Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/11

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 69-78).

CHAPITRE XI.


Dans ce quartier de Londres où est situé Golden square, se trouve une rue en décadence, bordée de deux rangées irrégulières de grandes et maigres maisons, qui paraissent se regarder entre elles avec stupéfaction. On dirait que les cheminées mêmes sont devenues sombres et mélancoliques à force de n’avoir à contempler que les cheminées d’en face. Leurs faîtes sont fendus, lézardés et noircis par la fumée, et çà et là, un rang de cheminées plus grand que les autres, inclinant lourdement d’un côté, semble méditer de se venger d’un abandon séculaire en écrasant les habitants des galetas qu’il domine.

Newman Noggs logeait au troisième étage d’une de ces bicoques, dont le premier était occupé par M. Kenwigs, tourneur en ivoire. Sa femme, grande dame par les manières, était d’une excellente famille, ayant un oncle percepteur des contributions. En outre, ses deux filles aînées allaient deux fois par semaine à une école de dames du voisinage ; elles avaient des cheveux d’un blond fade tissés de rubans bleus et pendant en longue queue sur leur dos, et portaient de petits pantalons blancs à garnitures plissées autour des chevilles. Pour ces raisons et pour une infinité d’autres aussi valides, mais trop longues à énumérer, madame Kenwigs, considérée comme une personne de haute importance, était le sujet constant des taquets de toutes les commères de la rue, et même de trois ou quatre maisons des rues voisines.

C’était l’anniversaire de l’heureux jour où l’église anglicane avait uni M. et madame Kenwigs, et en commémoration de cet événement, on avait invité quelques amis à souper. La société se composait d’abord de la famille et du percepteur, M. Lillywick. Venait ensuite la jeune dame qui avait fait la robe de madame Kenwigs, et qui, demeurant au second, sur le derrière, avait prêté son lit à l’enfant au maillot de madame Kenwigs et mis auprès de lui une petite fille pour le veiller ; le cavalier qu’on destinait à cette dame était un jeune homme que M. Kenwigs avait connu étant garçon. Ajoutez-y un couple nouvellement marié, une sœur de madame Kenwigs, un jeune homme qui passait pour avoir des vues sur elle, une vieille dame du premier sur le derrière, et M. Noggs, qu’on invitait volontiers, parce qu’il avait été riche autrefois.

Mais après le percepteur, le plus grand lion de la société était peut-être la fille d’un pompier ; elle figurait dans la pantomime, et avait pour le théâtre d’incroyables dispositions.

On se mit à table à huit heures ; et quand tous les mets furent consommés, on se hâta d’enlever la nappe et de substituer aux débris du festin les ingrédients nécessaires pour faire un punch. Le grave percepteur, homme gros et replet, dont la figure avait l’air d’être sculptée en bois, se dérida à cet attrayant spectacle, et les yeux de Noggs étincelèrent de plaisir.

— C’est vous qui aurez la complaisance de préparer le punch, lui dit miss Petowker, la fille du pompier ; mais si, pendant ce temps, Morleena dansait un pas devant M. Lillywick ?

Ce nom de Morleena, qui peut sembler étrange, avait été imaginé par madame Kenwigs pour désigner son premier enfant.

— Faut-il danser, maman ? demanda la petite fille. — Non, non, ma chère, répondit madame Kenwigs, cela ennuierait votre oncle. — C’est impossible : n’est-ce pas, Monsieur, que cela vous fera beaucoup de plaisir ? — J’en suis persuadé, répondit le percepteur en regardant du coin de l’œil si la fabrication du punch avançait. — Eh bien ! dit madame Kenwigs, Morleena fera ses pas si mon oncle peut obtenir de miss Petowker qu’elle nous récite ensuite l’agonie de la femme vampire.

Des applaudissements frénétiques accueillirent cette proposition ; miss Petowker inclina la tête à plusieurs reprises pour remercier l’assemblée.

Madame Kenwigs et miss Petowker avaient arrangé un petit programme des plaisirs de la soirée ; mais il était convenu que, de part et d’autre, on se ferait un peu prier, pour que cela eût l’air plus naturel. Miss Petowker fredonna un air, et Morleena dansa après qu’on lui eut mis de la craie aux semelles comme pour sauter sur la corde roide. Le pas était accompagné de fréquents mouvements des bras, et il fut applaudi à tout rompre.

— Si j’avais le bonheur de posséder un… un… un enfant, dit miss Petowker en rougissant, un enfant d’un aussi grand talent, je le placerais de suite à l’Opéra.

Madame Kenwigs soupira et regada M. Kenwigs, qui répondit qu’il prendrait la chose en considération. On conjura miss Petowker de commencer l’agonie de la femme vampire ; la jeune personne défit ses cheveux, et se plaça à un bout de la chambre, tandis que l’ancien ami de Kenwigs se plaçait à l’autre, pour la recevoir expirante entre ses bras. La scène fut jouée avec un entrain extraordinaire, et à la grande terreur des petites Kenwigs, qui faillirent tomber en défaillance.

Newman, qui était las de sa sobriété trop prolongée, n’avait pas encore pu glisser un mot pour annoncer que le punch était prêt, quand on frappa violemment à la porte ; madame Kenwigs poussa un cri, s’imaginant aussitôt que l’enfant était tombé à bas du lit. — Qui est là ? demanda M. Kenwigs. — Ne vous alarmez pas, ce n’est que moi, dit un voisin qui logeait, ainsi que Noggs, au troisième étage. L’enfant est à merveille, car j’ai jeté un coup d’œil dans la chambre, et il est endormi, ainsi que la petite fille ; je ne crois pas que la chandelle mette le feu aux rideaux du lit, à moins qu’il ne vienne un courant d’air. C’est M. Noggs que l’on demande.

— Moi ! s’écria Newman très-étonné. — C’est une heure étrange, n’est-ce pas ? répondit le voisin ; et ceux qui vous rendent visite sont d’étranges gens, tout couverts de pluie et de boue ; faut-il les renvoyer ? — Non, dit Newman en se levant ; combien sont-ils ? — Deux. — Et ils me demandent par mon nom ? — Par votre nom bien articulé.

Newman réfléchit quelques secondes, et sortit à la hâte, en murmurant qu’il allait revenir de suite. Il tint parole ; car, au bout d’un intervalle excessivement court, il se rua dans la chambre comme un fou, saisit, sans un seul mot d’excuse ou d’explication, une chandelle et un grand verre rempli de punch, et disparut rapidement.

Les assistants se levèrent dans un grand désordre, se regardèrent avec une perplexité mêlée de crainte, tendirent le cou et écoutèrent attentivement.

Newman Noggs gravit l’escalier quatre à quatre, emportant dans sa mansarde le breuvage fumant qu’il avait arraché avec si peu de cérémonie des mains mêmes du percepteur, qui, lors de cet enlèvement imprévu, guignait le contenu du verre avec les signes d’un sensible plaisir. Nicolas et Smike attendaient Newman, tous deux sales, surmenés, mouillés, les pieds meurtris et demi-nus, épuisés par les fatigues d’une marche longue et inaccoutumée.

Le premier soin de Newman fut de contraindre doucement Nicolas à avaler d’un seul trait la moitié du punch presque bouillant ; puis il en versa le reste dans le gosier de Smike, qui n’ayant jamais de sa vie goûté rien de plus fort qu’une médecine apéritive, manifesta par des gestes singuliers sa surprise et son ravissement durant le passage de la liqueur dans son oesophage.

— Vous êtes transpercé, dit Newman en passant rapidement la main sur l’habit que venait d’hôter Nicolas ; et je… je… je n’ai pas même de quoi changer, ajouta t-il en jetant un regard piteux sur ses propres vêtements.

— J’ai des hardes sèches dans ma valise, répondit Nicolas ; si vous avez l’air si désolé de me voir, vous ajouterez à la peine que j’éprouve d’être obligé pour une seule nuit de vous demander l’hospitalité.

Newman n’eut pas l’air moins désolé d’entendre Nicolas parler ainsi ; mais son jeune ami lui serra cordialement la main, et lui assura que la confiance la plus absolue dans la sincérité de ses protestations l’avait seule décidé à avoir recours à lui ; et la physionomie de M. Noggs s’éclaircit. Il s’occupa avec beaucoup d’empressement de faire toutes les dispositions qui étaient en son pouvoir pour bien recevoir ses hôtes.

Elles furent assez simples, les voyageurs partagèrent leur frugal repas avec plus de satisfaction que l’un d’eux du moins n’en avait éprouvé en savourant des mets plus recherchés.

Le souper fini, ils s’approchèrent du feu, que Newman Noggs arrangea de son mieux. Nicolas, qui, pour complaire à son ami, ne s’était jusqu’alors occupé que de se refaire de la lassitude du voyage, l’accabla de questions sur sa mère et sa sœur.

— Elles vont bien, répondit Newman avec son laconisme habituel. — Elles demeurent toujours dans la Cité ? — Toujours. — Et ma sœur ? elle me marquait qu’elle allait embrasser une profession qui lui plaisait beaucoup ; est-elle installée ?

Newman ouvrit de grands yeux, se contenta de répondre par un signe de tête, et demeura la bouche béante. Nicolas crut voir dans cette pantomime une réponse favorable.

— Maintenant écoutez-moi, dit Nicolas en mettant la main sur l’épaule de Newman. Avant de me présenter chez elles, j’ai jugé convenable de venir vous trouver, de peur que, pour satisfaire le désir que j’ai de les voir, je ne leur cause un tort qu’il me serait impossible de réparer. Quelles nouvelles mon oncle a-t-il reçues du Yorkshire ?

Vous voyez que je suis prêt à entendre tout ce que la méchanceté a pu imaginer ; pourquoi me le cacheriez-vous ? il faut que je le sache tôt ou tard ; et à quoi bon me laisser languir pendant quelques minutes, quand vous pouvez m’apprendre de suite ce qui s’est passé ? — Demain matin, dit Newman. — Pourquoi ? — Parce que vous dormirez mieux. — Je dormirai plus mal, reprit Nicolas avec impatience. Dormir ! tout harassé que je suis, malgré l’extrême besoin que j’ai de repos, je ne puis espérer fermer les yeux de la nuit si vous ne me dites tout. — Et si je vous disais tout ? reprit Newman avec hésitation. — En ce cas, vous pourrez exciter mon indignation ou blesser mon amour-propre ; mais vous n’interromprez pas mon repos, car si la scène était à recommencer, je n’y prendrais pas d’autre rôle que celui que j’ai pris, et quelles qu’en soient les conséquences, je ne me repens point de ma conduite. Qu’est-ce que la pauvreté et la souffrance comparativement à la honte d’être le plus lâche et le plus vil des hommes ? Je vous le dis, si j’étais resté calme et impassible, je me serais haï moi-même, et j’aurais mérité le mépris de tous. Oh ! le misérable !

Nicolas apaisa sa rage naissante par cette douce allusion à M. Squeers, et racontant exactement à Newman ce qui s’était passé au château de Dotheboys, il le conjura de lui parler sans délai. Newman Noggs tira d’une vieille malle un chiffon de papier griffonné à la hâte, et le lui remit en disant : — Mon cher ami, il ne faut pas vous laisser aller à vos sentiments ; vous ne réussirez pas dans le monde si vous prenez le parti de tous ceux qui sont maltraités. Je suis fier d’apprendre ce que vous avez fait ; je voudrais l’avoir fait moi-même.

Newman accompagna cette sortie d’un violent coup de poing sur la table, que, dans la chaleur du moment, il semblait prendre pour les côtes de M. Wackford Squeers, et il entama la question.

— Avant-hier, dit-il, votre oncle a reçu cette lettre : j’en ai pris copie en courant, pendant qu’il était sorti. Faut-il vous la lire ? — S’il vous plaît.

Newman Noggs lut ce qui suit :

« Au château de Docboy, mardi matin.
 » Monsieur,

» Mon papa me prie de vous écrire. Les médecins doute qu’il puissent jamais recouvrer l’usage de ses jambes, ce qui l’empêche de tenir la plume.

» Nous somes dans une cituation d’esprit qu’on ne saurait dépaindre, et mon papa n’est que contusions bleus et vertes depuis la tête jusqu’aux piés. Nous avons été forcés de le transeporter dans la cuisine où il est encore étendu. Vous pouvez voir par là qu’il est bien bas.

» Quand votre neveu, nommé soumaître à votre recommandation, eut ainsi traité mon papa et lui eut trépigné sur le cor, en tenant des propos de la répétition desquelles je ne veux pas souyer ma plume, il attaqua maman avec une effroyable violanse, la jetta parterre, et lui enfonsa son peigne à plusieurs pouces dans la tête ; il s’en est fallu de bien peu qu’il n’entrât dans le crâne.

» Mon frère et moi fûmes ensuite les victimes de sa furie, et depuis nous avons bocoup soufer, ce qui maleureusement nous fait voire que nous avons quelque lésion intairne, d’autant plus qu’il n’y a pas de traces extérieures de sa brutalité. Je pousse des cris affreux tout en vous écrivant, ainsi que mon frère, dont les gemissemant attire mon attention, j’espère donc que vous excuserez mon grifonnage.

» Le monstre, après avoir assouvi sa soife de sang, s’est enfui, emmenant avec lui un jeune home d’un caractère déterminé, qu’il a egsité à la rébellion. Comme il n’a pas été apperéhendé par les constables, il est à croire qu’il est monté dans quelque voiture public. Mon papa vous prie, dans le cas où vous le verrez, de laisser aller l’assassin ; car si nous le poursuivions, il ne serait que déporté, tandis qu’en ne l’arrêtant pas, on est sûr qu’il sera pandu avant peu, ce qui nous épargnera de la peine et sera plus satisfaisant. Je suis, en attendant votre réponse, votre, etc.

 » FANNY SQUEERS.

» POSTE-SCRIPTUM. Je plains son ignorance et je le méprise. »

Un profond silence suivit la lecture de cette belle épître, et Newman Noggs en la pliant regarda avec une sorte de compassion grotesque le jeune homme d’un caractère déterminé auquel on faisait allusion. Celui-ci, comprenant seulement que c’était à cause de lui qu’où calomniait et qu’on persécutait Nicolas, demeura muet et abattu.

— Monsieur Noggs, dit Nicolas après quelques moments de réflexion, il faut que je sorte. — Que vous sortiez ! — Oui, que j’aille à Golden square. Je me dois à moi-même de faire connaître la vérité ; et en outre j’ai à échanger avec M. Ralph deux mots que je suis bien aise de ne pas laisser refroidir. — Du calme, dit Newman. — Je pars, reprit Nicolas d’un ton ferme en se préparant à descendre. — Écoutez-moi, dit Newman en se plantant devant son jeune et impétueux ami. Il n’y est pas ; il est absent de Londres pour trois jours ; et je sais qu’il ne répondra pas à cette lettre avant trois jours. — En êtes-vous sûr ? demanda Nicolas en arpentant rapidement l’étroite chambre. — Parfaitement sûr ; il avait à peine lu la lettre quand il est parti, et le contenu n’en est connu que de vous et de lui. — Faut-il vous en croire ? Ma mère et ma sœur n’en sont pas instruites ? Si je le pensais, j’irais les trouver ; il faut que je les voie ; où demeurent-elles ? Montrez-moi le chemin. — Laissez-vous guider par moi, dit Newman ; n’essayez pas de les voir avant son retour. Je connais l’homme ; n’ayez pas l’air d’avoir fait des efforts pour rallier qui que ce soit à votre cause. Quand il reviendra, allez droit à lui, et parlez-lui aussi hardiment que vous voudrez. Il a deviné la vérité, et la sait aussi bien que vous et moi, soyez-en persuadé. — Vous avez de la bienveillance pour moi, et vous connaissez mon oncle mieux que je ne puis le connaître. Eh bien ! soit.

Durant la précédente conversation, Newman s’était tenu adossé à la porte, prêt à employer la force, s’il le fallait, pour s’opposer à une sortie. Il se rassit avec joie, et comme l’eau avait eu le temps de chauffer, il prépara un grand verre de grog pour Nicolas, et mit dans un vieux pot fêlé une autre ration de grog que Smike et lui partagèrent très-équitablement, pendant que Nicolas, la tête appuyée sur sa main, demeurait plongé dans une rêverie mélancolique.

Cependant la société du premier étage, après avoir écouté attentivement, et n’entendant aucun bruit qui justifiât leur curiosité, reprit place dans la chambre des Kenwigs, et hasarda une multitude de conjectures sur les motifs de la disparition subite de M. Noggs.

— Je vois ce que c’est, dit madame Kenwigs ; peut-être un exprès vient lui annoncer qu’il a recouvré toute sa fortune. — Ce n’est pas impossible. Peut-être, dans ce cas, ferions-nous bien d’aller lui demander s’il désire encore un peu de punch. — Kenwigs, vous m’étonnez, s’écria M. Lillywick d’un air sombre. — Et pourquoi donc, Monsieur ? demanda Kenwigs avec le respect dû à un percepteur. — Par la remarque que vous faites, Monsieur, répondit M. Lillywick avec emportement : il a déjà du punch, n’est-ce pas ? Je considère la manière dont ce punch nous a été supprimé comme hautement irrévérencieuse pour la société, comme éminemment scandaleuse. Peut-être est-il d’usage de tolérer de semblables choses dans cette maison, mais ce ne sont pas les manières auxquelles j’ai été habitué, et je ne me gêne pas pour vous le dire. Vous avez devant vous un verre de punch auquel vous allez porter vos lèvres, quand un autre arrive, et empoigne ce verre de punch sans vous en demander permission : c’est peut-être le bon genre, mais je ne le comprends pas, voilà tout ; et qui plus est, je n’ai pas envie de le comprendre jamais. — Je suis contrarié de ce qui s’est passé, Monsieur, dit humblement Kenwigs. — Ne me dites pas que vous êtes contrarié, repartit M. Lillywick avec beaucoup d’aigreur ; vous auriez dû l’empêcher.

La joie générale fut paralysée par cette sortie ; tous les hôtes furent interdits de l’irritation du percepteur. Le maladroit Kenwigs attisa le feu en essayant de l’éteindre.

— Je ne pouvais penser, dit-il, qu’une chose aussi peu importante qu’un verre de punch vous ferait sortir de votre caractère. — Sortir de mon caractère ! Que signifie cette impertinence ? Morleena, donnez-moi mon chapeau. — Oh ! vous ne vous en allez pas, monsieur Lillywick, interrompit miss Petowker avec le plus séduisant sourire.

Mais M. Lillywick s’écria avec opiniâtreté :

— Pourquoi resterais-je ici, mes chères amies ? On n’y désire pas ma présence. — Oh ! point de ces paroles cruelles, mon oncle ! s’écria madame Kenwigs en sanglotant, à moins que vous ne vouliez me tuer. — Je ne m’étonnerais pas que certaines gens prétendissent que je l’ai fait, reprit M. Lillywick en jetant à Kenwigs un coup d’œil plein de fureur. Je sors de mon caractère ! — Oh ! je ne puis souffrir ces regards que vous lancez à mon mari, s’écria madame Kenwigs. — Monsieur Lillywick, dit Kenwigs, au nom de votre nièce, réconcilions-nous.

La société joignit ses instances à celles du neveu. La figure du percepteur s’adoucit ; il tendit la main.

— C’est fini, Kenwigs, dit M. Lillywick ; mais pour vous montrer à quel point j’étais sorti de mon caractère, souffrez que je vous dise que si je m’en étais allé sans explication, je n’en aurais pas moins laissé à vos enfants ce qui doit leur revenir un jour.

La joie régnait de nouveau, lorsqu’on entendit des cris perçants, qui, selon toute apparence, partaient de la chambre où était pour le moment enchâssé l’héritier des Kenwigs. Aussitôt madame Kenwigs, pensant qu’un chat s’était glissé dans la chambre, et qu’il avait égratigné l’enfant pendant que la petite fille était endormie, s’élança vers la porte en se tordant les mains et en jetant des hurlements de désespoir : une consternation profonde s’empara de l’assemblée.

— Mon enfant, mon chéri, mon adoré, mon amour d’enfant ! s’écria madame Kenwigs en crescendo : laissez-moi aller à lui ; lai…ai…sse…ez-moi.

Cependant Kenwigs courut à la chambre, à la porte de laquelle il rencontra Nicolas tenant l’enfant dans ses bras. — Nicolas sortit de la chambre avec tant de véhémence que le malheureux père dégringola de six marches, et atterrit sur le palier voisin avant de pouvoir ouvrir la bouche pour demander ce qu’il y avait. — N’ayez pas peur, s’écria Nicolas ; le voici ; tout est fini, tout est passé, calmez-vous ; il n’y a pas de mal

À ces mots, il remit à madame Kenwigs l’enfant, que, dans sa précipitation, avait emporté la tête en bas, et courut assister M. Kenwigs, qui se frottait la tête et avait l’air étourdi de sa chute.

Rassurée par cette nouvelle, la compagnie oublia des alarmes qui avaient produit les exemples les plus singuliers d’un manque absolu de présence d’esprit.

— Ce n’est absolument rien, dit Nicolas en s’adressant à madame Kenwigs ; la petite fille qui veillait l’enfant, étant fatiguée à ce qu’il paraît, s’est endormie et a mis le feu à ses cheveux. — Ô malicieuse petite créature ! s’écria madame Kenwigs en menaçant du doigt l’infortunée coupable, qui pouvait être âgée d’environ treize ans, et qui avait la tête flambée et la figure bouleversée. — J’ai entendu ses cris, poursuivit Nicolas, et je suis accouru à temps pour empêcher le feu de se communiquer. Vous pouvez être certaine que l’enfant est sain et sauf, car je l’ai enlevé moi-même de son lit et je l’ai amené pour vous en convaincre

Après cette briève explication, l’enfant, qui, ayant le collecteur pour parrain, s’honorait du nom de Lillywick Kenwigs, fut à moitié étouffé par les caresses de l’auditoire, et serré contre le sein de sa mère avec une violence qui lui arracha de nouvelles clameurs. L’attention de la compagnie se dirigea ensuite, par une transition naturelle, vers la petite fille qui avait eu l’audace de se brûler les cheveux, et qui, après avoir reçu plusieurs horions des dames les plus énergiques de la société, fut impitoyablement congédiée. Les dix-huit sous qui devaient être sa récompense furent confisqués au profit de la famille Kenwigs.

— Et que vous dirons-nous, Monsieur ? je ne le sais vraiment pas, s’écria madame Kenwigs s’adressant au libérateur du jeune Lillywick. — Vous n’avez pas besoin de me rien dire, répondit Nicolas. Je n’ai rien fait qui mérite que vous vous mettiez en frais d’éloquence. — Sans vous, Monsieur, il eût pu être brûlé vif, dit miss Petowker avec un gracieux sourire. — Ce n’est guère probable, je crois, car il y avait ici abondance de secours, et il en fût venu à lui assez à temps pour le préserver du danger. — En tout cas, Monsieur, vous nous permettrez de boire à votif santé, dit Kenwigs en s’approchant de la table. — Oui, mais en mon absence. J’arrive d’un voyage fort pénible, je ferais triste figure en compagnie, et je nuirais à vos plaisirs loin de les partager, même si je pouvais me tenir éveillé, ce qui est très-douteux. Avec votre permission, je vais retourner auprès de mon ami, M. Noggs, qui est remonté après s’être assuré que cet accident n’avait rien de sérieux. Bonsoir.

S’étant excusé en ces termes, Nicolas prit gracieusement congé de madame Kenwigs et des autres dames, et se retira. Il avait produit sur l’assemblée un effet extraordinaire.

Les dames décidèrent à l’unanimité que Nicolas avait un air aristocratique, et personne ne s’avisant de soutenir le contraire, leur opinion triompha.

Quant à Nicolas, ignorant complètement l’impression qu’il avait produite, il s’était endormi depuis longtemps, laissant Newman Noggs et Smike vider entre eux la bouteille d’eau-de-vie ; ils s’acquittèrent de cette tâche avec une bonne volonté si merveilleuse que Newman était incapable de décider si lui-même avait toute sa raison, et s’il avait jamais vu quelqu’un d’aussi complètement ivre que sa nouvelle connaissance.