisait des signes, comme s’il avait hâte de recevoir l’argent le plus vite possible, et comme s’il était fâché que je ne l’aie pas encore pris. Maman elle-même remarqua ses excentricités et le regarda avec étonnement. Moi, j’étais comme une condamnée à mort. Quand le repas fut terminé, j’allai me blottir dans un coin, et, tremblant de fièvre, je comptais les minutes jusqu’à l’heure où maman avait l’habitude de m’envoyer faire les achats. De ma vie entière je n’ai passé d’aussi pénibles instants, et ils se sont gravés pour toujours dans ma mémoire. Que n’ai-je pas éprouvé durant ces heures ! Il est des moments où la conscience vit davantage que pendant des années entières. Je sentais que je commettais une mauvaise action. Lui-même avait ravivé mes bons instincts quand, effrayé de m’avoir poussée au mal, la première fois, il m’avait expliqué que j’avais agi vilainement. Ne pouvait-il donc pas comprendre qu’il est difficile de tromper une nature avide d’impressions et qui déjà sent et conçoit ce qui est bien ou mal ? Je comprenais que c’était une terrible nécessité qui avait pu l’amener à me pousser au vice pour la seconde fois, et à sacrifier ainsi une pauvre enfant sans défense, en risquant encore une fois de débaucher sa conscience instable.

Et maintenant, blottie dans un coin, je me demandais : Pourquoi m’a-t-il promis des récompenses, puisque j’étais bien décidée à agir de mon plein gré ? De nouvelles sensations, de nouvelles aspirations, de nouvelles questions, se pressaient en moi et me tourmentaient. Ensuite, tout d’un coup, je me mis à penser à maman. Je me représentai sa douleur devant la perte de son dernier argent, fruit de son travail.

Enfin, maman ayant terminé la besogne qu’elle avait grand peine à faire, m’appela. Je tressaillis, et m’approchai d’elle. Elle prit l’argent dans la commode, et me le remit en disant : « Va, Niétotchka, mais, au nom de Dieu, veille à ce qu’on ne te le vole pas comme l’autre fois, et ne perds rien. »

Je regardai mon père d’un air suppliant, mais il hocha la tête, me sourit d’un air approbateur, en se frottant les mains d’impatience.

La pendule sonnait six heures. Le concert commençait à sept heures. Lui aussi devait souffrir beaucoup de cette attente.

Je m’arrêtai dans l’escalier pour l’attendre. Il était si ému et si impatient que, sans aucune précaution, il courut aussitôt derrière moi. Je lui remis l’argent. L’escalier était noir et je ne pouvais voir son visage, mais je le sentais qui tremblait en prenant l’argent. J’étais presque sans connaissance et ne bougeais pas. Enfin je me ressaisis quand il voulut m’envoyer en haut lui chercher son chapeau.

Il ne voulait pas rentrer.

— « Père, est-ce que tu ne remonteras pas avec moi ? » demandai-je d’une voix entrecoupée, mon dernier espoir étant qu’il me défendît.

— « Non… Va seule… Attends, attends !… s’écria-t-il, attends ! Je t’apporterai un cadeau tout de suite ; monte d’abord et apporte-moi ici mon chapeau. »

Ce fut comme si une main glacée me serrait tout à coup le cœur. Je poussai un cri et montai en courant. Quand j’entrai dans la chambre, j’étais pâle comme une morte, et si même j’avais voulu dire maintenant qu’on m’avait arraché l’argent, maman ne l’eût pas cru. Mais j’étais incapable de prononcer un seul mot. Dans l’excès de mon désespoir, je me jetai sur le lit de maman et cachai mon visage dans mes mains. Une minute après, la porte grinça doucement.

Mon père entra. Il venait chercher son chapeau.

— « Où est l’argent ? s’écria tout d’un coup maman, devinant subitement que quelque chose d’extraordinaire venait de se passer. Où est l’argent ? Parle, parle donc ! »

Elle m’arracha du lit et me plaça au milieu de la chambre. Je me taisais, les yeux baissés. Je comprenais à peine ce qui se passait en moi et ce qu’on avait fait avec moi.

— « Où est l’argent ? s’écria-t-elle de nouveau, en me lâchant et en se tournant brusquement vers mon père qui prenait son chapeau. Où est l’argent ? répéta-t-elle. Ah ! elle te l’a donné ! Vaurien, assassin ! Alors tu veux la perdre aussi, une enfant ! Non, non, tu ne t’en iras pas comme ça ! ».

Aussitôt elle s’élança vers la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche.

— « Parle ! Avoue, me dit-elle d’une voix à peine distincte d’émotion. Avoue ! Parle, parle donc, ou… Je ne sais pas ce que je te ferai ! »

Elle m’avait saisi la main et la tordait en m’interrogeant.

Un moment je m’étais juré de me taire, de ne pas dire un mot de papa ; mais timidement, pour la dernière fois, je levai les yeux sur lui. Un regard de lui, un mot, quelque chose que j’attendais, que j’implorais, et j’eusse été heureuse malgré n’importe quelles souffrances, n’importe quelles tortures… Mais, mon Dieu ! d’un geste froid, menaçant, il m’ordonna de me taire, comme si, en ce moment, je pouvais redouter une autre menace. Ma gorge se serra, ma respiration s’arrêta, mes jambes flageolèrent.

Je perdis connaissance et tombai sur le sol…

Ma crise nerveuse de la veille se reproduisait.

Je revenais à moi, quand soudain on frappa à la porte de notre logement. Maman alla ouvrir, et j’aperçus un homme en livrée qui, en entrant dans la chambre, promena un regard d’étonnement sur nous tous et demanda le musicien Efimov. Mon père s’avança. Le valet lui tendit une enveloppe en disant qu’il venait de la part de B… qui était en ce moment chez le prince. L’enveloppe contenait un billet d’entrée pour le concert de S…

L’apparition du valet en riche livrée qui prononçait le nom du prince son maître, lequel envoyait exprès chez le pauvre musicien Efimov, tout cela produisit pour un moment une très forte impression sur maman. J’ai dit tout au commencement de mon récit, en parlant de son caractère, que la pauvre femme aimait toujours mon père. Et maintenant, malgré huit années d’angoisses et de souffrances continuelles, son cœur n’avait pas changé. Elle pouvait encore l’aimer ! Qui sait, peut-être entrevit-elle soudain un changement de son sort. L’ombre même d’un espoir pouvait agir sur elle. Qui sait, peut-être elle aussi était-elle contaminée par la confiance inébranlable de son fol époux. Il était même impossible que cette confiance n’eût pas eu quelque influence sur elle, faible femme ; et en un instant elle pouvait faire des milliers de suppositions sur l’intention du prince. En ce moment, elle était prête de nouveau à se tourner vers son mari, à lui pardonner tout et même son dernier crime, la corruption de son unique enfant, et, dans un accès d’enthousiasme et d’espoir, de voir en ce crime une simple faute, un manque de caractère dû à sa misère, à sa vie rebutante, à sa situation désespérée. Tout en elle était enthousiasme, et, en ce moment, elle était prête au pardon et à la pitié infinie pour son malheureux époux.

Mon père commençait à s’agiter. Lui aussi était frappé de l’attention du prince et de B… Il échangea quelques mots à voix basse avec maman, et elle sortit. Deux minutes après, elle revint apporter l’argent qu’elle était allée changer, et mon père donna un rouble au valet qui partit en saluant très poliment. Ensuite maman, qui était de nouveau sortie pour un moment, rapporta un fer à repasser, prit la plus belle chemise de son mari et se mit à la repasser. Elle lui attacha elle-même une cravate blanche, qui était conservée à tout hasard dans sa garde robe, ainsi que son habit noir, très élimé, qu’il s’était fait faire quand il était rentré au théâtre. Quand sa toilette fut terminée, mon père prit son chapeau et, avant de sortir, demanda un verre d’eau. Il était pâle, fatigué, et s’assit sur une chaise. C’est moi qui lui donnai l’eau. Peut-être un sentiment hostile s’était-il emparé de nouveau du cœur de maman et avait-il refroidi son premier mouvement.

Mon père sortit ; nous restâmes seules. Je me blottis dans un coin et, longtemps, en silence, je regardai maman. Je ne l’avais jamais vue si émue. Ses lèvres tremblaient ; ses joues pâles subitement s’empourpraient par moments elle tremblait de tous ses membres. Enfin son angoisse finit par s’épandre en des plaintes, des murmures, des sanglots.

— « Oui, c’est moi, c’est moi qui suis coupable de tout. Malheureuse ! » disait-elle. « Qu’adviendra-t-il d’elle ? Que deviendra-t-elle quand je serai morte ? » Elle s’arrêta au milieu de la chambre comme frappée de la foudre à cette sombre pensée. « Niétotchka, mon enfant, ma pauvre chérie, malheureuse enfant ! dit-elle en me prenant par les mains et m’embrassant. Que deviendras-tu quand moi-même je ne puis t’éduquer, te soigner ? Ah ! tu ne me comprends pas. Comprends-tu, te rappelleras-tu ce que je te dis maintenant ? Niétotchka, te souviendras-tu ?

— « Oui, oui, maman », dis-je en joignant les mains.

Longtemps elle me tint fortement serrée dans ses bras, comme si elle avait peur à l’idée de se séparer de moi. Mon cœur se déchirait.

— « Petite mère, maman ! dis-je en sanglotant, pourquoi… pourquoi n’aimes-tu pas papa ? »

Les sanglots m’empêchèrent d’achever… Un cri s’échappa de sa poitrine. Ensuite, de nouveau, terriblement angoissée, elle se mit à marcher dans la chambre.

— « Ma pauvre, ma pauvre petite ! Je n’avais même pas remarqué qu’elle grandissait ! Elle sait, elle sait tout ! Mon Dieu ! quelle impression, quel exemple ! » Et de nouveau elle se tordait les mains désespérément. Ensuite elle s’approcha de moi et m’embrassa avec passion. Elle baisait mes mains, les mouillait de ses larmes et me suppliait de lui pardonner… Jamais je n’ai vu de souffrance pareille… Enfin elle parut se calmer. Toute une heure se passa ainsi. Puis elle se leva, fatiguée, brisée, et me dit de me coucher. J’allai dans mon coin, m’enveloppai dans ma couverture, sans pouvoir m’endormir ; la pensée d’elle et de mon père me tourmentait. Impatiente, j’attendais qu’elle revînt vers moi.

Au souvenir de ce qui s’était passé, l’horreur me saisissait. Une demi-heure après, ma mère prit la bougie et s’approcha de moi pour voir si je dormais. Pour la rassurer, je fermai les yeux et feignis de dormir.

Ensuite, sur la pointe des pieds, elle alla jusqu’à l’armoire, l’ouvrit et se versa un verre de vin. Elle le but et se coucha, laissant la bougie allumée sur la table et la porte ouverte, comme elle faisait toujours quand mon père devait rentrer tard. J’étais couchée et dans un état presque d’inconscience, mais je ne dormais pas ; et à peine fermais-je les yeux, que d’horribles visions m’assaillaient. Mon angoisse grandissait de plus en plus. Je voulais crier, mais ma voix s’étranglait dans ma gorge. Il était déjà très tard dans la nuit, quand j’entendis la porte s’ouvrir. Je ne me rappelle pas combien de temps s’écoula, mais quand j’ouvris tout à fait les yeux, j’aperçus mon père. Il me parut affreusement pâle. Il était assis sur une chaise, près de la porte, et semblait réfléchir. Un silence de mort régnait dans la chambre. La chandelle à demi-consumée éclairait tristement notre logis.

Je regardai longtemps, mais mon père ne bougeait toujours pas de place. Il restait assis, immobile, la tête baissée, les mains appuyées sur les genoux.

Plusieurs fois je voulus l’appeler, mais les sons ne sortaient pas de ma gorge. Enfin, tout d’un coup, il remua, redressa la tête et se leva de sa chaise. Il resta debout au milieu de la chambre pendant quelques minutes, comme s’il prenait une décision ; ensuite, résolument, il s’approcha du lit de maman, écouta, puis s’étant convaincu qu’elle dormait, il se dirigea vers le coffre dans lequel était son violon. Il ouvrit le coffre, prit la boîte noire renfermant le violon et la posa sur la table. Il regarda de nouveau autour de lui. Son regard était trouble et vague ; je n’avais jamais encore remarqué chez lui un pareil regard.

Il prit le violon et le posa aussitôt ; il alla fermer la porte ; puis ayant remarqué que l’armoire était ouverte, il s’en approcha doucement, vit le verre et la bouteille, se versa du vin et but. Alors, pour la troisième fois, il prit son violon ; mais, cette fois encore, il le laissa aussitôt et s’approcha du lit de maman. Tremblante de peur, j’attendais ce qui allait se passer.

Il écouta quelque chose longtemps, puis, soudain, descendit la couverture qui cachait le visage, qu’il se mit à palper avec la main. Je tressaillis. Il se pencha encore une fois et appuya presque sa tête sur le visage de maman. Mais quand il se releva pour la dernière fois, une sorte de sourire passa sur sa face extraordinairement pâle. Il ramena doucement et soigneusement la couverture du lit sur maman, lui enveloppant la tête et les jambes… Je commençais à trembler d’une terreur incompréhensible. J’avais peur pour maman, j’avais peur de son sommeil profond, et avec inquiétude je regardais cette ligne immobile que dessinait son corps sous la couverture. Une terrible pensée traversa comme la foudre mon esprit !

Tous ces préparatifs terminés, mon père se dirigea de nouveau vers l’armoire et but le reste du vin. Il tremblait de tout son corps en s’approchant de la table. Il était méconnaissable, tellement il était pâle. De nouveau il prit son violon. J’avais vu ce violon et je savais ce que c’était, mais maintenant j’attendais quelque chose de terrible, d’effrayant, de merveilleux, et je tressaillis aux premiers sons. Mon père commençait à jouer. Mais les sons étaient saccadés. À chaque instant mon père s’arrêtait, comme s’il cherchait à se rappeler quelque chose. Enfin, d’un air déchiré, douloureux, il posa son archet et regarda vers le lit d’une façon étrange. Là, quelque chose ne cessait de l’inquiéter. Il s’approcha de nouveau du lit… Je ne perdais pas un seul de ses mouvements, et, saisie d’un sentiment atroce, je le suivais du regard.

Tout d’un coup, hâtivement, ses mains se mirent à chercher quelque chose et, de nouveau, la même pensée terrible me brûla comme la foudre. Il me vint en tête : « Pourquoi donc maman dort-elle si profondément ? Pourquoi ne s’éveille-t-elle pas quand il tâte son visage avec sa main ? » Enfin je vis qu’il ramassait tout ce qu’il pouvait trouver de notre garde-robe. Il prit le manteau de maman, son vieux veston, sa robe de chambre, même la robe que j’avais ôtée en me couchant, et il mit tout cela sur maman, la roulant ainsi presque complètement dans cet amas de vêtements. Elle était toujours immobile ; pas un de ses membres ne remuait. Elle dormait d’un profond sommeil !

Quand il eut achevé son travail il respira plus librement. Maintenant rien ne le dérangeait plus ; toutefois quelque chose l’inquiétait encore. Il déplaça la bougie et se tourna face à la porte, afin de ne pas voir même le lit. Alors, il prit le violon et, d’un geste désespéré, brandit l’archet.

La musique commença. Mais ce n’était pas de la musique… Je me rappelle tout cela avec une netteté particulière. Je me rappelle tout ce qui, en cet instant, frappa mon attention. Non, ce n’était pas de la musique telle que j’ai eu l’occasion d’en entendre plus tard. Ce n’étaient pas des sons de violon ; on eût dit une voix terrible hurlant dans notre sombre logis.

Étaient-ce mes sens ou mes sentiments maladifs, anormaux qui étaient frappés de tout ce dont j’étais témoin, mais je suis fermement convaincue que j’entendais des gémissements, des cris humains, des sanglots. Un terrible désespoir jaillissait de ces sons et quand enfin éclata l’effrayant accord final, il me sembla que s’unissait en un seul ensemble tout ce qu’il y a de plus épouvantable dans les souffrances, l’angoisse et l’agonie…

Je n’en pouvais plus. Je tremblais ; les larmes jaillissaient de mes yeux et, dans un cri fou, désespéré, je me jetai vers mon père et l’enlaçai de mes bras. Il poussa un cri et posa le violon.

Pendant une minute, il parut comme éperdu. Enfin ses yeux coururent de tous côtés. Il avait l’air de chercher quelque chose. Soudain, il saisit le violon et l’agita au-dessus de ma tête… Encore un moment et peut-être il m’aurait tuée.

— « Père ! petit père ! » m’écriai-je.

À ma voix il se remit à trembler comme une feuille et recula de deux pas.

— « Ah ! ah ! tu es encore là ! Alors tout n’est pas terminé ! Alors tu es restée avec moi ! » s’écria-t-il, en me soulevant par les épaules.

— « Père ! m’écriai-je de nouveau, ne m’effraye pas, je t’en supplie ! J’ai peur ! Ah ! »

Mes larmes l’étonnèrent. Il me posa doucement sur le sol et, pendant une minute, me regarda en silence, comme s’il cherchait à me reconnaître et à se rappeler quelque chose. Enfin, tout d’un coup, il sembla bouleversé, comme frappé par une idée terrible ; des larmes jaillirent de ses yeux troublés ; il se pencha vers moi et se mit à regarder attentivement mon visage.

— « Petit père, lui dis-je, tremblant de peur, ne me regarde pas ainsi ! Partons d’ici au plus vite. Allons, partons !

— « Oui, oui, partons ! Il est temps. Allons, Niétotchka, plus vite, plus vite ! » Et il se mit à s’agiter comme s’il comprenait maintenant ce qu’il devait faire. Il regardait rapidement autour de lui, et, remarquant sur le parquet le fichu de maman, il le prit et le mit dans sa poche. Ensuite il aperçut un bonnet qu’il prit aussi et qu’il cacha, comme s’il se préparait pour une longue route et voulait emporter tout ce dont il pourrait avoir besoin. En un clin d’œil je mis ma robe et, moi aussi, hâtivement, je me mis à m’emparer de tout ce que je jugeais nécessaire pour la route.

— « Est-ce tout, tout ? demanda mon père. Tout est-il prêt ? Plus vite, plus vite ! »

Hâtivement je fis un paquet, mis sur ma tête un fichu, et déjà nous allions sortir, quand soudain il me vint en tête qu’il fallait emporter aussi le tableau qui était accroché au mur. Mon père fut de cet avis. Maintenant il était doux, parlait à voix basse et me pressait seulement d’aller plus vite. Le tableau était accroché très haut. À nous deux, nous approchâmes une chaise sur laquelle nous plaçâmes un petit banc, et enfin, après de longs efforts, le tableau fut décroché. Tout était maintenant prêt pour notre voyage. Il me prit par la main, et nous allions sortir, quand, brusquement, mon père me retint. Longtemps il se frotta le front comme pour se rappeler ce qu’il y avait encore à faire. Enfin il parut avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il prit les clefs qui étaient sous l’oreiller de maman, et, rapidement, se mit à chercher quelque chose dans la commode ; puis il revint près de moi et m’apporta quelque menue monnaie trouvée dans le tiroir.

— « Prends, prends cela, et garde-le bien, me chuchota-t-il. Ne le perds pas. Prends garde ! »

Il me mit l’argent d’abord dans la main, puis me le glissa dans mon corsage. Je me souviens que je tressaillis quand cet argent toucha mon corps, et il me semble que c’est seulement à partir de ce moment que j’ai compris ce que c’était que l’argent.

Maintenant, nous étions prêts ; mais soudain il m’arrêta de nouveau.

— « Niétotchka, me dit-il comme s’il faisait un effort pour rassembler ses idées, mon enfant, j’ai oublié… Quoi ? Que faut-il encore ?… Je ne me rappelle pas… Oui, oui, je sais… Viens ici, Niétotchka… »

Il me conduisit dans le coin où était l’icône et me fit mettre à genoux.

— « Prie, prie, mon enfant ! Ce sera mieux… Oui, vraiment, ce sera mieux… me chuchota-t-il en indiquant l’image sainte et me regardant étrangement. Prie, prie… » fit-il d’une voix suppliante.

Je me mis à genoux, je joignis les mains et, pleine d’effroi et de désespoir, je m’effondrai sur le sol ; je restai ainsi pendant quelques minutes, comme morte. Je tendais toutes mes pensées, tous mes sentiments vers la prière ; mais la crainte l’emportait. Je me relevai torturée par l’angoisse. Je ne voulais plus le suivre. J’avais peur de lui. Je voulais rester. Enfin ce qui me tourmentait s’échappa de ma poitrine.

— « Père, dis-je en fondant en larmes, et maman ? Qu’est-ce qu’elle devient, maman ? Où est-elle ? Où est maman ? »

Je ne pouvais plus prononcer un mot et fondis en larmes. Lui aussi, les larmes aux yeux, me regardait. Enfin il me prit par la main, m’emmena vers le lit, écarta le monceau de vêtements et rabattit la couverture. Mon Dieu ! Elle était morte, déjà froide et bleuie. Presque sans connaissance, je me jetai sur le cadavre de ma mère et l’enlaçai.

Mon père me fit mettre à genoux.

— « Salue-la, mon enfant, dis-lui adieu », fit-il.

Je m’inclinai. Mon père salua avec moi. Il était affreusement pâle ; ses lèvres remuaient et murmuraient quelque chose.

— « Ce n’est pas moi, Niétotchka, ce n’est pas moi ! me dit-il en indiquant le cadavre d’une main tremblante. Tu entends. Ce n’est pas moi. Je ne suis pas coupable de cela. Souviens-toi, Niétotchka.

— « Papa ! Allons, il est temps, chuchotai-je, saisie de peur.

— « Oui, il y a longtemps qu’il fallait partir », et me saisissant par le bras il marcha résolument vers la porte. « Eh bien, maintenant, en route ! Grâce à Dieu, maintenant tout est fini ! »

Nous descendîmes l’escalier. Le portier, à demi endormi, nous ouvrit la porte de la rue, et jeta sur nous un regard soupçonneux. Mon père, comme s’il redoutait une question de sa part, sortit le premier presque en courant, de sorte que je ne le rejoignis qu’avec peine. Nous traversâmes notre rue et débouchâmes sur le quai du canal. Pendant la nuit, la neige était tombée, et maintenant encore elle tombait à petits flocons. Il faisait froid. J’étais transie jusqu’aux os. Je courais derrière mon père, accrochée à la basque de son habit. Il avait son violon sous le bras et, à chaque instant, il s’arrêtait pour retenir la boîte.

Nous marchâmes ainsi pendant environ un quart d’heure. Enfin il s’avança jusqu’au canal et s’assit sur la dernière borne, à deux pas de l’eau. Autour de nous, pas une âme. Mon Dieu ! Je me rappelle comme d’aujourd’hui cette terrible sensation qui, soudain, s’empara de moi ! Enfin tout ce à quoi j’avais rêvé pendant toute une année se réalisait ! Nous avions quitté notre misérable logis. Mais était-ce là ce que je rêvais ? Était-ce ce qu’avait créé mon imagination d’enfant, quand je rêvais au bonheur de celui que j’aimais si profondément ? À ce moment j’étais surtout tourmentée à la pensée de maman. »

Pourquoi l’avons-nous laissée seule ? pensais-je. Pourquoi avons-nous abandonné son corps, comme un objet inutile ? Je me rappelle que cette idée-là me tourmentait particulièrement.

— « Père, commençai-je, n’ayant plus la force de me retenir. Petit père !

— « Quoi ? fit-il sévèrement.

— « Père, pourquoi avons-nous abandonné là-bas maman ? Pourquoi ? demandai-je en pleurant. Père, retournons chez nous, et appelons quelqu’un à son secours.

— « Oui, oui, s’écria-t-il soudain en se levant de la borne, comme si une idée nouvelle lui venait en tête, une idée qui résolvait toutes ses incertitudes. Oui, Niétotchka, on ne peut pas la laisser ainsi. Il faut retourner près de maman. Elle a froid là-bas ! Va chez elle, Niétotchka. Va. Là-bas il y a une bougie ; il ne fait pas noir. N’aie pas peur. Fais venir quelqu’un près d’elle. Ensuite tu viendras me retrouver ; tu viendras seule ; je t’attendrai ici. Je ne m’en irai pas… »

Je partis aussitôt ; mais à peine étais-je remontée jusqu’au trottoir que, soudain, quelque chose me frappa au cœur… Je me retournai, et je le vis qui déjà s’enfuyait loin de moi, me laissant seule, m’abandonnant en un pareil moment ! Je criai de toutes mes forces et, saisie d’effroi, je me mis à courir pour le rattraper. J’étouffais. Il courait de plus en plus vite, et déjà je le perdais de vue. En route, je trouvai son chapeau qu’il avait laissé tomber. Je le ramassai et repris ma course. Le souffle me manquait ; mes jambes fléchissaient. Je me sentais le jouet de quelque chose d’horrible. Il me semblait que tout cela n’était qu’un rêve et, par moments, j’avais la même sensation que dans mes rêves, lorsque je me voyais m’enfuyant loin de quelqu’un, et que, mes jambes cédant sous moi, on m’attrapait, tandis que je tombais sans connaissance. Cette sensation épouvantable me déchirait. J’avais pitié de lui ; mon cœur souffrait en le voyant, sans manteau ni chapeau, me fuir, moi, son enfant aimée. Je voulais le rattraper seulement pour, l’embrasser encore une fois, très fort, lui dire de n’avoir pas peur de moi, le calmer, l’assurer que je ne courrais pas après lui, s’il ne le voulait pas, et que j’irais seule chez maman.

Enfin je le vis tourner dans une rue. Je m’engageai, moi aussi, dans cette rue ; je le distinguais encore, devant moi… Mais là, mes forces m’abandonnèrent… Je me mis à pleurer, à crier…

Je me rappelle qu’en courant je me heurtai à deux passants qui s’arrêtèrent au milieu du trottoir et me regardèrent avec étonnement.

— « Père ! petit père ! » criai-je pour la dernière fois. Mais tout d’un coup je glissai sur le trottoir et tombai. Je sentis que mon visage était tout couvert de sang. Un moment après, je perdis connaissance…

Je m’éveillai dans un lit chaud et douillet et vis autour de moi des visages affables, tendres, qui se montraient joyeux de mon réveil. J’aperçus une vieille dame, avec des lunettes sur le nez ; un monsieur de haute taille, qui me regardait avec une profonde commisération ; ensuite une belle jeune femme, et enfin un vieux monsieur qui me tenait la main et regardait sa montre.

Je venais de m’éveiller à une nouvelle vie.

Un des passants que j’avais rencontrés pendant ma fuite était le prince X…, et c’était près de son hôtel que j’étais tombée. Quand, après de longues recherches, on apprit qui j’étais, le prince, qui avait envoyé le billet à mon père pour le concert de S…, frappé de cette étrange coïncidence, décida de me recueillir dans sa maison et de me faire élever avec ses enfants. On fit une enquête pour savoir ce qu’était devenu mon père. On apprit qu’il avait été arrêté, en dehors de la ville, en proie à un accès de folie furieuse. On l’avait conduit à l’hôpital où il était mort deux jours après.

Une mort pareille était la conséquence nécessaire, naturelle, de toute sa vie. Il devait mourir ainsi, quand tout ce qui le soutenait dans la vie disparaissait d’un coup comme une vision, comme un rêve vide. Il mourut après avoir perdu son dernier espoir, après avoir eu la vision nette de tout ce qui avait leurré et soutenu sa vie. La vérité l’aveugla de son éclat insoutenable, et ce qui était le mensonge lui apparut tel à lui-même. Pendant la dernière heure de sa vie, il avait entendu un génie merveilleux qui lui avait conté sa propre existence et l’avait condamné pour toujours. Avec le dernier son jailli du violon du génial S… s’était dévoilé à ses yeux tout le mystère de l’art, et le génie, éternellement jeune, puissant et vrai, l’avait écrasé de sa vérité. Il semblait que tout ce qui l’avait tourmenté durant toute sa vie, par des souffrances mystérieuses, indicibles, tout ce qu’il n’avait vu jusqu’à ce jour que dans un rêve et qu’il fuyait avec horreur et se masquait par le mensonge de toute sa vie, tout ce qu’il pressentait et redoutait, tout cela, tout d’un coup, brillait à ses yeux qui, obstinément, ne voulaient par reconnaître que la lumière est la lumière, et que les ténèbres sont les ténèbres. La vérité était intolérable pour ces yeux qui voyaient clair pour la première fois ; elle l’aveugla et détruisit sa raison.

Elle l’avait frappé brusquement, comme la foudre. Soudain s’était réalisé ce qu’il avait attendu toute sa vie avec un tremblement de terreur. Il semblait que durant toute sa vie une hache avait été suspendue au-dessus de sa tête ; que toute sa vie il avait attendu à chaque instant, dans des souffrance indicibles, que cette hache le frappât. Enfin elle l’avait frappé. Le coup était mortel. Il voulait s’enfuir, mais il ne savait où aller. Le dernier espoir s’était évanoui, le dernier prétexte anéanti. Celle dont la vie lui avait été un fardeau pendant de longues années, celle dont la mort, ainsi qu’il le croyait dans son aveuglement, devait amener sa résurrection à lui, était morte. Enfin il était seul ; rien ne le gênait. Il était enfin libre ! Pour la dernière fois, dans un accès de désespoir, il avait voulu se juger soi-même, se condamner impitoyablement comme un juge équitable ; mais son archet avait faibli et n’avait pu que répéter faiblement la dernière phrase musicale du génie. À ce moment, la folie, qui le guettait depuis dix ans, l’avait frappé irrémissiblement.