Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/10

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 60-69).

CHAPITRE X.


Les faibles lueurs d’une matinée de janvier pénétraient dans le dortoir lorsque Nicolas, se levant sur son séant, jeta un coup d’œil sur ceux qui l’environnaient de toutes parts ; il regarda les dormeurs, d’abord de l’air d’un homme chez lequel l’habitude n’a point amorti l’impression d’un affreux spectacle, puis avec une attention inquiète, comme si son œil eût en vain cherché quelque chose qu’il était accoutumé à voir. Il était encore occupé de cette enquête quand on entendit la voix de Squeers au bas de l’escalier.

— Eh bien ! donc, allez-vous dormir toute la journée là-haut ?… — Maudits paresseux ! ajouta, pour terminer la phrase, madame Squeers. — Nous descendons de suite, Monsieur, répondit Nicolas. — Vous ferez bien d’arriver, dit Squeers. Autrement je serai auparavant sur le dos de quelqu’un de vous. Où est Smike ?

Nicolas, sans répondre, fit des yeux le tour du dortoir.

— Où est Smike ? répéta Squeers d’une voix tonnante. — Souhaitez-vous qu’on vous fasse une nouvelle bosse à la tête, Smike ? demanda son aimable femme sur le même ton. Il n’y eut pas encore de réponse, et Nicolas demeura interdit, ainsi que tous les élèves, qui étaient réveillés.

— Où est-il murmura Squeers en frappant de sa canne avec impatience la rampe de l’escalier. Nickleby ! — Eh bien ! Monsieur. — Faites descendre cet entêté coquin, entendez-vous ? — Il n’est pas ici, Monsieur. — Ne mentez pas, il y est. — Il n’y est pas, repartit Nicolas avec colère ; ne mentez pas vous-même. — Nous allons voir ça, dit M. Squeers en montant avec rapidité. Je le trouverai, je vous le garantis.

M. Squeers s’élança dans le dortoir en brandissant sa canne, et s’approcha du coin où reposait d’ordinaire le corps chétif de Smike. La canne en s’abaissant rencontra le sol ; la place était vide.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit Squeers, qui devint pâle. Où l’avez-vous caché ? — Je ne l’ai pas vu depuis hier au soir, répondit Nicolas. — Allons, dit Squeers, qui faisait d’inutiles efforts pour cacher ses alarmes, vous ne le sauverez pas ainsi. Où est-il ? — Peut-être au fond de l’étang voisin, reprit Nicolas à voix basse et en regardant fixement le maître d’école. — Qu’entendez-vous par là ? repartit Squeers tout bouleversé ; et sans attendre une réponse, il demanda aux élèves s’ils pouvaient donner des renseignements sur leur camarade absent.

Il y eut un murmure général de dénégations, au milieu duquel une voix perçante cria : — Ne vous en déplaise, Monsieur, je crois que Smike s’est sauvé. — Ah ! ah ! qui a dit cela ? — C’est Tomkins, répondit-on en chœur.

Squeers se jeta à travers la foule, et saisit un petit enfant encore en costume de nuit, dont l’air d’embarras semblait indiquer qu’il ne savait pas encore s’il serait puni ou récompensé de son opinion. Il ne fut pas longtemps dans l’incertitude.

— Vous croyez qu’il s’est sauvé ? demanda Squeers. — Oui, Monsieur.

Squeers l’attrapa soudain pas les bras, et releva avec dextérité la draperie flottante de sa chemise : — Et quelles raisons, s’écria-t-il, vous font supposer qu’un élève pourrait songer à se sauver de cet établissement ? Heim, Monsieur ?

Pour toute réponse, l’enfant poussa un cri de détresse, et M. Squeers, se plaçant dans l’attitude la plus favorable au déploiement de ses forces, le battit jusqu’à ce que, dans ses contorsions, l’enfant lui échappa des mains ; alors il le laissa miséricordieusement rouler où bon lui semblerait.

— Voilà ! dit Squeers. Maintenant, si quelqu’un croit que Smike s’est sauvé, je serai charmé d’avoir avec lui un moment d’entretien.

Bien entendu que tout le monde garda le silence ; pendant ce temps d’arrêt, Nicolas ne dissimula point son horreur.

— Eh bien ! Nickleby, reprit Squeers en le regardant avec malice, vous croyez qu’il s’est sauvé, je le suppose ? — C’est extrêmement probable, répondit tranquillement Nicolas. — Oh ! vous le croyez, vous le croyez ; peut-être en savez-vous quelque chose ? — En aucune façon. — Il ne vous a pas dit qu’il partait ? — Nullement, et j’en suis bien aise ; car, dans ce cas, il eût été de mon devoir de vous en avertir. — Ce qui sans doute vous aurait déplu. — C’est vrai, vous interprétez mes sentiments avec la plus grande exactitude.

Madame Squeers avait écouté cette conversation au bas de l’escalier ; mais, perdant toute patience, elle prit à la hâte sa camisole de nuit et se dirigea vers le lieu de la scène. Les élèves s’écartèrent à droite et à gauche pour lui épargner la peine de se frayer un passage à l’aide de ses bras musculeux.

— À quoi vous occupez-vous ? dit-elle ; pourquoi entrez-vous en pourparlers avec ce jeune homme, mon cher ami ? — Mais, ma chère, dit Squeers, le fait est qu’il n’y a pas moyen de trouver Smike. — Eh bien ! est-ce donc étonnant ? dit la dame ; si vous avez un insolent professeur qui excite ces jeunes drôles à la révolte, que pouvez-vous attendre de mieux ? Maintenant, jeune homme, vous allez avoir la bonté d’emmener les enfants à la classe, et n’en bougez pas avant que je ne vous en aie donné la permission, autrement je vous traiterai de manière à endommager les charmes physiques dont vous vous vantez, je vous en avertis. — Vraiment ! dit Nicolas en souriant. — Oui, vraiment ! monsieur le brouillon ; et si j’étais la maîtresse, vous ne resteriez pas une heure de plus à la maison. — Si j’étais le maître, je n’y resterais pas non plus ; allons, enfants ! — Allons, enfants ! dit madame Squeers en imitant de son mieux la voix et les manières de son sous-maître, suivez votre chef, et prenez exemple de Smike, si vous l’osez ; vous verrez quel sera son sort lorsqu’on l’aura retrouvé, et rappelez-vous que le vôtre sera deux fois pire si vous osez en ouvrir la bouche. — Je vous le déclare, enfants, dit Squeers, si je le rattrape, je ne lui laisserai qu’un souffle de vie. — Si vous le rattrapez ! reprit madame Squeers d’un ton dédaigneux ; mais vous êtes sûr de le rattraper, pourvu que vous vous y preniez bien.

M. Squeers congédia les élèves, distribua quelques taloches aux retardataires, et se trouva tête à tête avec son épouse.

— Il est parti ! dit madame Squeers, l’étable et l’écurie sont fermées ; ainsi il ne peut y être. Il n’est pas non plus en bas, car la servante a cherché partout. Il doit avoir pris la grande route d’York. — Pourquoi cela ? — Imbécile, dit mistress Squeers avec colère, a-t-il de l’argent ? — Il n’a jamais eu un liard, que je sache. — C’est certain, et il n’a point emporté de vivres, j’en répondrais. Il faut donc qu’il mendie, et il ne peut le faire que sur la grande route. — C’est vrai, s’écria Squeers en battant des mains. — Oui, mais vous n’y auriez point songé si je ne vous l’avais dit. Maintenant prenez la carriole ; moi, j’emprunterai celle de Swallows ; vous irez d’un côté, moi de l’autre, et, en tenant les yeux ouverts, l’un de nous est certain de le rencontrer.

Le plan de la digne dame fut adopté et mis à exécution sans une minute de retard.

Après avoir déjeuné à la hâte et pris quelques renseignements dans le village, Squeers s’élança dans la carriole. Bientôt après sa femme, enveloppée de châles et de mouchoirs, monta dans une autre carriole, et suivit une autre route.

Elle avait pris avec elle un gros gourdin, plusieurs bouts de corde et un vigoureux homme de peine, dans l’unique but de faciliter la capture de l’infortuné fugitif.

Nicolas passa dans une inexprimable angoisse cette journée et celle qui suivit. Le soir de celle-ci, Squeers revint seul et découragé.

— Pas de nouvelles du scélérat, dit le maître d’école, qui, fidèle à ses principes, s’était évidemment dégourdi les jambes nombre de fois durant son voyage. Il faudra que je me console de cet incident aux dépens de quelqu’un, Nickleby, si madame Squeers ne le retrouve pas, je vous en donne avis. — Il n’est pas en mon pouvoir de vous consoler, Monsieur ; cette affaire ne me regarde pas. — Nous verrons, dit Squeers d’un ton de menace.

Nicolas se mordit les lèvres et serra involontairement les mains, car il brûlait de se venger de cet outrage ; mais se rappelant que le maître d’école était ivre, il se contenta de lui lancer un regard de mépris, et monta au dortoir avec toute la majesté possible.

Le lendemain, à son réveil, Nicolas entendit le bruit d’une voiture. Elle s’arrêta, il distingua la voix de madame Squeers, qui, dans l’excès de sa joie, demandait un verre d’eau-de-vie, ce qui indiquait suffisamment qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire. À peine s’il osait regarder par la fenêtre ; mais il finit par s’y décider, et le premier objet que rencontrèrent ses yeux fut le malheureux Smike, si couvert de boue et de pluie, si las, si harassé, que, sans l’excentricité distinctive de ses vêtements, son identité même eût été douteuse.

— Emportez-le, dit Squeers en dévorant des yeux le coupable, emportez-le. — Prenez garde, s’écria madame Squeers. Nous lui avons lié les jambes sous le tablier de la voiture pour l’empêcher de s’échapper.

Squeers détacha la corde d’une main tremblante de plaisir, et Smike, plus mort que vif, fut jeté au fond d’un caveau en attendant le moment où M. Squeers jugerait convenable d’opérer sur lui en présence de l’école assemblée.

La nouvelle de la capture de Smike et de sa rentrée triomphale courut comme un feu follet dans la communauté affamée, et la livra aux angoisses de l’attente. Dans l’après-midi, Squeers s’étant refait par un bon dîner et fortifié par des libations supplémentaires, parut, accompagné de sa gracieuse épouse, avec un maintien prodigieusement grave, et un formidable instrument de flagellation, aussi souple que solide, acheté le matin tout exprès pour la circonstance.

— Tout le monde est-il présent ? demanda Squeers d’une voix terrible.

Tout le monde était présent, mais personne n’osait parler. Squeers compta les élèves, et sous l’influence de son regard, tous les yeux se baissèrent, toutes les têtes se courbèrent timidement.

— Que chacun se place, dit Squeers en administrant à son bureau son coup favori, et en contemplant avec joie le soubresaut universel que le bruit de sa canne ne manquait jamais de produire. Nickleby, à votre bureau, Monsieur.

Plus d’un observateur remarqua sur la figure du sous-maître une expression inusitée, mais il se mit à sa place sans ouvrir les lèvres. Squeers sortit après avoir jeté un regard de triomphe sur Nicolas, et d’autorité despotique sur les élèves. Il rentra bientôt traînant Smike par le collet, ou plutôt par la partie de sa veste la plus voisine de la place où se fût trouvé son collet, s’il eût pu se vanter d’une semblable décoration.

Dans tout autre lieu, l’apparition de la faible et misérable créature eût provoqué un murmure de compassion et de reproche. Elle produisit quelque effet même dans la classe de Dotheboys, car les spectateurs s’agitèrent sur leurs bancs, et les plus hardis osèrent échanger entre eux des regards qui exprimaient l’indignation et la pitié.

Ces regards furent perdus pour Squeers, qui, les yeux fixés sur Smike, lui demandait, suivant la coutume en pareil cas, s’il n’avait rien à dire pour sa justification. L’œil de Smike s’arrêta un moment sur Nicolas, dont il semblait espérer l’intercession ; mais le sous-maître était immobile, courbé sur son bureau.

— N’avez-vous rien à dire ? répéta Squeers en brandissant son fouet. Retirez-vous un peu, madame Squeers, je n’ai pas assez d’espace.

Squeers saisit l’enfant, qui regimbait et poussait des cris de douleur ; un second coup allait succéder au premier, quand Nicolas Nickleby se leva et s’écria : — Arrêtez ! d’une voix qui fit trembler les solives. — Qui a crié : Arrêtez ! dit Squeers d’un air farouche. — C’est moi ; ceci ne saurait avoir lieu ! — Ceci ne saurait avoir lieu ! — Non ! dit Nicolas d’une voix de tonnerre.

Stupéfait de la hardiesse de l’intervention, Squeers lâcha la victime, et, reculant de deux pas, contempla Nicolas avec une expression véritablement terrible.

— Je l’empêcherai ! répéta Nicolas sans se déconcerter.

Les yeux de Squeers lui sortaient de la tête, mais la surprise lui ôtait la parole.

— Vous avez méprisé mon intercession pacifique en faveur de ce misérable enfant, dit Nicolas ; vous n’avez pas répondu à la lettre par laquelle j’implorais pour lui votre pardon, et m’offrais comme garant qu’il resterait tranquillement ici. Ne me reprochez donc pas mon intervention dans cette affaire, c’est vous qui vous l’êtes attirée. — Asseyez-vous, coquin ! s’écria Squeers presque hors de lui et saisissant Smike. — Malheureux ! osez donc le toucher ! s’écria fièrement Nicolas ; je ne le souffrirai pas : mon sang bout, et j’ai la force de dix hommes comme vous, songez y ; car, par le ciel, je ne vous ménagerai pas, si vous m’y contraignez. — Arrière ! cria Squeers en brandissant son arme. — J’ai une longue suite d’injures à venger, dit Nicolas en fureur, et les infâmes cruautés qu’on exerce sur l’enfance dans ce repaire redoublent mon indignation. Prenez garde ; car si vous éveillez en moi le démon, les conséquences en retomberont sur votre tête.

À peine avait-il achevé que Squeers, au comble de la fureur, et poussant un cri semblable à celui d’une bête fauve, lui cracha au visage, et lui donna un coup de fouet qui enleva un lambeau de chair. Aiguillonnés par la souffrance, tous les sentiments de Nicolas, la rage, le mépris, l’indignation, se concentrèrent en ce moment ; il s’élança sur son adversaire, lui arracha des mains l’instrument de torture, le saisit à la gorge, et le battit jusqu’à ce que le misérable demandât merci. Les élèves ne remuèrent ni bras ni jambes, à l’exception du jeune Squeers, qui vint au secours de son père ; mais madame Squeers, en criant au secours, se suspendit au pan de l’habit de son époux, et s’efforça de l’arracher des mains de son fougueux ennemi. Miss Fanny, qui avait espionné par le trou de la serrure, et s’attendait à une scène toute différente, s’élança dans la salle au commencement de l’attaque. Après avoir jeté une pluie d’encriers à la tête du sous-maître, elle le battit à souhait en s’animant à chaque coup de l’idée qu’il avait repoussé ses avances, et communiquant ainsi une nouvelle force à un bras qui n’était pas des plus faibles.

Dans l’excès de son exaspération, Nicolas ne sentit pas plus les coups que si on l’eût chatouillé avec des plumes ; mais, fatigué du vacarme, et sentant que son bras s’affaiblissait, il épuisa tout ce qui lui restait de vigueur pour repousser Squeers loin de lui. Le maître d’école entraîna sa femme dans sa chute, se heurta la tête contre un banc, et demeura sans mouvement sur le carreau.

Après avoir amené les choses à cette conclusion, et s’être assuré à son grand plaisir que Squeers n’était qu’étourdi, point sur lequel il avait eu d’abord quelques désagréables doutes, Nicolas laissa le maître d’école aux soins de sa famille, et se retira pour réfléchir à ce qu’il devait faire. Il chercha Smike avec inquiétude, mais celui-ci avait disparu.

Après de courtes réflexions, Nicolas fourra quelques hardes dans une petite valise de cuir, et comme personne ne s’opposait à ses projets, il marcha hardiment vers la grande porte, et se trouva bientôt après sur la grande route de Greta-Bridge. Quand il fut assez calme pour examiner attentivement sa position présente, elle ne se présenta pas sous un jour bien encourageant, car il n’avait que cinq francs dans sa poche, et était à environ soixante-dix lieues de Londres. Cependant il résolut de diriger ses pas vers cette ville, afin de savoir, entre autres choses, quel récit de son aventure M. Squeers transmettrait à son cher oncle.

Cette résolution prise, il aperçut en levant les yeux un cavalier qui venait droit à lui. À son grand chagrin, il le reconnut pour M. John Browdie, qui, le corps entouré de cordes et en guêtres de cuir, pressait son coursier au moyen d’un énorme bâton de frêne récemment arraché à quelque vigoureux plantard.

— Je ne suis pas d’humeur à me disputer, pensa Nicolas, et cependant il faut que j’aie une explication avec cet honnête lourdaud, et que je reçoive peut-être un ou deux coups de ce bâton.

Tel en effet semblait devoir être le résultat de la rencontre, car dès que John Browdie eut vu Nicolas, il arrêta son cheval près du bord de la route et attendit le sous-maître, auquel il lançait un regard sévère entre les deux oreilles de l’animal.

— Votre serviteur, mon jeune ami, dit John. — À vos ordres, dit Nicolas. — Eh bien ! nous nous retrouvons enfin, reprit John en faisant sonner l’étrier sous le rude contact de son bâton. — Oui, répondit Nicolas avec hésitation. Allons, ajouta-t-il après un moment de silence, nous ne nous sommes pas séparés très-bons amis lors de notre dernière entrevue : c’était ma faute, je crois ; mais n’avais ni l’intention de vous offenser, ni l’idée que vous pussiez vous fâcher. J’en ai éprouvé depuis un vif regret. Voulez-vous me donner la main ? — Très-volontiers, cria le bon paysan, et en même temps il se courba sur sa selle et tordit vigoureusement la main à Nicolas. Mais qu’avez-vous donc à la face, mon homme ? elle a l’air tout en compote. — C’est un coup, dit Nicolas en rougissant, mais je l’ai rendu avec usure. — Bien ! fort bien ! j’aime les braves.

Nicolas ne savait pas trop comment faire l’aveu fatal. — Le fait est, dit-il, que j’ai été maltraité.

— Ah ! repartit John Browdie d’un ton de compassion, car c’était un géant par la taille et par la force, et très-vraisemblablement Nicolas ne lui semblait guère qu’un nain. — Oui, reprit Nicolas, j’ai été insulté par ce coquin de Squeers ; mais je l’ai battu à plate couture, et c’est pourquoi je m’en vais. — Quoi ! s’écria John Browdie avec un rire si désordonné que son cheval en fit un écart, vous avez battu le maître d’école ! Oh ! oh ! vous avez battu le maître d’école ! A-t-on jamais entendu parler d’une chose pareille ? Donnez-moi encore une fois la main, jeune homme ? Vous avez battu le maître d’école ! vous avez mon estime.

Ayant ainsi exprimé son ravissement, John Browdie rit si bruyamment, que les échos des environs en retentirent. En même temps il serrait cordialement la main de Nicolas. Quand sa gaieté se fut calmée, il l’interrogea sur ses projets ; et en apprenant sa résolution d’aller à Londres, il secoua la tête d’un air de doute, et lui demanda s’il savait combien prenaient les voitures pour transporter si loin les voyageurs. — Non, dit Nicolas ; mais c’est peu important pour moi, car j’ai l’intention d’aller à pied. — Jusqu’à Londres ! s’écria John stupéfait. — Certainement, d’ici jusqu’au bout de la route ; mais il ne faut pas que je m’amuse à la bagatelle : ainsi donc, adieu. — Attendez, reprit l’honnête paysan en retenant son coursier impatient ; combien d’argent vous a-t-on donné ? — Pas beaucoup, mais il peut me suffire ; il n’y a rien d’impossible à une volonté ferme, vous le savez.

John Browdie ne répondit pas verbalement à cette observation ; mais portant la main à la poche, il en tira une vieille bourse de cuir, et insista pour que Nicolas lui empruntât ce dont il avait besoin.

— N’ayez pas peur, mon homme ; prenez assez pour faire le voyage, vous me le rendrez un jour.

M. Browdie réitéra ses instances ; mais Nicolas ne put se déterminer à emprunter plus de vingt-quatre francs. Ce fut en vain que le paysan s’efforça de lui faire accepter davantage, en lui représentant que s’il ne dépensait pas tout, il pouvait mettre le surplus de côté, jusqu’à ce qu’il eût occasion de le lui renvoyer franc de port par les messageries.

— Prenez ce morceau de bois, mon homme, ajouta John Browdie en présentant son bâton et serrant de nouveau la main de Nicolas. Bon courage, et que bien vous arrive ! Vous avez battu un maître d’école, c’est la meilleure histoire que j’ai entendue depuis vingt ans !

Par une délicatesse dont on ne l’aurait pas cru capable, John Browdie saisit cette occasion pour rire aux éclats et longtemps, afin d’éviter les remercîments de Nicolas ; puis il fit sentir l’éperon à son cheval et le lança au petit galop, se retournant de temps en temps pour regarder Nicolas, et agitant la main comme pour l’encourager. Nicolas suivit des yeux le cheval et le cavalier jusqu’à ce qu’ils disparussent derrière une colline éloignée, et il continua son voyage.

Il ne fit pas beaucoup de chemin ce jour ; la nuit était déjà venue, et la neige rendant la marche pénible et la route incertaine, il passa la nuit dans une chaumière, où l’on donnait à coucher à bas prix à la plus humble classe des voyageurs, se leva de bonne heure, et arriva vers le soir à Boroughbridge. En cherchant un abri dans cette ville, il arriva à une grange isolée à quelques centaines de pas de la route. Il étendit dans un coin ses membres fatigués, et fut bientôt endormi.

À son réveil, au moment où il repassait dans sa mémoire ses songes, qui avaient tous rapport à son séjour au château de Dotheboys, il se frotta les yeux, et aperçut, non sans trouble, un être immobile à peu de distance de lui.

— C’est étrange ! s’écria-t-il ; est-ce un reste des rêves qui viennent de me quitter ? Ce ne peut être une réalité… et cependant je suis bien éveillé… Smike !

La figure remua, se leva, s’avança et tomba à ses pieds : c’était Smike.

— Pourquoi vous agenouiller ? dit Nicolas en le relevant précipitamment. — Pour vous demander à vous suivre partout, au bout du monde, au tombeau même, répliqua Smike en lui saisissant la main ; accordez-le-moi, vous êtes mon appui, mon ami, mon protecteur ; emmenez-moi, je vous en conjure. — Je suis un ami qui ne peut faire grand’chose pour vous, dit Nicolas avec bonté. Comment vous trouvez-vous ici ? — Je vous ai suivi, je ne vous ai pas perdu de vue un moment, je me suis arrêté quand vous vous arrêtiez, j’ai veillé sur votre sommeil, mais sans oser me montrer, de peur d’être renvoyé. Je ne voulais pas encore paraître, mais vous vous êtes réveillé tout d’un coup, et je n’ai pas eu le temps de me cacher. — Pauvre garçon ! Votre triste destinée ne vous accorde qu’un ami, et il est presque aussi pauvre et aussi dénué que vous. — M’est-il permis de vous suivre ? demanda Smike timidement ; je serai votre serviteur laborieux et fidèle. Je n’ai pas besoin de vêtements, ceux-ci suffiront, ajouta-t-il en rajustant ses haillons ; tout ce que je désire, c’est de rester auprès de vous. — Et vous y resterez ! s’écria Nicolas, et le monde nous traitera l’un comme l’autre, jusqu’à ce que l’un de nous le quitte pour un monde meilleur. Allons, à la grâce de Dieu !

À ces mots, il chargea sa valise sur ses épaules, prit son bâton d’une main, tendit l’autre à Smike désormais placé sous sa tutelle, et tous deux sortirent de la vieille grange.